Mer d`Aral - Afrique Asie

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Mer d`Aral - Afrique Asie
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Géopolitique
Bassin de la mer d’Aral En estimant en juillet 2014 que les deux énormes barrages projetés au
Tadjikistan et au Kirghizistan pourraient se faire sans conséquences négatives, la Banque mondiale, approuvée par Moscou, va peut-être enflammer l’Asie centrale.
D. R.
Une eau empoisonnée
Transformées en immensités désertiques, parsemées de mares sur lesquelles rouillent les épaves
devenues inutiles de navires échoués, les défuntes étendues marines de la mer d’Aral exhalent la désolation.
Par Habib Tawa
’éclatement de l’Union soviétique, en 1992, a permis à ses
cinq républiques centrasiatiques
de voler de leurs propres ailes, leur
rendant une liberté de manœuvre longtemps aliénée par le centralisme moscovite. Cette indépendance totale
s’avéra rapidement illusoire. Elle se
heurta à l’interdépendance de fait que
Moscou avait tissée entre ces nouveaux États. Selon le principe de
L
« l’organisation socialiste du travail »,
le Centre répartissait les tâches à
accomplir au sein de l’URSS et de ses
pays satellites. Transcendant les frontières, cette planification, coordonnée
par des plans quinquennaux et des
directives plus vastes, imposait la sectorisation des activités et des projets.
Elle arbitrait aussi les éventuels désaccords. Chacun fournissait les biens et
services qu’il produisait tandis qu’il
recevait en contrepartie le complément
nécessaire à ses besoins. Cet échange
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coordonné, parfois plus théorique que
réel, régit néanmoins les rapports entre
eux. Avec l’indépendance, les intérêts
partagés en commun devinrent objets
de litiges et parfois de tensions.
Double dépendance
Le cas le plus flagrant de dépendance, forgée à l’époque soviétique et
posant problème depuis la chute du
communisme, se situe en Asie centrale. Deux pays, plus pauvres que les
autres, le Kirghizistan et le Tadjikis-
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Le déclin de la mer d’Aral
e bassin versant de la mer d’Aral a une superficie de 1 549 000 km². Il
est alimenté par deux fleuves principaux qui, après être descendus des
montagnes, coulent parallèlement du sud-est vers le nord-ouest en
direction de la dépression qui contenait cette mer. Au sud, l’Amou-Daria
long de 2 580 km est issu du massif du Pamir. Au nord, le Syr-Daria long de
2 212 km est issu du massif du Tian Chan. La mer d’Aral a été asséchée par
la culture intensive du coton. La superficie irriguée est passée de 0,4 million
d’hectares en 1913 à 2,2 millions en 1937, 4,5 millions en 1960, 7,1 millions
en 1980 et 9,4 millions en 1988. En conséquence, la mer d’Aral qui recevait
de moins en moins d’eau s’est réduite comme une peau de chagrin. En 1960,
elle produisait 50 000 tonnes de poisson avec une superficie de 70 000 km2,
une profondeur moyenne de 16 mètres et maximale de 68 mètres. En 1994,
la prise de poisson n’était plus que de 5 000 tonnes. En 1998, sa superficie
était de 28 700 km2 et en 2004 d’environ 19 200 km2.
Pour étendre les surfaces cultivables, 94 réservoirs et 24 000 km de canaux
ont été construits sur les deux fleuves. En particulier, les 1 375 km du canal
du Karakoum traversant le désert du même nom, navigable sur sa plus
grande partie, prélèvent annuellement 11 km³ d’eau de l’Amou-Daria, 20 %
de son débit. Il a été creusé à partir de 1954 pour abreuver le Turkménistan
et la culture du coton. Mais il a contribué à assécher la mer d’Aral. D. R.
L
tan, abritent sur leur territoire les principales sources en eau de la
région. Celle-ci arrose en aval trois
autres pays qui en dépendent étroitement : l’Ouzbékistan, le Turkménistan
et le sud du Kazakhstan. Inversement,
les trois pays disposent d’importantes
richesses en hydrocarbures qui semblent manquer aux pays en amont. Or,
la politique de développement forcé de
l’époque soviétique a radicalement
réorganisé l’économie régionale. En
particulier, elle a énormément accru la
dépendance à l’eau des pays en aval,
en développant l’agriculture irriguée,
en particulier la culture du coton. De
surcroît, les profondes transformations
de l’hydrologie effectuées à cette
époque ont gravement modifié l’écosystème et probablement contribué à
la quasi-disparition de la mer d’Aral
(voir encadré « Déclin de la mer
d’Aral »). Sans compter les graves
pollutions qui en certains lieux ont
dévasté l’environnement par suite
d’une exploitation indifférente à ses
conséquences écologiques. À cela
s’ajoute qu’avec la fin de l’URSS certaines activités qui relevaient de sa
politique de grande puissance, en particulier dans le domaine militaire
(centre de test des torpilles sur le lac
Issyk-Koul au Kirghizistan, polygones
d’essais de la steppe kazakhe, laboratoire de guerre biologique en mer
d’Aral, etc.), ont pris fin ou sont soumises au bon vouloir des nouveaux
États (cosmodrome de Baïkonour au
Kazakhstan).
Aujourd’hui, le Kirghizistan et le
Tadjikistan dépendent énergétiquement du gaz et du pétrole de leurs trois
voisins : l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kazakhstan. Pour s’en libérer,
ils souhaiteraient mettre en exploitation leur énorme potentiel hydroélectrique. Le Tadjikistan n’en exploite
que 5 % et le Kirghizistan 10 %. Pourtant 80 % de l’eau du bassin de la mer
d’Aral provient de chez eux. Aussi
espèrent-ils, en installant des réseaux
de barrages, assurer leur propre indépendance énergétique et même en
devenir exportateurs. Ces projets
amorcés à l’époque soviétique, par la
construction de plusieurs centrales, ont
été suspendus à la fin de l’URSS. La
plus importante réalisation fut le barrage kirghize de Toktogul, mis en eau
en 1976. Quant au projet de Kambarata-1, lui aussi sur le cours de la
Naryn (principale contributrice du
Syr-Daria), il a été abandonné en
1986. Or ces républiques montagneuses, déjà pauvres, ont depuis
régressé, car leurs économies étaient
essentiellement organisées en fonction
de l’URSS. Elles ont aussi été fragilisées par des troubles internes (guerre
civile au Tadjikistan, instabilité et 80 % DE L’EAU DU BASSIN DE LA MER D’ARAL,
DONT 90 % DE CELLE REÇUE AU TURKMÉNISTAN, PROVIENT DE L’AMONT.
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Géopolitique
violences au Kirghizistan). Aussi ne
disposent-elles actuellement ni des
moyens financiers ni des compétences
techniques pour de telles ambitions.
Craintes, manœuvres et blocages
En aval, la réalisation de tels projets
inquiète les utilisateurs de l’eau : à
cause des pénuries dues au remplissage des nouveaux barrages, et surtout
par crainte de voir l’écoulement de
l’eau restreint par les puissances en
amont. Interruptions et déversements
intempestifs d’eau menacent de survenir à des moments inopportuns pour
les pays en aval, car déterminés par
des besoins définis en amont. C’est le
cas en Ouzbékistan, deuxième producteur au monde de coton et donc grand
consommateur d’eau. Il a subi plusieurs lâchers malvenus du barrage de
Toktogul. Le Kirghizistan, qui manque
d’électricité en hiver, avait fait tourner
les turbines à ce moment et donc
ouvert les vannes. De la sorte, des
réserves précieuses pour l’agriculture
se sont perdues. Or c’est en été que
l’Ouzbékistan en a besoin !
À cela s’ajoute la crainte de Tachkent face aux barrages gigantesques
dont ses voisins veulent terminer la
construction. Le Kambarata-1 sur la
Naryn deviendrait, s’il était achevé,
l’un des plus grands au monde avec
255 mètres de haut, une retenue de
4,56 milliards de m³ et 1,9 gigawatt
d’électricité. Parallèlement, le Tadjikistan envisage de compléter sur le
Vakhch, affluent majeur de l’AmouDaria, le barrage de Rogoun. Avec
335 mètres de hauteur, il serait le plus
élevé au monde avec une puissance
électrique de 3,6 gigawatts. Or, ces
projets ne sont que les plus spectaculaires entre plusieurs dizaines de barrages projetés par ces deux pays. Voilà
pourquoi Tachkent a plusieurs fois
réagi, suspendant ses fournitures de
gaz et bloquant la circulation des
trains destinés à ses deux voisins pour
les pénaliser.
En conjonction avec ces pressions,
les présidents ouzbek, Islam Karimov,
et kazakh, Noursoultan Nazarbaïev,
ont demandé, le 14 juin 2013, un arbitrage de l’Onu sur les projets de centrales hydroélectriques tadjikes et kirghizes. Couronnant le tout, Islam
Karimov menaçait dès 2012 : le problème de l’eau « pourrait non seulement conduire à des confrontations,
mais aussi à des guerres ». Sous le
pouvoir communiste, ce type de problème se réglait par voie administrative, conduisant parfois à des catastrophes, tel l’assèchement de la mer
d’Aral. Désormais, il relève des rapports de forces interétatiques.
Concrètement, avec ses moyens
réduits, le Kirghizistan a eu la plus
grande difficulté à achever le relativement petit barrage de Kambarata-2 sur
la Naryn. Ceux de Kambarata-1 et de
Rogoun ont été bloqués par les atermoiements de la Banque mondiale,
talonnée par Tachkent, et par la difficulté à financer des projets coûtant
plusieurs milliards de dollars chacun.
Mais l’épée de Damoclès reste suspendue sur l’Ouzbékistan et le Kazakhstan et encore plus sur le Turkménistan,
dont 90 % des apports en eau viennent
de l’Amou-Daria. Fait aggravant,
l’éloignement géographique d’Achkhabad la prive des moyens de pression – dont les deux autres capitales
disposent – sur les maîtres des sources.
Enfin, l’Ouzbékistan, dont les systèmes d’irrigation sont très développés, à l’égal du Turkménistan, reçoit
plus des deux tiers de ses besoins en
eau depuis l’amont. Cette situation
s’aggrave, car depuis une vingtaine
d’années l’eau disponible sur l’ensemble du bassin a diminué. En Ouzbékistan les volumes arrosant le pays
ont chuté de 20 % en moins de dix
ans. Phénomène tendanciel ou bien
conjoncturel, l’augmentation des
besoins en eau provoque des débuts de
pénurie en aval.
Retour de la Russie...
Ce dossier, bloqué depuis la fin de
l’URSS, semble désormais évoluer,
peut-être vers une crise, depuis la
réunion des pays riverains du bassin
de l’Aral du 14 au 16 juillet 2014 à
Alma Ata. Après des années d’atermoiement, la Banque mondiale a tranché en faveur de l’innocuité environnementale et technique du barrage de
Rogoun (1). Ce verdict tombe quelque
temps après le satisfecit accordé à
celui de Kambarata-1. L’approbation
de la Russie, jusqu’alors réticente, si
ce n’est hostile, marque sa nouvelle
politique centrasiatique. Jusqu’ici, elle
conservait une position équidistance
entre les cinq républiques, afin de
maintenir sa présence sans en heurter
aucune. Cette position en retrait a
longtemps limité sa participation aux
barrages initiés par l’URSS. Occupant
un rôle d’arbitre, elle consolidait sa
position.
La nouvelle politique
qui s’amorce cherche à
reconstituer sous un
nouveau nom la défunte
URSS ou la Russie
impériale. L’Union eurasiatique, qui réunit dans
une zone économique
unique la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, est en voie d’intégration depuis plusieurs
années. Moscou aurait
évidemment souhaité y
adjoindre l’Ukraine.
Sous sa forme présente,
cette fédération formera
un ensemble semblable
à l’Union européenne, le
1er janvier 2015. Elle se
rapproche du Kirghizistan et du Tadjikistan,
tentés d’y adhérer pour
recevoir l’aide nécessaire à leur développement, en particulier
hydroélectrique. Ainsi le
président tadjik, Emomali Rakhmon, a-t-il
prolongé en 2012 la présence d’une
division russe dans son pays, jusqu’en
2042. La balance a alors penché en
faveur de Rogoun ! L’excellente relation du président kirghiz, Almazbek
Atambaïev, avec la Russie lui a permis
d’effacer en 2012 la dette kirghize de
400 millions d’euros et d’obtenir un
crédit pour deux centrales hydroélectriques, en échange du maintien de la
base russe de Kant.
Grâce à son savoir-faire et sa capacité de financement, Moscou est susceptible de réaliser ces barrages. Mais
elle pourrait aussi en ralentir le chantier au besoin. Apparaissant comme
seule susceptible d’achever ou de bloquer ces ouvrages, elle est aussi
capable d’en contrôler les éventuelles
L’EAU « POURRAIT NON SEULEMENT CONDUIRE
À DES CONFRONTATIONS, MAIS AUSSI À DES GUERRES ». ISLAM KARIMOV
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Projets de réhabilitation et folie des grandeurs
our limiter les dégâts, la partie nord de la mer d’Aral a été fermée par
une digue et il semblerait aujourd’hui que cette « petite mer » revive et
que son niveau remonte. Les choses n’ont pas toujours été pareilles, il
fut un temps où l’Amou-Daria aboutissait dans la mer Caspienne. Au plus fort
de l’époque glaciaire, l’Ob, bloqué par les glaces,
s’était retourné vers le sud et alimentait la mer
d’Aral, dont la superficie atteignit 100 000 km2 et
se déversait dans la mer Caspienne à travers
l’Ouzboï (ancien cours de l’Amou-Daria), aujourd’hui desséché. Des savants soviétiques en ont tiré
un nouveau projet pharaonique : pourquoi ne pas
détourner les fleuves sibériens, dont l’eau se perd
inutilement dans l’océan Arctique, pour sauver la
mer d’Aral ? Nombreux sont aujourd’hui ceux qui
pensent que des catastrophes encore plus importantes que celles de l’Aral auraient pu couronner
ce projet…
Menacé d’un affaiblissement du débit du canal
du Karakoum, puisque soumis aux aléas de
l’Amou-Daria, le pouvoir turkmène a décidé de
créer un lac de 2 000 à 3 500 km², profond de
70 m, dans la dépression naturelle de Karashor, au
nord du Turkménistan. Ce « Lac de l’âge d’or »
(Altyn Asyr) sera alimenté par les surplus d’eaux
irriguant les champs de coton du pays, acheminés
par un réseau de canaux de 2 650 km de long. Le
remplir prendra une quinzaine d’années et coûtera
jusqu’à 4,5 milliards de dollars (3,1 milliards
d’euros). Certains spécialistes estiment que ce lac
serait pollué par les pesticides et que le fort taux
d’évaporation y concentrerait le sel.
Quelques-unes des causes des problèmes rencontrés autour du bassin de l’Aral proviendraient
du mauvais entretien des installations datant de l’ère soviétique, d’une agriculture trop gourmande en eau, des modifications climatiques et de l’accroissement démographique. Comme l’a dit avec une certaine sagesse Islam Karimov, « ces projets ont été conçus dans les années 1970 et 1980, nous étions
tous alors en Union soviétique et nous souffrions tous de mégalomanie, mais
les temps ont changé ». P
D. R.
nuisances et d’imposer une certaine
retenue. Elle peut donc équilibrer les
intérêts des États de la plaine avec
ceux de la montagne. De la sorte, utilisant le bâton et la carotte, elle envisage de mettre au pas et éventuellement d’intégrer dans l’Union
eurasiatique le plus rétif, le plus puis-
Géant de l’ère soviétique, le barrage
de Toktogul, sur un affluent de l’Amou
Daria, suscite des bras-de-fer entre
Kirghizistan et Ouzbékistan.
sant et le plus peuplé (29 millions) des
États centrasiatiques, l’Ouzbékistan.
Quant au Turkménistan, asservi à son
approvisionnement en eau, il ne ferait
pas long feu.
...et de ses rivaux
Évidemment, la Russie n’est pas le
seul acteur en Asie centrale. Les ÉtatsUnis, pour contrer son retour, jouent
des rivalités évoquées plus haut pour
empêcher la reconstitution souhaitée.
Surtout, dans la ligne de leur politique
traditionnelle, ils poussent les islamistes – ce qu’ils ont déjà fait à Andijan (Ouzbékistan) en 2005 – afin de
déstabiliser l’ensemble des États en
place. Leurs principaux instruments
sont le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) et le Parti de libération
islamique (Hizb al Tahrir al Islami),
deux mouvements débordant les
strictes frontières de l’Ouzbékistan.
Avec le retrait occidental d’Afghanistan, en 2015, se profile la métastase de
vastes contingents d’islamistes d’ethnies transfrontalières qu’ils manipulent. Reste à savoir lesquels des forces
d’intégration ou des courants centrifuges l’emporteront.
La Chine, d’abord préoccupée par la
stabilité du Xinjiang, ne devrait pas
soutenir de tels extrémismes qui la
menacent. Cependant, conformément
à la politique des petits pas, elle tente
de pénétrer avec ses citoyens, ses
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hommes d’affaires et ses projets transcontinentaux de transport d’hydrocarbures, de marchandises et de voyageurs cette région qu’elle aimerait voir
tomber dans son giron. L’Organisation
de coopération de Shanghai, la banque
constituée par les Brics et les problèmes de sécurité seront toujours de
bons prétextes pour mettre les pieds
au-delà du Pamir et du Tian Chan. (1) Compte rendu avec référence aux principales sources d’information http://www.jamestown.org/programs/edm/single/?tx_ttnews[tt_ne
ws]=42754&cHash=558c4ef63132d9150f6cd67
fa16cafd6#.U_TWPGM5RZg