Le rôle du Conseil constitutionnel français
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Le rôle du Conseil constitutionnel français
Le rôle du Conseil constitutionnel français Exposé présenté par Yves GUENA, Président du Conseil constitutionnel, à l'occasion du 150ème anniversaire de l'État fédéral suisse le 13 juin 1998 Rapport du Conseil constitutionnel français Par rapport aux cinq cours constitutionnelles représentées à ce symposium, le Conseil constitutionnel français est doté de caractéristiques qui le distinguent très nettement. - Il est le plus récent. Cette année il fête, avec la Constitution qui l'a institué, ses quarante ans. - Il est inséré dans un État unitaire de tradition centralisée et " jacobine ". Monsieur le Ministre de la Justice de la Confédération a parfaitement mis en valeur l'importance fédératrice, unificatrice, d'une Cour constitutionnelle dans un État fédéral. Mes collègues allemands, mais aussi autrichiens et italiens feront valoir, notamment au regard des compétences dont chacune de leur cours dispose en la matière, leur rôle intégrateur par rapport aux forces centrifuges des régions. - Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur des conflits éventuels d'attribution entre le pouvoir central et les autorités locales. Ceci est, en France, du domaine de la Cour suprême administrative, le Conseil d'État. - Le Conseil constitutionnel ne peut pas, à la différence des autres cours, être saisi, ni directement, ni même indirectement par un citoyen de la constitutionnalité d'une loi. Les membres du Parlement, s'ils n'ont plus le monopole de la création de la loi, depuis la possibilité accordée par la Constitution de 1958 de procéder à des consultations référendaires législatives, ont en revanche conservé celui de son contrôle. - Enfin, le Conseil constitutionnel, sauf exceptions fruits d'une évolution jurisprudentielle sur laquelle on reviendra, ne peut se prononcer sur la conformité au bloc de constitutionnalité d'une loi promulguée. Les tentatives d'étendre a posteriori le contrôle de constitutionnalité ont, à ce jour, toutes échoué, du fait, notamment, de la résistance du législateur à admettre que la loi, expression de la volonté générale, puisse être contestée après son entrée en vigueur. Ces spécificités pourraient paraître restreindre, par comparaison avec les autres cours, le rôle politique de l'institution. Statistiquement c'est évident. Le Conseil, hors contentieux électoral, rend, depuis 1974 en moyenne trente décisions par an. Mais le rôle politique d'une institution ne se mesure pas au nombre de décisions rendues par elle. Je proposerai de mesurer le rôle du Conseil constitutionnel au regard des deux critères principaux que les organisateurs de ce symposium souhaitaient voir aborder : la protection des droits fondamentaux et la régulation de la vie politique. Le Conseil constitutionnel français s'impose désormais comme gardien des libertés fondamentales bien que son mode de saisine et ses compétences limitent la portée de cette fonction. (I). En dépit d'un mode de nomination parfois critiqué et d'une compétence en matière électorale dont la mise en oeuvre est lourde et délicate, le Conseil a renforcé son autorité au sein du système politique français (II). I - Le Conseil, gardien des libertés Cette fonction est le fruit d'une lente évolution (1), irréversible bien qu'incomplète (2). 1) - L'intention des constituants de 1958 n'était pas de mettre sur pied un organe dont le rôle aurait été de garantir que la loi respecte les droits fondamentaux. Le Général DE GAULLE n'avait-il pas dit " En France, la Cour suprême c'est le peuple " ? Le Commissaire du gouvernement, Monsieur R. JANOT, n'avait-il pas affirmé, au cours des travaux préparatoires à la rédaction de la Constitution de 1958, que le contrôle du Conseil constitutionnel ne se concevait que par rapport aux articles de la Constitution et à eux seuls, lesquels, à quelques exceptions près (liberté de formation des partis politiques, liberté individuelle, principe d'égalité) ne comportent guère de références aux droits fondamentaux ? Dans la perspective de l'établissement d'un régime de rationalisation du parlementarisme, l'objectif des constituants était bien en effet de contrôler le Parlement, mais afin de préserver les pouvoirs du Gouvernement, notamment ses pouvoirs normatifs, le domaine réglementaire. Depuis sa création, le Conseil constitutionnel a changé de nature. Il est devenu le gardien des droits et libertés fondamentaux à la suite de deux infléchissements décisifs, l'un jurisprudentiel, l'autre constitutionnel. * En 1971, à l'occasion d'un contrôle exercé sur un projet de loi proposé par le Gouvernement et voté par le Parlement après saisine du Président du Sénat, le Conseil constitutionnel a explicitement incorporé le préambule de la Constitution de 1958, et, par voie de conséquence, les textes auquel il se réfère, au bloc de constitutionnalité. Les normes de référence du contrôle comportent désormais un catalogue des droits et libertés fondamentaux : celui issu de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (droits dits " de la première génération "), ainsi que celui issu du Préambule de la Constitution de la IVème République, adoptée en 1946 (droits dits " de la seconde génération "). En s'appuyant, de façon jugée souvent prétorienne sur les termes de la Déclaration de 1789 ou sur ceux du Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil constitutionnel a été conduit, dès 1971, à dégager des principes " particulièrement nécessaires à notre temps " (protection de la santé), des objectifs à valeur constitutionnelle (pluralisme des courants d'expression, continuité du service public, maintien de l'ordre public), des " principes fondamentaux reconnus par les lois de la République " (liberté d'association, droits de la défense, liberté de conscience), et plus généralement, à reconnaître la valeur constitutionnelle de diverses composantes de la liberté individuelle (mariage, intégrité de la personne humaine, protection de la vie privée, dignité de la personne humaine), complétant et modernisant ainsi la panoplie des droits et libertés énoncés par des textes antérieurs. A noter cependant que des principes tels que celui de " confiance légitime ", de " sécurité juridique " ou de " liberté contractuelle " ne se sont pas vu reconnaître, en tant que tels, de rang constitutionnel à ce jour, faute de fondement suffisant dans le " bloc de constitutionnalité ". * Cette élaboration jurisprudentielle a été considérablement favorisée par les effets de la révision constitutionnelle de 1974, ce qui est d'autant plus remarquable que ces effets avaient été au départ grossièrement sous-estimés par la classe politique. En 1974, Valéry GISCARD d'ESTAING, nouveau Président de la République, fait accepter une révision de la Constitution ouvrant désormais à soixante sénateurs ou soixante députés la faculté de saisir le Conseil constitutionnel, avant sa promulgation, d'une loi votée par le Parlement. Ce droit de contestation accordé à une minorité parlementaire a contribué, de façon décisive, à l'évolution du rôle du Conseil constitutionnel. Quantitativement d'abord : si, de 1958 à 1974, seules neuf lois ordinaires avaient été déférées au Conseil constitutionnel, de 1974 à 1989, pendant une période de même durée (25 années), ce sont 166 lois qui ont été soumises à l'examen du Conseil constitutionnel. Presque vingt fois plus. Désormais, toutes les branches du droit sont affectées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. On a ainsi pu parler d'une " constitutionnalisation généralisée des différentes branches du droit " (cf. travaux du Professeur Favoreu). Qualitativement ensuite, car l'extension à la minorité parlementaire, c'est à dire le plus souvent à l'opposition politique au Gouvernement, prolonge, du même coup le débat parlementaire. Certes, le débat n'est plus de même nature, une fois le Conseil saisi : le terrain sur lequel se développe la controverse devient essentiellement juridique et son issue échappe aux joutes parlementaires. La " mobilisation " à laquelle le vote de la loi a donné lieu se poursuit cependant devant le Conseil, accroissant, en les canalisant, les possibilités d'échanges et d'interventions des acteurs dans le débat démocratique. Certains auteurs n'hésitent pas d'ailleurs à qualifier cette procédure de " démocratie continue ". Cette intervention " à chaud " du Conseil dans le débat politique donne à ses décisions un grand retentissement qui compense le faible nombre de celles-ci. Elle a pu apparaître, à certaines occasions, comme un facteur d'apaisement de la vie politique en France 2) - Est-ce à dire pour autant que le mécanisme tel qu'il s'est ainsi développé fournit la meilleure garantie de protection des droits fondamentaux ? Plusieurs aspects du système français peuvent ne pas paraître comme entièrement satisfaisants. * Tout d'abord, le contrôle demeure exclusivement a priori. Le Conseil ne peut en conséquence apprécier les dispositions législatives qui lui sont soumises qu'abstraitement. Il est contraint, dans l'analyse des griefs qui sont soulevés, de raisonner de façon " téléologique " et, à la limite, d'anticiper les effets potentiellement pervers d'un texte pour appliquer le test de constitutionnalité. Nombreuses sont les voix dans la doctrine pour dénoncer l'insuffisance et le caractère nécessairement incomplet d'un tel contrôle, que sa concentration dans le temps (un mois au maximum) interdit de porter, ne serait-ce que pour des raisons pratiques, sur la conformité du texte déféré aux traités ratifiés par la France, alors pourtant que l'article 55 de la Constitution garantit la supériorité de ceux-ci sur la loi nationale. Ce système cependant a ses avantages et connaît certains assouplissements. Il a deux avantages que d'ailleurs certaines cours étrangères nous envient tacitement... - Le premier est, par nature même, de censurer une loi avant qu'elle n'ait eu, du fait de sa mise en oeuvre, l'occasion de produire ses effets et de créer des droits ou des obligations. L'immunité juridictionnelle, en droit interne, de la loi promulguée concourt indubitablement à la réalisation de l'objectif de sécurité juridique, indissociable de l'État de droit. - Le second, spécifique au système français, est sa rapidité. Le Conseil doit se prononcer sur la constitutionnalité d'une loi dont il est saisi dans le délai d'un mois. Ce délai n'a jamais été dépassé. Il peut être notablement plus court, lorsque le Conseil estime devoir statuer en urgence, en particulier pour le contrôle des lois de finances dont le respect des textes organiques exige qu'elles soient publiées au Journal officiel au plus tard le 31 décembre. En d'autres termes, les règles dont est entouré le recours au contrôle préalable font qu'il ne peut être utilisé comme manoeuvre dilatoire dont l'effet serait l'entrave à la mise en oeuvre de la volonté du législateur. En outre, une telle obligation, parfois très contraignante pour les juges et leurs collaborateurs, a pour effet d'éviter que ne se constitue un stock d'affaires ralentissant la bonne marche de la justice constitutionnelle. Cette efficacité ne peut que renforcer l'autorité de l'institution. Le caractère a priori du contrôle admet par ailleurs un tempérament. Selon selon une jurisprudence fixée en 1985 (DC n° 85-187), le Conseil pourrait, saisi d'une loi modifiant, complétant ou affectant le domaine d'application d'une loi déjà promulguée, se prononcer sur la constitutionnalité de cette loi. Plusieurs fois confirmée, cette jurisprudence n'a cependant pas donné lieu, à ce jour, à une application positive. Elle constitue néanmoins un assouplissement, salué par la doctrine, à la rigueur du contrôle abstrait préalable. * La deuxième lacune, qui, elle, reste incontournable en l'état actuel du droit, est que la saisine du Conseil, en matière de lois ordinaires, est facultative. Le contrôle du Conseil constitutionnel est obligatoire pour ce qui est des lois organiques et des modifications apportées par les assemblées parlementaires à leurs règlements. Ceci s'explique d'ailleurs fort bien par l'intention originelle des constituants. Il ne fallait pas que des normes qui, bien que de rang inférieur à la Constitution, conditionnent l'organisation des pouvoirs publics et les pouvoirs du Parlement, puissent déroger aux normes constitutionnelles. Cependant, le monopole du contrôle des lois ordinaires appartient aux membres du Parlement et aux principales autorités de l'État (Président de la République, Premier ministre, Président de l'Assemblée nationale, Président du Sénat) Certes, on peut compter sur la diversité des milieux parlementaires, et notamment ceux de l'opposition, pour essayer de poursuive, par la voie constitutionnelle, un débat juridique gagné par la majorité politique. Mais certains exemples montrent que la classe politique, dans son ensemble, redoutant précisément l'effet politique, soit d'une censure, soit d'une confirmation par le juge constitutionnel d'un texte délicat (par exemple, la loi dite " Gayssot " sur la pénalisation du discours révisionniste), choisisse, en vertu d'un consensus implicite, de ne pas saisir le juge, alors même que la mise en cause de la constitutionnalité de certaines mesures paraîtrait pertinente. * Une dernière critique qui, plus encore que les précédentes, ne fait pas l'unanimité de la doctrine, regrette que le Conseil se refuse à apprécier la conformité de la loi aux traités et accords régulièrement ratifiés et approuvés. J'en ai déjà dit un mot. Ce refus se fonde sur des raisons de principe, mais aussi, et surtout peut-être, sur un constat pratique : les contraintes du contrôle a priori interdisent au Conseil de confronter d'office, en moins d'un mois, la loi déférée au stock impressionnant des engagements internationaux souscrits par la France. De plus, cette jurisprudence a l'avantage de bien répartir les tâches entre Cour constitutionnelle et juridictions de droit commun, en réservant aux juges de fond, qu'ils soient judiciaires ou administratifs, le contrôle de conventionnalité des lois. C'est à ces derniers qu'il revient de faire prévaloir les traités sur les lois internes, assurant ainsi l'efficacité de l'article 55 de la Constitution. Même imparfait, le système actuel de contrôle de constitutionnalité français a atteint son régime de croisière et jouit d'une légitimité certaine. Les sondages, régulièrement menés sur l'image des évolutions constitutionnelles auprès des Français, montrent qu'avec l'instauration de l'élection au suffrage universel du Président de la République, le Conseil constitutionnel recueille le plus grand nombre d'approbations (plus de 70 % d'opinions favorables) Sans doute, de façon récurrente, en particulier, lorsque des décisions de constitutionnalité contrarient les projets gouvernementaux, fleurissent les propositions parlementaires tendant à restreindre la portée du contrôle de constitutionnalité, par exemple en la limitant à l'épure conçue par le constituant de 1958. La tradition légicentriste est toujours bien vivante en France mais il ne semble pas qu'elle puisse maintenant revenir sur un acquis incontestable qui bénéficie d'un soutien populaire réel. II - Le Conseil arbitre et non otage du politique Incontestable dans ses fonctions, le Conseil est parfois contesté dans sa nature. Une partie de la doctrine se refuse à voir en cette institution une juridiction tant certaines de ses caractéristiques le font apparaître comme une composante des pouvoirs publics (1). Mais, en dépit de ce débat, l'autorité, la crédibilité et la légitimité du Conseil sont bien établies (2). 1) - Le Conseil constitutionnel otage du politique ? * L'argumentation qui tend à considérer le Conseil constitutionnel comme un organe politique s'appuie essentiellement sur les modalités de nomination du Conseil et prospère particulièrement au cours des périodes où le Conseil est, comme juge électoral des consultations nationales, amené à se prononcer sur la validité des mandats des parlementaires, notamment des députés. Les membres du Conseil sont tous nommés par des autorités politiques individuelles de façon totalement discrétionnaire. En effet, chacune des trois autorités de nomination (Président de la République, Président du Sénat et Président de l'Assemblée nationale) est habilitée à nommer un membre tous les trois ans. Sauf en cas de décès ou de démission, ces nominations triennales, pour un mandat de neuf ans non renouvelable, ont lieu à période fixe (fin février, début mars) et ne sont soumises à aucun avis préalable conforme ou proposition négociée. Cette caractéristique tranche très nettement avec les systèmes que les cours constitutionnelles ici représentées connaissent. Aucune élection, aucune proposition de corps collectifs, qu'ils soient politiques ou professionnels, n'a lieu en France. Dans ces conditions, la tentation peut être d'interpréter les nominations comme la manifestation d'une affiliation partisane. Pour certains, même la fréquence triennale du renouvellement atteste de la nécessité d'adapter au mieux l'équilibre des forces d'un moment donné à la composition du Conseil constitutionnel. Adhérer à cette conception revient implicitement à admettre que les membres du Conseil opinent pour la solution que leur autorité de nomination, politique par nature, a prise ou est sensée prendre sur la question dont ils sont saisis. Dans le même sens, est souvent mis en avant que, tranchant un conflit à peine scellé par un vote au Parlement, le Conseil se prononce dans des conditions telles que les pressions politiques qui se sont affrontées dans l'arène politique, encore portées " à incandescence ", ne peuvent pas l'épargner. Je voudrais dire ici, sans faillir au devoir de réserve qui s'impose aux membres du Conseil, et qui, dans la tradition française recouvre la totalité du délibéré, y compris le vote, que l'expérience, notamment la mienne, démontre à l'envie que tel n'est pas le cas. Georges Vedel, membre du Conseil de 1980 à 1989, déclarait lui aussi dans un article récent : " La couleur politique du Conseil est une invention journalistique : ses membres ne renient pas leurs opinions politiques mais ils appliquent les textes " (Le Point n° 1328 février 1998). En réalité, si " clivages " il y a, ceux-ci sont autrement plus complexes et moins " unidimensionnels " que la classique confrontation droite/gauche ne saurait en rendre compte. Bien plus, on me permettra de penser que les autres systèmes de désignation et de saisine ne placent pas nécessairement les juges à l'abri du politique. On voit mal en effet comment des juges élus par les partis politiques représentés au Parlement seraient plus indépendants de ces derniers que des juges désignés par les Présidents des Chambres. Au contraire, on est en droit de penser qu'un choix discrétionnaire est beaucoup plus libre de se porter sur des personnalités indépendantes, déliées de toute attache partisane. Par ailleurs, lorsque la Cour suprême américaine, ou la Cour constitutionnelle fédérale allemande, se prononce sur un problème délicat, comme celui de l'avortement, personne n'ira sérieusement prétendre que ces cours, saisies a posteriori d'un cas concret, se prononcent indépendamment de tout présupposé philosophique. Reste que, contrairement aux cours ici présentes, aucune qualification juridique expresse n'est exigée des membres du Conseil constitutionnel. C'est un fait, pourtant, que, depuis sa création, le nombre de membres du Conseil n'ayant pas de formation juridique est faible. Déjà, en 1988, une étude montrait que la grande majorité des juges nommés en France auraient satisfait aux conditions exigées en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Je constate d'ailleurs que les membres du Tribunal fédéral Suisse ne sont pas, eux non plus, en théorie, assujettis à des obligations de qualifications professionnelles. * Les allégations selon lesquelles le Conseil constitutionnel serait soumis à des pressions politiques auxquelles les modalités de désignation de ses membres le rendraient vulnérable, s'expriment avec d'autant moins de retenue que ses décisions tranchent des conflits d'intérêts partisans. Tel est particulièrement le cas du contentieux électoral. Toujours dans la perspective de rationaliser le fonctionnement du Parlement et de pallier les travers du " parlementarisme absolu " qui avaient affecté la IVè République, les constituants de 1958 ont confié le soin de contrôler la validité des mandats parlementaires au Conseil constitutionnel. Plusieurs cours européennes se sont vu attribuer cette compétence particulière. Elle se justifie. Partout, des résultats finaux serrés, des déséquilibres dans la représentation, des compétitions partisanes à forts enjeux, la contestation de l'élection de personnalités jouissant d'une forte notoriété nationale ou très implantées localement, suscitent un climat de suspicion partisane à chaque jugement rendu sur une élection. Ajoutons qu'en France, le rôle électoral du Conseil n'a été introduit qu'en 1958 et qu'il s'est considérablement alourdi au fil des années. En effet, le nombre de requérants contestant les élections dans leur circonscription augmente et les effets juridiques des jugements du Conseil sont plus diversifiés et plus pénalisants. Le nombre de requêtes augmente de façon irrégulière (107 en 1958, 81 en 1962, 189 en 1967, 50 en 1973, 58 en 1978, 61 en 1981, 29 en 1986, 221 en 1993 et 172 cette année) mais certaine. La raison en est double. La première est que le contentieux électoral, depuis longtemps exercé en matière d'élections locales, et administratives par le Conseil d'État, est de plus en plus souvent le fait des électeurs eux-mêmes. Les requérants ne sont plus seulement les candidats battus. La deuxième raison de l'augmentation du nombre de requêtes tient à ce que la France s'est dotée d'un arsenal législatif extrêmement rigoureux en matière de contrôle des dépenses liées à la campagne électorale. Toute nouvelle réglementation est source de contentieux. En l'espèce, les conséquences sont foudroyantes et ce d'autant que, depuis 1990,un requérant qui peut établir que son principal adversaire, élu, a contrevenu aux dispositions légales relatives au financement de sa campagne électorale, obtient non seulement l'annulation de l'élection, mais également l'inéligibilité pour un an du contrevenant. L'effet, électoralement très lourd, d'une décision d'annulation d'une élection, est, en ce cas, aggravé d'une sanction politiquement très pénalisante. Ce contentieux est donc particulièrement pesant et sensible. Plus encore qu'en matière de contrôle normatif, où il affronte la légitimité de la représentation nationale, le juge doit, en matière électorale, où il est confronté à la volonté du suffrage universel, assurer son autorité en ne cédant ni à la facilité de tout admettre ni à celle de ne rien laisser passer. A cet égard, le Conseil constitutionnel a su maintenir le cap (sept annulations sur 1988, six en 1993, quatre en 1997) et, malgré les controverses passagères que chaque décision provoque nécessairement dans le camp du perdant, il apparaît comme un arbitre - comme un arbitre d'influence et non pas sous influence2) - L'autorité du Conseil constitutionnel Le Conseil constitutionnel est parvenu, tout en ayant considérablement étendu la portée de son contrôle, et malgré les critiques périodiques (et légitimes en démocratie) dont il est l'objet, à asseoir son autorité. L'influence de celle-ci dans le champ politique se mesure de deux manières. * Tout d'abord la jurisprudence du Conseil est maintenant intégrée au débat démocratique par les acteurs juridictionnels, politiques et administratifs. Les juridictions suprêmes de l'ordre judiciaire et administratif appliquent la jurisprudence constitutionnelle, ou s'inspirent de celle-ci, de plus en plus souvent. Cette influence tient à la fois au fait que de plus en plus nombreux sont les domaines du droit touchés par la jurisprudence constitutionnelle et par l'autorité absolue de la chose jugée des décisions du Conseil, qui selon l'article 62 de la Constitution " s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ". Les branches exécutives du pouvoir en font autant. Les services gouvernementaux, lorsqu'ils rédigent un projet de loi, les services législatifs des assemblées, lorsqu'ils en préparent la discussion, tiennent le plus grand compte des acquis jurisprudentiels. Depuis 1988, les circulaires des Premiers Ministres relatives à l'organisation du travail gouvernemental, notamment celles du 19 mai 1995 (Juppé) et du 6 juin 1997 (Jospin), attirent l'attention des membres du Gouvernement sur " La nécessité de veiller au strict respect de la Constitution et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ". Les débats parlementaires eux-mêmes se saisissent de la jurisprudence, la brandissant tout à tour comme menace ou comme argument au soutien d'une thèse. L'effet préventif que produit ce réflexe de constitutionnalité représente un incontestable indice de l'influence du Conseil constitutionnel, en même temps qu'un facteur de consolidation de l'État de droit. Inversement le Conseil peut et a, conformément à l'intention initiale des constituants, préservé les prérogatives gouvernementales, qu'il s'agisse de celles qui s'exercent au cours du débat parlementaire ou de celles qui résultent de l'existence d'un pouvoir réglementaire autonome. La question pourrait naturellement être soulevée de l'influence du Conseil constitutionnel sur l'autre branche du pouvoir exécutif, la Présidence de la République. Lorsqu'est en cause l'interprétation des pouvoirs du Président de la République, que ce soit en matière de référendum, de convocation des assemblées en session extraordinaire, de signature des ordonnances, l'interprétation du " premier magistrat " s'impose. Il " veille ", en vertu de l'article 5 de la Constitution, " au respect de la Constitution ". Sous réserve de la mise en oeuvre de la procédure d'empêchement, le Conseil n'est pas compétent pour contester l'interprétation par le Président de la République des textes constitutionnels. Ainsi les principes dégagés depuis quarante ans constituent désormais un cadre dont les principaux acteurs politiques ne peuvent pas se désintéresser. Comment résumer ces principaux traits ? - Ce n'est pas un cadre immuable. Le Conseil constitutionnel a plusieurs fois rappelé non seulement que ses compétences sont exclusivement des compétences d'attribution, mais aussi qu'il " ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation équivalent au Parlement ". En d'autres termes, le Conseil se retient d'appliquer de façon rigide les règles et principes à valeur constitutionnelle. Le respect de l'objectif de la loi est un critère essentiel d'appréciation de la constitutionnalité des dispositions qu'elle contient. Ce " self restraint ", cette retenue, est l'une des caractéristiques qui ont contribué à l'autorité des décisions du juge constitutionnel français. - Susceptible d'infléchissements, la jurisprudence du Conseil est néanmoins stable sur le long terme et elle a su faire face à plusieurs renversements de majorités politiques (1981 - 1986 - 1988 - 1993 - 1997) - et donc de programmes législatifs, sans que les changements politiques ne s'accompagnent de revirements jurisprudentiels. Cette continuité n'a pas peu fait pour assurer sa crédibilité. La cohérence de sa jurisprudence est sa meilleure force de conviction. - Cohérent, cet ensemble jurisprudentiel peut néanmoins conduire à un affrontement avec le pouvoir politique. En 1993 une décision du Conseil relative au droit d'asile a ainsi conduit le Gouvernement à prendre l'initiative d'une révision constitutionnelle de manière à lever l'obstacle dressé par le Conseil. De la même manière que les lois ordinaires comportent parfois des réactions explicites à des interprétations du droit positif faites par les cours suprêmes judiciaires ou administratives, les révisions constitutionnelles peuvent permettre de surmonter l'application par le juge constitutionnel de la loi fondamentale. Ce débat, qui donne, en définitive, le dernier mot au constituant, est conforme aux règles démocratiques. La crise de l'automne 1993, première en son genre en France, n'a pas plus laissé de traces que les neuf révisions constitutionnelles américaines qui trouvent leur origine dans la volonté politique de contourner un jugement de la Cour. Ces " allers et retours " entre le pouvoir normatif et son juge, au niveau constitutionnel, comme au niveau législatif, participent du fonctionnement de l'État de droit. * Le deuxième critère de l'influence du Conseil constitutionnel est d'ordre international. Comme vous tous, souvent à l'initiative de certains d'entre vous, le Conseil est inséré dans des instances de coopération et d'échanges multilatérales. Cette implication est encore jeune : elle date d'une dizaine d'années. C'est en effet, en 1987 que le Conseil constitutionnel a été admis à la Conférence des cours constitutionnelles européennes. Ceci atteste bien, me semble-t-il, du changement de nature du Conseil constitutionnel. Il a conservé sa dénomination de Conseil, mais il est admis au sein de la Conférence au même titre que les juridictions constitutionnelles. A sa place dans la famille des cours constitutionnelles européennes, le Conseil est aussi à l'initiative de circuits d'échanges et de coopération dans l'espace francophone. Cette reconnaissance internationale ne peut être détachée de son influence politique interne. L'autorité d'une institution se renforce des différents domaines dans lesquels elle s'exerce. En conclusion, je voudrais avancer cette idée essentielle, selon laquelle l'influence majeure du Conseil constitutionnel sur le système politique français est précisément d'avoir permis le passage de la Constitution - séparation des pouvoirs à la Constitution - garantie des droits. Si la Constitution française est devenue l'acte des droits des gouvernés c'est parce que, décision après décision, le Conseil utilise la Constitution pour construire une charte jurisprudentielle des droits et libertés, jamais close, qui s'enrichit après chaque décision consacrant un nouveau droit constitutionnel. La question qui se pose alors est de savoir si, ce faisant, la juridiction constitutionnelle ne place pas indûment sous tutelle les autres pouvoirs et, plus profondément, ne subordonne pas à l'excès l'intérêt général aux droits et libertés individuelles. La crainte du " gouvernement des juges " qui dirait la Vérité de la loi envers et contre ses rédacteurs, existe toujours en France. A ceux qui manifestent cette crainte, il peut être répondu que le Conseil constitutionnel reste placé sous l'oeil vigilant des parlementaires. A deux reprises, des projets de réforme constitutionnelle tendant à étendre le champ de la compétence du Conseil (notamment à donner la possibilité aux justiciables de le saisir), ont été refusés par le Parlement. Plusieurs initiatives parlementaires (certes inabouties) ont même tendu à restreindre la portée du contrôle de constitutionnalité en limitant le " bloc de constitutionnalité " aux seuls articles de la Constitution. Récemment encore, la révision constitutionnelle d'août 1995 (qui étend les champ du référendum) ne prévoit pas de contrôle de constitutionnalité préalable à l'adoption des lois référendaires. Comme, par ailleurs, le Conseil, depuis une jurisprudence célèbre (62-20 DC) et toujours confirmée, se refuse à contrôler les lois adoptées par voie référendaire, c'est, potentiellement, tout un domaine susceptible de toucher aux libertés publiques et aux droits fondamentaux qui échappe au contrôle de constitutionnalité. Pour dépasser le vieux conflit entre suprématie du législateur (y compris populaire) et contrôle de constitutionnalité, il faut concevoir la Cour constitutionnelle comme un élément de la chaîne normative. Le Conseil intervient à un moment donné pour décider du sens d'un énoncé constitutionnel sans pour autant que cette décision fige définitivement le droit. Elle est en effet reprise, interprétée par le législateur, par les juridictions, critiquée par la doctrine ou infléchie par lui-même, dans une décision ultérieure, voire, le cas échéant, contrée par une révision constitutionnelle. Il faut pour cela accepter que la légitimité démocratique n'est pas seulement fondée sur l'élection, et que l'intervention du juge, ordinaire ou constitutionnel, est inséparable de l'État de droit.