l`inceste fraternel - AP-HM

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l`inceste fraternel - AP-HM
Juin 2012
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PRISE EN CHARGE THERAPEUTIQUE DE DEUX MINEURS
AUTEURS DE VIOL EN REUNION SUR MINEUR DE 15 ANS
Cécile THOMAS,
psychologue clinicienne, SMPR, Marseille
Arnold et Willy, âgés respectivement de 13ans ½ et 15ans, inculpés de viol en réunion, sont
placés pour 6 mois, en détention provisoire, { l’établissement pénitentiaire pour mineurs.
LA RENCONTRE
Je les reçois { l’UCSA, { leur demande, dès leur arrivée. Ils souhaitent s’entretenir ensemble avec
moi de toute urgence. J’accepte un premier entretien collectif puis proposerai, par la suite, des
rendez-vous individuels.
Ils semblent abasourdis par la situation. Ils évoquent spontanément, avec facilité et détails, les
faits qui se sont déroulés un mois auparavant, cherchant à quel moment ils auraient mal évalué
le consentement de la jeune fille. De toute évidence pour eux, elle était d’accord pour les jeux
sexuels pratiqués (caresses, attouchements, fellations et rapports sexuels vaginaux).
Ils argumentent, avec des preuves de leur bonne foi { l’appui ; il y a eu plusieurs rencontres, elle
est venue d’elle-même aux rendez-vous et les a suivis de son plein gré. Par ailleurs, lorsqu’elle a
refusé d’aller plus loin avec Willy, il l’a respecté ; « non, c’est non…On ne comprend pas, vous
voyez bien, on ne l’a jamais forcée { rien ! ».
Lors de la confrontation à la brigade des mineurs, la victime a parlé de violences subies. Ils
rectifient : «on s’amusait { se taper tous les trois, on chahutait, elle a donné des coups, elle
aussi…Elle rigolait, elle n’avait pas l’air de souffrir, ni d’être mal, ni d’avoir peur ».
Si finalement elle a dit avoir été victime de viol, d’après eux, c’est davantage pour une question
de réputation, par rapport à la réaction de ses copines quand elle leur a raconté ce qui s’était
passé et vis-à-vis de ses parents, afin qu’ils n’aient pas honte d’elle. Tous les trois sont
originaires d’un milieu musulman attaché au respect des traditions, ils expliquent qu’une jeune
fille comme il faut doit rester vierge jusqu'au jour de son mariage.
Elle est très éloignée, pour eux, de cette bonne image vertueuse ; elle a fait des avances à Arnold.
Il a flirté avec elle puis, devant l’insistance envieuse de Willy, ils ont décidé d’une rencontre {
trois. Arnold explique que c’était tellement agréable qu’il a voulu faire profiter son ami de ces
purs moments de plaisir. Willy dit qu’il a l’habitude de sortir avec des filles dans ces conditions ;
on satisfait nos envies, on fait notre expérience, on profite avant le mariage. C’est normal, non ? »
Ils pensent qu’il s’agit d’un malentendu qui sera facilement dissipé par une lettre d’excuses
adressée à la victime et une promesse faite à la juge de ne plus jamais recommencer.
Je suis frappée par leur immaturité, en décalage avec la précocité de leur sexualité.
Leur perception des événements me sidère, me perturbe, m’agace et me désarme tour { tour.
Pour autant, l’empathie que je ressens pour eux m’incite { leur proposer de se revoir pour
commencer à mettre du sens sur ce qui leur arrive car « pour le moment, j’ai simplement le
sentiment que vos vies ont basculé, tourné aux cauchemars sans que vous n’y compreniez rien».
Ainsi, si rationalisation, déni, banalisation, projection, attitudes de prestance sont bien { l’œuvre
lors de cette première rencontre, je pense, au del{ de ces mécanismes de défense, que c’est
l’accueil fait ce jour-là, à leurs propres désarrois, à leur mal-être, { l’état de choc perceptibles et {
leurs besoins d’être étayés qui vont amener Arnold et Willy à investir cet espace de paroles et à
consulter le temps de leur incarcération.
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QUELQUES ÉLÉMENTS D’ANAMNÈSE
Ils se décrivent tous deux comme des jeunes comme les autres, sans problème particulier.
On peut noter beaucoup de similitudes dans leurs histoires de vie :
Ils n’ont aucun antécédent judiciaire
Amis depuis l’enfance, ils habitent la même cité et côtoient les mêmes collègues.
Au niveau familial, leurs parents sont séparés depuis leur tout jeune âge. Ils vivent chez
leurs mères qui ont refait leur vie et voient cependant régulièrement leurs pères. Issus d’une
grande fratrie, ils s’en situent au milieu.
Sur le plan sentimental, ils ont tous les deux une petite amie depuis plus d’un an dont ils
se disent très amoureux et respectueux.
Ils envisagent d’exercer des métiers d’action qui ne nécessitent pas d’études longues ;
Marin-pompier pour Willy et Marin pour Arnold.
Concernant leurs études, des différences émergent.
Willy éprouve des difficultés scolaires qui l’ont amené { redoubler la 6e. Il évoque des problèmes
de concentration, une grande tendance à se dissiper. Il entre fréquemment en conflit avec les
professeurs qui lui reprochent son arrogance et son agitation. Les absences scolaires sont
fréquentes ainsi que les renvois. Cela a découlé sur une orientation, il y a deux ans, vers un CMP.
Il ne s’y rend plus depuis seulement quelques mois.
Arnold, quant à lui, suit le cursus scolaire normal. Il dit juste avoir du mal parfois à canaliser son
énergie, préférant chahuter avec ses amis plutôt que de suivre les cours.
LA PRISE EN CHARGE THÉRAPEUTIQUE
J’ai choisi de retranscrire ici le sens subjectif qu’ont pris ces violences sexuelles pour chacun des
auteurs, en lien avec leur propre problématique.
ARNOLD
Arnold a besoin de soutien le temps de prendre ses repères dans ce milieu carcéral et jusqu’{ la
reprise du lien avec sa famille.
Les entretiens portent ensuite sur la manière dont il a vécu le passage { l’acte.
De prime abord, la jeune fille ne lui plaît pas. Willy va alors lui faire remarquer sa grosse poitrine
et ses fesses. Une fois animée par le regard désirant de l’autre plus âgé, l’attirance sexuelle naît.
Il s’agit de sa première expérience sexuelle. La rencontre avec la jouissance lui laisse un souvenir
de sensations physiques extraordinaires. Parallèlement, les conséquences dramatiques pour lui
de cet événement le plongent dans une profonde angoisse. Par peur de la répétition, il préfère
prétendre, un temps, qu’il n’a plus de pénis dorénavant « comme ça, c’est plus simple, le
problème est réglé. Il m’a trop fait faire n’importe quoi ».
« N’importe quoi », pour Arnold, c’est déj{ le fait d’avoir eu des relations sexuelles { son âge. Il
est empreint de culpabilité à ce sujet et cela trouve écho pour lui dans la réponse donnée à son
acte par la justice (mise alors en place d’instance surmoïque?). « On était trop jeune pour faire
l’amour, c’est pour cela que je suis en prison ».
On peut peut-être également y percevoir la difficulté de quitter l’enfance, de grandir, de faire
face { de nouveaux désirs…
Au fil des séances, il pourra expliquer la perte de contrôle, de maîtrise qu’il a ressentie ainsi que
l’appréhension qu’il éprouve { gérer ,{ nouveau, ses pulsions sexuelles et la frustration que cela
implique parfois. « Quand elles sont l{, si fortes, si la fille tout { coup change d’avis… Ça met
tellement les nerfs, je crois que je pourrais la tuer ! »
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Après y avoir goûté, est-ce possible de renoncer à une nouvelle occasion de jouissance ?
Comment prendre en considération l’autre, son désir quand le sien est si intense ? Peut-on
renoncer à une position de toute-puissance infantile ? Peut-on se décentrer de soi ? Différer ?
Cela le fera librement associer sur la propre violence de son père.
Sa relation { lui est teintée d’ambivalence ; { la fois, il l’aime, le redoute et le déteste. Il me
rappelle la phase de dépression normale décrite par M.Klein chez le bébé lorsque l’objet devient
total et que l’enfant redoute, en se défendant contre le mauvais objet partiel, de détruire le bon
objet intériorisé.
Jusqu’où sera-t-il comme lui ? Quel homme va-t-il devenir ? Être différent, est-ce trahir ? Sera-t-il
rejeté pour autant (l’angoisse d’abandon est majeure chez Arnold) ?
WILLY
Willy est en grande souffrance. Il a l’impression que tout s’écroule autour de lui ; « j’étais le «
king » et maintenant, je suis pourri. Toute ma vie est foutue, ça y est ! Quel avenir pour moi à
présent ? »
La procédure criminelle implique une interdiction de retourner dans son quartier (le seul dans
lequel il a vécu jusqu’alors) et met { mal la réalisation de son projet professionnel. Les amis ont
disparu, sa petite amie l’a quitté et les relations parentales sont compliquées, balançant entre
reproches, rejet et amour.
La dépression guette, le risque de passage { l’acte suicidaire est présent.
Après un temps nécessaire pendant lequel Willy parle de lui, de sa place dans sa famille, dans la
société, de sa vie au dehors et de ses problèmes, nous en venons à évoquer les faits.
De cette histoire, il retient un profond dégoût de lui-même, mêlé à une grande aversion pour la
victime.
Il reconnaît très vite l’avoir considérée uniquement comme un objet. Excité par la vision de son
corps, il l’a utilisée pour satisfaire ses pulsions. « Ses formes ont pris toute la place, je l’ai réduite
{ ça ». Il s’en veut beaucoup essentiellement car il a le sentiment de ne pas avoir réussi {
contrôler son envie physique. Il est déçu de lui-même car il se sent réduit à un animal.
Ainsi, à ses yeux, ils ont tous les deux perdu leur aspect humain.
Elle ne l’attire pas du tout en tant que personne, ni par son physique, ni par sa personnalité. Il
n’arrive pas { expliquer son élan ce jour-là de façon précise mais pense que cela est lié au fait
qu’elle regardait surtout Arnold et ne semblait pas le voir, lui.
Pour autant, son désir à son encontre restera longtemps ambivalent, ressurgissant sous forme
de rêves érotiques qui le déstabilisent ; « comment après tout ça, je peux encore rêver que nous
faisons l’amour elle et moi ! Le pire, c’est qu’en plus dans mon rêve, je prends du plaisir ». Il
associera sur le fait que cela l’étonne d’autant plus que cela n’a pas eu lieu dans la réalité.
Il réalise alors que c’est la première fois qu’une jeune fille refuse de coucher avec lui. Cela a été
humiliant et fait écho { la faible estime qu’il a de lui-même. Il a eu, sur le moment, le sentiment
de n’avoir aucune valeur, « d’être nul ». C’est { ce titre que je vois dans ce rêve, au-delà de
l’expression de satisfaction de désirs inconscients, une tentative de réparer la blessure
narcissique vécue par Willy.
Sa défense pour ne pas s’effondrer complètement est de ne rien laisser paraître des attaques
narcissiques subies, voire de faire comme si de rien n’était (dénégation). Progressivement, il
parviendra à reconnaître, exprimer et accepter ses ressentis négatifs. Les exigences élevées de
Moi Idéal s’atténueront. Il cherchera { ne plus lire dans les yeux de l’autre indifférent ou rejetant,
du mépris, de la moquerie avec la dévalorisation ou l’anéantissement de l’estime de soi qui en
découle (par mécanisme de projection). Dans l’après-coup de quelques situations conflictuelles,
il commencera { repérer ce qui s’y rejoue pour lui de ses propres difficultés.
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Je terminerai sur ces ébauches d’interrogations et de réflexions car après plusieurs mois
d’incarcération, Arnold et Willy ont été jugés, condamnés { trois ans d’emprisonnement dont
deux avec sursis mise { l’épreuve. Libérés, le travail amorcé en prison se poursuit donc, pour
eux, sous forme d’injonction de soins.