la traviata au disque et a l`écran

Transcription

la traviata au disque et a l`écran
LA TRAVIATA AU DISQUE ET A L’ÉCRAN
Dans l’impossibilité de rendre compte de tous les enregistrements, il ne sera ici question que des versions, reportées sur
CD, effectivement écoutées.
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1928
1935
E. Panizza
Metropolitan
R. Ponselle
F. Jagel
L. Tibbett
Naxos live
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1949
G. Antonicelli
Metropolitan
E. Steber
Giuseppe di Stefano
R. Merrill
Myto/Naxos Live
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1955
C. M. Giulini
La Scala
M. Callas
G. di Stefano
E. Bastianini
EMI mono live
1956
P. Monteux
Op. de Rome
R. Carteri
C. Valletti
L. Warren
Myto monoo
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1958
N. Rescigno
Covent Garden
M. Callas
C. Valletti
M. Zanasi
Melodram Live
1959
T. Serafin
Op. de Rome
V. de Los Angeles
C. del Monte
M. Sereni
EMI stéréo
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1963
H. von Karajan
La Scala.
A. Moffo
R. Cioni
M. Sereni
Arkadia live
1967
G. Prêtre
RCA italienne
M. Caballé
Carlo Bergonzi
S. Milnes
RCA stéréo
L. Molajoli
La Scala
M. Capsir
L. Cecil
C. Galeffi
Arkadia mono
1939
V. Gui
Covent Garden
M. Caniglia
B. Gigli
M. Basiola
Eklipse mono live
1952
U. Mugnai
Bellas artes
M. Callas
G. di Stefano
P. Campolonghi
Rodolphe mono live
1939
H. Sandberg
Op. Stockholm
H. Schimberg
J. Björling
C. Molin
SRO mono live
1953
G. Santini
RAI Turin
M. Callas
F. Albanese
U. Savarese
Cetra mono
1956
T. Serafin
La Scala
A. Stella
G. di Stefano
Tito Gobbi
EMI
1954
F. Molinari-Pradelli
Santa Cecilia Rome
R. Tebaldi
G. Poggi
A. Protti
Decca mono
1957
F. Cleva
Metropolitan
R. Tebaldi
G. Campora
L. Warren
Melodram live
1960
F. Previtali
Op. de Rome
A. Moffo
R. Tucker
R. Merrill
RCA stéréo
1958
F. Ghione
Lisbonne
M. Callas
A. Kraus
M. Sereni
EMI mono live
1963
A. Votto
La Scala
R. Scotto
G. Raimondi
E. Bastianini
DG stéréo
1968
L. Maazel
Op. de Berlin
P. Lorengar
G. Aragall
D. Fischer-Dieskau
Decca stéréo
1946
A. Toscanini
Or. Symp. NBC
L. Albanese
Jan Peerce
R. Merrill
RCA mono live
1963
J. Pritchard
M. M. F.
J. Sutherland
C. Bergonzi
R. Merrill
Decca stéréo
1971
A. Ceccato
Royal Philh.
B. Sills
N. Gedda
R. Panerai
EMI stéréo
1973
L. Gardelli
Berlin
M. Freni
F. Bonisolli
S. Bruscantini
Acanta live
1
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1977
C. Kleiber
Etat de Bavière
I. Cotrubas
P. Domingo
S. Milnes
D G stéréo
1981
R. Bonynge
Nat. Phil.
Joan Sutherland
L. Pavarotti
M. Manuguerra
Decca stéréo
1982
R. Muti
Philarmonia
R. Scotto
A. Kraus
R. Bruson
EMI stéréo
Date
Direction
Orchestre
Violetta
Alfredo
Germont
Edition
1993
Z. Metha
M. M. F.
K. Te Kanawa
A. Kraus
D.Hvorostovski
Philips stéréo
1994
G. Solti
Covent Garden
A. Gheorghiu
F. Lopardo
L. Nucci
Decca stéréo
2000
Z. Metha
Sinfonica RAI
E. Gvazava
J. Cura
R. Panerai
Bongiovanni live
1992
J. Levine
Metropolitan
C. Studer
L. Pavarotti
J. Pons
DG stéréo
1992
C. Rizzi
London Symp.
E. Gruberova
N. Shicoff
G. Zancanaro
Teldec stereo
2005
C. Rizzi
Phil. Vienne
A. Netrebko
R. Villazón
T. Hampson
Decca stéréo
Vidéographie
Il n’est ici question que des versions, reportées sur DVD, effectivement visionnées.
Date
Direction
Orchestre
Lieu
Violetta
Alfredo
Germont
M. en scène
Edition
1967
G. Patané
Opéra de Rome
Date
Direction
Orchestre
Lieu
Violetta
Alfredo
Germont
M. en scène
Edition
2003
Y. Sado
Orch. de Paris
Festival d’Aix
M. Delunsch
M. Polenzani
Z. Lucic
P. Mussbach
Bel Air
A. Moffo
F. Bonisolli
G. Bechi
M. Lanfranchi
VAI
1973
N. Verchi
Lirica italiana
Tokyo
R. Scotto
J. Carreras
S. Bruscantini
VAI
2004
L. Maazel
La Fenice
T. La Fenice
P. Ciofi
R. Saccà
D.Hvorostovski
R. Carsen
TDK
1982
J. Levine
Metropolitan
Metropolitan
R. Stratas
P. Domingo
C. Mac Neil
F. Zeffirelli
DG
2005
C. Rizzi
Phil. Vienne
Salzbourg
A. Netrebko
R. Villazón
T. Hampson
W. Decker
DG
1993
R. Muti
La Scala
La Scala
T. Fabricini
R. Alagna
P. Coni
L. Cavani
Sony
1993
C. Rizzi
La Fenice
La Fenice
E. Gruberova
N. Shicoff
G. Zancanaro
P. L. Pizzi
Teldec
2006
J. Conlon
L. A. Opera
L. A. Opera
R. Fleming
R. Villazón
R. Bruson
M. Domingo
Decca
2011
L. Langrée
London S. Orc.
Festival d’Aix
N. Dessay
C. Castronovo
L. Tézier
J. F. Sivadier
Virgin
1994
G. Solti
Covent Garden
Covent Garden
A. Gheorghiu
F. Lopardo
L. Nucci
R. Eyre
Decca
2
À écouter
L’attraction qu’exerce le rôle de Violetta sur les sopranos explique le nombre important
d’enregistrements intégraux existant depuis les débuts du phonographe. On notera,
simplement pour mémoire, que le premier d’entre eux, chanté en français, chez Pathé,
remonte à 1912 -soit à l’époque du premier enregistrement de Faust-, avec Jane Morlet dans
le rôle-titre. Cela laisse supposer que les deux œuvres en question jouissaient alors d’une
popularité comparable.
Précisons que le terme d’« intégrale » ne recouvre pas exactement le même contenu avant et
après 1962. Des coupures traditionnelles, concernent essentiellement, à la scène comme au
disque, les reprises da capo dans les deux grands air de Violetta, au 1er et 2d actes, et dans l’air
du baryton Di Provenza il mar. Au début du second acte, le ténor est privé d’un air enflammé,
après qu’Annina lui a révélé que sa maîtresse vend tous ses biens pour lui. Le duo entre le
père et le fils, à la fin de ce même acte, est abrégé. Quelques variations passent à la trappe,
notamment dans le duo Alfredo/Violetta, au dernier acte. Les raisons peuvent en être, pour la
soprano avant tout, la longueur d’un rôle éprouvant d’un bout à l’autre de l’opéra. Mais il y
aurait eu aussi la volonté de certains chefs, Toscanini en tête, d’élaguer tout ce qui se rattache
à l’école du Bel canto, pour privilégier la modernité de l’écriture verdienne.
Les débuts du phonographe
Dans l’interprétation du rôle principal, les premières sopranos chantaient toutes, par ailleurs,
des rôles lourds comme Abigaille, Léonore ou Aïda, sans sacrifier l’agilité des coloratures du
premier acte. Les Adelina Patti (à la soixantaine), Nelly Melba, Amelita Galli-Curci, Luisa
Tettrazini, dont subsistent quelques fragments, captés autour de 1900-1910 sont de cette
école. Elles ont laissé place, peu à peu, aux sopranos légères dans les années 1920. Il serait
injuste d’oublier Magda Olivero (qui vient de fêter ses 103 ans). Dès 1940, elle annonce le
retour au grand style verdien. Mais il ne reste qu’un premier acte de cette prestation ; une
première scène de l’acte II et un troisième acte, captés en 1967, « complètent » ce
témoignage. Cet ersatz d’intégrale encadre, chronologiquement parlant, celles laissées par
Maria Callas. Dans les années 1950, cette dernière réconcilie art belcantiste et expressivité
tragique, théâtre et chant. En cela, elle reste, à l’époque du microsillon, un exemple unique et
inégalé. Depuis, son exemple sert de point de mire à toutes celles qui lui ont succédé, comme
un impossible Everest à vaincre.
Les années 1920-1940
La première intégrale en italien date de 1928, dirigée par Lorenzo Molajoli, Mercedes Capsir,
célèbre soprano espagnole qui enregistra, avec le même chef un Barbier de Séville qui fit
longtemps référence. La technique de chant est impeccable mais l’incarnation manque.
Dans la décennie suivante, en 1935, au Metropolitan Opera, Rosa Ponselle, habituée aux
Norma et Leonora, en compagnie du baryton légendaire Lawrence Tibbett, offre un second
acte d’anthologie et un finale bouleversants. Les productions des années 1941 (avec le même
Tibbet, Jana Novotná, Jan Peerce), comme celle de 1943 (Bidu Sayao, Charles Kullmann,
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Léonard Warren) ne tiennent pas la comparaison. Celle de 1949, présente l’intérêt de faire
entendre Di Stefano, encore dans sa splendeur vocale et Eleanor Steber, brillante
technicienne, au chant plein de noblesse dans l’expression de la souffrance, dignité qui
manque à trop de Violetta de cette époque.
Du couple formé par Maria Caniglia et Beniamino Gigli, dans les enregistrements italiens des
années 30-40, on oubliera les effets véristes de la première au profit des demi-teintes du
second, si l’on ne craint pas l’excès de sucreries. Mario Basiola complète excellemment le
trio. La même année, parce qu’il n’a jamais enregistré l’œuvre par ailleurs, l’intégrale newyorkaise en suédois, avec Jussi Björling, et pour lui uniquement, est à découvrir.
La seule version d’Arturo Toscanini, à la tête de son orchestre de la NBC, est une captation en
direct, d’un concert radiodiffusé avec les solistes habituels du Met, où voisinent le meilleur (le
chef), le bon (Robert Merrill), le techniquement respectable (Jan Peerce) et le pire (Licia
Albanese) : le son trop sec et assez frustrant, comme le rythme infernal qu’impose Toscanini à
ses musiciens, empêchent d’entendre les nuances, de goûter le timbre des voix (s’il y a lieu) et
éradique l’émotion. Mais la pulsation verdienne est là, vivante, convaincante et, en prime, on
entend la voix du maestro qui accompagne les solistes. Pour lui seul, le témoignage reste
important. Il existe également une séance de répétition de cette prestation.
Les années 1950
Elles opposent les partisans de Maria Callas aux inconditionnels de Renata Tebaldi, en studio
comme à la scène. Cela peut étonner aujourd’hui où la cause est entendue en faveur de la
première. Mais, à l’époque la voix particulière de Callas n’avait pas que des admirateurs,
surtout à partir du moment où elle commença à connaître des problèmes, alors que celle de
Tebaldi restait très pure. Pour la plus grande majorité des auditeurs, qui n’avaient pas eu la
possibilité de les entendre sur scène, la confrontation ne pouvait se fonder que sur leurs
enregistrements en studio Leurs qualités respectives, étant aux antipodes les unes des autres,
toute comparaison pertinente reste difficile.
Callas a incarné, c’est vraiment le terme adéquat pour ce qui la concerne, Violetta 63 fois
entre 1951 et 1958. Subsiste sept intégrales dont une seule réalisée en studio. Elle possède les
qualités techniques dont rêvait Verdi et qui existaient chez les cantatrices de son temps : une
soprano dramatique d’agilité, disparue avec le vérisme et qu’elle a fait renaître, sans oublier
sa présence scénique qui rend crédible le personnage, surtout après la spectaculaire perte de
poids de la chanteuse. Les témoignages de Mexico de 1951 en extraits, et l’intégrale de 1952,
électrisée par la direction de Mugnai, bénéficient de la forme vocale exceptionnelle de Callas,
à l’aigu facile et au grave impressionnant. La tragédienne, s’appuyant uniquement sur l’art du
chant est également là. Di Stefano, en voix, ajoute à l’intérêt, d’autant plus qu’une certaine
incertitude technique chez lui peut passer pour la traduction de l’inexpérience du jeune
Alfredo. Le baryton est nettement en-dessous du couple vedette. À côté de cette réussite,
l’intégrale en studio, parue en 1953, chez Cetra, pâlit à cause d’un chef indifférent, et de deux
partenaires sans intérêt. De plus l’absence de la scène affadit l’interprétation dramatique du
personnage. En 1955 et 1956, à Milan sous la direction de Giulini, sont captées deux
prestations considérées comme des modèles. Pour les spectateurs s’ajoutait la beauté de la
mise en scène de Luchino Visconti. Sans les images, la direction de Giulini paraît inutilement
alanguie. Callas approfondit encore son art et l’émotion qu’elle suscite, fait oublier les
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premières failles de la voix. Di Stefano se hisse à son niveau d’incarnation. Bastianini
convainc moins. La prise de 1958, à Lisbonne, révèle, au premier acte, les failles qui se sont
installées dans la voix. L’acte III, la retrouve au mieux de sa forme vocale et de son
incarnation. Le jeune Alfredo Kraus, qui devait chanter bien d’autres Alfredo au disque, lui
donne une réplique de qualité. Mario Sereni est un peu en retrait par rapport à sa version avec
Victoria de Los Angeles. La même année, à Londres, avec Cesare Valetti, Callas, mise à part
les aigus, retrouve une forme vocale que l’on croyait perdue et joue sur ses faiblesses pour
approfondir son personnage. On sait qu’on devait la doper à chaque entracte pour tenir
jusqu’au bout d’une représentation d’autant plus exceptionnelle. Il faut, bien sûr,
s’accommoder de la qualité plus ou moins médiocre des prises de son et des reports plus ou
moins heureux. Ils n’ont pas peu contribué, cependant, à l’installation du mythe Callas.
On possède cinq témoignages de Renata Tebaldi, entre 1952 et 1957, dont un en studio, en
1954, sous la direction de Francesco Molinari-Pradelli, avec Gianni Poggi, Aldo Protti, dans
lequel la beauté du timbre de la soprano est la plus sensible. Dans le live de 1957, au
Metropolitan Opera, elle est accompagnée par un Giuseppe Campora, empressé à souhait, et
par Leonard Warren, qui devait mourir trois ans plus tard sur cette même scène. Il campe un
émouvant Germont, malgré ou à cause d’une certaine fatigue vocale. Le Sempre libera montre
la soprano mal à l’aise dans la vocalisation, il est d’ailleurs baissé d’un ton à la scène et d’un
demi-ton en studio. Bien entendu la force et l’éclat de la voix conviennent mieux à
l’expression de la révolte, puis de la douleur résignée du second acte. Mais, on ne peut rester
indifférent à son Dite alla giovine où tout est dit par le biais de la beauté du timbre, dans la
retenue. Certes, il manque les couleurs crépusculaires que sait y mettre Callas et elle reste trop
dans une expression conventionnelle. Mais bien des Traviata d’aujourd’hui pourrait lui envier
ses moyens et sa technique vocale. Reste qu’elle ne crée pas un personnage comme sa rivale.
Dans cette décennie, il faut noter la version dirigée par Pierre Monteux, qui fit un certain bruit
à sa sortie, en 1956, pour le chef, qui ne s’aventurait guère d’habitude dans ce répertoire, et
pour la jeune Rosanna Carteri de 26 ans. Elle fait preuve d’une belle autorité, une fois passé le
premier acte. Cette même année aurait dû réunir l’équipe de chanteurs de la mythique Tosca
de 1953. Mais pour des raisons de contrat, Callas cède la place à Antonietta Stella qui est loin
de pouvoir l’éclipser. Les rescapés de l’équipe prévue initialement, Di Stefano et Gobbi, ils se
caricaturent. Dommage pour le chef, Tullio Serafin qui a dirigé cette même année Tebaldi. Il
avait guidé les premiers pas de Callas dans ce rôle et la qualité de son approche se sent ici,
chez sa rivale, à certaines nuances, même si les vocalises restent laborieuses. Serafin retrouve,
en 1959, Victoria de Los Angeles, grande soprano, dont le timbre, si particulier, convient
mieux à l’amante abandonnée qu’à la courtisane assoiffée de plaisirs. Sereni est un bon
Germont à ses côtés.
Les années 1960
Période faste où se lève une nouvelle génération de chanteurs qui commence à oublier le
vérisme pour redécouvrir la technique du Bel canto et qui a compris la leçon de Callas en
matière d’expressivité théâtrale.
Anna Moffo grave une première version en 1960, chez RCA, où elle se montre convaincante
grâce à une bonne technique et à un timbre charmeur. Si l’on ajoute un physique
hollywoodien, on comprend qu’elle ait tourné le rôle avec le jeune ténor Franco Bonisolli.
5
Elle séduit plus qu’elle n’émeut et il est regrettable que cette chanteuse intelligente se laisse
aller à sangloter et à tousser comme cela se faisait dans les décennies précédentes, alors que la
musique se suffit à elle-même. C’est Moffo qui sauve la production de la Scala, en 1964, sous
la direction d’un Herbert von Karajan peu inspiré, et dans laquelle la jeune Mirella Freni
s’était fait huer auparavant.
En 1963, Renata Scotto enregistre une première Traviata, son premier rôle abordé dix ans
plus tôt, à l’âge de dix-neuf ans. En 1957, elle avait remplacé Magda Olivero, dans ce rôle, et
Callas dans La Sonnambula. Elle se montre à la hauteur de la tâche, malgré une voix encore
légère. Gianni Raimondi, Ettore Bastianini, comme le chef Antonio Votto restent prosaïques.
On peut retrouver Scotto, en 1965, avec Luciano Pavarotti, captée à Londres, et en studio en
1973, avec Riccardo Muti, mais les ans ont passé depuis la première intégrale et cela s’entend.
On se souvient surtout, en cette année 1963, du couple Joan Sutherland-Carlo Bergonzi. Ce
dernier, jamais pris en défaut de musicalité ou de style, est mis en valeur, comme l’orchestre
dirigé par Johan Pritchard, par une superbe prise de son Decca. C’est la première version à
restituer la partition complète. La Stupenda éblouit dans son grand air, par l’aisance, la
précision et la maîtrise du chant, jusqu’au mi bémol compris. Certes le dramatisme est absent,
ou du moins il faut accepter qu’il soit tout entier dans la beauté sonore. On n’est pas tout-àfait dans Verdi, mais cela nous rappelle que ce dernier n’a justement pas tourné le dos au Bel
canto. Il faudrait rapprocher cette esthétique de celle que dévoile la version RCA de 1967, elle
aussi comprenant toutes les reprises musicales. On y retrouve le même ténor, en compagnie
de Monserrat Caballé, privée de suraigu, mais maîtresse incontestée du cantabile et des
pianissimi éthérés. Là non plus, absence de théâtralité, avec un chef qui cherche à ne jamais
mettre en difficulté la cantatrice. Ce qui perturbe un peu une vision cohérente de l’œuvre. Un
Sherrill Milnes, un peu scolaire mais bien chantant, complète le trio.
La version de Lorin Maazel, en 1968, recherche les effets, suivant l’habitude du chef et peut
séduire au premier abord. Le couple espagnol, Pilar Lorengar et Jaime Aragall ont en partage
la beauté du timbre et une certaine fragilité stylistique qui convient dans les moments
pathétiques. L’intelligence exemplaire du chant se trouve chez le Germond de Dietrich
Fischer-Dieskau dont la relecture des rôles italiens est toujours stimulante.
Les années 1970
En 1971, sous la direction d’Aldo Ceccato, apparaît Beverly Sills qui triomphait alors dans
Donizetti. Mais faute d’un timbre séduisant ou d’une technique ébouriffante à la Sutherland,
elle n’impose pas son personnage. Nicolaï Gedda se tire intelligemment des difficultés du rôle
sans traduire l’attractivité qu’exerce Alfredo sur la courtisane de haut vol. On écoute Rolando
Panerai avec plaisir mais il manque un peu d’autorité. L’ensemble reste une prestation
respectable qui ne bouleverse pas le classement des meilleurs. En 1973, Mirella Freni trouve
sa revanche sur ses précédentes Violetta. Face à un Bonisolli parfois tonitruant, elle incarne,
avec fraîcheur et conviction, un personnage plus tendre que déchiré, car il lui manque les
moyens d’une soprano dramatique. Avec Sesto Bruscantini, finissant, qui a encore de beaux
accents, elle a le mérite de faire exister son personnage. En 1977, Sylvia Sass fit illusion le
temps d’un Festival d’Aix où l’on crut découvrir une nouvelle Callas. Le mirage cessa
rapidement. La même année on découvrait Ileana Cotrubas dans ce rôle. La direction de
Carlos Kleiber fit beaucoup parler, impérieuse ou impériale, comme il plaira, cohérente, rend
6
d’autant plus sensible la vulnérabilité de la chanteuse, que l’on peut trouver touchante et, par
moments, mièvre, voire d’un vérisme déplacé. Plácido Domingo est séduisant, mais son chant
toujours forte, convient mal au jeune homme un peu emprunté du 1er acte ou à l’amant
immature du suivant. Sherrill Milnes reste égal à lui-même. On peut préférer la captation, en
direct, l’année suivante, avec la même Violetta, bien plus sûre d’elle, et le même chef,
toujours meilleur à la scène. Jaime Aragall sert mieux son personnage que son illustre
compatriote.
Les années 1980 à nos jours
Pour des raisons commerciales évidentes, Joan Sutherland a refait La Traviata, en 1981, sous
la direction de son époux, Richard Bonynge, avec Pavarotti en bonus. L’usure du timbre de la
première, décoloré et sans harmoniques, fait regretter cette gravure. À l’inverse, la voix de
Luciano Pavarotti est éclatante, mais n’exprime rien du personnage. Le chef, très soucieux de
ne pas mettre en difficulté la Diva, finit par rendre la partition ennuyeuse. Seul Matteo
Manuguerra, attentif aux nuances de la partition, semble être en situation. Aussi superfétatoire
paraît la seconde version de Scotto, dirigée par un Riccardo Muti qui pense égaler Toscanini,
mais sans son génie. Il éradique, au nom d’un purisme janséniste toutes les notes aiguës
traditionnelles et, pour faire bonne mesure, toute émotion. Alfredo Kraus reste intéressant,
ainsi que Renato Bruson. Mais cela ne peut suffire.
1992 : Pavarotti, le retour, en compagnie de la vedette du moment, Cheryl Studer totalement
inadéquate dans ce rôle, comme Juan Pons, à bout de voix. James Levine dirige rapidement
comme s’il voulait oublier tout cela. Nous aussi. La même année, l’affiche Edita GruberovaNeil Shicoff peut attirer comme faire frémir. On connaît les fautes de goût de la première, le
tempérament tourmenté du second qui lui fait, ici, choisir un style vériste hors de propos.
Giorgio Zancanaro, en grande forme, incarne un grand Germont. Gruberova plus disciplinée
qu’à son habitude, se laisse gagner par l’émotion de son personnage et s’en tire avec les
honneurs.
Une autre version clôture l’année, dirigée par un Muti plus souple dans sa direction que dix
ans auparavant. Il faut oublier la soprano et le baryton, ternes, pour réentendre combien
Alagna avait un beau timbre avant toutes ses imprudences à venir. On retrouve Alfredo Kraus,
dans sa énième incarnation d’Alfredo, aux côtés de Kiri Te Kanawa, étrangère à la vocalité de
son rôle, surtout à ce moment de sa carrière. Les jolis sons filés, le phrasé dans l’expression
de la douleur ne laissent pas indifférent mais le personnage semble resté dans la coulisse.
Kraus, attentif à toutes les nuances du texte, reste parfaitement honorable malgré des aigus
raidis. Curieusement, le rôle du père est chanté par un baryton plus juvénil que le couple
d’amants, puisqu’il s’agit du jeune Dmitri Hvorostovsky. La direction de Metha n’ajoute rien
à sa gloire.
En 1994, Sir Georg Solti s’intéresse enfin à ce volet de la trilogie de Verdi, lui qui a travaillé
avec Toscanini, dont il semble retrouver la vivacité. Il apporte un soin particulier à
l’orchestre, en grand symphoniste. Il trouve en Angela Gheorghiu, une interprète éruptive qui,
si elle ne manque pas d’impact sur l’auditeur, ne correspond pas toujours ni à la vocalité ni à
la psychologie du rôle. Frank Lopardo ne démérite pas mais il manque de charme. Leo Nucci
indiffère.
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Un grand saut dans le temps nous amène au Festival de Salzbourg de 2005 et au couple, un
temps très médiatisé, Anna Netrebko et Rolando Villazón, dirigé par Carlo Rizzi, pour une
version speedy de l’œuvre. Inutile de nier l’attrait qu’exerce sur l’auditeur le charme sensuel
de la voix de la soprano et de l’insolente facilité de ses aigus. Dommage qu’elle en use, et
parfois abuse, en défiant rigueur technique et respect scrupuleux de ce qu’a écrit Verdi. Le
fougueux Alfredo, à ses côtés, en rajoute à plaisir. Thomas Hampson, comme tétanisé,
n’existe tout simplement pas. Cela accroche à la première audition, puis cela s’oublie.
On évoquera pour mémoire, parmi les rares sélections en français publiées, et pas toujours
disponibles, celle enregistrée, chez EMI, par Mado Robin. Comme beaucoup de sopranos
légères, elle rêvait d’incarner, sur scène, la dévoyée mais sa mort prématurée empêcha qu’elle
le fasse. Certes la voix est légère, mais comment rester insensible à son adieu à la vie, alors
qu’elle se savait atteinte du mal qui devait l’emporter quelque mois plus tard ? Michel Dens
lui donne une excellente réplique et Pierre Dervaux montre une parfaite compréhension de la
partition. Il manque à Paul Finel, le timbre qui ferait croire au charme d’Alfredo.
À voir
Avant même que le film d’opéra soit à la mode, La Traviata a eu les honneurs de l’écran, en
1967. Anna Moffo s’y montre séduisante, physiquement et vocalement, en compagnie d’un
jeune Bonisolli et d’un presque vétéran de la génération précédente Gino Becchi. Il faut
attendre 1983, pour que les décors flamboyants de Franco Zeffirelli envahissent les salles
obscures. Plácido Domingo impose la séduction de sa présence physique, dont le charme
renforce celui de la voix, même s’il n’est toujours pas le fragile personnage d’Alfredo. Teresa
Stratas, par ses qualités de comédienne masque les faiblesses de la chanteuse.
Puis vinrent les doubles sorties CD et DVD, comme pour la production londonienne, dirigée
en 1994 par Solti et dont il a déjà été question. En 2001, reprenant l’idée lancée par la
télédiffusion en direct de La Tosca, tournée, en 1992, sur les lieux mêmes de l’action, et aux
heures où elle se passe, la télévision française a voulu appliquer ce principe à La Traviata, en
2000. Elle oubliait que, contrairement à l’exemple précédent, il n’existe dans Traviata, ni
unité de lieu ni de temps. C’est donc d’une façon toute artificielle que quelques lieux
prestigieux servent de décors naturels, sans liens avec le texte. Eteri Gvazava, préoccupée par
ses limites vocales, reste étrangère au personnage. À l’opposé, José Cura, toujours à l’aise
dans les rôles de séducteur, n’a plus la souplesse de la voix qu’exige le rôle. C’est finalement
le vieux Panerai qui emporte l’adhésion. L’orchestre de la RAI, dirigé par Zubin Mehta, se
tire correctement d’un exercice inutilement compliqué par la séparation des solistes et des
instrumentistes.
Le Festival d’Aix-en-Provence a cédé aux sirènes du modernisme en 2003, faisant de
Violetta, une réincarnation, physiquement réussie, de Marylin Monroe. L’action se passe au
bord d’une autoroute, accident de circulation compris. Il est évident que musique et chant
deviennent secondaires, on ne s’y attardera donc pas.
Une mention particulière pour la production de la Fenice, de 2004, dirigée par Lorin Maazel,
avec la toujours émouvante Patricia Ciofi, sur le fil du rasoir mais si pertinente dans son
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parcours sacrificiel. L’intérêt supplémentaire réside dans le choix de la version originale de
l’œuvre, avant sa révision définitive.
On retrouve Salzbourg 2005, avec le couple déjanté Netrebko-Villazón et une mise en scène
qui a été fort louée, mais que l’on peut tout aussi bien trouver inutilement redondante avec la
présence constante, du début à la fin, du médecin et d’une horloge, au cas où l’on aurait pas
compris que l’héroïne doit mourir. Sans parler de la redoutable épreuve que représente, pour
des interprètes qui n’ont pas un profil de star, le port de costumes modernes. La reprise à
New-York, en 2012, avec d’autres chanteurs, le démontre : le caleçon à fleurs du ténor
emporte notamment la palme du ridicule.
Si on aime les gares, on peut regarder la production de Zurich, de 2008, ville qui s’est fait une
spécialité de ce genre de dépaysement de l’action. Sinon, inutile d’y attendre le prochain train.
Enfin, dernière prise de rôle, à Aix, en 2011, celle de Natalie Dessay. Celle qui se présente
comme « une comédienne qui chante », ne pouvait que brûler de chanter ce rôle. Force est de
reconnaître qu’il faut le secours de l’image pour être sensible à l’incarnation, très prenante, du
personnage. Les aigus ne sont plus aussi triomphants, comme l’a montré une récente
retransmission depuis le Metropolitan, sans pour autant que le médium ait gagné en couleur et
la voix en volume. Cependant sa Violetta existe. Grand est le mérite de l’artiste dans une mise
en scène confuse. On est censé assister à une représentation de Traviata, avec vue sur la scène
et les coulisses, et inutilement distrait, quand Violetta chante sa souffrance, au premier plan,
par le ténor qui, en attendant sa prochaine entrée, consulte ses SMS, au fond de la scène. Ce
n’est pas la sortie récente d’un film-reportage, intéressant sur les répétitions des chanteurs
traités en véritable acteurs, qui éclaire les choix du metteur en scène. Non seulement le livret
devient quantité négligeable, mais l’on perd le sens même de la musique.
Heureusement, les modes sont faites pour passer mais, en attendant, le temps commence à se
faire long. Le seul côté positif de tous ces dévoiements est de prouver que La Traviata suscite
toujours l’intérêt des artistes et du public. En dépit des changements de mentalité, le côté
transgressif de l’héroïne reste intact et le couple Éros et Tanatos, toujours d’actualité.
Tous supports confondus, après un siècle d’enregistrements, un constat s’impose : Callas reste
celle qui répond le mieux à ce que souhaitait Verdi pour Violetta, une chanteuse di forza,
habile dans les coloratures et dotée d’une grande présence scénique. Le grand mérite de cette
artiste unique aura été de retrouver l’art du chant d’avant le vérisme, et de rappeler que le
comble du drame n’est jamais dans l’outrance. Verdi ne disait rien d’autre en 1857 :
« déclamer ne signifie pas hurler. Si l’on ne trouve pas trop de vocalise dans ma musique, on
ne doit pas en profiter pour s’arracher les cheveux, s’agiter et crier comme des possédés. » Il
est regrettable qu’il faille se contenter pour Callas de prises de son médiocres dont on
retiendra avant tout celles de Mexico et de Lisbonne. La force de ces documents
techniquement peu satisfaisants se trouve paradoxalement, dans leur imperfection même. Ils
font naître en notre esprit l’idée d’une beauté à jamais perdue, quoique partiellement restituée,
que notre imagination doit donc sans cesse reconstruire. En cela, ils restent incomparables.
Face à Callas, il faut choisir entre la beauté pure du chant (Sutherland I et, à un moindre
degré, Caballé) et le dramatisme (une grande Aïda comme Tebaldi, n’est pas déplacée si l’on
oublie le premier acte). Scotto I était pleine de promesses que le disque n’a pas su capter à
temps. Une Netrebko, plus disciplinée, se fiant moins aux facilités de sa voix, pourrait faire
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date. Cioffi, Dessay, voix légères, mais tragédiennes nées, emplissent le vide actuel. Mais ce
siècle n’est pas fini.
Pour Alfredo, se détachent sans difficulté Carlo Bergonzi et Alfredo Kraus. Il serait injuste
d’oublier le jeune Di Stefano. Les Germont de Robert Merrill, Warren, Manuguerra sont
convaincants. Quant au chef, Toscanini s’impose, ainsi que Kleiber, sans oublier un Solti qui
sait faire ressorti l’urgence de la partition, même si l’émotion n’est pas toujours là.
La Traviata de l’île déserte, qui réunirait un trio et un chef irréprochables, dans un son
impeccable, reste encore à venir.
Danielle PISTER
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