W.Eugene Smith Le photographe d`ombre et de

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W.Eugene Smith Le photographe d`ombre et de
W.Eugene Smith
Le photographe d’ombre et de chair, sa légende et ses clairsobscurs
Je n’ai jamais réalisé une photo - bonne ou mauvaise - sans devoir la
payer par une tourmente émotionnelle.
Et W.Eugene Smith a lourdement payé son tribut à la quête perpétuelle
de l’image parfaite.
Photographe paradoxal, homme étrange, il est singulier, et comme un
astre obscur chu parmi nous.
Il est cette comète qui aura laissé une traînée émouvante de charge
émotionnelle derrière ses images, et fixer une éthique au photo
journalisme à qui il aura donné de nouvelles références. Il est le
photographe légendaire qui a tant laissé de traces impérissables d’une
incroyable force dramatique, d’une tension oppressante, que ce soit sur
la Seconde Guerre mondiale au Pacifique où jeune photographe sans
peur il se met au cœur de la bataille, les couvertures du magazine Life,
la ville labyrinthique de Pittsburgh dont les fumées dévorent les hommes,
la tragédie japonaise de Minamata, la vie de famille et l’architecture, les
portraits éternels de Charlie Chaplin, Albert Einstein, Albert Schweitzer à
Lambaréné, la vie de famille, l’Espagne franquiste entre ombres et
cruauté éclatante et bien d’autres sujets divers, donc lui le photographe
le plus génial de sa génération, aura voulu effacer la plupart de ses
images.
Il ne voulait n’en conserver qu’une centaine, et il semblait avoir fait
sienne cette phrase de René Char : « Qui laisse une trace laisse une
plaie. »
Lui le grand témoin des plaies du monde, miné par les siennes propres,
aura tout fait pour brouiller les pistes menant jusqu’à lui. Mentant comme
Orson Welles auquel il pourrait s’apparenter par une folie commune de
dépassement, du refus de la censure, et par son combat contre l’étau de
puissances de l’argent, le magazine Life pour lui. Et son Don Quichotte à
lui fut ce projet fou de rendre compte de cette ville noire de suie de
Pittsburgh, labyrinthe où le Minotaure l’attendait, et c’était lui, car on ne
montre pas ainsi les méfaits de l’industrialisation aveugle et son projet fut
amputé et puis abandonné. Il en fut terrassé.
Fragile et névrotique, caractériel et merveilleux de bonté humaniste, il
oscillait entre la conscience de sa valeur et des dépressions à répétition,
et l’alcool le consolait à peine. II est mort en 1978, seul et misérable,
avec seulement 18 dollars sur son compte, mais avec une œuvre
monumentale dont on n’a pas fini d’approfondir les richesses. 3000
tirages originaux, plusieurs centaines de milliers d’épreuves de travail,
des esquisses, des projets innombrables, des milliers de disques, car il
était fou de musique, cela fait bien des traces pour quelqu’un qui était fait
« d’ombre et de chair » (Jim Hughes).
Photographe pour Life et membre de l’agence Magnum il est la statue du
commandeur du photo journalisme, plein d’empathie et d’humanisme.
Nulle froideur objective dans ses reportages, simplement l’objectivité sur
les désastres de la guerre, l’émotion à la Bernanos pour l’humble vie
d’un médecin de campagne, des visages d’ouvriers hagards de fatigue.
W.Eugene Smith, Gene Smith comme on l’appelait, s’est brisé sur le réel.
Lui le perfectionniste à tout prix, même à celui de ne point faire manger
sa famille pour acheter de la pellicule, lui qui ne supportait pas de voir
ses reportages censurés ou mutilés et qui claquât souvent la porte de
son employeur, le magazine Life qui lui assurait pourtant gloire et
richesse.
Artiste maudit, non car il était lui-même sa propre malédiction avec ses
névroses, son obsession du cliché unique et parfait, donc inatteignable.
Il s’est dévoré lui-même, et ne voulant jamais céder sur son statut
d’auteur et d‘artiste libre des contraintes commerciales et des choix
extérieurs. Il revendiquait « le final cut », le montage final de l’auteur
pour ses reportages. Et il mettra en scène sa légende, masquant sa
vérité.
Son combat avec Pittsburgh, la "Smoky City" ("la ville enfumée") à cause
de sa pollution durera trois ans de 1955 à 1958. Pour cela il avait
démissionné de Life afin de réaliser son grand œuvre, la vision totale et
globale d’une ville-vampire qui mange ses habitants, jusqu’au moment
où il se résigne à ne pas pouvoir terminer sa symphonie totale qui aurait
exprimé l'essence même de la ville, sa beauté noire et ses malédictions.
Pittsburgh, l'impossible labyrinthe comme le dit une exposition récente à
Montpellier, mais le véritable labyrinthe fut sa propre personnalité,
exigeante, écrasante, diffractée. Équilibriste entre ses angoisses et sa
volonté absolue de créer non pas des photos, mais des images
inoubliables, comme des lettres de feu. La photographie semblait être
pour lui une fuite en avant perpétuelle vers l’absolu.
Je n'ai jamais trouvé les limites du potentiel photographique. Chaque
horizon, après avoir été atteint, en révèle un autre qui fait signe au loin.
Toujours, je suis sur le seuil -. W. Eugene Smith.
On le prit pour un mégalomane, il n’était qu’un homme de tension
extrême, tendu vers la révolution des consciences par le regard.
Il aura fait des milliers d’images, qui vont l’ensevelir, car il ne pouvait les
ordonner ou les sélectionner dans un vaste plan. Car le labyrinthe était
en lui, il s’est perdu, et misérable, oublié à sa mort, il faudra bien des
années pour que son ombre immense plane enfin sur la photographie.
Il faudra attendre vingt ans après sa mort pour cela, et plus encore pour
des expositions en France.
Finalement Gene Smith était bien une légende, et même il était plus
invraisemblable que sa légende.
Une vie de ruptures et d’absolu
« D’humeur sombre et désinvolte, je brûle de me lancer à corps perdu
dans une histoire, de sentir monter de mes entrailles la douce et claire
bouffée de chaleur qui me dit que l’émotion de créer est là, docile à mes
désirs. »
Invivable Gene Smith l’était, car il voulait que les autres vivent au travers
de ses images, et ce à n’importe quel prix personnel ou familial.
Attachant et irritant, il était un homme libre en art et prisonnier de ses
angoisses dans la vie, tout entier tendu vers la photo parfaite, au risque
d’écraser son entourage. Il allait de ruptures professionnelles en ruptures
familiales, toujours en projet, en action ou en dépression.
Violemment anticonformiste, il est le vilain petit canard de l’histoire de la
photographie. Son intégrisme n’avait d’égal que son talent, donc
immense tous deux. Homme d’excès, il aura passé plus de temps en
chambre noire que dans la chambre de son épouse Carmen.
Et ses quatre enfants n’auront connu qu’une ombre s’agitant sous la
lumière inactinique. Il ne pouvait travailler que jusqu’à l’épuisement,
jusqu’au bord de la folie qui parfois le rattrape, et puis le fleuve profond
de l’alcool est sa mer intérieure.
Les amphétamines lui permettaient de travailler sans dormir des jours
entiers, jusqu’à la rupture. Il n’existe en tant qu’artiste que « chauffé à
blanc ».On a expliqué la relation de Smith avec la vie comme une
relation d’« amour-haine », et il sera toujours frustré, car la vie ne
pourrait lui donner ni le temps, ni l'argent ni son statut social.
William. Eugene Smith naît le 30 décembre1918 à Wichita (Kansas).
Tombé très vite dans le révélateur de la photographie, car initié dès son
plus jeune âge par sa mère qui pratiquait la photographie en amateur, il
en fera sa passion dans tous les sens de ce mot, et le centre de sa vie
avec la musique. Au cours de ses études secondaires, il réalise ses
premières photographies, des avions, univers qui le fascinera longtemps,
avec le sport.
À quinze ans il collabore en professionnel à un journal de Wichita. Mais
une tragédie le marque à jamais : en 1936, son père négociant en
céréales se suicide au fusil de chasse, ruiné par la crise économique. Il
va agoniser malgré la transfusion de sang faite par son fils Eugene.
Ce don inutile, et l’attitude de la presse à scandales, va le traumatiser
longtemps et lui faire haïr une certaine presse, se méfier de toute la
presse. Boursier il peut suivre les cours de l’université catholique de
Notre-Dame en Indiana, mais, soutenu par sa mère, il part pour New
York afin de se lancer dans le métier de façon professionnelle. Il va
apprendre sur le tas, en autodidacte ne suivant que quelques cours de
technique.
En 1937, il réussit à entrer au magazine Newsweek comme photo
reporter, mais il est licencié un an plus tard, ses clichés en petit format
ne répondant pas aux exigences techniques en vigueur. Il entre dans
l'agence de presse photographique Black Star comme collaborateur
indépendant, avec laquelle il collabore jusqu'en 1943, ce qui lui permet
de publier ses images dans d'autres titres comme Harper’s Bazaar, Time,
The New York Time, et, en 1939, il reçoit ses premières commandes du
magazine Life, avec lequel les relations seront tumultueuses. Car Life le
déçoit, en ne publiant durant cette période que la moitié environ de ses
reportages, parfois sous la forme d'une seule photo parmi des dizaines.
Life, la vie, le décevra de même.
Il se console en se jetant dans la musique classique et surtout dans le
jazz. Fasciné par la Seconde Guerre mondiale il fait des pieds et des
mains pour se faire enrôler en 1942 dans l'unité de photographie
aérienne de l'armée dirigée par Edward Steichen. Sa mauvaise vue le lui
interdit. Il quitte néanmoins encore Life en 1943, ne voulant n’être que
correspondant de guerre.
Il devient alors correspondant de guerre pour le magazine Flying,
travaillant dès 1943 sur le porte-avions Independence, puis il est
transféré dans le Pacifique Sud à bord d'un autre bâtiment, ne se
séparant jamais de sa chère musique grâce à un phonographe portatif
qu’il trimballe même sur les champs de bataille.
Voulant partager la vie du front, donc à terre, il se réconcilie avec Life en
1954 comme correspondant de guerre, et couvre trois années durant
des batailles avec un courage hallucinant, ses camarades l’avaient
d’ailleurs surnommé « Wonderful Smith ». Mais ses reportages de
guerre, apothéose du photo journalisme, mettent plus en avant les lueurs
d’humanité jamais éteintes par l’horreur de la guerre et les souffrances
des populations civiles, que l’héroïsme des soldats.
« Je voulais que mes images portent un message contre la cupidité, la
stupidité et l’intolérance qui sont causes de ces guerres. »
Le 22 mai 1945, Eugene Smith est grièvement blessé à la tête par un
éclat d'obus à Okinawa, ce qui l’immobilise et dut subir plusieurs
opérations pendant deux ans. II ne peut reprendre son travail à la revue
Life qu’en 1947. Il est révélateur de savoir que sa première photo après
sa blessure soit symboliquement A Walk to Paradise Garden représente
ses deux petits enfants de dos, pénétrant dans une clairière inondée de
lumière.
« Alors que je suivais mes enfants dans les sous-bois puis vers un
groupe de grands arbres – comme ils se réjouissaient de chaque petite
découverte ! – et que je les observais, je sus tout à coup que malgré tout,
malgré toutes les guerres et toutes les défaites, je voulus, en ce jour et à
ce moment précis, entonner un sonnet à la vie et au courage de
continuer à vivre. » (1954)
Cette même année, il rejoint la Photo League, groupe de gauche, et il
publie librement ses reportages sous le titre Image.
De 1946 à 1954, Life va lui commander beaucoup de reportages qui vont
encore plus le rendre célèbre. Ceux sur Albert Schweitzer à Lambaréné
(A Man of Mercy, novembre 1955), d’une infirmière et sage-femme noire
(Nurse Midwife, décembre 1951), d’un village espagnol un village perdu
d’Estrémadure, écrasé par le soleil et la noirceur du franquisme (Spanish
Village, septembre 1950), d’un simple médecin de campagne de la
région de Denver (Country doctor, en 1948), sont particulièrement
remarqués.
Certains de ses reportages l’éprouvent tant qu’il doit séjourner dans un
hôpital psychiatrique à son retour à New York.
Il pratiquait une méthode d’immersion, comme Walker Evans et James
Agee avant lui, pour se fondre par empathie avec le sujet, en osmose
même. Il refuse l’objectivité pour faire partager ses émotions
personnelles. Il est le chantre du compassionnel, n’hésitant pas à
modifier ses photos pour en accentuer l’impact. Pendant ses cinquante
missions, le rapport sera toujours au bord de la rupture avec Life et va se
poursuivre cahin-caha jusqu’en novembre 1954. Smith avait alors 36 ans,
une notoriété solide, mais une ultime dispute concernant son reportage
sur Albert Schweitzer, un homme de la Miséricorde, qu’il estime
massacré par la rédaction.
Il quitte à nouveau le magazine, tout en étant prêt à y retourner en
décembre, moyennant quelques arrangements. Life refuse. Entre le
simplisme des rédacteurs qui ne voulaient que des photos percutantes,
et sa volonté d’embraser toute la complexité du monde, le divorce ne
pouvait n’être que profond.
En février 1955, il quitte donc Life pour rejoindre Magnum, agence de
photographie qui fonctionnait plus librement en coopérative. Mais il ne
voudra n’avoir qu’un statut d’indépendant.
Un historien, Stefan Lorant, lui commande un reportage de trois
semaines, pour produire un travail d’une centaine de clichés,
commémorant le bicentenaire de Pittsburgh, dans le but de montrer que
la ville enfumée était devenue l'une des plus belles de la nation, La Porte
de l'Ouest. Le tout pour 1500 $.Cela devait s’appelait Philadelphie
«Renaissance».
Comme à son habitude Gene Smith s’immerge dans la ville avec armes
et bagages pour en prendre le pouls et saisir les vibrations intimes de
cette ville. Il y a travaillé pendant plusieurs mois et est ensuite retourné,
à ses propres frais, à plusieurs reprises en 1955 et jusqu’en 1957, en
photographiant une année durant tous les aspects de Pittsburgh.
Après avoir fourni à son employeur quelques centaines d’épreuves, il se
lance seul dans cette entreprise de démiurge qui se termine par un
échec, malgré plus de 13 000 négatifs. Pendant trois ans il va s’acharner
sur les tirages du « dossier Pittsburgh » qui va l’engloutir. Les 600
images restantes à la fin de ce naufrage, il refusera de les montrer à Life,
préférant la pauvreté à la dévalorisation de son chef-d’œuvre.
Sans égard pour sa famille, ni pour lui d’ailleurs il va s’enfoncer dans son
puritanisme d’artiste et ses méthodes de travail extrêmes.
Délaissant sa famille demeurée à Croton-on-Hudson, il va s’installer en
1957 au numéro 821 de la sixième avenue à New York, dans le quartier
des Fleurs de Manhattan, dans un grenier délabré qu’il retape. Il va y
vivre en reclus pendant sept ans, comme un anachorète.
De sa « colonne du désert » au quatrième étage, il photographie la rue
et ses passants depuis le troisième étage, et des portraits de ses amis
musiciens qui viennent répéter dans son immeuble, dont son grand ami
Thélonious Monk, le taciturne. Il les enregistre aussi et on ne découvrit
que vingt ans après sa mort, des kilomètres de bandes magnétiques.
Il reçoit une commande inespérée d’Hitachi en 1961 pour aller au Japon
pendant un an, afin de glorifier cette entreprise. Mais ce qui le fascina fut
le choc entre le Japon moderne et ses traditions ancestrales. Il tente de
créer une revue, et survit en donnant des cours et des conférences dans
des séminaires, et des écoles, où il parle surtout de musique et pas de
photographie.
Grâce à plusieurs bourses Guggenheim, il arrive même à publier une
partie de son choix d’œuvres. Mais sa reconnaissance se fait au travers
d’une rétrospective au Jewish Museum de New York en 1971, qui le sort
de l’oubli. Cette exposition « Let Truth Be the Prejudice », Le parti pris
de la Vérité » part au Japon, et accompagné de sa seconde épouse,
Alleen Mioko Smith, d’origine japonaise, il va découvrir l’un des grands
scandales écologiques du siècle, à Minamatta, village ravagé par les
effets d'une pollution au mercure dans ce village de pêcheurs japonais
par l’usine chimique Chisso. De 1971 à 1974, il passe quatre années à
vivre dans le dénuement le plus total, pour réaliser ce reportage. Luimême sera atteint de maladie (perte quasi totale de la vue) et doit être
rapatrié en 1974.Le livre sur cette catastrophe écologique paraît en 1975.
Il fait le tour du monde et devient un livre-culte.
Malade, usé par la drogue, l’alcool et le diabète, il doit quitter New York
pour Tucson en Arizona, grâce à ses amis Ansel Adams, Jim Hughes,
où il trouve encore la force d’enseigner au Center for Creative
Photography.
En 1976, Smith dépose ses archives gigantesques (20 tonnes !) à
l'université d'Arizona, à Tucson. À bout de force il meurt d’une attaque
cérébrale le 15 octobre, à 59 ans à peine, sans argent, mais pas sans
bagages. Il laisse un chat qu’il aimait, et une œuvre qu’il n’a pu achever.
Il aura entassé et musique (plus de 25 000 disques vinyles de musique
classique et de jazz), livres (plus de 8000, surtout Rilke et Joyce) et
images par dizaines de milliers. Il a meublé ainsi sa soif de
connaissance et sa grande peur du vide.
La profondeur des sentiments plutôt que la profondeur de champ
La plupart des photographes semblent fonctionner avec une vitre entre
eux et leurs sujets. Ils ne peuvent pas pénétrer à l'intérieur et de
connaître le sujet. W. Eugene Smith
On reconnaît immédiatement une photo de Gene Smith, car ses images
tirées méticuleusement par lui-même jouent sur des violents contrastes,
où prédominent des noirs profonds. On pense à l’Aurore de Murnau tant
le côté expressionniste est accentué. Il met en scène comme au cinéma,
avec un soin démentiel, des repérages, des esquisses, des clichés pris
et repris des dizaines de fois pour trouver le bon angle, le dramatisme
théâtral recherché.
Il veut impressionner autant le spectateur que la pellicule. Il est imprégné
par le problème de la responsabilité sociale. Pour cela il s’autorisait des
interventions au tirage et au montage. Ce n’était pas la réalité qui
comptait, mais son interprétation artistique du réel, qui pour lui était
sombre et prédateur.
La prise de vue n’est pour lui qu’une étape déjà élaborée, mais vient
ensuite un long travail maniaque sur les négatifs, en modifiant les
valeurs de lumière, le rôle des ombres, pour enfin aboutir à un
dramatisme puissant. Il se dégage de ses clichés gravité et émotion et
parfois un humour très noir.
Et même il se méfiait de son instrument de travail, car l’appareil ne
pouvait que mentir si on le laissait faire, et errer vers l’esthétisme. Il était
vraiment un photographe engagé pour alerter les consciences par
l’émotion. Honnête avec le monde, et d’abord honnête avec lui-même.
De son œuvre touffue et stupéfiante il reste bien sûr des images qui sont
devenues des icônes de la condition humaine, les scènes de guerre
avec le Japon, ses enfants en marche vers un jardin, le bain de Tomoko,
les fileuses, la Guardia civil, un médecin de campagne dans le Colorado,
et tant d’autres qui hantent notre mémoire.
Mais c’est son combat avec la ville tentaculaire, son immense série de
13 000 négatifs sur Pittsburgh, qui va être le nœud de sa création.
Vouloir cerner une ville, même au travers de mille clichés, ne donnait
que l’épure brumeuse d’une ville tentaculaire.
Tenter le portrait d'une ville est impossible, c’est un projet sans fin. L'idée
même est prétentieuse. Si le portrait atteint un certain degré de vérité, il
ne sera tout au plus que la rumeur de la ville, juste significative, tout
aussi permanente. (W.E Smith, 1955).
Et il va se briser sur cette impossibilité. « Si la série sur Pittsburgh était
un portrait précis et puissant d'une ville dans une période de
changement, sa plus grande importance réside dans le fait que,
symboliquement, il représente Smith lui-même. Aucun photographe
n'avait jamais entrepris un si risqué et ambitieux projet. Ce voyage
intérieur augmenterait de plus en plus profonde. Après ses vaines
tentatives de publier une autre série de photographies prises dans un
asile haïtien, Smith a quitté sa famille pour s'installer dans un grenier
délabré où, libre de toute contrainte commerciale, il pourrait se
concentrer entièrement sur son travail de création. »
Et ce voyage au bout de sa nuit, avec ce pari perdu d’avance, va baliser
sa création future. Ainsi son gigantesque projet mallarméen du Grand
Livre, the Big Book ne verra jamais le jour et dort encore dans ses
dossiers.
De son loft, où il va vivre sept ans reclus, il contemple l’existence du
monde, et va depuis son appartement sous les toits voir la vie des gens.
Depuis la fenêtre du troisième étage, avec des milliers de photos il vit la
rue d’en haut. Quand il m’arrive de regarder par la fenêtre est le titre de
cette série.
Dans sa série « The loft from inside », le loft vu de l’intérieur, de 19581968, il consigne par 22 000 clichés les mille petits bruits de la rue et de
la musique, en tournant son objectif vers l’intérieur de sa maison, où des
musiciens de jazz avaient pris l’habitude de se réunir : Monk, Zoot Zims,
Bill Evans, Jimmy Raney, Jim Hall. Il enregistrait frénétiquement tout,
cette musique qui le portait, autant que ses soliloques pathétiques.
Lui le maître des photos spectaculaires, va se pencher sur les mondes
du jazz, des petites gens aussi.
Ses portraits de Thelonious Monk rendent toute la musique du pianiste,
car il avait profondément pénétré l’univers tourmenté de celui-ci qui
correspondait au sien. Et puis musique et photo étaient pour lui la même
chose.
La musique n’est pas pour moi une vague source d’inspiration pour
donner du rythme à mes images. C’est elle qui m’a tout appris.
Il est le maître absolu des clairs-obscurs et du cadrage serré et parfait. Il
peut travailler plusieurs jours sur un seul tirage, obsédé par la perfection.
Il retravaillait même ses négatifs et faisait poser ses sujets. La vérité du
réel ne l’intéressait nullement. Seule la vision de l’artiste avait du sens.
Celle qui rend « visible, l’invisible », bien au-delà des apparences. Il était
un compositeur d’images. Il faisait « un poème visuel à plusieurs
niveaux. » On trouve souvent une juxtaposition de deux plans, presque
cubiste, qui donne un impact pictural à ses images.
Et la technique n’était qu’une échelle vers le ciel, et non le but. Il ne
voulait pas faire de « petits morceaux d’art, mais des morceaux de vie »:
À quoi sert d’utiliser une grande profondeur de champ, s'il n'y a pas une
profondeur suffisante de sentiment ? W. Eugene Smith.
Pour lui ses photos sont ses poèmes, et il ne peut supporter de les voir
défigurer. Il était sans doute ingérable, mais peut-on canaliser une
fontaine aussi éruptive et de plus il était, à juste titre, persuadé de sa
haute valeur. Extravagant, arc-bouté sur ses convictions, il est un astre
errant que nul ne saurait contenir, et qui embrase le ciel de la
photographie avant que de se brûler lui-même. Il ne pouvait exister que
dans l’extrême tension dramatique de ses photos et de l’émotion
ressentie devant les sujets auxquels il avait consacré toute son énergie
et son amour. Il cherche non pas la vérité apparente, mais la vérité
profonde, n’hésitant pas à la recréer en retouchant le réel. Moine-soldat,
éveilleur de conscience au risque de passer pour un illuminé à moitié fou,
Gene Smith est le photographe du dépassement, ambitieux d’absolu ?
Sorte d’Icare de la photographie il se sera brûlé les ailes dans sa
chambre noire. Homme d’excès, maniaque obsessionnel, il n’était hanté
que par l’image totale qui bouleverserait nos indifférences. Il a un aspect
prophète biblique en soulignant où se situe le bien et le mal, parfois
pesant d’ailleurs.
Pas une seule photo de nu, à ma connaissance, dans son œuvre, seul
l’humain et non le désir le poussait vers l’absolu. Il y a un côté Charlie
Chaplin, dont il fut d’ailleurs le photographe de plateau attitré, dans sa
façon tendre et déchirante de montrer des hommes seuls.
Et lui le plus célèbre des photo journalistes n’aspirait en rien au
spectaculaire, mais au partage des sentiments que devaient induire ses
images. Il aura brouillé les pistes de sa vie et ouvert les chemins de la
lumière de l’humanisme. Il veut non pas faire de la photo, mais réaliser
un « essai photographique », nullement objectif, mais créatif.
Faulkner, a prononcé pour un autre ce mot, si approprié pour Smith : « Il
a tenté de faire tenir tout le vécu de l’être humain sur une tête
d’épingle. »La tête d’épingle de Gene Smith était ses images.
Non pas tragiques, mais empathiques. Ses images devaient être des
prises de conscience. Elles sont complexes, comme notre vie.
La photo n’est qu’une petite voix, au mieux, mais parfois - parfois
seulement - une photographie ou un groupe d'entre elles peuvent attirer
nos sens vers une prise de la conscience. Beaucoup dépend de celui qui
regarde; dans certains cas, les photos peuvent même convoquer une
émotion assez forte pour être un catalyseur à la pensée. Certains - ou
peut-être beaucoup - ont parmi nous, la tête uniquement à la raison… Le
reste d'entre nous a, peut-être, un plus grand sentiment de
compréhension et de compassion pour ceux dont les vies sont
étrangères à la nôtre. La photographie est une petite voix. Je crois en
elle. S'il est bien conçu, elle fonctionne parfois. (Smith).
Il aura fait de sa vie et de ses photos une course à corps perdu. Les
braises de ses images nous réchauffent encore. « Je suis une légende »
pourrait-il dire, et ses photos l’attestent. Dénonçant lyriquement,
pathétiquement la grande pitié qu’est notre condition humaine, et les
dérives du progrès industriel, il aura élargi notre « famille humaine ».
Et à chaque fois que j'ai appuyé sur le déclencheur, c'était un cri de
condamnation, lancé avec l'espoir que l'image puisse survivre à travers
les années, avec l'espoir qu'elles pourraient résonner dans l'esprit des
hommes dans l'avenir – et qu’ils les gardent avec précaution le souvenir
et la réalisation. W. Eugene Smith
Gil Pressnitzer
Bibliographie
W. Eugene Smith Du côté de l'ombre, Gilles Mora, Seuil, 2012W.
Eugene Smith, Gary Stephenson, Collection 55, Phaidon, 2001
W. Eugene Smith, collection Photo Poche, édition du Centre national de
la Photographie
W. Eugene Smith. His photographs and notes, Museum of Modern Art
Édition. 1969
Let Truth be the Prejudice. W. E. Smith: his life and photographs,
Aperture Foundation

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