Mort de James Dean, naissance d`un culte

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Mort de James Dean, naissance d`un culte
Mort de James Dean,
naissance d’un culte
Dans l’Amérique de l’après-guerre, l’acteur incarnait à lui seul le profond malaise d’une jeunesse
américaine au bord de la révolte. Il n’était pourtant pas une si grande vedette, n’ayant tourné
que trois films : « À l’est d’Éden », « La fureur de vivre » et « Géant ». Mais le mythe a été le plus fort.
e soir de la première à New York du
film Géant, des centaines de jeunes
gens, mains jointes et têtes baissées,
psalmodiaient dans la rue la chanson préférée de James Dean. Plus de 10 000 adolescents portent encore le deuil aux États-Unis,
dix-sept mois après sa mort. Une spectatrice,
dès qu’apparut l’image de l’acteur sur l’écran,
s’écria dans la salle immense du Radio City :
« Oh Jimmy chéri, nous sommes avec toi
dans la mort. Rien n’assombrira jamais ta
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LES ANNÉES
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divine et glorieuse image... » La police a dû
interdire des messes noires. Des « Témoins
de Jimmy » célèbrent son culte et récitent à
genoux : « Grande force occulte et réelle de
notre sordide et méprisable petite vie, Jimmy,
Amour suprême, daigne descendre un instant dans l’antre de notre solitude et de la
vanité contemporaine. » Des bougies brûlent
en permanence dans leur chambre devant le
masque en plâtre de James Dean, qu’on peut
se procurer pour dix dollars. Tels sont les faits
invraisemblables que nous révèle le petit livre
d’Yves Saignes, James Dean ou le mal de vivre
(Pierre Horay, éd.).
S’agit-il d’exagération journalistique ? Les chiffres parlent. Il n’existait du vivant de James
Dean aucun club groupant ses admirateurs.
À la fin de l’année dernière, il en existait 84.
Ils groupaient aux États-Unis 3 800 000 adhérents. Le mouvement prit tant d’ampleur
qu’il fallut créer une « fondation nationale »
sous le patronage du ministère de l’Éducation
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James Dean, formé à l’Actors Studio, a créé
dans ses trois films un personnage tantôt
bondissant, tantôt absent.
nationale. Les cotisations (6 000 francs par
an) furent si nombreuses que cette fondation
put créer des bourses complètes annuelles
pour 92 étudiants acteurs désireux de suivre
les traces de leur modèle. Une « Société d’entraide pour les jeunes dont le physique rappelle de près ou de loin celui de James Dean »
recueillit 1 million de dollars.
Un astucieux commerçant expose dans un
stand la voiture où James Dean s’est tué :
780 000 billets vendus en six mois. Un plus astucieux décorateur met en vente des coussins
à l’effigie de James Dean : il en vend 80 000 par
semaine et les fidèles les appellent « oreillers
d’amour ». Sur sa tombe, à Fairmount, on a
compté 154 000 pèlerins au cours des dernières vacances. Le livre anniversaire édité à sa
mémoire a été tiré à 1 500 000 exemplaires.
Nous sommes habitués aux imprévisibles
mouvements de masse de l’opinion américaine. Celui-ci est plus extraordinaire que les
autres. Car James Dean n’était pas une grande
vedette. Il a tourné trois films : un rôle secon-
daire dans À l’est d’Éden, le rôle principal de La
fureur de vivre, et un rôle (qui n’est pas le premier) dans Géant. Il est mort aussitôt après le
tournage de ce dernier film.
L’INCARNATION DE L’ADOLESCENT RÉVOLTÉ
Sans doute, formé (comme Marlon Brando)
par Elia Kazan dans son école de comédiens
Actors Studio, son style de jeu tranchet-il avec l’interprétation traditionnelle de ses
confrères américains. Après tant de jeunes
premiers souriant de toutes leurs dents, bons
garçons aux allures de boy-scouts, toujours
prêts à servir de modèle au portrait de parfait
Américain, James Dean a bouleversé le public
des jeunes en incarnant un personnage exactement opposé : celui de l’adolescent fermé
sur lui-même, refusant de jouer le jeu des
adultes, parlant entre ses dents, tantôt immobile et comme absent, tantôt bondissant
dans un éclat de joie. Ses trois uniques rôles
lui ont permis de créer, à partir de ce style
de jeu (très étudié, très conscient, bien qu’il
corresponde à sa véritable personnalité) un
personnage libérateur.
Son prodigieux succès témoigne d’un besoin
profond éprouvé par la jeunesse américaine :
celui de se libérer d’un optimisme en passe
de devenir la religion officielle de l’Amérique.
Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur
des mondes. Rien ne va jamais pour le mieux
chez les adolescents. Le jeune premier traditionnel, sympathique, content de soi et des
autres, était une création de la fausse religion
de l’optimisme. En niant par ses personnages
la crise actuelle de la jeunesse américaine et la
crise permanente de l’adolescence, le cinéma
américain préparait le succès de James Dean.
Son personnage incarne maintenant des
sentiments bien plus profonds que le conformisme ambiant : la révolte devant le monde
des adultes et des gens arrivés, la volonté de
se garder pur de toutes les compromissions
de la vie, la recherche ou la nostalgie d’un
amour libérateur.
Jean-Louis Tallenay, n° 376-31 mars 1957
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