Aude (Carcassonne)

Transcription

Aude (Carcassonne)
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Octobre 1942/Mars 1943. Lycée de Carcassonne
031-Coiffeurs
Albert et moi sommes pensionnaires, en quatrième et en septième, respectivement.
Nous n’avons pas de quoi nous payer le coiffeur. Pas grave, décide Abi, nous avons une
paire de ciseaux. Et la nuit au dortoir, nous nous sabrons mutuellement les cheveux à
l’aveuglette.
Rires des autres au réfectoire.
A propos de réfectoire, regardez bien le contenu des assiettes. Des radis. Derniers
arrivés, nous sommes en bout de table, côté mur. Le plat de radis est déposé à l’autre
bout. Chacun a le droit de prendre deux radis, deux betteraves pour les premiers, et
pour les derniers, deux lentilles.
Bof, ça ne m’a pas empêché de jouer au rugby trois ans plus tard. Mais ces trois ans là,
quelle éternité !
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Octobre 1942/Mars 1943. Lycée de Carcassonne.
032-Fugue
Au dortoir, une nuit, chuchotis près de mon lit. Des copains, chahuteurs comme moi,
viennent me proposer une aventure exaltante : fuir le lycée. Mais il y a une condition ; il
me faut renoncer à être juif (comment savent-ils ?). Réponse la nuit prochaine.
Etre Juif ne signifie pas grand’chose pour moi, sauf l’évocation adorée, prestigieuse,
douloureuse de Willy.
Se présentent immédiatement à mes yeux quelques images.
Je savais que pour nous mettre à l’abri, nous faire baptiser avait semblé une solution à
Martha et Willy et que ce dernier avait ajouté qu’il ne survivrait pas à ce déshonneur.
Et pourtant il était libre-penseur ainsi que ses parents. Mais chez eux on ne fêtait plus
Noël depuis l’année où le petit Willy les bras chargés des cadeaux du Père Noël s’était
fait dire par d’autres enfants : »Noël, ce n’est pas pour les Juifs ».
La nuit suivante, dans l’obscurité on me chuchote : »Alors ? ». La mort dans l’âme mais
sur de moi, je réponds : »Juif ! ».
Adulte, on m’a souvent traité de Don Quichotte. Bof, pourquoi pas ?
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04 Février 1943. Cailhau (Aude).
033-Arrestation de Willy
Le dessin représente l’arrestation de Willy, telle que nous l’a récemment racontée
Robert, alias Mimi, témoin de la scène.
N’en voulez pas aux gendarmes. Ils avaient fait prévenir Willy par son copain le postier,
ancien de Verdun comme lui (voir « Verdun-la source » et « Verdun-blessure » pages 32
et 33).
Pourquoi s’est-il laissé prendre ? On ne le sait pas. Ce qui est avéré, c’est qu’il avait une
grande confiance dans les Français en général, et dans le Maréchal Pétain en particulier.
« Tant que Pétain sera là, nous ne risquons rien ! ».
Je commente ? Pour Pétain il s’est trompé, et l’a payé de sa vie. Pour les Français, il a eu
raison, et comment ! puisqu’ils ont sauvé sa famille. Et de toutes façons, il avait peutêtre craint, aveugle, de gêner notre fuite.
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Février 1943. Lycée de Carcassonne.
034-Etoile jaune
Willy vient d’être arrêté. Albert et moi sommes pensionnaires. Et voilà que le Directeur
du Lycée veut nous faire porter l’étoile jaune.
Martha, dramatique ( Ah, quelle amère évocation !) se précipite à Carcassonne.
Dur, dur, mais elle montre qui elle est.
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1941-1943, Cailhau ( Aude)
035- Un croiseur nommé David
Martha nous a raconté qu’à Cailhau, Willy lui disait souvent : » Un jour viendra où un
croiseur nommé David et arborant l’étoile jaune pénétrera dans le port d’Haïffa. A
partir de ce jour, les Juifs du monde entier se sentiront fiers et en sécurité. »
En route pour Auschwitz et son destin il en a peut-être rêvé une dernière fois. Il ne
pouvait pas savoir qu’à peine quatre ans plus tard son rêve deviendrait réalité avec la
création de l’Etat d’Israël.
Je crois qu’il aurait souhaité que ce refuge pour tous les Juifs persécutés se révèle
également fraternel pour ceux chez qui ils se sont installés.
Je fais parler les morts ? C’est vrai, mais attribuer à Willy une dernière pensée
humaniste, c’est le saluer pour ce qu’il était.
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Février 1943. Gare de Bram (Aude)
036-Bram, la valise
Willy arrêté, il faut fuir Cailhau avant d’être pris à notre tour. Le réseau de Henri
Cordesse veille sur nous, alerté par Mme M., amie de la famille et repliée en Lozère.
Et nous voici au petit matin, escortés par Maurice G., gendre de Mme M. et lui aussi
membre du réseau, sur le quai de la gare de Bram, non loin de Cailhau. Nous attendons
le train pour
Carcassonne. Bien entendu, nous avons pris Vali avec nous sous forme de charcuterie
entassée dans une lourde valise. Voilà que deux gendarmes se dirigent vers nous,
menaçants. « Ouvrez cette valise ! ». Maurice G. ne perd pas son sang froid : « Mais vos
collègues l’ont déjà vérifiée. ». « Ah, bon… ». En tous cas, Abi (13ans) conscient du
danger, s’était déjà éclipsé. Il ne nous l’a que récemment raconté.
Il est possible que le danger n’ait pas été si grand. En effet on sait aujourd’hui que les
gendarmes amélioraient leur ordinaire en razziant de la sorte les vivres transportés.
Il n’empêche que cette scène a épouvanté certaines de nos nuits.
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Février 1943. Carcassonne (Aude)
037-Faux blases
Après l’alerte de la valise (voir « Bram, la valise » page 39), nous voila parvenus,
Martha, ses quatre fils et l’ange gardien Maurice G., à Carcassonne pour y passer la
nuit.
L’hôtel Terminus est réservé aux Allemands, mais par chance il reste deux chambres
libres sous les combles. Paradoxalement, nous y serons en sécurité. Nous y croisons nos
premiers Allemands : polis, beaux, en uniformes seyants, un peu distants.
Dans nos chambres, Maurice G. qui a été rejoint par sa fiancée Jacqueline M. chargée
de nos faux papiers, s’occupe de les compléter. Nous pouvons même choisir nos
prénoms. Nous nous appellerons Boyer, sauf Martha qui risque d’être trahie par son
accent allemand. Pour elle, ça sera Mme Flegel, nom alsacien.
J’ai gardé de la scène un souvenir excitant. C’était l’Aventure avec du mystère, des
chuchotements, de l’implication (le choix de nos prénoms).
Henri Cordesse, fondateur de la Résistance en Lozère puis Préfet de Lozère, nous
expliquera cinquante ans plus tard la technique très élaborée de fabrication des faux
papiers, de même que l’angoissante efficacité des mesures prises par l’Administration
Française pour y faire échec.
Et nous voilà tous intégrés dans une nouvelle peau. Amusant sur le moment, mais je dois
dire que je n’ai jamais pu réintégrer la première. Herbert Reiss, ça sonne mal pour moi.