La solitude du coureur de fond

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La solitude du coureur de fond
La solitude du coureur de fond
Alan SILLITOE (1959)
Cette œuvre est une longue nouvelle (ou un mini roman), un format atypique.
L’ouvrage se divise en trois grandes parties :
1/ arrivée du narrateur (Colin Smith) à la maison de correction. Son entraînement et l’intérêt du directeur.
2/ analepse : le passé de Smith, le vol et l’arrestation, sa famille, le décès de son père.
3/ récit en direct de la course de fond des maisons de correction, « le Ruban bleu », épilogue.
Le récit est à la première personne (focalisation interne) et rédigé dans une langue familière qui contribue à le rendre
crédible.
LE SPORT COMME OUTIL EDUCATIF
Le directeur de la maison de correction a repéré le potentiel sportif de Smith et lui propose de s’entraîner pour
disputer l’épreuve du Ruban bleu. Il est autorisé à sortir de l’établissement seul, tous les jours, sans surveillance ; le
directeur lui promet un traitement de faveur s’il gagne.
Smith ne fait pas l’erreur d’essayer de s’enfuir et s’entraîne vraiment. Le directeur espère, entre autres, le
« réhabiliter » et le réinsérer socialement. « Peut-être va-t-il courir comme pro quand il sortira ». « Quand tous les
messieurs-dames à groin de cochon viendront nous faire de beaux discours pour nous démontrer qu’il n’y a rien comme
le sport pour vous ramener dans le droit chemin ».
LE SPORT, UN ESPACE PERSONNEL DE LIBERTE
En fait, l’entraînement lui permet de laisser venir ses pensées : la solitude et le travail physique l’aident à réfléchir, à
prendre du recul, à porter un regard en extériorité sur sa vie. Il s’agit d’une révolution, car Smith auparavant ne
prenait pas le temps de l’introspection, consacrait surtout du temps à la télévision (la pensée d’autrui), à dormir ou à
traîner. L’intériorité et la réflexion, sans influence extérieure remplacent l’extériorité, l’action et l’influence d’autrui
(télévision, milieu social, etc.).
La course de fond permet un temps à part, personnel, presque hors du monde et de ce fait se révèle avoir des vertus
thérapeutiques. La pratique sportive lui permet de se retrouver. « Je me suis posé toutes sortes de questions, et j’ai
réfléchi à ce qu’a été ma vie jusqu’à présent. Et j’aime bien faire ça. C’est un vrai plaisir. »
Par opposition au sport pratiqué en entraînement, Smith établit un parallèle entre le sport de compétition codifié,
réglementé et le sport pratiqué librement, libérateur. Deux visions du sport s’opposent.
UNE POSSIBLE REHABILITATION PAR LE SPORT ?
Le directeur est animé de deux motivations :
Une motivation égoïste : si Smith remporte la course, la gloire en rejaillira sur son établissement.
- Une motivation altruiste : il a conscience de l’énorme potentiel de Smith, lui fait miroiter de futures victoires et
une carrière sportive, qui permettraient une belle intégration socioprofessionnelle (Smith a l’étoffe d’un sportif
de haut niveau).
Smith ne voit pas les choses de la même façon :
Karin Lafont - 2012
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Il a parfaitement saisi la motivation utilitariste du directeur, pense qu’on veut l’utiliser comme un pion : cette idée
le révulse. Il refuse de collaborer au fonctionnement du système des « pour la loi » (in laws).
Smith est conscient de son potentiel (épisode de la course) et sait bien qu’une carrière sportive intéressante
pourrait s’ouvrir à lui. Il la refuse d’emblée :
o Il ne veut pas se plier aux règles, en général : or la pratique sportive de haut niveau implique de se plier à des
règles très précises ;
o En tant qu’individu issu d’un milieu social défavorisé, il a en horreur le monde des « pour la loi » et refuse
d’avoir affaire à eux, même s’il devait les dominer du haut d’une gloire sportive. Il s’agit d’une haine de classe
très intense. Il hait le système, et le sport de haut niveau en fait partie.
o Au-delà de la colère, il est habité par un profond sentiment d’absurdité.
L’ABSURDE ET LE DESESPOIR
Colin Smith ne parvient pas à donner de sens à sa vie, ni à la vie en général.
Il vient d’une famille déshéritée socialement et culturellement, sa mère collectionne les amants. Son père est
récemment décédé dans d’affreuses souffrances et seul Smith semble en conserver la mémoire (les autres se sont
surtout intéressés à la petite assurance-vie). Ce passé a fait de lui un homme en colère, un être qui dissimule sa
fragilité derrière une apparence de force et de dureté (contrairement à l’image qu’il se donne), une personnalité
construite dans l’opposition, avec en toile de fond l’image du père, ouvrier syndiqué, en révolte contre la société. Il n’a
pas été guidé (pas de souvenirs du père, hors l’activité professionnelle et la maladie) ; la mère paraît dénuée de toute
moralité.
Ainsi, Smith ne donne pas de sens au monde qui l’entoure : il est révolté par les puissants qui envoient les hommes à
l’usine (et éventuellement sur le champ de bataille), qui créent des injustices.
Pour toutes ces raisons, le projet du directeur ne peut pas fonctionner avec lui : le refus constitue pour Smith un étai.
Il est désespéré et le fait de dire non le structure.
BIENFAITS ET MEFAITS DU SPORT
Les bienfaits de la pratique sportive :
Malgré cela, le sport apporte à Smith de nombreux bénéfices :
- Il lui permet de s’évader, d’oublier ses soucis et sa condition,
- Il lui permet un contact direct et apaisant avec la nature : le temps, les saisons, la lumière, les plantes, la terre
contrastent avec l’univers urbain où il a vécu.
- Il permet un travail de prise de recul et d’introspection (voir plus haut),
- Il permet une forme de conscience de soi différente, via le corps,
- Il permet de se situer par rapport à autrui (les autres concurrents).
Les méfaits du sport de haut niveau :
Smith ne se fait pas d’illusions sur la sollicitation extrême du corps dans le cadre du sport de haut niveau ; il en
envisage les conséquences négatives et les exprime clairement : « retraite à trente-deux ans à la limite d’âge pour
poumons en dentelle, cœur claqué et jambes comme des tiges de haricots pleines de varices ». Il est bien conscient des
aspects négatifs à long terme du « marché » du directeur.
Conclusion
Son père manque cruellement à ce jeune homme. De son vivant, ce père ne lui donné que l’image d’une victime, par
son activité professionnelle dévalorisée, par sa relation avec son épouse et enfin par sa mort tragique. Dans ces
conditions, un « coach » bienveillant comme le personnage de Martin dans Welcome aurait représenté un tiers
bénéfique entre Colin Smith et son passé, par le biais de la pratique sportive.
Malheureusement, le directeur n’a pas offert cette possibilité, car il est resté dans une perspective « utilitariste » des
capacités de Colin : il ne s’intéresse d’ailleurs que de loin à son entraînement. Il l’a donc, symboliquement, laissé dans
sa « solitude de coureur de fond ».
Karin Lafont - 2012