Entretien avec Esther Beauchemin, auteure de Quand la mer…

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Entretien avec Esther Beauchemin, auteure de Quand la mer…
 Entretien avec Esther Beauchemin, auteure de Quand la mer… Propos recueillis par Renée Champagne Photo : Marianne D uval Quand la mer... est votre cinquième texte pour le théâtre. Vous avez écrit pour les enfants, les ados et les adultes. Écrire pour ces différents publics, c'est très différent? Oui et non ! (rires) Pour moi, du théâtre, c’est du théâtre ; c’est raconter des histoires. C’est aussi prendre la parole, comme artiste et comme citoyenne. Je ne dis pas que tout le théâtre doit être une prise de parole mais, pour ma part, je cherche à dire quelque chose à mes semblables, à poser des questions sur la façon dont on vit, mais sans porter de jugement. J’essaie de me mettre dans la peau des personnages qui vivent une situation particulière. C’est comme ça que j’aborde l’écriture jusqu’à présent. Je ne considère pas nécessairement que je suis une auteure. Je suis une comédienne qui écrit. L’écriture est venue par hasard dans ma vie, parce qu’à un moment donné, j’étais un peu tannée des rôles que j’obtenais. J’étais spécialisée dans les rôles de nunuche (rires) ! Après quelques années de rôles dans ce genre, j’avais envie de faire quelque chose qui me ressemblait. Je n’ai rien contre le théâtre populaire. Au contraire, je trouve que parfois, au théâtre, on s’enferme dans notre tour d’ivoire et je trouve ça bien dommage. Je n’ai rien contre la recherche dans le théâtre, mais je trouve qu’on peut faire du théâtre qui s’adresse au plus grand nombre tout en disant des choses intéressantes, avec une forme qui va questionner le public. Des choses qui font réfléchir… Oui. Ça peut avoir l’air prétentieux (rires) mais oui, pour moi c’est important. Tout comme pour Maïta et La meute, toutes deux inspirées d'un fait divers, Quand la mer... est inspirée d'un fait réel, l'assèchement de la mer d'Aral au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Qu'est-­‐ce qui vous a accroché dans ces deux histoires vraies? Quels aspects de ces trois réalités vous ont donné le désir d'écrire? Pour Maïta et La meute, je dirais que c’est la cristallisation des éléments dans une situation, qui font qu’il y a déjà un nœud... Il y a là des situations où les personnages que je crée peuvent se révéler. Il y a déjà quelque chose de théâtral. Dans le cas de Quand la mer…, c’est plus abstrait. Je me suis vraiment laissée aller à ce que j’avais envie de faire. C’est un peu différent des autres textes que j’ai écrit, un peu plus poétique, plus métaphorique. C’est en regardant un documentaire que j’ai vu des images saisissantes de la mer d’Aral. Par exemple, une image d’un bateau perdu en plein désert, avec une vache qui passe devant. Il y a là-­‐dedans quelque chose que je trouve à la fois déchirant et poétique. J’ai un peu le même sentiment quand je vois une maison abandonnée. Je pense à toutes ces vies qui se sont mobilisées pour construire quelque chose et, finalement, il n’en reste plus rien, tout est parti. Et puis, ma mère vient des Îles-­‐de-­‐la-­‐Madeleine et j’ai vraiment l’impression que j’ai encore de l’eau salée dans les veines (rires) ! Il y a quelque chose par rapport à la mer qui constitue l’identité profonde de l’être humain si on remonte très loin, particulièrement pour ceux qui habitent au bord de la mer et qui en vivent. Pour ma part, ayant fréquenté assidûment les Îles pendant plusieurs années, j’ai vu le déclin de la pêche, la fin de la pêche, l’arrivée massive des touristes… Je trouvais donc que la mer d’Aral, c’est à la fois loin et près de nous. Chacun est touché par ça. Chaque humain devrait être concerné par ce qui arrive à l’autre. Une catastrophe écologique dans un pays lointain, c’est sûr que c’est pas à côté de chez nous ; mais en quelque part, on habite tous la même planète et, tôt ou tard, on vivra tous les effets de ce qu’on lui fait subir. Bien qu'inspirée de l'assèchement de la mer d'Aral, l'histoire de Quand la mer... se déroule dans un espace et une époque indéfinis. Pourquoi avoir fait ce choix? Je pense qu’inventer un univers et éloigner l’action, mais avec des personnages qu’on reconnaît comme humain, ça nous permet de mieux voir et de mieux ressentir ce qui se passe dans la pièce. Je pense que, si j’avais raconté cette histoire en la situant ici, avec des choses qu’on connaît bien, la pièce n’aurait pas le même impact. On manquerait de recul, peut-­‐être. Je ne connais pas la culture de l’Asie centrale. Mais je sais que cette région a été la route du développement de l’Europe, la route entre l’Europe et les grands empires orientaux. Ce contexte a nourri les personnages. Je me suis beaucoup amusée à imaginer une culture et à la rendre plausible, même si elle n’existe pas dans la réalité. J’ai eu beaucoup de plaisir à inventer cet univers-­‐là. Car les rituels dans la pièce, vous les avez inventés… Oui. Mais inventés jusqu’à quel point ? Moi, je suis très curieuse, j’ai beaucoup voyagé, je suis très intéressée par les autres cultures. C’est quelque chose qui m’émeut et qui me surprend toujours, la façon dont les gens de partout dans le monde abordent la vie… J’écoute aussi beaucoup de reportages. Ce qui fait que, dans la pièce, il y a des choses que j’ai inventées et d’autres qui sont inspirées de la réalité ; il y a des mots inventés et des mots empruntés. Par exemple, quand Irina baptise l’enfant en le posant sur le poisson, ça m’a été inspiré par un reportage sur la Moldavie. On y voyait des gens qui tuent un cochon et une vieille femme qui dépose un bébé sur le cochon mort pour que l’enfant prenne sa force. Le thème du départ, ou du déracinement, semble récurrent dans vos oeuvres, tant dans vos pièces pour les enfants que dans celles pour les adultes. Le thème de la famille, également. Qu'est-­‐ce qui vous touche dans ces thèmes? Qu'est-­‐ce qu'ils vous permettent d'aborder, de toucher, particulièrement dans Quand la mer...? Le voyage au théâtre, je trouve ça important. Les racines aussi, c’est quelque chose d’important pour moi. Qui ont est, nous ? Qu’est-­‐ce que c’est, nos traditions ? Avec la vie qui change, qui avance, qu’est-­‐ce qu’on fait de notre culture, qu’est-­‐ce qu’on laisse, qu’est-­‐ce qu’on garde ? J’ai une amie qui est auteure qui habite maintenant à Paris, qui est algérienne d’origine. Elle dit qu’elle est « une athée de culture musulmane ». Parce que, sans être croyante, elle est attachée aux fêtes, aux rituels, à leur poésie. C’est important, les rituels. La famille, c’est la base, c’est nos origines. Et on y trouve des histoires absolument rocambolesques et incroyables, qu’on a malheureusement oubliées. Moi, mon grand-­‐père paternel était chanteur ; il était très connu, il faisait des disques tout en étant vétérinaire. Il a commencé sa carrière dans l’ouest, au Manitoba, avec ma grand-­‐mère qui l’accompagnait au piano. Mon grand-­‐père maternel, lui, était capitaine de bateau au long cours. Il a fait sa fortune pendant le temps de la prohibition. Avec son bateau, il allait à Saint-­‐Pierre-­‐et-­‐Miquelon, remplissait ses cales de vin, descendait toute la côte est américaine pour distribuer son vin, puis se rendait jusqu’aux Antilles, où il remplissait les cales de rhum, et il remontait avec (rires) ! Et c’est juste mes grands-­‐parents, là ! Il ne faut pas oublier ces histoires. En terminant... Vous êtes directrice artistique du Théâtre de la Vieille 17 depuis 2006, une compagnie de théâtre situé à Ottawa. Comment se porte le théâtre francophone hors Québec actuellement? Il va bien ? Oui, il se porte bien. Il y a des compagnies solides, qui ont trente, quarante, et même quatre-­‐vingts ans d’existence! Il y a quand même une quinzaine de compagnies de théâtre professionnelles, avec des pratiques très différentes. Il y a aussi des compagnies qui naissent. C’est donc un milieu riche et vivant. Il se porte bien, mais nous partageons les défis propres au théâtre de tous les milieux francophones en Amérique. Chez nous, on a des défis d’assistance; à Montréal aussi les gens délaissent le théâtre, c’est difficile partout. Je trouve ça dommage qu’il n’y ait pas une plus grande partie des gens qui viennent voir du théâtre. Je me demande si le contact humain qu’on vit au théâtre, sans la dilution d’un écran, c’est rendu trop fort, trop intense. Il y a aussi tout le phénomène de l’assimilation. On est Franco-­‐Ontariens. On n’est pas très nombreux par rapport aux anglophones. Et le bassin francophone en Ontario est maintenant constitué, comme au Québec, de beaucoup d’Africains, d’Haïtiens, d’Antillais, etc. Il y a une identification à une culture, à un langage qui est difficile. C’est une partie du public qui ne vient pas au théâtre et qui, d’après moi, aurait bien du fun s’il venait. Mais comment aller les chercher? Je me questionne beaucoup là-­‐
dessus. Bref, on rencontre les même défis qu’ici mais peut-­‐être de façon plus aigüe. Parce que sur le bassin de francophones de souche, la pression est forte pour s’assimiler. Les enfants issus des milieux immigrants aussi adoptent vite l’anglais. Mais il y a des irréductibles. Il y a la résilience. Il y a chez plusieurs un sentiment que « non, même si ma langue est parsemée, accidentée d’anglais, je suis francophone ». Je pense que les Québécois pourraient en prendre de la graine!

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