(Aude). - Famille Reiss
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(Aude). - Famille Reiss
18 Juin 1940. Cailhau (Aude). 015-Blés d’or Nous avons été affectés à ce village. Les habitants (nous l’avons appris plus tard) s’étaient organisés pour accueillir les réfugiés. Nous nous retrouvons dans un mas abandonné, mais sommairement équipé, situé à l’écart du village. Le lendemain, quelle découverte ! A l’horizon, les Pyrénées aux sommets étincelants, et devant nous un espace magnifique, jaune éclatant (un champ de blé). Fantastique partie de cache-cache en découpant des tranchées dans les blés d’or au hasard de nos courses ! Inoubliable souvenir ! 19 1940. Cailhau (Aude). 016-Abi, Fifi, Mimi, Naine Récréation de la matinée dans la cour de l’école communale. Chaque jour Willy (libéré après l’armistice) nous apportait un en-cas, et pour attirer notre attention, hurlait d’une voix de fausset qui nous gênait un peu, mais que les habitants n’ont pas oubliée un demi-siècle plus tard. Parmi nos jeux, le plus surprenant pour nous était « tuer le cochon ». On était à tour de rôle saigneur ou cochon, le plus souvent pendu comme on peut le voir au fond de la cour. Le saigneur ne se gênait pas pour enfoncer son doigt tendu dans le cou du cochon, qui hurlait de plus belle. Pour information, notez que : Abi= Albert, Fifi=Herbert, Mimi=Robert, Nène=David. 20 1940/43. Cailhau (Aude). 017-Allonçenvants A l’école nous chantions le nouvel hymne national à la gloire du Maréchal Pétain « Maréchal, nous voilà ». La Marseillaise républicaine était interdite, du moins le premier couplet « Entendez-vous dans les campagnes, Mugir ces féroces soldats, Qui viennent jusque dans vos bras Egorger vos fils vos compagnes ». Alors, à titre de contrepoison, Willy nous réunissait de temps en temps le soir avec d’autres enfants sûrs, et clandestinement nous faisait chanter la Marseillaise. 21 1942. Cailhau (Aude). 018-Certif Un petit matin, nous sommes réveillés tôt par de fébriles chuchotements. Abi est déjà prêt, tout pimpant. Il s’en va au chef-lieu de canton, à pied bien entendu, passer le certif. Parmi les épreuves, chanter un couplet de la « Marseillaise », ce qu’il a particulièrement réussi, et pour cause (voir épisode précédent)! Et il a été le seul reçu du canton. Gloire pour le village, et pour la famille une fierté encore vivace aujourd’hui. Il me plait d’imaginer l’émotion de Willy, bourgeois Juif allemand, militant socialiste, ancien combattant allemand de la Première Guerre mondiale, amoureux de la France des Lumières, passionné d’Histoire et connaissant l’émancipation des Juifs par la Révolution Française, viré de sa patrie comme Juif, et finalement professeur de « Marseillaise » à Cailhau. Son fils a bien mérité de son père, et saura s’en souvenir ainsi que ses frères 60 ans plus tard, à l’occasion d’une cérémonie du souvenir (voir « Willy enterré » page 57) à Drancy où était située l’antichambre française d’Auschwitz 22 1940/43. Cailhau (Aude). 019-Doryphores Je ne supportais pas d’aller dans les champs ramasser les doryphores (parasites des pommes de terre), ni surtout de les brûler dans le poêle de la classe. Rétrospectivement, quelle allégorie du sort qui nous était promis ! 23 1941. Cailhau (Aude). 020-Pas baptisés Le curé de Cailhau n’avait sans doute pas inventé la poudre. Se rendait-il vraiment compte de ce qu’il disait (voir dessin) ? Pas nous, en tous cas. Pour ma part, je n’ai compris qu’une bonne vingtaine d’années plus tard. Quel choc ! 24 1960. Cailhau (Aude). 021-Les horreurs du nazisme 20 ans après, Abi (devenu Al après son retour d’Amérique) et moi sommes revenus à Cailhau. Le curé était toujours là, pas changé. 25 1940/43. Cailhau (Aude). 022-Crachat Willy, devenu aveugle en raison de ses blessures de Verdun, se fait cracher dessus comme Juif par des enfants de nos âges. Aujourd’hui, on peut incriminer l’influence de ce con de curé (et de lui seul), car nous (au moins les enfants) avons passé à Cailhau trois années heureuses, ensoleillées, parfumées ( ah, la découverte du fenouil !). D’ailleurs, Al et moi nous reconnaissons comme Audois et faisons partie depuis trente ans de l’association des anciens élèves du Lycée de Carcassonne. Contradictions. 26 1940/43. Cailhau (Aude). 023-Suif Tous les jours nous étions lavés à la prussienne. Martha nous a souvent parlé de son indignation quand un condisciple de Nène, lavé, lui, une fois par an, lui a dit…(voir le dessin). 27 Août 1944. Cailhau (Aude). 024-Vive les Américains ! Le curé de Cailhau (voir «Pas baptisés » page 23 et «Les horreurs du nazisme » page 24) n’était finalement pas si con. Les Américains étant annoncés sur la route de Limoux, il se précipite servilement à leur rencontre conduisant une procession. J’ai imaginé la pancarte «Vive le Maréchal » hâtivement modifiée en «Vive les Américains ». Et j’imagine aussi dans la jeep, demandant son chemin à la recherche de la famille Reiss, le GI Ernest (voir « Il faut partir » page 14, « La Main du Seigneur » page 16, « Feldgendarmes » page 74 et voir aussi l’épisode suivant «Papa, kennst Du mich nicht ? » page 28). 28 13 mai 1945. Utrecht 025-Papa kennst Du mich nicht ? A propos d’Ernest, encore. En Juin 1940, sa sœur Charlotte et lui ont réussi à rejoindre leur mère à New York, mais leur père est resté piégé en Europe, caché chez des Justes hollandais. Vient la Libération, et Mr Stock peut enfin sortir au grand jour dans la ville d’Utrecht. Il contemple les jeunes GIs qui touristent en permission. L’un d’entre eux s’approche de lui et lui dit en allemand : « Papa, tu ne me connais pas ? »*. * „ Papa, kennst Du mich nicht ?“ 29 1940/1943. Cailhau (Aude) 026-Mme Berger Ne croyez pas que j’en rajoute. L’image de Mme Berger, la trentaine, et son fils, la quinzaine, me poursuit depuis soixante ans. Ils étaient venus chez nous à Cailhau pour une période aujourd’hui indéterminée pour moi. Ils étaient beaux, radieux, sains et même plus forts que tout le monde. Pendant les vendanges, ils arrivaient toujours les premiers au bout de leur rangée (dessin) avec des grands éclats de rire heureux. Puis ils ont disparu, peut-être en fumée. Quand mon frère Albert trouve quelque chose à redire à ces anecdotes de mon enfance, qu’est-ce que je prends ! Ah, s’il pouvait me mailer pour celle-ci : « Ridicule ! Mme Berger, Juive, je le concède, mais citoyenne suédoise, est partie tout ce qu’il y a de plus normalement en Afrique du Sud. Elle y a rejoint son mari et ils ont magnifiquement réussi. Son arrière petit-fils joue au rugby et fait partie de l’équipe nationale, les Springboks. » Faites comme moi, guettez son message ; il viendra peut-être. 30 1940/43. Cailhau (Aude). 027-Pine de cheval Séjour ensoleillé, enfance privilégiée quasi provençale. Et pourtant un point noir, l’école. Ce refus des contraintes m’a suivi jusqu’à la fin de mes études, que je n’ai jamais considérées, au mieux, que comme alimentaires. A Cailhau, j’ai même été viré de l’école. Vous voulez savoir pourquoi ? Dans la salle de classe, sur ma table, mon prédécesseur avait gravé un cheval. Il faut dire que notre grande surprise en arrivant à la campagne était ce grand tuyau qui pendait parfois sous le ventre des chevaux. Je complète l’œuvre de mon prédécesseur, ce qui attire l’attention, motive des reproches, provoque mes dénégations véhémentes. Scandale. Je suis viré de l’école jusqu’à demain soir. Super ! Et en plus, demain c’est jour de doryphores (voir « Doryphores page 22»). Mais demain, Willy, distant et muet, m’y conduit, aux doryphores. Amère déception. 31 1940/43. Cailhau (Aude). 028-Sonnettes Nous avons beaucoup appris, à Cailhau. Les sonnettes, par exemple. Ah, tirer les sonnettes la nuit, puis s’enfuir suffoqués de rire et de peur, dans un vacarme de chaussures cloutées et de sabots ferrés, résonnant sur les galets pavant les rues étroites ! Adulte, j’ai encore envie de le faire, et même je l’ai fait. J’avais 30 ans et je travaillais comme Ingénieur dans la vénérable Régie Autonome des Pétroles. Un jour, je me trouvais en face des ascenseurs, et voilà qu’une lumière s’allume : la cabine va s’arrêter à l’étage. Je « tire les sonnettes », pousse sur la porte pour l’empêcher de s’ouvrir, et entends des exclamations. C’est mon chef de service, une vraie terreur, et ses adjoints, qui poussent tous furieusement. En face, moi, sur le point de céder, arc-bouté avec l’énergie du désespoir. Clic, l’ascenseur s’en va. J’en suffoque encore de rire et de peur. Nota. « Qu’es aco » signifie « qu’est-ce qu’il y a » en langue d’oc, couramment parlée à Cailhau. 32 1941/43. Cailhau (Aude). 029-Verdun, la source Nous habitons maintenant dans le village proprement dit, juste face à la poste, tenue par Mr Mé. Celui-ci et Willy sympathisent. Ils ont combattu à Verdun au même moment au même endroit dans des camps opposés. Prévert avait raison : quelle connerie, la guerre ! 33 1917. Verdun. 030-Verdun, la blessure Je tiens ce qui suit de Martha. Willy, lieutenant d’artillerie, commandait une « batterie sacrifiée » destinée à couvrir la retraite du gros de son régiment. Naturellement, ces batteries sacrifiées recevaient les tirs concentrés adverses, d’où leur nom. Et Willy y avait été désigné comme Juif. Donc lui et ses hommes sont écrabouillés. Surviennent les Français qui se mettent à « nettoyer », à l’imitation des Bavarois, inventeurs du procédé. Parmi les cadavres, Willy touché à la tête, paralysé mais conscient et comprenant le français. Il entend l’approche de pas, le claquement de la culasse du fusil que l’on arme. Peut-être a-t-il pu communiquer en clignant des yeux, mais le fait est qu’une voix autoritaire a stoppé le geste au vol : « Arrêtez ! On ne tire pas sur un homme qui a fait son devoir jusqu’au bout ! ». Willy a été soigné en France puis en Suisse où il a été transféré dans le cadre des accords entre belligérants pour l’échange de grands blessés. Ses parents, angoissés, sont morts de chagrin peu après. Cette histoire me bouleverse. Mais elle me permet de concilier mes racine allemandes (comment renier mes parents ?), mon éducation familiale et scolaire (adoration de la France), ma francité foncière, ma judaïcité douloureuse, et mon horreur de la guerre autant que des armes.