Le droit administratif

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Le droit administratif
Introduction générale
SECTION I
Le droit administratif
§1. Un droit spécifique
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Se démarquant des systèmes juridiques dans lesquels un droit unique régit
l’ensemble des relations juridiques (en particulier dans les pays anglo-saxons),
celles des personnes publiques comme des personnes privées, le système
juridique français est doté de règles spécifiques en matière d’organisation
et d’activité de l’administration. Ces règles composant le droit administratif
se distinguent des règles du droit privé qui forment le droit civil, le droit social,
le droit commercial…
Le droit administratif, qui est avant tout le droit des relations de l’administration avec les administrés, poursuit un objectif fondamental : donner
à l’administration les moyens de satisfaire l’intérêt général.
Pour ce faire, celle-ci dispose d’un cadre d’action et de prérogatives particulières. Le cadre est celui du service public (de la police, de la justice, de la
poste…). Quant aux prérogatives particulières, ce sont celles liées à la puissance publique – d’où leur appellation de prérogatives de puissance publique –
qui ont pour objet de permettre à l’administration d’imposer ses vues et ses
décisions. La plus significative est sans doute celle qui permet dans certains
cas à l’administration de faire exécuter ses décisions avec l’appui de la force
publique (le privilège de l’exécution d’office).
Inversement, l’administration est soumise à des sujétions (des contraintes)
particulières. Ainsi, en matière contractuelle, elle ne peut choisir librement son
cocontractant.
Le droit administratif s’applique naturellement à l’administration lorsque
celle-ci agit en tant que puissance publique et inscrit par là même son
action dans le cadre des règles de la gestion publique. Les litiges nés de cette
activité relèvent alors de la compétence des juridictions administratives.
Mais l’activité administrative n’est pas régie exclusivement par les
règles du droit administratif. Schématiquement, la diversification et la
complexité croissante des missions et des tâches dévolues à l’administration
ont conduit les pouvoirs publics à soumettre certaines de ses tâches aux
règles de la gestion privée relevant des règles du droit privé. Il en résulte
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Introduction générale 9
que les litiges nés des activités administratives soumises aux règles de gestion
privée relèvent de la compétence des juges en charge du contentieux de droit
privé.
§2. L’origine du droit administratif
Ce droit spécifique est né du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires proclamé, plus que posé, par la loi des 16 et 24 août
1790 (relative à l’organisation judiciaire) et réaffirmé par le décret (qui a valeur
de loi) du 16 Fructidor An III. Ce principe, inspiré par la méfiance envers
les tribunaux judiciaires (héritiers des Parlements de l’Ancien Régime), leur
dénie toute compétence pour juger de l’action administrative (du moins
lorsque celle-ci est synonyme de puissance publique).
Il fallait donc, sous peine de déni de justice ou d’arbitraire, donner un juge
à la puissance publique. Ce fut fait en l’An VIII avec l’institution de juridictions spécialisées dans le règlement du contentieux de l’administration
(conseils de préfecture et Conseil d’État).
Cette lente construction devait trouver son aboutissement dans l’arrêt
Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873 (GAJA, Rec. Lachaume) qui
consacre l’autonomie du droit administratif (voy. infra, n° 623).
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S E C T I O N II
Les définitions du droit administratif
Aucune définition ne rend parfaitement compte de la complexité et des subtilités du droit administratif (en particulier de la jurisprudence qui en est la
principale composante). Ceci dit, on distingue schématiquement des doctrines
classiques et des conceptions plus modernes.
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§1. Les doctrines classiques
La définition du droit administratif s’est longtemps résumée à une opposition
entre les écoles fondées au début du xxe siècle par deux grands maîtres du droit
public.
Pour Léon Duguit, fondateur de l’école du service public, le droit administratif se définit avant tout par son objet, par sa finalité qui est la gestion
des activités de service public destinées à la satisfaction de l’intérêt général.
L’activité de service public entraîne la mise en œuvre des règles du droit administratif et détermine la compétence du juge administratif.
Pour Maurice Hauriou, fondateur de l’école de la puissance publique, le
droit administratif se détermine par les moyens mis en œuvre par l’administration pour mener à bien sa mission de service public. Si ces moyens sont
ceux de la gestion publique, alors le droit administratif s’applique et le juge
administratif est compétent.
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Introduction générale Droit administratif
Ces deux visions « matérielles », qui ont le mérite de la clarté, n’en sont pas
moins dogmatiques donc réductrices de la complexité du droit administratif
(elles proposent une vision globale et tranchée du droit administratif reposant
sur un critère exclusif).
Pour approfondir et affiner la définition du droit administratif, Georges
Vedel propose dans les années cinquante une doctrine, certes plus complexe,
mais plus pragmatique : la doctrine des bases constitutionnelles du droit
administratif. L’idée du doyen Vedel est que l’on peut trouver dans la Constitution les bases objectives d’une définition de l’administration et du droit
administratif. Et en effet, l’approche organique que propose la Constitution
(ses différents titres traitent notamment du gouvernement, du Parlement, du
Conseil constitutionnel, de l’autorité judiciaire) constitue un point de départ
possible. À partir de là, la doctrine des bases constitutionnelles du droit administratif repose sur la combinaison de trois niveaux d’analyse.
Le premier niveau est celui de l’analyse organique et consiste à rattacher
l’administration au gouvernement (en excluant par conséquent ce qui relève
du Parlement et de l’autorité judiciaire).
Le second niveau est celui de l’analyse matérielle et consiste à exclure de
l’activité du gouvernement ce qui n’a pas de caractère administratif, à savoir la
diplomatie et les rapports avec les autres pouvoirs publics constitutionnels
(comme le Parlement).
Le troisième niveau est celui de l’analyse juridique et consiste à exclure
de l’activité administrative le recours aux procédés de droit privé. Par là même,
l’analyse redonne vigueur à la théorie de la puissance publique chère à
Maurice Hauriou.
Le droit administratif apparaît donc comme le régime de puissance
publique sous lequel est exercé « l’ensemble des activités du gouvernement
et des autorités décentralisées étrangères à la conduite des relations internationales et aux rapports entre les pouvoirs publics ». De la même façon,
l’administration est « l’ensemble des activités du gouvernement et des autorités
décentralisées… s’exerçant sous un régime de puissance publique ».
§2. Les conceptions modernes
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Puisant en quelque sorte aux sources, elles opèrent la combinaison des
doctrines du service public et de la puissance publique (méthode préconisée
notamment par le professeur Chapus).
Le droit administratif a souvent été présenté (de façon privilégiée) comme
le droit de la puissance publique ou de la gestion publique (de façon plus large)
commandant l’application des règles spécifiques du droit administratif ainsi
que la compétence de la juridiction administrative.
Mais cette approche s’est avérée réductrice dans la mesure où elle ne prenait
pas en compte ce qui est la raison d’être du droit administratif, sa finalité :
la satisfaction de l’intérêt général (qui justifie le recours à des procédés exorbitants du droit commun) s’exprimant à travers le service public (cette notion
de service public a fourni au droit administratif nombre de ses grands principes ; le professeur Marcel Waline fut parmi les premiers dès 1952 à prendre
en compte la notion d’intérêt général dans la définition du droit administratif).
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Introduction générale 11
Le droit administratif apparaît donc comme le droit s’appliquant aux activités du gouvernement (hormis ce qui à trait à la conduite des relations internationales et aux rapports entre les pouvoirs publics) et ayant vocation à la
satisfaction de l’intérêt général par l’utilisation de prérogatives de puissance
publique.
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Les caractères fondamentaux du droit administratif
Le droit administratif est avant tout un droit autonome possédant ses propres
règles, différentes voire opposées à celles du droit privé. De manière originale,
ces règles sont le fruit de l’œuvre prétorienne (c’est-à-dire qui est l’œuvre du
juge) du juge administratif. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, un
rapprochement logique s’est opéré entre le droit administratif et le droit constitutionnel. Enfin, malgré les évolutions positives, le droit et la pratique administrative demeurent trop complexes, notamment pour des administrés souvent
désarmés.
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§1. Un droit autonome
Ainsi que nous l’avons mentionné, l’autonomie du droit administratif est consacrée par l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873. Il y est stipulé
que la responsabilité administrative « ne peut être régie par les principes qui
sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particuliers à particuliers » ;
qu’« elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et
la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ». Quelle
est la portée de la règle ainsi posée ?
L’expression « droit autonome » peut être quelque peu trompeuse. S’il
est clair que les règles du droit administratif sont autonomes par rapport à
celles du droit privé (et réciproquement), cela ne signifie pas qu’il existe un
cloisonnement entre les deux droits. En effet, historiquement, le premier s’est
construit dans une certaine mesure par référence au second (cela demeure vrai).
C’est pour cela que, malgré sa cohérence et sa spécificité, on peut dire que le
droit administratif demeure un droit dérogatoire « au droit commun » que
constitue le droit privé.
De la même façon, l’autonomie du droit administratif par rapport aux autres
branches du droit public, notamment le droit constitutionnel, ne doit pas masquer
les convergences et les rapprochements entre ces droits (voy. infra, n° 9).
Le rapprochement du droit administratif et du droit constitutionnel).
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§2. D’un droit jurisprudentiel à un droit écrit et codifié
Historiquement, le droit administratif est « éminemment » jurisprudentiel. En
clair, cela signifie que les règles et les principes fondamentaux du droit
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Introduction générale Droit administratif
administratif ont été élaborés et posés à l’occasion d’arrêts rendus par le
Conseil d’État.
Ce droit prétorien n’est pas le fruit d’une quelconque volonté du Conseil
d’État de se dresser en législateur (ou plus exactement en jurislateur) mais
simplement la traduction de la nécessité devant laquelle il s’est trouvé de doter
l’administration de règles et de principes de fonctionnement. En effet, il n’a
jamais existé pour le droit administratif de code écrit équivalant au Code civil
et rassemblant les principes et les règles de ce droit.
En se faisant normateur (qui élabore des normes), le Conseil est sorti de
son rôle stricto sensu qui est de veiller à la bonne application des normes juridiques voulues par le gouvernement et le Parlement. Mais son audace, ainsi
que celle du Tribunal des conflits chargé de trancher les questions de compétence entre les ordres de juridiction administratif et judiciaire (voy. par ex.
l’arrêt Blanco), a permis de structurer des domaines aussi fondamentaux que
la responsabilité administrative ou les contrats. En restant fidèle à l’esprit du
système juridique français et en se référant fréquemment aux principes d’équité,
le Conseil a su éviter l’écueil d’une jurisprudence arbitraire.
Ceci dit, le droit administratif n’est pas, loin s’en faut, exclusivement jurisprudentiel. Le droit écrit y prend une place importante, du moins quantitativement. Ainsi, en matière d’organisation administrative, citons la loi du
2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements
et des régions. De même, le statut de la fonction publique est déterminé par
des lois et des règlements. Par ailleurs, le droit administratif est de plus en
plus codifié. Entendu au sens large, cela signifie d’une part que la place du
droit écrit augmente dans la détermination des règles et des principes de
ce droit (ne serait-ce que parce que le législateur a repris à son compte certaines
règles et principes posés par la jurisprudence), d’autre part que ce droit écrit
est mis en ordre sous forme de codes rassemblant les textes relatifs à des
domaines particuliers du droit administratif (Code général des collectivités
territoriales, Code de l’urbanisme…).
Enfin, si par définition on ne peut dire que l’œuvre jurisprudentielle du
Conseil d’État est achevée (elle est vivante, évolue en permanence et s’adapte),
du moins peut-on affirmer que le droit administratif est aujourd’hui un droit
homogène, « complet ». L’époque de l’affirmation des grands principes jurisprudentiels semble révolue et a cédé la place à une période dans laquelle
le Conseil se comporte davantage, et cela n’a rien de péjoratif, comme un
« gestionnaire » du droit administratif (il gère en quelque sorte les règles et
les principes qu’il a lui-même édictés). Moins audacieux qu’hier, il est tenté
d’abandonner en quelque sorte le champ normatif au législateur, au gouvernement mais aussi au juge constitutionnel.
§3. Le rapprochement du droit administratif
et du droit constitutionnel
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Historiquement, droit administratif et droit constitutionnel sont deux droits
séparés. Le droit administratif a toujours été « déconnecté » des Constitutions
successives et le Conseil d’État a longtemps été dans l’impossibilité d’exercer
un contrôle de l’action administrative sur la base de normes constitutionnelles.
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En revanche, le droit constitutionnel s’est inspiré très tôt, au moins implicitement, du droit administratif (de ses concepts, de ses méthodes) pour se
construire.
Pour la première fois, l’introduction de la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen de 1789 dans l’ordre juridique (Déclaration qui est l’une des
sources majeures d’inspiration du Conseil d’État dans l’élaboration des principes du droit administratif), par le biais des préambules respectifs des Constitutions de 1946 et 1958, a certes mis en évidence le fossé qui séparait droit
administratif et droit constitutionnel mais a également laissé entrevoir certaines
perspectives de rapprochement.
A compter des années 1970, un rapprochement significatif s’est opéré.
Depuis lors, ces deux droits s’enrichissent et s’influencent mutuellement.
Le Conseil constitutionnel s’est inspiré et s’inspire toujours de concepts, de
méthodes et de principes jurisprudentiels élaborés par le Conseil d’État (il en
est ainsi de l’idée d’une gradation du contrôle juridictionnel, de la notion
d’erreur manifeste d’appréciation ou de la jurisprudence des principes généraux
du droit prolongée par celle relative aux principes à valeur constitutionnelle).
Réciproquement, le Conseil d’État bénéficie de l’œuvre jurisprudentielle du
Conseil constitutionnel. En effet, la Haute Juridiction administrative n’hésite
pas à se référer directement, à l’appui de ses décisions, aux principes de
valeur constitutionnelle consacrés comme tels par la jurisprudence constitutionnelle. Il s’agit notamment des principes contenus dans le préambule de
la Constitution de 1958 au sein duquel la Déclaration des droits de l’homme
occupe une place primordiale (à compter de la décision fondamentale du 16 juillet 1971, Liberté
d’association, Rec. Lachaume).
§4. L’excessive complexité du droit administratif
Même si des progrès considérables ont été réalisés depuis plusieurs décennies pour rapprocher l’administration des administrés (davantage de transparence, d’informations…) et pour faire du droit administratif un droit moins
inégal (même s’il l’est par nature), force est de constater que ce dernier apparaît
toujours aux administrés comme une nébuleuse de règles et de principes
plus ou moins inaccessibles, a fortiori avec l’influence croissante du droit
européen. De la même façon, la pratique administrative demeure trop
complexe pour leur permettre d’en comprendre et d’en maîtriser les rouages.
Par ailleurs, si le Conseil d’État (et la juridiction administrative en général)
n’est plus aujourd’hui le « protecteur des prérogatives de l’administration », il
n’en reste pas moins organiquement, intellectuellement, proche de l’administration et de ses préoccupations.
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Enfin, la lisibilité parfois réduite de la jurisprudence (si les arrêts sont
aujourd’hui plus détaillés et mieux motivés, ils sont également plus techniques)
en rend difficile la compréhension et l’interprétation. Là encore, si l’administration ou les praticiens du droit sont à même de chercher le sens d’une décision, notamment en se reportant aux conclusions des Commissaires du
gouvernement (qui exposent de manière plus substantielle les arguments qui
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fondent l’arrêt), tel n’est évidemment pas le cas des administrés quelque peu
désarmés face à un langage de spécialistes.
Toutefois, il faut noter que depuis quelques années, par l’utilisation d’internet, la publicité des arrêts et des décisions rendus par les juridictions administratives est bien mieux assurée. De plus, le développement de la justice
électronique (dématérialisation progressive de la procédure contentieuse)
devrait faciliter, à l’avenir, le recours à la justice administrative.
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