Le rôle du Conseil constitutionnel français

Transcription

Le rôle du Conseil constitutionnel français
Le rôle du Conseil constitutionnel français
Exposé présenté par Yves GUENA, Président du Conseil constitutionnel,
à l'occasion du 150ème anniversaire de l'État fédéral suisse le 13 juin 1998
Rapport du Conseil constitutionnel français
Par rapport aux cinq cours constitutionnelles représentées à ce symposium, le
Conseil constitutionnel français est doté de caractéristiques qui le distinguent très
nettement.
- Il est le plus récent. Cette année il fête, avec la Constitution qui l'a institué, ses
quarante ans.
- Il est inséré dans un État unitaire de tradition centralisée et " jacobine ". Monsieur le
Ministre de la Justice de la Confédération a parfaitement mis en valeur l'importance
fédératrice, unificatrice, d'une Cour constitutionnelle dans un État fédéral. Mes
collègues allemands, mais aussi autrichiens et italiens feront valoir, notamment au
regard des compétences dont chacune de leur cours dispose en la matière, leur rôle
intégrateur par rapport aux forces centrifuges des régions.
- Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur des conflits
éventuels d'attribution entre le pouvoir central et les autorités locales. Ceci est, en
France, du domaine de la Cour suprême administrative, le Conseil d'État.
- Le Conseil constitutionnel ne peut pas, à la différence des autres cours, être saisi,
ni directement, ni même indirectement par un citoyen de la constitutionnalité d'une
loi. Les membres du Parlement, s'ils n'ont plus le monopole de la création de la loi,
depuis la possibilité accordée par la Constitution de 1958 de procéder à des
consultations référendaires législatives, ont en revanche conservé celui de son
contrôle.
- Enfin, le Conseil constitutionnel, sauf exceptions fruits d'une évolution
jurisprudentielle sur laquelle on reviendra, ne peut se prononcer sur la conformité au
bloc de constitutionnalité d'une loi promulguée.
Les tentatives d'étendre a posteriori le contrôle de constitutionnalité ont, à ce jour,
toutes échoué, du fait, notamment, de la résistance du législateur à admettre que la
loi, expression de la volonté générale, puisse être contestée après son entrée en
vigueur.
Ces spécificités pourraient paraître restreindre, par comparaison avec les autres
cours, le rôle politique de l'institution.
Statistiquement c'est évident. Le Conseil, hors contentieux électoral, rend, depuis
1974 en moyenne trente décisions par an.
Mais le rôle politique d'une institution ne se mesure pas au nombre de décisions
rendues par elle. Je proposerai de mesurer le rôle du Conseil constitutionnel au
regard des deux critères principaux que les organisateurs de ce symposium
souhaitaient voir aborder : la protection des droits fondamentaux et la régulation de
la vie politique.
Le Conseil constitutionnel français s'impose désormais comme gardien des libertés
fondamentales bien que son mode de saisine et ses compétences limitent la portée
de cette fonction. (I).
En dépit d'un mode de nomination parfois critiqué et d'une compétence en matière
électorale dont la mise en oeuvre est lourde et délicate, le Conseil a renforcé son
autorité au sein du système politique français (II).
I - Le Conseil, gardien des libertés
Cette fonction est le fruit d'une lente évolution (1), irréversible bien qu'incomplète (2).
1) - L'intention des constituants de 1958 n'était pas de mettre sur pied un organe
dont le rôle aurait été de garantir que la loi respecte les droits fondamentaux.
Le Général DE GAULLE n'avait-il pas dit " En France, la Cour suprême c'est le
peuple " ? Le Commissaire du gouvernement, Monsieur R. JANOT, n'avait-il pas
affirmé, au cours des travaux préparatoires à la rédaction de la Constitution de 1958,
que le contrôle du Conseil constitutionnel ne se concevait que par rapport aux
articles de la Constitution et à eux seuls, lesquels, à quelques exceptions près
(liberté de formation des partis politiques, liberté individuelle, principe d'égalité) ne
comportent guère de références aux droits fondamentaux ?
Dans la perspective de l'établissement d'un régime de rationalisation du
parlementarisme, l'objectif des constituants était bien en effet de contrôler le
Parlement, mais afin de préserver les pouvoirs du Gouvernement, notamment ses
pouvoirs normatifs, le domaine réglementaire.
Depuis sa création, le Conseil constitutionnel a changé de nature. Il est devenu le
gardien des droits et libertés fondamentaux à la suite de deux infléchissements
décisifs, l'un jurisprudentiel, l'autre constitutionnel.
* En 1971, à l'occasion d'un contrôle exercé sur un projet de loi proposé par le
Gouvernement et voté par le Parlement après saisine du Président du Sénat, le
Conseil constitutionnel a explicitement incorporé le préambule de la Constitution de
1958, et, par voie de conséquence, les textes auquel il se réfère, au bloc de
constitutionnalité.
Les normes de référence du contrôle comportent désormais un catalogue des droits
et libertés fondamentaux : celui issu de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789 (droits dits " de la première génération "), ainsi que celui issu du
Préambule de la Constitution de la IVème République, adoptée en 1946 (droits dits
" de la seconde génération ").
En s'appuyant, de façon jugée souvent prétorienne sur les termes de la Déclaration
de 1789 ou sur ceux du Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil
constitutionnel a été conduit, dès 1971, à dégager des principes " particulièrement
nécessaires à notre temps " (protection de la santé), des objectifs à valeur
constitutionnelle (pluralisme des courants d'expression, continuité du service public,
maintien de l'ordre public), des " principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République " (liberté d'association, droits de la défense, liberté de conscience), et
plus généralement, à reconnaître la valeur constitutionnelle de diverses composantes
de la liberté individuelle (mariage, intégrité de la personne humaine, protection de la
vie privée, dignité de la personne humaine), complétant et modernisant ainsi la
panoplie des droits et libertés énoncés par des textes antérieurs.
A noter cependant que des principes tels que celui de " confiance légitime ", de
" sécurité juridique " ou de " liberté contractuelle " ne se sont pas vu reconnaître, en
tant que tels, de rang constitutionnel à ce jour, faute de fondement suffisant dans le
" bloc de constitutionnalité ".
* Cette élaboration jurisprudentielle a été considérablement favorisée par les effets
de la révision constitutionnelle de 1974, ce qui est d'autant plus remarquable que ces
effets avaient été au départ grossièrement sous-estimés par la classe politique.
En 1974, Valéry GISCARD d'ESTAING, nouveau Président de la République, fait
accepter une révision de la Constitution ouvrant désormais à soixante sénateurs ou
soixante députés la faculté de saisir le Conseil constitutionnel, avant sa
promulgation, d'une loi votée par le Parlement.
Ce droit de contestation accordé à une minorité parlementaire a contribué, de façon
décisive, à l'évolution du rôle du Conseil constitutionnel.
Quantitativement d'abord : si, de 1958 à 1974, seules neuf lois ordinaires avaient été
déférées au Conseil constitutionnel, de 1974 à 1989, pendant une période de même
durée (25 années), ce sont 166 lois qui ont été soumises à l'examen du Conseil
constitutionnel. Presque vingt fois plus.
Désormais, toutes les branches du droit sont affectées par la jurisprudence du
Conseil constitutionnel. On a ainsi pu parler d'une " constitutionnalisation généralisée
des différentes branches du droit " (cf. travaux du Professeur Favoreu).
Qualitativement ensuite, car l'extension à la minorité parlementaire, c'est à dire le
plus souvent à l'opposition politique au Gouvernement, prolonge, du même coup le
débat parlementaire.
Certes, le débat n'est plus de même nature, une fois le Conseil saisi : le terrain sur
lequel se développe la controverse devient essentiellement juridique et son issue
échappe aux joutes parlementaires. La " mobilisation " à laquelle le vote de la loi a
donné lieu se poursuit cependant devant le Conseil, accroissant, en les canalisant,
les possibilités d'échanges et d'interventions des acteurs dans
le débat
démocratique. Certains auteurs n'hésitent pas d'ailleurs à qualifier cette procédure de
" démocratie continue ". Cette intervention " à chaud " du Conseil dans le débat
politique donne à ses décisions un grand retentissement qui compense le faible
nombre de celles-ci. Elle a pu apparaître, à certaines occasions, comme un facteur
d'apaisement de la vie politique en France
2) - Est-ce à dire pour autant que le mécanisme tel qu'il s'est ainsi développé fournit
la meilleure garantie de protection des droits fondamentaux ?
Plusieurs aspects du système français peuvent ne pas paraître comme entièrement
satisfaisants.
* Tout d'abord, le contrôle demeure exclusivement a priori.
Le Conseil ne peut en conséquence apprécier les dispositions législatives qui lui sont
soumises qu'abstraitement. Il est contraint, dans l'analyse des griefs qui sont
soulevés, de raisonner de façon " téléologique " et, à la limite, d'anticiper les effets
potentiellement pervers d'un texte pour appliquer le test de constitutionnalité.
Nombreuses sont les voix dans la doctrine pour dénoncer l'insuffisance et le
caractère nécessairement incomplet d'un tel contrôle, que sa concentration dans le
temps (un mois au maximum) interdit de porter, ne serait-ce que pour des raisons
pratiques, sur la conformité du texte déféré aux traités ratifiés par la France, alors
pourtant que l'article 55 de la Constitution garantit la supériorité de ceux-ci sur la loi
nationale.
Ce système cependant a ses avantages et connaît certains assouplissements.
Il a deux avantages que d'ailleurs certaines cours étrangères nous envient
tacitement...
- Le premier est, par nature même, de censurer une loi avant qu'elle n'ait eu, du fait
de sa mise en oeuvre, l'occasion de produire ses effets et de créer des droits ou des
obligations. L'immunité juridictionnelle, en droit interne, de la loi promulguée concourt
indubitablement à la réalisation de l'objectif de sécurité juridique, indissociable de
l'État de droit.
- Le second, spécifique au système français, est sa rapidité.
Le Conseil doit se prononcer sur la constitutionnalité d'une loi dont il est saisi dans le
délai d'un mois. Ce délai n'a jamais été dépassé. Il peut être notablement plus court,
lorsque le Conseil estime devoir statuer en urgence, en particulier pour le contrôle
des lois de finances dont le respect des textes organiques exige qu'elles soient
publiées au Journal officiel au plus tard le 31 décembre.
En d'autres termes, les règles dont est entouré le recours au contrôle préalable font
qu'il ne peut être utilisé comme manoeuvre dilatoire dont l'effet serait l'entrave à la
mise en oeuvre de la volonté du législateur.
En outre, une telle obligation, parfois très contraignante pour les juges et leurs
collaborateurs, a pour effet d'éviter que ne se constitue un stock d'affaires
ralentissant la bonne marche de la justice constitutionnelle. Cette efficacité ne peut
que renforcer l'autorité de l'institution.
Le caractère a priori du contrôle admet par ailleurs un tempérament. Selon selon une
jurisprudence fixée en 1985 (DC n° 85-187), le Conseil pourrait, saisi d'une loi
modifiant, complétant ou affectant le domaine d'application d'une loi déjà
promulguée, se prononcer sur la constitutionnalité de cette loi. Plusieurs fois
confirmée, cette jurisprudence n'a cependant pas donné lieu, à ce jour, à une
application positive. Elle constitue néanmoins un assouplissement, salué par la
doctrine, à la rigueur du contrôle abstrait préalable.
* La deuxième lacune, qui, elle, reste incontournable en l'état actuel du droit, est que
la saisine du Conseil, en matière de lois ordinaires, est facultative.
Le contrôle du Conseil constitutionnel est obligatoire pour ce qui est des lois
organiques et des modifications apportées par les assemblées parlementaires à
leurs règlements. Ceci s'explique d'ailleurs fort bien par l'intention originelle des
constituants. Il ne fallait pas que des normes qui, bien que de rang inférieur à la
Constitution, conditionnent l'organisation des pouvoirs publics et les pouvoirs du
Parlement, puissent déroger aux normes constitutionnelles.
Cependant, le monopole du contrôle des lois ordinaires appartient aux membres du
Parlement et aux principales autorités de l'État (Président de la République, Premier
ministre, Président de l'Assemblée nationale, Président du Sénat) Certes, on peut
compter sur la diversité des milieux parlementaires, et notamment ceux de
l'opposition, pour essayer de poursuive, par la voie constitutionnelle, un débat
juridique gagné par la majorité politique. Mais certains exemples montrent que la
classe politique, dans son ensemble, redoutant précisément l'effet politique, soit
d'une censure, soit d'une confirmation par le juge constitutionnel d'un texte délicat
(par exemple, la loi dite " Gayssot " sur la pénalisation du discours révisionniste),
choisisse, en vertu d'un consensus implicite, de ne pas saisir le juge, alors même
que la mise en cause de la constitutionnalité de certaines mesures paraîtrait
pertinente.
* Une dernière critique qui, plus encore que les précédentes, ne fait pas l'unanimité
de la doctrine, regrette que le Conseil se refuse à apprécier la conformité de la loi
aux traités et accords régulièrement ratifiés et approuvés. J'en ai déjà dit un mot.
Ce refus se fonde sur des raisons de principe, mais aussi, et surtout peut-être, sur un
constat pratique : les contraintes du contrôle a priori interdisent au Conseil de
confronter d'office, en moins d'un mois, la loi déférée au stock impressionnant des
engagements internationaux souscrits par la France. De plus, cette jurisprudence a
l'avantage de bien répartir les tâches entre Cour constitutionnelle et juridictions de
droit commun, en réservant aux juges de fond, qu'ils soient judiciaires ou
administratifs, le contrôle de conventionnalité des lois. C'est à ces derniers qu'il
revient de faire prévaloir les traités sur les lois internes, assurant ainsi l'efficacité de
l'article 55 de la Constitution.
Même imparfait, le système actuel de contrôle de constitutionnalité français a atteint
son régime de croisière et jouit d'une légitimité certaine.
Les sondages, régulièrement menés sur l'image des évolutions constitutionnelles
auprès des Français, montrent qu'avec l'instauration de l'élection au suffrage
universel du Président de la République, le Conseil constitutionnel recueille le plus
grand nombre d'approbations (plus de 70 % d'opinions favorables)
Sans doute, de façon récurrente, en particulier, lorsque des décisions de
constitutionnalité
contrarient
les
projets
gouvernementaux,
fleurissent
les
propositions parlementaires tendant à restreindre la portée du contrôle de
constitutionnalité, par exemple en la limitant à l'épure conçue par le constituant de
1958. La tradition légicentriste est toujours bien vivante en France mais il ne semble
pas qu'elle puisse maintenant revenir sur un acquis incontestable qui bénéficie d'un
soutien populaire réel.
II - Le Conseil arbitre et non otage du politique
Incontestable dans ses fonctions, le Conseil est parfois contesté dans sa nature.
Une partie de la doctrine se refuse à voir en cette institution une juridiction tant
certaines de ses caractéristiques le font apparaître comme une composante des
pouvoirs publics (1).
Mais, en dépit de ce débat, l'autorité, la crédibilité et la légitimité du Conseil sont bien
établies (2).
1) - Le Conseil constitutionnel otage du politique ?
* L'argumentation qui tend à considérer le Conseil constitutionnel comme un organe
politique s'appuie essentiellement sur les modalités de nomination du Conseil et
prospère particulièrement au cours des périodes où le Conseil est, comme juge
électoral des consultations nationales, amené à se prononcer sur la validité des
mandats des parlementaires, notamment des députés.
Les membres du Conseil sont tous nommés par des autorités politiques individuelles
de façon totalement discrétionnaire.
En effet, chacune des trois autorités de nomination (Président de la République,
Président du Sénat et Président de l'Assemblée nationale) est habilitée à nommer un
membre tous les trois ans. Sauf en cas de décès ou de démission, ces nominations
triennales, pour un mandat de neuf ans non renouvelable, ont lieu à période fixe (fin
février, début mars) et ne sont soumises à aucun avis préalable conforme ou
proposition négociée. Cette caractéristique tranche très nettement avec les systèmes
que les cours constitutionnelles ici représentées connaissent. Aucune élection,
aucune proposition de corps collectifs, qu'ils soient politiques ou professionnels, n'a
lieu en France.
Dans ces conditions, la tentation peut être d'interpréter les nominations comme la
manifestation d'une affiliation partisane. Pour certains, même la fréquence triennale
du renouvellement atteste de la nécessité d'adapter au mieux l'équilibre des forces
d'un moment donné à la composition du Conseil constitutionnel.
Adhérer à cette conception revient implicitement à admettre que les membres du
Conseil opinent pour la solution que leur autorité de nomination, politique par nature,
a prise ou est sensée prendre sur la question dont ils sont saisis.
Dans le même sens, est souvent mis en avant que, tranchant un conflit à peine scellé
par un vote au Parlement, le Conseil se prononce dans des conditions telles que les
pressions politiques qui se sont affrontées dans l'arène politique, encore portées " à
incandescence ", ne peuvent pas l'épargner.
Je voudrais dire ici, sans faillir au devoir de réserve qui s'impose aux membres du
Conseil, et qui, dans la tradition française recouvre la totalité du délibéré, y compris
le vote, que l'expérience, notamment la mienne, démontre à l'envie que tel n'est pas
le cas.
Georges Vedel, membre du Conseil de 1980 à 1989, déclarait lui aussi dans un
article récent : " La couleur politique du Conseil est une invention journalistique : ses
membres ne renient pas leurs opinions politiques mais ils appliquent les textes " (Le
Point n° 1328 février 1998).
En réalité, si " clivages " il y a, ceux-ci sont autrement plus complexes et moins
" unidimensionnels " que la classique confrontation droite/gauche ne saurait en
rendre compte.
Bien plus, on me permettra de penser que les autres systèmes de désignation et de
saisine ne placent pas nécessairement les juges à l'abri du politique. On voit mal en
effet comment des juges élus par les partis politiques représentés au Parlement
seraient plus indépendants de ces derniers que des juges désignés par les
Présidents des Chambres. Au contraire, on est en droit de penser qu'un choix
discrétionnaire est beaucoup plus libre de se porter sur des personnalités
indépendantes, déliées de toute attache partisane.
Par ailleurs, lorsque la Cour suprême américaine, ou la Cour constitutionnelle
fédérale allemande, se prononce sur un problème délicat, comme celui de
l'avortement, personne n'ira sérieusement prétendre que ces cours, saisies a
posteriori d'un cas concret, se prononcent indépendamment de tout présupposé
philosophique.
Reste que, contrairement aux cours ici présentes, aucune qualification juridique
expresse n'est exigée des membres du Conseil constitutionnel.
C'est un fait, pourtant, que, depuis sa création, le nombre de membres du Conseil
n'ayant pas de formation juridique est faible. Déjà, en 1988, une étude montrait que
la grande majorité des juges nommés en France auraient satisfait aux conditions
exigées en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Je constate d'ailleurs que les
membres du Tribunal fédéral Suisse ne sont pas, eux non plus, en théorie, assujettis
à des obligations de qualifications professionnelles.
* Les allégations selon lesquelles le Conseil constitutionnel serait soumis à des
pressions politiques auxquelles les modalités de désignation de ses membres le
rendraient vulnérable, s'expriment avec d'autant moins de retenue que ses décisions
tranchent des conflits d'intérêts partisans.
Tel est particulièrement le cas du contentieux électoral.
Toujours dans la perspective de rationaliser le fonctionnement du Parlement et de
pallier les travers du " parlementarisme absolu " qui avaient affecté la IVè
République, les constituants de 1958 ont confié le soin de contrôler la validité des
mandats parlementaires au Conseil constitutionnel.
Plusieurs cours européennes se sont vu attribuer cette compétence particulière.
Elle se justifie.
Partout, des résultats finaux serrés, des déséquilibres dans la représentation, des
compétitions partisanes à forts enjeux, la contestation de l'élection de personnalités
jouissant d'une forte notoriété nationale ou très implantées localement, suscitent un
climat de suspicion partisane à chaque jugement rendu sur une élection.
Ajoutons qu'en France, le rôle électoral du Conseil n'a été introduit qu'en 1958 et qu'il
s'est considérablement alourdi au fil des années.
En effet, le nombre de requérants contestant les élections dans leur circonscription
augmente et les effets juridiques des jugements du Conseil sont plus diversifiés et
plus pénalisants.
Le nombre de requêtes augmente de façon irrégulière (107 en 1958,
81 en 1962, 189 en 1967, 50 en 1973, 58 en 1978, 61 en 1981, 29 en 1986, 221 en
1993 et 172 cette année) mais certaine.
La raison en est double.
La première est que le contentieux électoral, depuis longtemps exercé en matière
d'élections locales, et administratives par le Conseil d'État, est de plus en plus
souvent le fait des électeurs eux-mêmes. Les requérants ne sont plus seulement les
candidats battus.
La deuxième raison de l'augmentation du nombre de requêtes tient à ce que la
France s'est dotée d'un arsenal législatif extrêmement rigoureux en matière de
contrôle des dépenses liées à la campagne électorale.
Toute nouvelle réglementation est source de contentieux. En l'espèce, les
conséquences sont foudroyantes et ce d'autant que, depuis 1990,un requérant qui
peut établir que son principal adversaire, élu, a contrevenu aux dispositions légales
relatives au financement de sa campagne électorale, obtient non seulement
l'annulation de l'élection, mais également l'inéligibilité pour un an du contrevenant.
L'effet, électoralement très lourd, d'une décision d'annulation d'une élection, est, en
ce cas, aggravé d'une sanction politiquement très pénalisante.
Ce contentieux est donc particulièrement pesant et sensible. Plus encore qu'en
matière de contrôle normatif, où il affronte la légitimité de la représentation nationale,
le juge doit, en matière électorale, où il est confronté à la volonté du suffrage
universel, assurer son autorité en ne cédant ni à la facilité de tout admettre ni à celle
de ne rien laisser passer.
A cet égard, le Conseil constitutionnel a su maintenir le cap (sept annulations sur
1988, six en 1993, quatre en 1997) et, malgré les controverses passagères que
chaque décision provoque nécessairement dans le camp du perdant, il apparaît
comme un arbitre - comme un arbitre d'influence et non pas sous influence2) - L'autorité du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel est parvenu, tout en ayant considérablement étendu la
portée de son contrôle, et malgré les critiques périodiques (et légitimes en
démocratie) dont il est l'objet, à asseoir son autorité.
L'influence de celle-ci dans le champ politique se mesure de deux manières.
* Tout d'abord la jurisprudence du Conseil est maintenant intégrée
au débat démocratique par les acteurs juridictionnels, politiques et administratifs.
Les juridictions suprêmes de l'ordre judiciaire et administratif appliquent la
jurisprudence constitutionnelle, ou s'inspirent de celle-ci, de plus en plus souvent.
Cette influence tient à la fois au fait que de plus en plus nombreux sont les domaines
du droit touchés par la jurisprudence constitutionnelle et par l'autorité absolue de la
chose jugée des décisions du Conseil, qui selon l'article 62 de la Constitution
" s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et
juridictionnelles ". Les branches exécutives du pouvoir en font autant.
Les services gouvernementaux, lorsqu'ils rédigent un projet de loi, les services
législatifs des assemblées, lorsqu'ils en préparent la discussion, tiennent le plus
grand compte des acquis jurisprudentiels.
Depuis 1988, les circulaires des Premiers Ministres relatives à l'organisation du
travail gouvernemental, notamment celles du 19 mai 1995 (Juppé) et du 6 juin 1997
(Jospin), attirent l'attention des membres du Gouvernement sur " La nécessité de
veiller au strict respect de la Constitution et de la jurisprudence du Conseil
constitutionnel ". Les débats parlementaires eux-mêmes se saisissent de la
jurisprudence, la brandissant tout à tour comme menace ou comme argument au
soutien d'une thèse.
L'effet préventif que produit ce réflexe de constitutionnalité représente un
incontestable indice de l'influence du Conseil constitutionnel, en même temps qu'un
facteur de consolidation de l'État de droit.
Inversement le Conseil peut et a, conformément à l'intention initiale des constituants,
préservé les prérogatives gouvernementales, qu'il s'agisse de celles qui s'exercent
au cours du débat parlementaire ou de celles qui résultent de l'existence d'un pouvoir
réglementaire autonome.
La question pourrait naturellement être soulevée de l'influence du Conseil
constitutionnel sur l'autre branche du pouvoir exécutif, la Présidence de la
République.
Lorsqu'est en cause l'interprétation des pouvoirs du Président de la République, que
ce soit en matière de référendum, de convocation des assemblées en session
extraordinaire, de signature des ordonnances, l'interprétation du " premier magistrat "
s'impose. Il " veille ", en vertu de l'article 5 de la Constitution, " au respect de la
Constitution ". Sous réserve de la mise en oeuvre de la procédure d'empêchement,
le Conseil n'est pas compétent pour contester l'interprétation par le Président de la
République des textes constitutionnels.
Ainsi les principes dégagés depuis quarante ans constituent désormais un cadre
dont les principaux acteurs politiques ne peuvent pas se désintéresser.
Comment résumer ces principaux traits ?
- Ce n'est pas un cadre immuable. Le Conseil constitutionnel a plusieurs fois rappelé
non seulement que ses compétences sont exclusivement des compétences
d'attribution, mais aussi qu'il " ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation équivalent
au Parlement ". En d'autres termes, le Conseil se retient d'appliquer de façon rigide
les règles et principes à valeur constitutionnelle. Le respect de l'objectif de la loi est
un critère essentiel d'appréciation de la constitutionnalité des dispositions qu'elle
contient. Ce " self restraint ", cette retenue, est l'une des caractéristiques qui ont
contribué à l'autorité des décisions du juge constitutionnel français.
- Susceptible d'infléchissements, la jurisprudence du Conseil est néanmoins stable
sur le long terme et elle a su faire face à plusieurs renversements de majorités
politiques (1981 - 1986 - 1988 - 1993 - 1997) - et donc de programmes législatifs,
sans que les changements politiques ne s'accompagnent de revirements
jurisprudentiels. Cette continuité n'a pas peu fait pour assurer sa crédibilité. La
cohérence de sa jurisprudence est sa meilleure force de conviction.
- Cohérent, cet ensemble jurisprudentiel peut néanmoins conduire à un affrontement
avec le pouvoir politique. En 1993 une décision du Conseil relative au droit d'asile a
ainsi conduit le Gouvernement à prendre l'initiative d'une révision constitutionnelle de
manière à lever l'obstacle dressé par le Conseil.
De la même manière que les lois ordinaires comportent parfois des réactions
explicites à des interprétations du droit positif faites par les cours suprêmes
judiciaires ou administratives, les révisions constitutionnelles peuvent permettre de
surmonter l'application par le juge constitutionnel de la loi fondamentale.
Ce débat, qui donne, en définitive, le dernier mot au constituant, est conforme aux
règles démocratiques. La crise de l'automne 1993, première en son genre en France,
n'a pas plus laissé de traces que les neuf révisions constitutionnelles américaines qui
trouvent leur origine dans la volonté politique de contourner un jugement de la Cour.
Ces " allers et retours " entre le pouvoir normatif et son juge, au niveau
constitutionnel, comme au niveau législatif, participent du fonctionnement de l'État de
droit.
* Le deuxième critère de l'influence du Conseil constitutionnel
est d'ordre international.
Comme vous tous, souvent à l'initiative de certains d'entre vous, le Conseil est inséré
dans des instances de coopération et d'échanges multilatérales.
Cette implication est encore jeune : elle date d'une dizaine d'années. C'est en effet,
en 1987 que le Conseil constitutionnel a été admis à la Conférence des cours
constitutionnelles européennes. Ceci atteste bien, me semble-t-il, du changement de
nature du Conseil constitutionnel. Il a conservé sa dénomination de Conseil, mais il
est admis au sein de la Conférence au même titre que les juridictions
constitutionnelles.
A sa place dans la famille des cours constitutionnelles européennes, le Conseil est
aussi à l'initiative de circuits d'échanges et de coopération dans l'espace
francophone.
Cette reconnaissance internationale ne peut être détachée de son influence politique
interne.
L'autorité d'une institution se renforce des différents domaines dans lesquels elle
s'exerce.
En conclusion, je voudrais avancer cette idée essentielle, selon laquelle l'influence
majeure du Conseil constitutionnel sur le système politique français est précisément
d'avoir permis le passage de la Constitution - séparation des pouvoirs à la
Constitution - garantie des droits.
Si la Constitution française est devenue l'acte des droits des gouvernés c'est parce
que, décision après décision, le Conseil utilise la Constitution pour construire une
charte jurisprudentielle des droits et libertés, jamais close, qui s'enrichit après chaque
décision consacrant un nouveau droit constitutionnel.
La question qui se pose alors est de savoir si, ce faisant, la juridiction
constitutionnelle ne place pas indûment sous tutelle les autres pouvoirs et, plus
profondément, ne subordonne pas à l'excès l'intérêt général aux droits et libertés
individuelles.
La crainte du " gouvernement des juges " qui dirait la Vérité de la loi envers et contre
ses rédacteurs, existe toujours en France.
A ceux qui manifestent cette crainte, il peut être répondu que le Conseil
constitutionnel reste placé sous l'oeil vigilant des parlementaires. A deux reprises,
des projets de réforme constitutionnelle tendant à étendre le champ de la
compétence du Conseil (notamment à donner la possibilité aux justiciables de le
saisir), ont été refusés par le Parlement.
Plusieurs initiatives parlementaires (certes inabouties) ont même tendu à restreindre
la portée du contrôle de constitutionnalité en limitant le " bloc de constitutionnalité "
aux seuls articles de la Constitution.
Récemment encore, la révision constitutionnelle d'août 1995 (qui étend les champ du
référendum) ne prévoit pas de contrôle de constitutionnalité préalable à l'adoption
des lois référendaires. Comme, par ailleurs, le Conseil, depuis une jurisprudence
célèbre (62-20 DC) et toujours confirmée, se refuse à contrôler les lois adoptées par
voie référendaire, c'est, potentiellement, tout un domaine susceptible de toucher aux
libertés publiques et aux droits fondamentaux qui échappe au contrôle de
constitutionnalité.
Pour dépasser le vieux conflit entre suprématie du législateur (y compris populaire) et
contrôle de constitutionnalité, il faut concevoir la Cour constitutionnelle comme un
élément de la chaîne normative. Le Conseil intervient à un moment donné pour
décider du sens d'un énoncé constitutionnel sans pour autant que cette décision fige
définitivement le droit. Elle est en effet reprise, interprétée par le législateur, par les
juridictions, critiquée par la doctrine ou infléchie par lui-même, dans une décision
ultérieure, voire, le cas échéant, contrée par une révision constitutionnelle.
Il faut pour cela accepter que la légitimité démocratique n'est pas seulement fondée
sur l'élection, et que l'intervention du juge, ordinaire ou constitutionnel, est
inséparable de l'État de droit.