Fragilité, dépassement et création Conférence à - info
Transcription
Fragilité, dépassement et création Conférence à - info
Fragilité, dépassement et création Conférence à Lausanne/ 24 août 2012 rencontrée Jean Dubuffet, qui constitue une Charles Gardou Anthropologue Professeur à l’Université Lumière Lyon 2 [email protected] étape décisive dans l’histoire de l’art brut. Une œuvre, peuplée d’héroïnes et autres personnages princiers, née de sa fragilité, qui Mesdames, Messieurs, mes chers a provoqué sa fuite intérieure dans une amis, je suis heureux et honoré, d’être avec exaltation religieuse, pacifiste et humanitaire. A vous pour cette conférence, dans le cadre de cet égard, je veux féliciter Jacqueline Porret- la rétrospective consacrée à Aloïse, sur Forel et Céline Muzelle pour la qualité de leur l’invitation catalogue raisonné. de Monique Richoz, directrice cantonale de l’association Pro Infirmis Vaud. On sait que l’art brut, considéré Je la remercie, ainsi que Bernard Fibicher, comme l’ « art des fous », fut longtemps directeur ; Catherine Lepdor, conservatrice et méprisé et marginalisé. Il resta une affaire commissaire de l'exposition Aloïse-Le ricochet d’aliénistes , comme le montre l’historienne solaire ; médiatrice Julie Borgeaud dans ses recherches sur Louis culturelle au Musée cantonal des Beaux-Arts ; Soutter, interné lui aussi, en 1923, à l’asile de Jacqueline de Ballaigues dans ce même canton de Vaud. Il l’œuvre d’Aloïse et toutes celles ou ceux qui réalisa également de multiples dessins d’une ont préparé cet événement. Merci à vous de réelle qualité artistique, que son cousin Le votre présence et de votre accueil ici, au Corbusier Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Malheureusement nombre d’entre eux furent Sandrine Moeschler, Porret-Forel, Vous avez découvreuse souhaité que 1 s’appliqua à diffuser. je détruits, par mépris d’une œuvre réduite à m’exprime sur le thème de la fragilité humaine l’obscure occupation d’un « malade mental et de la force, notamment de création, qui peut interné » . La négation du talent de Louis en émerger. Je le fais volontiers, tant cette Soutter rappelle un autre dédain dont fut l’objet question oriente aujourd’hui mes travaux et l’art primitif africain ou océanien . 2 3 ********Fragilité mes projets d’écriture. Vous y verrez des liens évidents avec Lausannoise la vie Aloïse et l’œuvre de la Corbaz, que vous célébrez. Que rappellent donc Aloïse et tant d’autres ? Qu’il n’existe ni temps ni lieu où ne se manifeste, sous des formes diverses, la Les rêves de devenir cantatrice de la fragilité, dont ce que nous appelons handicap jeune couturière, de la gouvernante d’enfants, est l’une des nombreuses expressions. C’est née vers la fin du 19 ème siècle, ne se sont pas vrai tant pour les plantes et les animaux que réalisés. Mais, c’est à son retour en Suisse, pour les humains. Nulle espèce vivante ne fait après plusieurs années hors frontières, lors de exception. son internement internée à l’hôpital psychiatrique de Cery, puis à celui de la Rosière à Gimel-sur-Morges, que, paradoxalement, elle va se créer un « nouvel univers fantasmé ». Par l’écriture, le dessin et la peinture, elle réalisera une œuvre majeure, 1 Réja, Marcel. 2000 (1907). L’art chez les fous. Le dessin, la prose, la poésie, Paris, L’Harmattan ; Prinzhorn, Hans. 1996 (1922). Expressions de la folie, Paris, Gallimard ; Vinchon, Jean. 1924. L’art et la folie, Paris, Stock 2 Borgeaud, Julie. 2011. Postface, in Le Corbusier, Une maison-Un palais, enluminures de Louis Soutter, éd. Fage 3 Jean Dubuffet, soutenu par André Breton et Jean Paulhan, défendit activement cet art [Dubuffet, Jean. 1986. Prospectus et tous écrits suivants, 4 volumes, Paris, Gallimard ; Perry, Lucienne. 2006. L’art brut, Paris, Flammarion] 6 Les plantes sont parfois, elles aussi, plus souvent, d'une blessure par arme à feu . Il handicapées. C’est le cas de la monotrope, évoquait encore le cas de sangliers et une petite herbe dépourvue de parties vertes, d’hippopotames présentant de semblables qui pousse en Asie, Europe, Amérique du nord déficiences. Par plusieurs exemples, il montrait ou centrale. Quel est son « handicap » ? Ne ainsi que nombre d’animaux vivaient avec des pouvant fabriquer de la chlorophylle, elle n’est malformations congénitales conséquentes ou pas à même, comme les autres, de se nourrir des par photosynthèse. Aussi est-elle contrainte de ultérieurement. blessures et infirmités survenues vivre dans les forêts de résineux. Là, grâce Telle est aussi la réalité de la vie des aux filaments d’un champignon intimement liés hommes. Toute la chaîne du vivant témoigne à ses racines, elle établit un lien vital avec un ainsi, conifère. Celui-ci, devenu son hôte, lui assure incidents, des apports nutritifs, lui permettant de vivre et l’affecter ; de l’autre, des liens nécessaires et de se développer, en dépit de sa dépendance. des ressources déployées pour les surmonter. C’est également le cas de bien d’autres Invitation végétaux. perfection. Eternel combat entre Eros et Si l’on se tourne vers le règne animal, d’un côté, des à des événements, accidents, faire le deuil qui des peuvent d’une irréelle Thanatos. les exemples sont légion. Je pense ici à l’étude Mais, au cours du grand récit de consacrée par le Dr Félix Regnault, dans la l’humanité, deuxième accepté cette loi, n’ont cessé de chercher décennie du 20ème siècle, 4 aux infirmités des animaux sauvages . Il y 5 les hommes, n’ayant jamais d’autres explications à la vie blessée, au relatait le cas d’un gorille adulte mâle et celui handicap et autres défaillances. Songeons à d’une panthère, tous deux handicapés par l’Antiquité gréco-romaine qui voyait dans le accident mais parvenus à s'alimenter et à handicap le signe de la punition des divinités et survivre. Il citait aussi des rongeurs, lapins redoutait le danger de la déviance : on se domestiques ou de garenne, lièvres, rats, souvient marmottes, castors… qui arrivaient toutefois – « malformés » et de « la race pure des et plus fréquemment qu’on ne le croit- à se gardiens » nourrir et à éviter d'être dévorés, malgré des République. Souvenons-nous encore de la déficiences des mâchoires et de la dentition, doctrine de la chute de Saint-Augustin au 5 provenant d'une atrophie d'un maxillaire ou, le siècle (remise en cause par Thomas d’Aquin 8 de que l’exposition prônait des Platon enfants dans La ème siècles plus tard) ; de la glorification mystique des pauvres et des « infirmes » chez François 4 Regnault, Félix. 1912. « Les infirmités et les anomalies des animaux sauvages devant les théories darwiniennes , Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, VI° Série, tome 3, fascicule 1-2, 18 avril 1912. pp. 140-146. d’Assise ; des phénomènes de au 16 ème diabolisation siècle ; du grand enfermement à l’Age classique, Foucault. auquel s’est Reconnaissons intéressé enfin Michel tous les 5 Le gorille présentait, expliquait-il, une ancienne fracture de l'avant-bras droit, consolidée en demi-pronation (position de l’avant-bras et de la main, quand celle-ci se présente avec la paume en-dessous et le pouce à l’intérieur). La panthère, elle, avait reçu deux balles, dont l'une avait brisé l'arcade zygomatique droite, l'autre détruit l'articulation temporo-maxillaire gauche. 6 Voir Regnault, Félix. 1902. « L’allongement des dents incisives chez les rongeurs », Bulletins de la Société anatomique, 1902, pp. 7-8 obscurantismes et peurs archaïques qui ont Irrépressible besoin de blesser pour supporter encore cours face aux expressions de la ses propres blessures ; de signifier à l’autre vulnérabilité. qu’il est indigne d’être, de le mésestimer pour Ni les interprétations de tous ordres, ni se surestimer. pourrait s’arrêter de grandeur ne parviennent à gommer la préservés, qui s’imaginent forts et les plus précarité constitutive du vivant. Notre humanité vulnérables. par essence, relations entre ceux, dépendante, Or, bien qu’inégalement répartie, la évanescente. A la merci de repères mouvants, fragilité est un destin commun à affronter de trébuchements et de chutes. Elle fait un solidairement. Sous des formes et à des bruit de porcelaine brisée. L’Homme apparaît degrés divers, chacun présente des retards, comme des déséquilibres, des anomalies, des failles un chétive, ces longuement les apparences de puissance, ni les velléités est, sur On édifice toujours menacé d’endommagement, de dégradation et de physiques, ruine. Aussi fragile que ses œuvres, écrivait affectives, relationnelles, économiques. Nous Voltaire. Rien n’est définitivement assuré. Tout procédons, handicapés ou non, du même se patrimoine, de la même histoire. De la même révèle Chaotique, contingent imparfait, et impermanent. partiel. Jamais intellectuelles, psychologiques, de « essence de verre », disait Shakespeare. Le plénitude. Ce n’est pas seulement parce qu’ils destin des personnes que le handicap rend sont vulnérables que les humains peuvent plus vulnérables et le nôtre s’entremêlent, mourir mais parce qu’ils doivent mourir qu’ils inextricablement. Exposés au même roulis, sur sont vulnérables. C’est leur condition à la fois la même embarcation, personne ne peut se la plus intime et la plus étrangère. C’est la croire préservé des coups de mer qui, soudain, destinée universelle. submergent le pont et nos voilures. Jamais Des soupçons continuent pourtant de peser sur ceux dont le hasard de la naissance hors d’atteinte. Cela admis, ce que nous appelons ou d’un accident amplifie la vulnérabilité et que handicap cesse d’être une infériorité pour l’on dit « handicapés ». On les imagine frappés devenir une possibilité générale de l’existence. d’une infériorité : ils seraient d’une autre Il est la métaphore des carences, contre nature ; ils constitueraient un autre genre ; ils lesquelles nous luttons avec des armes procèderaient d’un univers séparé, d’une autre inégales. humanité. comprendre On leur laisse entendre que les « bien- constitue Impossible la sans d’approcher réalité l’inscrire et existentielle dans la de qu’il chaîne portants » jouissent d’un privilège mais, plus culturelle universelle, sans le replacer dans encore, d’un mérite, d’une supériorité dont il « l’ordinaire ». serait légitime qu’ils se glorifient. Aveuglés, Les sourds sont-ils assourdis par le fracas des artifices, on ne voit entendants ? que leur pourraient entendre. Leurs yeux sont leurs disgrâce, on aggrave leur infortune. On leur oreilles : leur acuité visuelle, leur imagination, donne quasiment à comprendre que leur leur intuition se révèlent souvent fascinantes. handicap diminue aussi ceux qui les côtoient. Ils « signent » comme ils pourraient parler, à leur « manque », on entretient Non, ils le contraire des voient comme ils partir d’une langue chorégraphiée. Les l’Homme s’éreinte à la fuir ou à la nier. Il aveugles sont-ils des êtres à demi par rapport emploie l’essentiel de ses forces dans ce aux bien-voyants ? Non, leurs yeux sont au combat contre sa propre substance. bout de leurs doigts et ils appréhendent le Parce qu’il ne parvient pas à s’incorporer monde au-delà des apparences. S’ils nous son destin, il se réfugie dans une image irréelle apparaissent radicalement singuliers, il n’existe de lui-même. Il tente de se préserver de son toutefois nature sentiment de vertige lorsqu’il se voit tel qu’il fondamentale entre eux, privés d’entendre ou est. Engoncé dans un personnage, prisonnier de voir, et les autres. Et cela reste vrai, même de ses illusions, il s’imagine dominer son en cas de déficiences plus sévères. Je songe destin, quitte à ne pas en laisser naître encore à cette fillette polyhandicapée, atteinte certains, à en faire mourir d’autres, à croire de lésions majeures et diffuses, dont la s’empêcher lui-même de mourir. traduction aucune différence fonctionnelle de entrave tout le L’absence de graves vicissitudes lui développement. Il y a dans la relation à elle donne une étrange confiance dans ses une part d’orfèvrerie. Dans son extrême ressources et sa force. Aussi longtemps qu’il fragilité, elle fait loi : témoin de l’inconsistance est préservé d’importantes défaillances de son du corps et des défaillances de l’esprit, elle corps ou de son esprit, il est enclin à s’installer dessine un portrait de l’humain dont elle n’est dans une sorte de suffisance. Lorsque le qu’une forme amplifiée. danger, lointainement menaçant, le touche de Il n’y a pas, d’un côté, leur singularité façon directe, qu’il entre à l’intérieur de sa extraordinaire et, de l’autre, la singularité peau, il « comprend » alors, au sens premier, ordinaire. Les frontières sont brouillées : nous la situation jusque-là simplement entrevue. Car sommes tous, handicapés ou non, des êtres savoir n’équivaut pas à ressentir, à éprouver intermédiaires entre un plus et un moins, un dans ses fibres, à porter au plus intime de soi. meilleur et un pire, un en-deçà et un au-delà. On peut connaître ce qu’est le handicap en Des circonstances adverses peuvent faire ignorant la vie de ceux qui en sont affectés. On voler en éclats la certitude de se croire installé, peut savoir ce qu’ils « ont » en méconnaissant de manière inamovible, sur le bon versant du ce qu’ils « sont ». Cette ignorance génère des destin. fantasmes individuels ou collectifs, source Le handicap n’est à ce titre que l’une des faces de l’Homme, pétri d’argile et de marbre, tel le colosse biblique qui habite le songe du 7 d’exclusion. Pénible rappel des menaces qui planent, les miroirs qui réfléchissent notre roi Nabuchodonosor, dans le Livre de Daniel . chétivité ne se laissent pas facilement regarder A l’instar de cette statue, la fragilité peut à tout en face. Il y a, chez celui qui se voudrait instant se rappeler à nous et en assaillir indemne et protégé, un malaise à croiser de certains. Butant sur cette part irréductible, ses yeux la blessure de l’autre et, à travers elle, sa propre faiblesse. 7 « Sa tête était d'or fin, sa poitrine et ses bras étaient d'argent, son ventre et ses cuisses de bronze, ses jambes de fer, ses pieds partie fer et partie argile ». Le rêve s’achève ainsi : « Soudain une pierre se détacha, sans que nulle main l'eût touchée, et vint frapper la statue, ses pieds de fer et d'argile, et les brisa. Alors se brisèrent tout à la fois fer et argile, bronze, argent et or ». Dépassement et création Le moteur de l’existence humaine réside bien là, dans cette lutte contre la vulnérabilité. L’espoir de parvenir à se hisser au-dessus d’elle décuple si l’idéalisme naïfs, reconnaissons que certaines certaines se manifestent quasiment à notre vies, reconstruites à bout de bras représentent insu, les autres ne se découvrent et ne se des modèles de détermination et de réussite. développent que dans l’adversité. Les forces Tout a dû être surmonté par une volonté vitales, moindres triomphant des manifestations de la blessure. qui les La vie en apparence brisée peut donner emprisonne : « L’huître sécrète une perle de paradoxalement des raisons de lutter, de ce qui la blesse », écrit William Faulkner dans résister, de vouloir inverser le cours des Le bruit et la fureur. choses. empruntant interstices, percent les alors la forces : Tout en récusant la sublimation et les coquille Grâce à son capital de ressources et C’est pourquoi la longue histoire des d’énergies insoupçonnées, l’être humain est à hommes, reflétant cet alliage d’argile et de même d’affronter des situations imprévues, marbre, ne s’est pas faite sans la capacité de des circonstances périlleuses. Par instinct et dépassement, la mobilisation du processus de par il résilience, le talent de personnes affectées de supplée, s’adapte. Il advient qu’une entrave déficiences, parfois extrêmes. Quels que ouvre l’accès à un niveau de fonctionnement soient le temps et les cultures, les exemples supérieur foisonnent : volonté, il et improvise, devienne reconstruit ; un moteur de scientifiques, politiques, développement. On constate souvent que, inventeurs, philosophes, peintres, sculpteurs, lorsqu’un sens fait défaut, un autre se musiciens, écrivains, poètes. C’est le cas de développe ; lorsqu’une faculté est entravée, Robert Schumann, de Frida Kahlo, de Jean- une autre surgit. Jacques Rousseau, de Blaise Pascal, de Le handicap incarne cette éclosion de Fedor Dostoïevski, de Joë Bousquet, d’Helen facultés de suppléance, de contournement et Keller, de Démosthène, auxquels je me suis la confrontation avec ses propres réserves. intéressé dans un ouvrage , et de tant d’autres Généralement encore. Chacun d’entre eux savait, de cette désagrégation, envisagé paralysie, comme seule dépendance, 8 science certaine que donne l’expérience stérilisation des possibilités d’activité et de vécue, la place de la vulnérabilité et des réalisation, il peut se compenser d’aspects ressorts nécessaires pour la surmonter. Leur féconds. peut flamme créatrice est née dans l’adversité et floraison, parfois accrue à leur œuvre, conquise sur leur faiblesse, a L’assèchement engendrer une apparent force d’être empêchée. Du corps ou de l’esprit grandi pour s’élever au rang des plus belles. défaillant et rétif, cessant d’être serviteur pour Sans verser dans la fantasmatique des devenir écueil, peuvent naître des énergies surhommes ou interpréter hâtivement les allant jusqu’aux limites extrêmes de l’humain. rapports entre leur handicap et l’ampleur de ce A contrario, des facultés intactes, un corps et qu’ils ont accompli, il est difficile d’ignorer chez un esprit performants ne garantissent ni eux l’existence d’un processus cathartique. l’ardeur à vivre et à s’accomplir, ni la capacité Pour reprendre les mots de Maurice Merleau- et le désir d’entreprendre. 8 Gardou, Charles. 2009. Pascal, Frida Kahlo et les autres… Ou quand la vulnérabilité devient force, Toulouse, érès Ponty qui évoque, dans Sens et non-sens, la sentiments contradictoires, un déséquilibre, un fragilité psychique de Paul Cézanne, leur vie et interminable deuil de lui-même et d’autrui, leurs réalisations sont « une même aventure ». dans lequel finit par sombrer sa raison. Ils témoignent de la même ambition : faire Frida Kahlo, victime de la poliomyélite œuvre pour triompher des limitations, qui les à six ans, puis broyée par un accident douze mettent constamment en proie à un risque de ans plus tard, transforme la déchéance de son basculement. eux- corps, qui dévore sa féminité, en splendides mêmes, ils réunissent, pour se reconstruire, tableaux. Si les couleurs inondent sa terre, sa les « matériaux » qu’ils s’efforcent d’arracher maison, sa peinture, celles de sa vie sont aux ravages du handicap. Si l’on entend par ternies par la maladie et le handicap : elle ne résignation, le renoncement à un idéal, ils ne subit pas moins de trente-deux interventions se résignent jamais. Même au plus bas de la chirurgicales et porte, au cours de son dépossession, ils se relèvent pour continuer à existence, vingt-huit corsets orthopédiques en créer. Ils se rebellent, refusant de se soumettre acier, cuir ou plâtre. Aussi apparaît-elle comme aux pesanteurs et aux empêchements à vivre. une conquistadora, qui va toujours jusqu’au Intransigeants envers Mais, parce qu’ils ne sont qu’humains, bout, jusqu’au fond d’elle-même. Avec une leur force inégale et fugitive connaît de résistance hors du commun, elle s’applique à nombreux mouvements de ressac. On les surmonter les obstacles qui jonchent sa route découvre tantôt aussi faibles que si le sang et à faire un sort à sa souffrance physique et désertait leurs veines ; tantôt aussi forts morale. L’art est sa seule intégrité, sa révolte, qu’aucun écueil ne semble pouvoir freiner leur son unique moyen de survivre à la déchéance élan vital et créatif. Tantôt le lâcher-prise et de l’abandon à la faiblesse, tantôt la résistance et angoissées. le triomphe de la force, tantôt l’un et l’autre enchevêtrés. son corps et à ses interrogations Blaise Pascal, traqué dans sa solitude affective par la maladie et la mort qui rôde, Robert Schumann, exténué sous le devient un inventeur, un savant et un prodige fardeau de ses troubles psychiques, tire de sa de la pensée. Un « effrayant génie », déclarait maladie belles Chateaubriand dans une célèbre page du compositions musicales. Une lutte de plus de Génie du christianisme : mathématicien et vingt années entre la poésie et la musique ne inventeur de la machine à calculer ; physicien, fait qu’ajouter à son Il artisan de l’assèchement des marais poitevins arrache la création au deuil et au mal qui le et concepteur des premiers transports en frappent. Une cathédrale de sons naît de la commun disparition des êtres qu’il chérissait, de la apologiste de la foi chrétienne et polémiste ; maladie, de son combat pour l’amour de Clara. moraliste et philosophe, à l’égal de Descartes, Dans son univers musical, c’est le va-et-vient Kant ou Hegel. Or, ce prodige précoce que l’on de l’aurore et du crépuscule, de l’éclosion et du l’imagine sûr de lui, fort, est en réalité un être flétrissement qui bat la mesure. Sa vie et son faible, souffreteux. Ni son génie ni sa fierté ne œuvre musicale sont dominées par la dualité parviennent à pallier sa misère affective, son de son être, une bigarrure d’états et de enfance perdue, une mère trop tôt disparue et d’angoisse les plus désordre intérieur. urbains ; théologien, mystique, d’étranges troubles qui colonisent son corps : semblable à un roman-feuilleton qu’il aurait lui- digestifs, neurosensoriels, même imaginé. Au cours de son existence, il accompagnés de troubles de l’humeur. Dès sa connaît toutes les facettes de la condition petite enfance et jusqu’à sa mort à 39 ans, il humaine, de l’humiliation à la consécration, du est tourmenté par les flux et reflux incessants bagne à l’apothéose. Seule, la sublimation par d’une souffrance physique qui se double d’un l’art le sauve de l’anéantissement et de la chaos intérieur. Jamais cependant, il n’oublie folie : « Pour le misérable que je suis, avoue-t- les propos de sa sœur : « Un malade peut, il, mon travail remplit ma vie et c’est mon bien peut-être, mieux faire qu’un homme bien sain». suprême. Si je ne pouvais écrire, je mourrais ». Aussi mène-t-il sa vie comme un perpétuel Joë Bousquet, moitié poète, moitié locomoteurs, défi, faisant de la précarité la clé de la philosophe, grabataire dans sa chambre condition de l’homme. d’exil, marche à travers sa poésie et enfante Jean-Jacques Rousseau, errant et des mots magiques. Atteint par un coup de luttant contre sa maladie multiforme, laisse une feu, au cours de la Grande Guerre, il entre, à œuvre immense dans le domaine des idées et l’âge de vingt ans et pour toujours, dans une de l’expression des sentiments. Il fait partie de existence paralysée. Dès lors, il vit retranché ces personnages, considérés comme des cas du monde, rivé au lit par sa lésion médullaire. cliniques notoires, qui n’ont cessé d’intriguer Mais il se débat comme un beau diable pour les médecins, psychiatres ou psychanalystes, fuir sa misère morale et physique. Il veut jamais parvenus à se mettre d’accord sur un garder une dignité, jouer un rôle. Il trouve dans diagnostic. Au-delà des diagnostics les plus le langage un substitut à son corps et un variés, il souffrait, semble-t-il, d’une porphyrie refuge contre son mal. Par l’écriture, il recrée aiguë intermittente, avec son dédale complexe le mouvement et l’espace, il se réincorpore, il de symptômes et de troubles : manifestations « enchante » son destin. Il a ces paroles, qui psychiatriques, neurologiques, abdominales. Si sont en quelque sorte la quintessence de son son génie n’est en aucun cas réductible à sa expérience existentielle : « J’ai vu de quel maladie, l’un et l’autre se côtoient intimement néant la vie serait faite si nous n’avions la en lui et son inspiration puise constamment à ressource suprême d’en tirer de l’espoir». la source de ses délires multiformes : il ne peut Helen Keller, sourde, aveugle et écrire que lorsqu’il est en plein accès de délire. muette, emmurée dans le silence, refuse de Fedor Dostoïevski, voûté par le destin, capituler face à la nature qui s’est acharnée constamment crises d’épilepsie éprouvé et son par ses sur elle pour devenir écrivain et conférencière emphysème accomplie. Elle a 19 mois à peine lorsqu’une pulmonaire, devient un titan de la littérature, grave maladie, diagnostiquée l’un des plus grands écrivains dramatiques comme « fièvre cérébrale », vient ternir les après Shakespeare, de l’avis d’Henri Troyat. promesses que portent ses débuts dans On imagine un dieu, on découvre un être l’existence. toujours coupable, tiraillé en tous sens, éreinté particulièrement sévères : surdité, mutité et par son corps à corps avec la maladie. Son cécité. Cette petite fille, enfermée dans son visage porte la tragédie de sa destinée, cachot où nul bruit et nulle lumière ne Les séquelles à l’époque s’avèrent pénètrent, finit cependant par vaincre le hasard leurs déficiences. Avec eux sur nos pas, cruel, poursuivrons encore un peu ce voyage à la avec l’aide d’une pédagogue d’exception, qui a montré a contrario que la rencontre d’autres figures artistiques qui, défaite est souvent dans le regard porté sur singulièrement marqués par la vulnérabilité, celui que l’on accompagne. A 24 ans, elle ont aussi laissé une trace vive dans l’histoire reçoit son diplôme du prestigieux Radcliffe des hommes. College de l’Université de Harvard. Son Qui ne sait les tortures psychiques de ouvrage, L’histoire de ma vie, est traduit en Vincent Van Gogh, qui vient au monde un an plus de cinquante langues ; elle écrit par après le décès de son frère mort-né, dont il ailleurs treize livres et de multiples articles porte le prénom ? Dans un accès de démence, consacrés aux déficiences sensorielles, à la il se mutile l’oreille gauche lors d’une violente condition féminine et autres sujets de société. dispute avec Paul Gauguin. Son Autoportrait à Démosthène, luttant d’arrache-pied l’oreille gauche rapporte cette infirmité contre sa déficience de l’élocution, oppose, lui masquée par un pansement. Les crises de aussi, sa propre force à celle de sa destinée folie se succédant, il rejoint l’asile de Saint- pour se hisser au sommet de l’art oratoire. Rémy de Provence, où il réalise soixante-dix Garçon frêle, nerveux, maladif, il surmonte une toiles en soixante-six jours. Après la peinture entrave pour des Champs de blé aux corbeaux, son ultime l’exercice d’un métier de parole. On le toile, il se tire un coup de revolver dans la surnommait d’ailleurs Batalos, déformation poitrine. Une autre vie tristement célèbre est d’un sobriquet signifiant « petit bègue ». Pour celle de Camille Claudel, faite de solitude, de corriger son bégaiement, ses confusions de misère et de terribles hantises. Elle s’enfonce consonnes, sa prononciation obscure, il se dans une démence paranoïaque, vaincue par lance dans une lutte acharnée, récitant des sa liaison tumultueuse avec Auguste Rodin. tirades entières avec de petits cailloux dans la Prisonnière de ses obsessions et de ses bouche. De même, soucieux de fortifier sa délires, déclenchés par la seule évocation du poitrine et de donner de la force à sa voix, il nom de celui qu’elle a passionnément aimé, s’impose de déclamer de longs morceaux en elle vit durant trente années à l’asile de gravissant des côtes à la course. Montdevergues, sans créer. apparemment prohibitive Aloïse Corbaz en est une autre Une maladie osseuse, aggravée par illustration. Elle, dont l’art est une « une vaste deux chutes de cheval, entrave Henri de épopée incantatoire dont rien ne saurait Toulouse-Lautrec. imposer clôture », écrivait Jean Dubuffet. jambes se brisent et les os ne cicatrisant pas, A l’adolescence, ses Si j’évoque ici des personnalités dont elles cessent de grandir. Seul, son tronc l’œuvre-vie fait date dans le grand récit de poursuit sa croissance, de sorte qu’il reste nain l’humanité, bien d’autres y apportent leur et son corps atrophié. Ce drame personnel fait pierre, si discrète et inaperçue soit-elle. Il n’est naître en lui un besoin d’expression d’une qu’à se tourner vers tous les anonymes, aux extrême violence et un insatiable goût pour les vies cabossées, allant au bout d’eux-mêmes plaisirs. L’excès de boisson pour vivre, se réaliser et créer avec et malgré contribue à détruire sa santé, il se paralyse et meurt à sentiment de malaise. Des états dépressifs trente-sept ans. aggravés par son ascétisme autopunitif, La déficience physique due à une marquent également la vie de Michel-Ange, poliomyélite et les tristes circonstances de sa orphelin de sa mère à l’âge de six ans et élevé naissance obscurcissent la vision du monde de par une nourrice. [] Georges Rouault. Ce disciple de Gustave Chez les musiciens, o n relate que Moreau, admirateur de Rembrandt, voit le jour Gioacchino Rossini pleure lorsqu'il entend pour dans une cave, au son du canon de la la première fois Anton Bruckner. Issu d’une Commune : « La peinture est pour moi, famille dont plusieurs membres présentent des concède-t-il, le moyen d'oublier la vie ». Pour états sa part, Salvador Dali porte la culpabilité de la arriération mentale, l’auteur de la Symphonie mort d’un frère, idolâtré par ses parents, romantique n’a que 31 ans lorsqu’on décèle disparu trois ans avant sa naissance et les signes d’une névrose obsessionnelle. prénommé comme lui. Adulte, il parle de la Certains incidents rappellent même des accès mort à un journaliste du quotidien Le Monde le de folie, qu’il réussit à transmuer en création 25 janvier 1989: « C’est ma compagne la plus artistique. dépressifs et un frère cadet une fidèle qui ne me quitte pas depuis l’enfance, Gustav Mahler, disciple et protégé elle est à l’intérieur de moi. La mort fonctionne d’Anton Bruckner, donne son premier récital à en moi, sans repos, comme le sable coule dix ans, poussé par un père dont il fuit la dans le sablier ». Sa phobie des insectes, qui violence. menacent de dévorer le corps, exprime sa Résurrection, vaste réflexion sur la mort, peur du morcellement et de la décomposition. reflète les préoccupations de ce remarquable Sa vie durant, victime d’hallucinations et de compositeur, psychiquement très vulnérable, graves délires, il comble son vide identitaire d'une nervosité excessive et d'une activité par des provocations, des excentricités et des fébrile. Le destin l’éprouve cruellement en manifestations de violence. Cet homme aussi 1907 : confronté à de virulentes attaques angoissé qu’extravagant se plaît à dire : « La antisémites, il est relevé de ses fonctions de seule différence entre moi et un fou, c’est que directeur de l'Opéra de Vienne ; sa fille aînée, moi je ne suis pas fou ». âgée de quatre ans, meurt et les médecins Francis asthmatique, lorsqu’elle Bacon, est rejeté découvre son enfant par sa maladif, famille Sa deuxième symphonie, découvrent chez lui une maladie cardiaque incurable. Il décède quatre ans plus tard. 9 homosexualité . Ces femmes et ces hommes font subir Inlassablement, il évoque un univers morbide, un renversement, d’où émerge un sentiment de solitude et handicap, pour donner à voir une clarté dans d’angoisse. Ses œuvres violentes exaltent la la chair promise à la putréfaction. Dans des peignent, certes pour s’exprimer, mais avant mondes clos, étouffants, dont on ne peut tout pour s’emparer de leur vie et lui rendre sa s'évader, des êtres étalés transmettent un hauteur. Ils créent pour redonner une unité à brume qui le un retournement nimbe. Ils au composent, leur être dissocié et accéder à un autre ordre 9 Francis Bacon est un descendant collatéral de l’homme d’Etat et philosophe portant le même nom et prénom que lui. d’existence. Sous la façade de leur notoriété, ils peuvent apparaître, il est vrai, comme des d’identité, qui nous définit et ancre l’humanité exceptions et des privilégiés dans leurs dans notre chair. capacités d’action et de création. Néanmoins, source leur situation donne une ampleur particulière à humains, leur expérience individuelle, l’élevant au rang traquenards de la vie. de symbole. d’une Et c’est là que niche la réelle plus ou solidarité moins entre les préservés des Glorieux ou sans grade, favorisés ou Leurs itinéraires singuliers mettent en disgraciés, souverains ou servants, cette lumière une réalité paradoxale. Le handicap fragilité irradie nos gènes ; elle est à fleur de impose notre épiderme, jusque dans des formes de impuissances, multiples limitations et d’indicibles détresses, des redoutées. La vanité d’omnipotence, à des aspirations. Il réduit en poussière exclusion, procèdent de la négation de cette certains désirs et projets. Il restreint certaines évidence. L’humanité se pervertit dans la capacités, obérer célébration exclusive de la force, de la systématiquement l’ensemble des possibilités compétition et de la victoire. Elle tend à se d’un être. Certaines, nous l’avons dit, peuvent durcir et à s’égarer dans la violence. Il n’y a même s’accroître. pas de faibles et de forts, seulement des toutefois L’écart à l’équilibre, à la des naissent l’illusion sentiments d’infériorité. Il contraint à renoncer sans dont et imprudents mépris ou et norme, à la moyenne tue et crée à la fois. Il inconscients, des provoque à exister, à transcender sa faiblesse. présomptueux jouant aux puissants. Cette Même dans les cas -et on ne saurait les réalité existentielle, les personnes en situation oublier- où une déficience laisse tout entier de handicap l’éprouvent crûment. Les autres exsangue et semble priver de toute liberté, les s’efforcent de la tenir ensevelie mais finissent plus infimes forces, les plus inaperçues, par l’expérimenter. Quoi qu’il en soit du chant veulent vivre. Nul être, tant qu’il est vivant, ne des sirènes, l’existence contraint à des cures renonce à tout. La blessure n’est pas totale de réalisme. négation. L’œuvre-vie de ces personnalités, ** qui ont à des degrés divers marqué notre Le seul lien natif entre les hommes, histoire, et celle de tous ceux qui restent c’est la vulnérabilité. Dès la première esquisse inaperçus amène à déshabiller la nature de de l’Homme. Elle éclaire d’une lumière crue la ontologiquement liés par elle, non par la force. déchirure entre sa nudité et la hauteur à Elle est la source et la raison profonde de toute laquelle la relation, à laquelle elle donne son contenu et conscience d’une chétivité constitutive et son sens : celui d’une aventure et d’une l’obsession illusoire de la maîtrise. destinée communes sur un territoire commun. il aspire ; la fracture entre notre La vulnérabilité de Robert, Frida, vie, nous sommes liés, Rien n’exprime mieux l’archaïsme et la Blaise, Jean-Jacques, Fedor, Joë, Helen, laideur Démosthène, Aloïse, etc s’élargit à tous, déconsidérer les plus vulnérables. Leur mise à comme pour insuffler la force de la dépasser. l’écart dénature la nature humaine. Elle montre que notre fragilité n’est pas accidentelle, de surface : il s’agit d’une fragilité de l’humain que sa capacité à L’Homme est d’autant plus fort qu’il se connaît et s’assume vulnérable.