CHAPITRE 6 APERÇU SUR LA VIE

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CHAPITRE 6 APERÇU SUR LA VIE
CHAPITRE 6
APERÇU SUR LA VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
DE LA RÉGION DE SEDDOUK
Nos figues, nos olives, nos caroubes et nos câpres se vendaient mieux et les campagnes de figues
ou d'olives se succédaient durant des mois. A Seddouk-centre, il y avait plus de sept moulins à
huile. Les propriétaires en étaient Caupert, Tempier, Marcelin, Ait-Khellifa
Mokhtar, Gross Léonce, Belamri Mohand et enfin Tintin. Celui-ci vendit, plus tard, son moulin
aux frères Maâliou, Bachir et Mokrane.
Les usines de conditionnement de figues étaient nombreuses. Elles appartenaient à messieurs
AïtKhelifa Nacer, Belamri Ouali, Si Ahmimi Bencheikh, Bekarel et Lile. De très nombreux
intermédiaires installés en ville achetaient aux paysans, les figues ou les olives, et les revendaient
aux usines.
Par camion ou par train, les marchandises traitées étaient aussitôt expédiées par bateau, à partir
du port de Béjaïa, vers la France, l'Italie ou l'Angleterre.
Le port de Béjaïa était devenu un véritable comptoir d'où partaient nos produits vers L'Europe.
Nous, les jeunes, avions notre part de cette abondance naturelle. Nous effectuions le ramassage
des olives de fin de saison, que nous revendions aux grossistes, lesquels en profitaient pour
organiser des « tombolas », dans le but de nous reprendre, souvent, le produit de nos ventes.
L'amélioration de la situation après la guerre fit revenir quelques survivants, estropiés, escapés
de grandes batailles. Ce fut le cas de trois Seddoukois, qui avaient brillamment combattu les
Allemands au Mont Cassino. Le premier, Da-Amar Oussekri, bénéficia d'une licence pour
services rendus à La France. Cela lui permit d'exploiter un café maure, situé non loin de
l'ancienne poste, et dont la gérance fut confiée, jusqu'à une date récente, à son neveu
Hamidouche. À côté de ce modeste établissement se greffa une gargote, où les haricots blancs
(fayots) étaient le menu quotidien.
Un autre ancien combattant, à sa démobilisation, eut aussi le privilège, d'ouvrir un café maure
donnant sur la place publique.
Enfin, un troisième, qui avait perdu un bras sur le même front, fut nommé caïd. En évoquant ces
trois valeureux personnages, qui avaient laissé une partie d'eux-mêmes sur le front des alliés, et
qui avaient participé à la libération de la France, une pensée émue et un hommage s'adressent à
beaucoup d'autres qui ne revinrent jamais. Tout ce sang versé par les Algériens pour libérer le sol
français du joug nazi fut « récompensé » par les massacres de Sétif, Kherrata et Guelma.
Les paysans de la région se retrouvaient dans les cafés, lieux privilégiés pour « tuer le temps »
(expression bien de chez nous pour signifier « se distraire »). Les interminables parties de
dominos ou de cartes étaient les seuls divertissements. Le samedi étant jour de marché
hebdomadaire, on assistait à une grande ruée vers la ville. C'était le grand jour des
retrouvailles habituelles, des échanges de nouvelles, et les marchands profitaient de toute
l'animation qui régnait pour écouler avantageusement les légumes et les fruits de saison de leurs
jardins.
Le soir, à dos de mulet, à dos de baudet, nos braves paysans, formant une longue file, s'en
retournaient chez eux, en arborant, pour les plus fiers, un ou deux gros pains achetés chez la
boulangère, madame Pascale, en face de la gendarmerie, Les plus nantis étaient ceux qui
pouvaient se permettre l'achat de deux kilos d'oranges ou de mandarines. Un gros pain, pour un
paysan, était considéré comme un luxe, et on ne se vantait pas d'avoir acheté un pain, mais un
dessert, au même titre que les oranges ou les mandarines.
Le marché était tout un spectacle : charmeurs de serpents, passionnés des jeux à la « raille »,
diseurs de bonne aventure, « Boussaâdias », « Ammariètes », voleurs à la tire, tout ce monde s'y
retrouvait ...
Extrait du livre “Le dernier Témoin” de Rachid Adjaoud –Casbah Editions 2012 –Algérie –pages de 63 à 73
D'autres cafés, ainsi que d'autres gargotes ouvrirent plus tard.Les Français, en face, n'étaient
nullement privés de loisirs. Ils possédaient leur propre bar, où seuls quelques « indigènes
privilégiés » et sans scrupules étaient admis à trinquer avec eux. Deux établissements étaient
ouverts, tenus l'un par les Colonna, l'autre par M. et Mme christaine. Deux bars, c'était beaucoup
pour recevoir une poignée d'Européens dans un petit village comme le nôtre. Ils étaient situés,
respectivement, à l'entrée de la ville, à l'emplacement de l'actuelle maison de Si Achour, et à la
place de l'habitation des Tiguerte. J'ai écrit plus haut que quelques « indigènes privilégiés » y
étaient admis ; néanmoins notre communauté blâmait ceux qui fréquentaient ces lieux de
débauche honnis par notre religion. Par ailleurs, les fêtes au village, françaises ou musulmanes,
furent partagées.Le quatorze juillet - date commémorant la prise de la Bastille en 1789, et la
proclamation de la république- était fêté, chaque année, avec faste, sur l'actuelle place de la
mairie, où tous les Européens de la vallée venaient assister au bal organisé à cette occasion, et
admirer le feu d'artifice.
L'évocation du marché de Seddouk fait ressortir trois figures importantes parmi les agriculteurs :
Tempier Henri, Da Idir Aouzellag (Bensid Idir), et Ouzani Smaïl. Ces propriétaires terriens
occupaient une place privilégiée pour la vente de leur production.Tempier, possédait une ferme à
Biziou, implantée sur des terres très riches. Il employait une main-d'œuvre bon marché. Da-Idir
Aouzellag exploitait une petite propriété, non loin de celle de Tempier. Ouzani Smail avait des
cultures situées un peu plus bas, proches des berges de la Soummam. Ils inondaient à eux trois le
marché en produits maraîchers.
Très souvent, lorsqu'ils n'arrivaient pas, en fin de journée, à écouler toutes leurs marchandises,
celles-ci étaient alors bradées, ou distribuées gratuitement à la population.
Parmi toute la population européenne de Seddouk, seul Tempier possédait une ferme digne de ce
nom, et pouvait être qualifié de colon. J'évoquerai plus loin d'autres Français habitant la région
de Seddouk.Avant de présenter les différentes communautés de la population de la ville, un bref
aperçu sur la commune n'est pas inutile.
Seddouk était une commune de plein exercice, administrée avec fermeté par un maire français,
ayant les pleins pouvoirs : Louis Caupert. Le statut de commune de plein exercice était attribué
aux agglomérations ayant une forte densité de population européenne, comme c'était le cas de
Seddouk, et de celles qui la limitaient, au sud, à l'est, et au nord.
Au sud, la commune mixte d'Akbou était sous l'autorité étendue d'un administrateur, dont les
subordonnés directs étaient les caïds, aghas ou bachaghas de sa circonscription. Ceux-ci avaient
sous leur responsabilité des douars uniquement habités par les Musulmans. Les caïds,
généralement issus du corps des officiers, sous-officiers de l'armée française ou invalides de
guerre, traitaient durement la population, et se montraient souvent impitoyables. Ils rendaient
régulièrement compte à l'administrateur de tous les événements survenant dans leur secteur. De
plus, leur mission principale consistait en la surveillance constante de leurs administrés.
L'objectif en était l'élimination systématique des fauteurs de troubles, et la préservation des
intérêts de la France. En un mot, ils constituaient les yeux et les oreilles de l'administrateur,
et donc ceux de la France souveraine.
À l'est, Seddouk avait comme limite la commune mixte de « La Fayette », actuellement Bougaâ.
Au nord, la commune mixte de la Soummam, Sidi-Aïch, constituait une autre frontière. Cette
dernière commune était plus importante que celle de Seddouk,tant en étendue qu'en nombre
d'habitants, mais elle était quand même gérée en commune mixte.
Comme on peut le constater, la ville de Seddouk était entourée de douars surveillés par un caïd.
Elle porte souvent le nom de « village de colonisation. » Pour analyser la situation de cette partie
del'histoire, il est nécessaire de brosser un tableau des activités et des relations sociales
fournissant des élements pertinents de compréhension.
Avec le concours de mon ami Berkani Abderrahmane qui, grâce à son excellente mémoire, se
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souvient du moindre événement, j'ai pu dresser la liste de tous les Français qui ont vécu à
Seddouk, soit pendant longtemps, soit durant une courte période. Cette liste exhaustive est
publiée dans la suite de cet ouvrage.
En essayant de reconstituer, tant bien que mal, le parcours et les activités de chacun d'eux, nous
en avons finalement, déduit qu'il s'agissait d'une frange de population faisant partie, en tant que
fonctionnaires, enseignants, artisans ou petits commerçants, de la classe sociale moyenne. Quelle
que fût leur appartenance sociale, les Français demeuraient arrogants, haineux, affichant
ouvertement un complexe de supériorité à l'égard de la population musulmane. Presque tous
s'exprimaient dans un kabyle « roulé }), alors que la majorité des Musulmans ne parlaient pas le
français.
Il ne pouvait pas en être autrement, car dans toute la commune de Seddouk, il n'y avait que trois
écoles :Seddouk-Centre, l'ancienne caserne, Seddouk-Ouadda et Takaatz ; plus tard fut construite
celle d'Ighzer-Elkim, en face de la ferme des Tempier, à Biziou.
L'Algérien, dans ces conditions, était beaucoup plus préoccupé par sa survie que par des études,
d'ailleurs rudimentaires et soumises à plusieurs aléas. Cette situation était voulue et planifiée par
l'administration coloniale, afin que l'indigène demeurât toujours ignorant, donc inférieur,
assujetti, pouvant ainsi être dominé facilement.
Par la même occasion, la manière de vivre de nos populations a été analysée. Il en ressort un
caractère de modestie, de convivialité et de simplicité, avec l'esprit de ne pas avoir d'exigences
au dessus de ses moyens -contrairement à ce qu'il se passe de nos jours.
L'ancienne caserne, perchée tout en haut du village et construite par les premiers occupants,
devint le premier siège de la commune de Seddouk. On aménagea deux ou trois classes,
spécialement pour les enfants des Français, et seuls quelques Musulmans y étaient admis.
Plus bas, en longeant la grande rue, d'en haut jusqu'à la gendarmerie, on débouchait sur l'actuelle
place du marché, où était construit le château d'eau, alimenté à partir de la source de SeddoukOufella.Ce réservoir distribuait le précieux liquide à tout le village et desservait quelques
fontaines publiques.
Plus bas encore, on trouvait le magasin de Léonce Gross et de son épouse. Il fut le premier
quincaillier à venir s'installer chez nous. Le couple avait pris pour aide Medjani Larbi. Gross
était aussi propriétaire d'une parcelle de terrain plantée d'oliviers, et possaidait en outre une
huilerie. Durant les campagnes des olives, des figues et des caroubes, il rajoutait à son activité
habituelle l'achat et la vente de ces produits de la terre. Son épouse eut une conduite des plus
néfastes pendant la guerre de libération. Sa fille était mariée à un officier de l'armée française en
poste à Seddouk.
Après l'indépendance du pays, il restera le seul Français au village pendant une longue période,
avant de quitter définitivement l'Algérie. Il avait tenté, lors de diverses élections municipales, de
ravir le poste de maire à M.Caupert, sans succès. Il en était resté une animosité flagrante entre
ces deux personnages.
En face du magasin des Gross, était construit le dispensaire municipal, géré par M. Djaadène,
puis par M. Bensikhaled Abdelmalek, auxiliaire médical.
Cet établissement recevait, en majorité, des patients musulmans. À côté de ce dispensaire, M.
Hammad Bezza avait un magasin d'habillement.
En descendant toujours vers le bas, on pouvait s'arrêter à la mercerie de Medjani Belkacem. Ce
magasin offrait un grand choix de tissus. Diverses étoffes y étaient disponibles, y compris des
matières provenant du Moyen-Orient. Lorsque vous rentriez chez lui, pour une raison ou une
autre, vous en sortiez toujours avec un morceau de tissu sous le bras.
M. Medjani Belkacem était un homme pieux et respectueux, habillé toujours à la manière
traditionnelle. Il savait attirer une clientèle toujours avide de nouveauté, avec une façon très
personnelle de vous présenter sa marchandise. Il survivra à la guerre de libération, et mourra
quelques années après l'indépendance.
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En face de cette mercerie se trouvait l'épicerie de Berkani Salah. La clientèle de cette épicerie
bien achalandée venait surtout de la campagne, des villages environnants. Entre cet épicier et ses
clients s'était installée une confiance réciproque. Il faisait crédit à ceux qui ne disposaient pas de
moyens pour payer les marchandises qu'ils achetaient chez lui, et, parfois, de nombreux paysans
déposaient chez lui leurs économies en toute quiétude. H avait consacré toute sa vie au négoce.
Sa mort suscita une grande compassion chez ses clients et amis.
Sur le même côté de la rue, en face aussi de M.Medjani, M. et Mme Marius géraient la première
pompe à essence de Seddouk. Cette « pompe Shell » fonctionnait manuellement, d'ailleurs pour
très peu de véhicules, à l'époque. Les Marius géraient, parallèlement, une épicerie et une
boulangerie. À la mort du vieux Marius, la veuve resta seule et transforma son commerce en
débit de boissons alcoolisées, activité plus lucrative que toute autre.
Une pause, ici, est nécessaire, pour faire le portrait du « personnage » de Madame Marius, « la
dame de fer du village». Plus populaire que n'importe quel Seddoukois et Seddoukoise, elle
maniait la langue kabyle mieux que nous tous et se disait « kabyle » à part entière. Elle avait
trois filles, mariées en France, mais elle ne pensait à elles que rarement. Celles-ci, après
l'indépendance avaient tenté de persuader leur mère d'aller vivre avec elles. Mais, après un court
séjour, Mme Marius revint à Seddouk. Aux gens qui lui en demandaient la raison, elle répondait
sans détour : « Moi, je suis Kabyle et je veux mourir ici, au milieu des miens. » Elle ne changea
pas d'avis, elle resta à Seddouk, où elle avait résisté, parfois seule, aux injonctions des maires,
qui tentaient de la dissuader de vendre d'alcool. Elle les renvoyait énergiquement. Les habitants
de Seddouk l'adoptèrent pour sa position de principe. Après l'indépendance, elle vécut longtemps
parmi nous. Elle est morte à Seddouk, comme elle l'avait souhaité. Le seul problème qui se posa,
le jour de son décès, c'était l'absence d'un curé pour le service funéraire. A cause de la
dégradation avancée du cimetière européen, elle fut enterrée au cimetière de Bejaïa. Elle y repose
encore.
La « légende de Madame Marius » méritait d'être racontée, car cette personne n'était pas la seule à
vouloir rester vivre et mourir en Algérie. Je connais, dans la région de Sétif, de nombreux colons
qui aidèrent matériellement notre révolution. La dépouille de l'un d'eux, décédé en France, fut
ramenée par sa famille, pour être inhumée au cimetière de Sétif, selon les dernières volontés du
défunt.
J'ai présenté, au début de ce récit, mon ancien instituteur, M. Cottet, qui avait quitté l'Algérie à
la fin de la guerre, suite à un attentat de « l'O.A.S » (Organisation Armée Secrète, groupe
terroriste de pieds-noirs, créé pour tuer et faire couler le sang de tous ceux qui s'opposaient à leur
projet de garder l'Algérie française).
….
Je vais reprendre ici le fil de l'histoire de notre village, Seddouk. La dernière personne citée était
Madame Marius, dont l'« histoire » a donné lieu à une sorte d' « arrêt sur image ».
A côté de la pompe à essence, les Smaoune possédaient un commerce. Je me rappelle le plus
vieux d'entre eux, Da-Rabah, toujours assis sur une natte d'alfa près de la porte. Sa longue
moustache, son burnous, son habit kabyle en faisaient un personnage bien singulier, et on
le voyait toujours solitaire. Il se chargeait des achats pour le magasin, qu'il effectuait avec une
charrette en bois, et son cheval était toujours attaché devant sa maison. Il descendait souvent à
Sidi-Aïch, surtout le mercredi — jour de marché — pour s'approvisionner.
Da Abderrahmane, son fils aîné, tenait l'épicerie et savait comment vanter la marchandise aux
clients.Il était grand de taille, avec une moustache toujours bien taillée, portant en permanence
une blouse grise. Tout le monde travaillait, dans cette famille. Les affaires étant fructueuses, elle
fit ainsi l'acquisition de Plusieurs terrains. La famille Smaoune paya son dû à la guerre : leur fils
Mansour est mort dignement devant ses assassins, dans la nuit du cinq juillet 1957. Il fait
partie des sept martyrs assassinés dans la même rue.
Rachid Smaoune est connu pour sa participation active dans la fédération de France du F.L.N. Il
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est mort il y a quelques années ( paix à son âme).
Faisant face aux Smaoune, les frères Boudraâ avaient ouvert une épicerie et une pompe à
essence. Ils se relayaient dans le magasin et achetaient aux paysans le produit de leur récolte.
Devant le magasin, il y avait toujours quelques vieillards autour de Da-Rabia pour
commenter les événements de la journée. La famille Boudraâ est une famille de révolutionnaires.
Le chahid Boudraâ Malek, Ahmimi, était chef d'une wilaya de la fédération du F.L.N., et
Boudraâ M'hand, un membre actif dans les rangs des militants.
M. Kournane Abdelkader, marchand ambulant, tenait, juste devant les Boudraâ, un étal de fruits
et légumes. Juste en face, un personnage important, Si-Boudiba Bezza, écrivain public, gérait
une boutique avec son fils Larbi. Si-Bezza, homme cultivé, ancien facteur des à Abdelbèque,
dans la région de Sétif, aimait raconter son passage dans cette ville. Homme prévoyant et
honnête, il avait acquis la confiance des petites gens, qui s'adressaient à lui pour régler leurs
problèmes. Il était dépositaire des mandats et du courrier des villageois. Je me souviens de ses
visites quotidiennes à la mairie de Seddouk pour retirer des pièces d'état civil, à la place de
nombreux paysans qui lui demandaient ce service. Il aimait répéter à Tavier, secrétaire général
de la mairie, ce dicton :
« L'homme cherche tant dans la nature, qu'un de ces jours, c'est elle qui parlera ». À l'époque, je
n'avais rien compris à ces « prévisions », formulées par un simple mortel. Maintenant, je
comprends tout du sens de ces prédictions, car la nature a effectivement bien changé depuis. Si
Larbi, le fils, qui venait de quitter la Médersa, se reconvertit, dans le même local, dans la vente
de céréales. Il fut l'un des militants du F.L.N de Seddouk, et fit partie de la première cellule des
moussebline de son village, Seddouk-Oufella. Il devint plus tard officier de l'A.L.N. Il est tombé
héroïquement au champs d'honneur du côté de Makouda. L'orphelin qu'il a laissé lui ressemble
énormément.
Dans le magasin de Si Bezza, en plus des céréales et des papiers, s'entassaient de nombreux sacs
contenant divers échantillons de minerais, provenant des mines de la région. Si Bezza espérait la
remise en service des mines d'Achtoug et de Gueldamane, car elles contenaient beaucoup de fer
et de cuivre.
Le commerce des céréales était, pour son fils Larbi, beaucoup plus une couverture pour ses
activités politiques.
Tous les soirs, en compagnie de M'Sili Lahlou, propriétaire d'une boucherie voisine, et Kournane
Abdelkader, il remontait vers les villages d'en haut. Quand j'ai commencé à travailler à la mairie,
je faisais partie du groupe, à la descente comme à la montée. Nos discussions se rapportaient aux
événements de l'heure. Un des sujets de distraction était le mariage du prince Rainier de Monaco
avec Grace Kelly, et la conversation était souvent animée par Da Lahlou M'Sili.
Un peu plus bas, Si-Madani Bencheikh avait aussi sa boutique de commerce multiple. Son
burnous, sa gandourah blanche et son turban, le« guennoure »,lui donnaient l'allure d'un vrai
monarque. Homme pieux et respecté de la population, il céda toutes ses
activités à son fils Si-Ahmimi, un bon vivant, qui avait le sens des affaires. Il fut l'un des
premiers citoyens de Seddouk à posséder une voiture et à monter une usine de traitement de
figues avec deux Français, Lile et Bekkarel, de Tazmalt. Les boîtes d'emballage portaient
le logo « B.B.L. » : Bencheikh Bekkarel - Lile.
Si-Ahmimi, que j'ai connu très jeune, a gardé une amitié sincère avec toute ma famille, et en
particulier avec mon père et moi-même. Ces bonnes relations continuèrent pendant la guerre.
Lorsque j'étais dans la région de Sétif, dans les maquis, et que lui—même avait fui la répression
à Seddouk pour se réfugier avec sa famille là-bas, nous reprîmes des contacts réguliers.
Il avait partagé sa cellule, dans les camps de concentration de Béjaïa (D.O.P), avec mon père et
Benseghir Seddik. C'est lui qui m'avait raconté les durs moments vécus par mon père durant sa
détention.
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Je reparlerai de Si Ahmimi quand je relaterai la fin de mon parcours, car il a joué un rôle
important durant la période du cessez-le-feu.
En face de Si-Ahmimi Bencheikh, les Belamri, Ouali et Lakhdar faisaient tourner à tour de rôle
l'huilerie et la minoterie. Da-Ouali Belamri s'était spécialisé dans la vente de l'huile d'olives, et
recevait des commandes de toutes les régions. Il possédait un camion, qu'il remplissait de fûts de
cent ou deux cents litres, et avec Da-Bouzid Ikhneche, son chauffeur et compagnon de toujours,
ils sillonnaient le pays pour approvisionner ses clients.
Da-Bouzid Ikhneche nous racontait les histoires et les combines auxquelles il était associé.
Avant son décès, il me répétait souvent qu'il implorait le pardon de Dieu pour tous les « méfaits
» commis avec avec Da-Ouali, qui aimait la belle vie. Il vécut toute son existence dans l'aisance,
aussi bien à Seddouk qu'en France, où il avait séjourné un certain temps après l'indépendance.
J'aimais bien écouter Da-Bouzid, et tous les « coups fourrés » dont il était complice m'amûsaient.
Les deux joyeux compères sont morts, il y a quelque temps. Que Dieu leur pardonne. Leurs
histoires restent, malgré tout, inoubliables.
Les Aït-Khelifa, Hadj Mokhtar, Malek, Nacer, Laâla Bachir étaient propriétaires de presque tout
le quartier situé plus bas que les Bencheikh et les Belamri. J'ai parlé de Hadj Mokhtar au début
de ce récit, à propos des souvenirs de ma grand-mère, sa cousine. Il avait la réputation d'être
sévère avec ses frères, dont il était l'aîné. Il était maquignon et faisait de bonnes affaires dans ce
métier, très lucratif à cette époque-là. Les ânes et les mulets étant les principaux moyens de
locomotion et de transport, chaque bête vendue valait son pesant d'or. Malek, le cadet, avait la
responsabilité de l'épicerie et vendait de tout, aidé par ses autres frères. La période des figues,
des olives, de la caroube, était vivement appréciée, car ils en tiraient des bénéfices conséquents.
Il possédait une huilerie et l'unité la plus importante de conditionnement de figues de la région.
Quand il pouvait se faire remplacer par l'un de ses frères au magasin, Da-Malek traversait
la route pour se rendre au café, géré par un de mes oncles, Adj aoud Bachir. Ce café maure,
caractéristique avec ses nattes en alfa et ses tables basses, avait sa clientèle attitrée, qui y venait
pour la spécialité de ce lieu : les jeux de dominos. Un autre oncle, Larbi Taïba, d'Ighil-N'Djiber,
Bachir-Hmana et Da-Malek faisaient partie de cette clientèle. Ils passaient des heures à jouer aux
dominos, avalant tout au long de la journée des tasses de thé chaud, parfumé aux clous de girofle
ou à la menthe. De temps en temps, vous entendiez des voix qui s'élevaient c'étaient celles des
perdants de la partie de dominos. On m'a raconté que certains mordus en étaient arrivés à vendre
leurs bêtes, ou ce qu'ils avaient de plus cher, pour assouvir leur soif du jeu.
Da-Malek était le plus rusé de cette équipe, et il sortait presque toujours victorieux de ces
interminables joutes. Il était l'image même de celui qui prenait soin de bien se nourrir, de bien
s'habiller, toujours élégant dans son burnous en laine, posé sur une fine gandourah.
Da-Nacer était imposant par la taille et la corpulence. Cet homme sérieux et respectueux n'avait
cependant pas assez profité de la vie. Il ne quittait que rarement Seddouk pour s'évader en ville.
Il s'occupait de l'usine de figues et du pressoir à huile. Actuellement, il ne reste, de cette
propriété chèrement acquise, que des ruines, des pans de murs dénudés. Lorsqu'on passe
devant cette ancienne usine de figues et ces magasins qui regorgeaient de ce fruit typiquement
kabyle, l'on se demande, avec regret, où sont passées toutes ces richesses. Un des fils de DaNacer, Abdennour, est un martyr de la révolution.
M. Kherbachi Ahmed et ses nombreux enfants, à l'époque arrivés depuis peu de Tansaout,
achetèrent une petite propriété à côté de Si-Hmimi Bencheikh. Ils ouvrirent un commerce de gros
en alimentation. Les figues faisaient partie des denrées. Les Kherbachi,avec les frères Maâliou
Bachir et Mokrane, arrivés un peu plus tard à Seddouk, avaient le monopole sur tous les produits
de la vallée de Tansaout, recherchés pour leur qualité.
Si-Ahmed Kherbachi et deux de ses fils, avec d'autres habitants, furent froidement assassinés par
l'armée française, pour l'aide apportée à la révolution. Cet assassinat collectif plongea dans le
malheur toute une rue. Je parlerai, dans la troisième partie de mon récit, de cet événement.
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L'autre famille des Bencheikh avait de nombreux commerces, situés à l'extrémité de la rue. SiMd Saïd et ses fils, Si-Abderrahmane, l'aîné, Si-Mouski et Si- Md Tahar, vendaient des figues,
des olives, des câpres, des caroubes. Si-Abderrahmane et Si-Md Tahar étaient toujours présents à
l'épicerie, qui offrait des produits de très bonne qualité. Les gendarmes et leurs épouses,
installés juste en face, venaient y faire leurs emplettes.
Si-Mouski, le plus solide de la famille, sillonnait le pays pour vendre son huile, avec un camion
qu'il chargeait lui-même. Il conduisait avec beaucoup de précautions, et ne fit jamais le moindre
accident de toute sa vie. Il a quitté ce monde, à présent ( paix à son âme). Cette famille, pieuse,
respectée bien au-delà de la vallée de la Soummam, a fait le sacrifice, pour la patrie, de ses
deux plus jeunes fils : c'est en zone 1 que Bencheikh Madjid et Bencheikh Ali sont tombés en
martyrs, les armes à la main.
En face des Bencheikh, un couple d'Européens, M. et Mme Pascale, étaient propriétaires d'une
boulangerie. Leur pain, réputé de bonne qualité, attirait une clientèle nombreuse. Plus tard, la
boulangerie fut achetée par Koubi Mohand, qui était jusqu'alors transporteur public, avec un
vieux car assurant la ligne Seddouk-Béjaïa.
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