Ou Les Enjeux D`Une Analyse Filmique

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Ou Les Enjeux D`Une Analyse Filmique
MONIQUE JUCQUOIS-DELPIERRE
CO M M E NT P E UT- O N ÊTR E P E RSAN?
0u Les Enjeux D’Une Analyse Flmique
Résumé: This article studies the character of the "Stranger" in film in the light of
theories and methodologies developed in intercultural communication studies by
ethologist Edward T. Hall, in film narratology by Peter Wuss, and in literary studies
by Vincent Jouve. The personality of the stranger is analyzed through a theoretical
model derived from Wuss’s three filmic structures - the conceptual, the perceptual
and the stereotypical - and Jouve’s approach to the analysis of novelistic characters.
Through the lens of Wuss’s three structures, this article seeks to answer questions
similar to the one posed by Montesquieu in his 18th-century Lettres Persanes :
"How can one be Persian?"
Une analyse de film n’a jamais lieu sans raison. L’enjeu de la nôtre fut la découverte de l’étranger comme lieu possible de l’interculturalité par le film et, à travers le film, dans le réel, comment on peut être Persan ». Répondre à l’interrogation de Montesquieu, dans le film et par lui, signifie d’abord reconnaître dans
le film un type de personne ou de rôle, l’étranger; y voir quels types de schémas
ou de scénarios s’y rattachent; observer le personnage de l’étranger dans
l’ensemble de la composition et de la réception du film et, au préalable, choisir
les films en fonction des hypothèses de départ.
Une première hypothèse situe l'étranger dans une culture qui n'est pas la
sienne; il est habitué à un autre système de référence et obéit à des règles
implicites qui ne correspondent pas à celles de son entourage. On suppose
ensuite l'étranger, personne, personnage et acteur dans des situations réelles ou
imaginaires représentées à l'écran et le spectateur distinguant l'étranger des
autres personnages. On suppose en dernier lieu l’analyste capable d’en donner
une interprétation à la fois dans une optique culturelle et narrative. En effet, il
existe dans le film, des schémas esthétiques, culturels, connus ou familiers à des
spectateurs, de publics d’origines ou de groupes divers. Ces schémas, invariants
(l’amour) ou « grammaires
CANADIAN JOURNAL OF FILM STUDIES • REVUE CANADIENNE D’ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES
VOLUME 13 NO. 1 • SPRING • PRINTEMPS 2004 • pp 2-27
d'histoire » (il était une fois…) sont conventionnels (stéréotypes accompagnant
le genre de la comédie), universels (l’archétype du clown) ou ceux de la vie quotidienne (le scénario du restaurant).
Dans son ouvrage Analyse de films et Psychologie. Structures du film dans
le processus de perception, le filmologue de Potsdam Peter Wuss fait appel à ces
schémas, ou plutôt aux invariants, transposant La Cybernétique et la théorie de
la connaissance de Georg Klaus dans la narration filmique. La tâche première
dans le mécanisme de la connaissance consiste dans la construction « d'invariants de la perception, de la pensée et du motif ». La narration filmique est, par
voie de conséquence, elle aussi, sous-tendue par trois formes de structures conjuguées: les structures qui dérivent de la perception ou de la sensation (les
thèmes, les images et les sons, les topiques et leur disposition), la structure
logique des évènements (l’intrigue, le déroulement de l’action considérée en priorité par la majorité des analystes, la chaîne des causes et des effets) et celle qui
dérive du stéréotype (à travers des schémas préétablis et leur disposition, entre
autres: le genre du film). Ce que Peter Wuss lui-même traduit en anglais par
Topic Lines, Causal Chains, and Story Schemas.1 Ces formes de structure, spécialement la dernière, font appel aux schémas utilisés dans d’autres théories de
la narration: les catégories du genre, de personnage et les schémas textuels,
aussi bien les types formels de narration que les schémas mythiques ou les allégories provenant d’une mémoire collective. Chez Wuss, les trois types de structures apparaissent dans un même film, avec des forces différentes selon les
films. Elles peuvent converger, se substituer l’une à l’autre ou se contredire suivant les moments du film. Dans l’épilogue de Citizen Kane (USA, 1941, Orson
Welles), par exemple, l’image du traîneau de l’enfant Kane où s’inscrit «
Rosebud » dément l’aveu d’impuissance de l’enquêteur. Son investigation constitue la trame de l’action, la structure des évènements, au gré des interviews
successives des personnages-clés de la vie de Kane. « Rosebud » ne signifie rien
pour ce détective. Par contre, le spectateur reconstitue une suite structurée d’images révélatrices (le visage de l’enfant brandissant son traîneau) ou de
séquences dilatées dans le film comme la longue marche de Kane à travers son
château vide d’humains. C’est le spectateur qui établira la relation entre la neige
s’échappant de la boule de verre cassée et le traîneau de l’enfant-Kane à qui la
mère a cruellement manqué.
Cette analyse des structures du film est une étape importante dans la
découverte de l’étranger. Le choix des films pris comme exemples pour illustrer
cette théorie est basée sur une définition a priori de l’étranger, « situé dans un
contexte qui n’est pas le sien ». Suivant sa présence plus ou moins longue à
l’écran, son importance dans la construction du film et l’intention du réalisateur,
on distingue trois types de mise en scène de l’étranger-personnage. En premier
lieu, des films offrent une comparaison entre le natif dans son contexte et l'étranger sous les traits d’un même personnage. Ces films permettent de voir le
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même et l'autre comme dans un miroir déformant.
C’est le cas de Il Postino (UK/ Italie, 1994, Michael Radford) qui met en scène
Pablo Neruda, exilé en Italie, face à son correspondant chilien Ardiente
Paciencia (Chili/ Allemagne, 1983, Antonio Skarmeta) qui le met en scène dans
son Chili natal.En second lieu, l’étranger est le personnage central du film. Ali
est le centre de l'interrogation de Rainer Werner Fassbinder dans Tous les autres
s'appellent Ali (RFA, 1973). L’auteur appelle à dessein son film « Angst essen
Seele auf ». L'étranger est incapable de s'exprimer correctement et déclare que
« peur manger âme ».Il faut encore citer une troisième manière, indirecte, de
traiter le personnage de l’étranger. Si le personnage de l’étranger est secondaire,
il sert à articuler l’action, son déroulement ou son issue comme dans La Leçon
de Piano de Jane Campion (Nouvelle- Zélande, 1992) où l’étranger et l’étrangeté
jouent un rôle indispensable.
Dans chacun de ces trois cas, le moment où l’étranger apparaît est essentiel pour montrer l’évolution du personnage, les rebondissements de l’action, les
rapports entre le personnage et la société, quel que soit par ailleurs le projet du
film. La structure de chacun de ces films doit être analysée avec soin car elle
constitue les assises du personnage de l’étranger.
Appliquons le modèle de Wuss aux deux premiers types de mise en scène: d’une
part, Il Postino de Michael Radford et son correspondant chilien Ardiente
Paciencia d’Antonio Skarmeta; d’autre part Tous les Autres s’appellent Ali, le film
de Rainer Werner Fassbinder. Ce qui permet une comparaison implicite entre un
étranger, poète exilé, et un travailleur immigré.
Ardiente Paciencia et Il Postino doivent être analysés tous deux en relation
avec des évènements historiques qui ont marqué le Chili et avec la personnalité
de Pablo Neruda, poète chilien dont les oeuvres poétiques, sociales et politiques
se confondent à plusieurs moments de sa vie. Ces évènements historiques influencent la logique de l’action et contribuent à structurer le film. La composante
‘temps’ à l’intérieur de cette structure, la chaîne des causes et des effets, est
volontairement ambiguë dans Il Postino. Ce film transpose les évènements du
Chili des années 70 aux années 50. Or les évènements de 1973 dont rendent
compte le film et la nouvelle de Skarmeta, Ardiente Paciencia, sont dramatiques
pour le Chili tandis que ceux des années 30 (la guerre d’Espagne) ou des années
50 (le Stalinisme ou le communisme européen) ne touchent qu’indirectement le
Chili qui a reçu de nombreux réfugiés espagnols par l’intermédiaire de Pablo
Neruda, centre des deux films.
Les deux films, relatant par ailleurs une histoire à peu près semblable, la
relation du poète Neruda avec son facteur, interviennent donc à deux moments
très différents de la vie de Neruda, exilé en Italie dans le film de Radford. Dans
Ardiente Paciencia, les évènements se déroulent à Isla Negra (Chili) comme ils
l’ont été dans la réalité: Neruda est emporté en ambulance de Isla Negra à
Santiago et meurt à l’hôpital. Skarmeta respecte les moments importants de la
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vie de Neruda, notamment son poste d’ambassadeur à Paris, d’où il écrit à son
facteur. Dans Il Postino, on reconstitue des évènements vaguement similaires
dans une île italienne où Pablo Neruda, quoique étranger, n’est pas frappé par
le destin mais couronné de succès.
Que s’est-il passé pour Neruda à l’époque où se situe le film de Radford?
Au moment de la guerre civile en Espagne, le poète épouse la cause républicaine. Ses prises de position le font révoquer par le gouvernement chilien en
1937 et rappeler au Chili. Il y crée le Groupe hispano-américain d’aide à
l’Espagne et vient en aide aux réfugiés espagnols. Lorsque le parti communiste
est déclaré illégal au Chili, il voyage. C’est à ce moment que devrait se situer Il
Postino. Neruda aurait déjà acquis une notoriété internationale auprès d’un public italien selon le film de Radford. Pourtant, ce n’est que le 21 octobre 1971 qu’il
est couronné par le Prix Nobel de littérature. En 1970, il est choisi par le parti
socialiste comme candidat à la présidence. Il refuse au bénéfice de Salvador
Allende, qui sera élu. Ces évènements sont relatés par Skarmeta, (co-)scénariste
des deux films. De 1970 à 1972, Neruda est nommé par le nouveau gouvernement chilien ambassadeur du Chili en France.
C’est à cette période que se situe Ardiente Paciencia. Neruda n’y est pas un
étranger. Il revient au Chili car atteint d’un cancer, il est obligé d’abandonner ses
fonctions diplomatiques à Paris. Il décédera douze jours après le coup d’état de
Pinochet. Dans le film de Skarmeta et dans la réalité, Neruda est obligé d’abandonner les siens pour des fonctions diplomatiques et à cause de sa maladie.
Dans le film de Radford, le poète retourne au Chili, abandonnant ses amis. Il
n’écrit à son facteur Mario que par l’intermédiaire de son secrétaire pour rapatrier des effets personnels. Ainsi, dans le film de Radford, l’analyse de la structure des évènements permet d’observer une modification importante dans la
personnalité de Neruda. De « porte-parole de son peuple et aimé de lui », il
devient distant, lointain, voire méprisant. Ce qui peut contredire ses préoccupations sociales exprimées lors de la proclamation de son prix Nobel et reprises
dans le film de Skarmeta: « En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne
volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans
cette phrase de Rimbaud: Seule une ardente patience, nous aidera à conquérir
la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. »
Le réalisateur a « truqué » la suite des évènements dans le film anglo-italien sans doute pour ne pas mettre en cause la diplomatie internationale de cette
époque. Il fait ainsi vaciller la logique de l’histoire du facteur et ses relations
avec Neruda. Il « fabrique » une prise de position politique tardive de la part du
facteur italien pour assurer une certaine cohérence avec le scénario de
Skarmeta. La lutte politique menée par Neruda est d’ailleurs assez obscure dans
Il Postino. Une seule scène nous montre Neruda expliquant au facteur son idéal
humain : Pablo vient de recevoir un paquet renfermant une cassette. Ses compagnons lui souhaitent bon anniversaire et lui annoncent que le Canto General
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a été publié à l’étranger La fin politique de Il Postino est cependant amenée par
d’autres scènes et indicateurs filmiques comme les propos des postiers et ceux
qui ont lieu au café du village; les allées et venues des membres d’un parti sans
doute conservateur qui promettent de construire des conduites d’eau modernes
dans le cas où ils seraient élus; dans les images et leurs associations (silhouette
du politicien parallèle à celle de Neruda); grâce à des objets, des sons ou des
paroles symboliques (les enregistrements, la maison et les « tristes filets de
pêche » pour l’exil et les idéaux communistes).
Ces scènes, indicateurs filmiques et images dessinant la thématique du
film, s’associent dans la mémoire du spectateur à force de répétitions, car la
modification de la structure des évènements d’un film à l’autre va de pair avec
la formation d’une structure thématique (structure dérivée de la perception
d’après Wuss). Si le poète enseigne métaphore et amour dans les deux films et
dans des scènes quasiment identiques, la politique intervient comme un deus ex
machina dans Il Postino qui n’est pourtant pas qu’un pur marivaudage, plaçant
très haut la mission du poète. C’est elle qui a le dernier mot en surimpression
sur la photo de Neruda devant la mer, effacant peut-être le remord du poète qui
a trahi un ami : « Et ce fut à cet âge que la poésie vint me chercher… Je ne sais
ni comment ni quand… Non ce n'était pas des voix, ni le silence, elle me
hélait....» La fin du film chilien de Skarmeta est tout autre. Le facteur est
emmené en voiture par des policiers : « Vous devez nous suivre… Une vérification de routine… Après vous rentrerez chez vous.... »
Si Neruda est distant et lointain dans le film de Radford où il est étranger,
il y est grandi comme poète à l’intérieur de la relation maître à élève qui s’établit
entre lui et son facteur Mario désirant apprendre du poète la poésie d’abord,
l’amour ensuite, enfin la politique. Plus que le déroulement des évènements,
c’est le traitement des thèmes de la poésie et de l’amour qui rythme le film de
Radford. Entre don Pablo et le facteur, il s’effectue un échange vital, une sorte
de métempsycose, puisque le facteur reprend les idéaux du poète et en meurt.
La magie des mots atteint Mario qui les reliait intuitivement à l’amour. Il devine
la mission de la poésie: « La poésie n’est pas à celui qui l’écrit mais à celui qui
s’en sert. » Une poésie que le facteur fera naître des correspondances entre
motifs, images, sons et symboles. Le facteur, « l’homme qui enregistrait les
étoiles » (comme le décrit le critique Fernand Denis) envoie à son poète un
enregistrement de tous les sons qui composent l’univers de son île, la mer, un
ciel étoilé, les battements du coeur de son fils Pablito dans le ventre de sa mère.
Dans Ardiente Paciencia, Neruda est reparti, il est ambassadeur à Paris. C’est
l’hiver et la neige. Il veut se rappeler les sons et les odeurs du Chili. Il prie Mario
de lui envoyer son pays enregistré en quelque sorte. Dans Il Postino, c’est Mario
qui décide d’envoyer un enregistrement de l’île à son maître indifférent.
Une scène centrale du film de Radford est sans doute celle où Mario
demande à Neruda: « Comment devient-on poète? ». Pablo lui répond par un
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exemple, un poème sur « la mer ». Le facteur vit et ressent comme personne les
mots de Neruda qui bougent, vont d’un bord à l’autre comme la mer. Celle-ci
est à la fois la poésie et elle même, un lieu et l’infini de la réflexion. Elle conduit vers la poésie et en fait partie. Et la métaphore? Qu’est ce qu’une métaphore?
C’était la première question posée par Mario. Il vient à Mario une intuition fondamentale, une définition de la métaphore qui fait réclamer à Neruda une «
omelette aux aspirines » :
« Est-ce que vous croyez que le monde entier, je veux dire tout le
monde, avec le vent, les mers, les arbres, les montagnes, le feu, les
animaux, les maisons, les déserts, les pluies…
Ici, tu peux mettre « et caetera ».
et les « et caetera », est-ce que vous pensez que le monde entier est la
métaphore de quelque chose?
Cette conception panthéiste de la poésie renvoie à l’oralité, au sens de la poésie,
à ceux pour qui elle est faite. L’oralité n’est pas une absence d’écriture et les
média renouent avec l’oralité d’antan, la musique et l’image. « Retrouver l’oralité, c’est renouer avec une autre mémoire, » écrit Florence Dupont dans Homère
et Dallas. Pablo Neruda pourrait incarner « le mythe du poète « homérique ». Le
plaisir culturel de l’amour rejoint le plaisir sensuel de la poésie comme « le chant
de l’aède s’adressait au corps et non à l’esprit, comme la viande et le vin ».2
Dans Il Postino, l’analyse de la structure des évènements révélait la personnalité distante du poète, la structure thématique révèle l’ascendant de celuici sur un peuple de pêcheurs. La structure dérivée du stéréotype met en lumière
la part très grande que joue l’intertextualité dans les deux films, comment les
personnages sont ancrés de longue date dans la mémoire du spectateur, notamment par le genre de film utilisé et les personnages auxquels ils font référence.
Dans le film de Radford, on reconnaît des segments canoniques appartenant au
mélodrame et absents du film de Skarmeta: c’est un drame amoureux gêné par
des contraintes sociales, l’amour qui finit par la mort de l’amant, l’enfant qui
survit à l’amour...
D’autres réminiscences littéraires présentes dans les deux films sont celles
de la comédie, Cyrano de Bergerac ou Marivaux: la marâtre qui finit par se
résigner; le facteur qui se cache derrière une tenture et qui ne perd pas une seconde de l’attitude menaçante de la veuve; l’entremetteur Neruda que la comédie
amuse; le facteur de Neruda, poète du peuple, qui se sert des poèmes de celuici pour se faire aimer de Béatrice.
Dans la comédie italienne qu’est devenu Il Postino, se mêlent néoréalisme
et tradition napolitaine par l’intermédiaire de Massimo Troisi–Pulcinella–le facteur Mario. Ce personnage comme ceux de la Béatrice de Dante, du poète et
homme politique de Platon sont l’incarnation d’autres personnages sortis d’une
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mémoire commune à plusieurs cultures: « Béatrice Russo » est « ce qu’il y a de
plus remarquable dans l’île », prononce Mario sur le magnétophone de Neruda.
Elle est transfigurée comme la Béatrice de Dante dans le troisième chant du paradis: «…à mes yeux, elle brilla comme la foudre avec un tel éclat que ma vue
ne put d’abord le souffrir ». Neruda est le sage de Platon et de sa République,
avec sa manière socratique de révéler les vérités essentielles face à l’homme
politique véreux, à la rhétorique dangereuse que Platon dénonçait. A sa suite, le
facteur est « partisan d’une utopie socialiste», lieu de rencontre entre Platon et
Neruda. Dans le film de Radford, la musique de l’Argentin Luis Enrique Bacalov
accuse elle aussi le stéréotype. « L’Amérique latine, c’est le tango », détourne
Neruda de ses racines. Au Chili, rival de l’Argentine, l’on danse la « cueca »…
Cette analyse comparée des structures des deux films montre deux personnalités différentes de Pablo Neruda. Dans le film chilien, il n’est pas étranger
mais fidèle à ses compatriotes; dans le film de Radford, il trahit ses amis. Dans
Il Postino, thèmes, structures et formes convergent pour exprimer l’idée fondamentale de l’oeuvre jusqu’au moment où la structure des évènements est
maîtresse et remplace les structures dérivées de la perception et du stéréotype à
la fin du film. La poésie n’arrive plus à remplir sa mission de conductrice infaillible de l’âme humaine. Son immortalité est mise en doute. Seul l’engagement
politique peut faire évoluer la société. L’étranger Neruda s’y maintient à distance, surhomme grandi par la poésie.
Par contre, dans Tous les Autres s’appellent Ali, l’étranger est détruit par
une société mesquine. Personnage tragique, il s’écroule au dernier acte. Les
événements sont ceux de la vie quotidienne. Matérialisé par l’ulcère de l’étranger, le conflit central du film se bâtit autour de l’union de deux personnes
d’âges et de milieux différents, pauvres tous deux. La suite des causes et des
effets démarre à partir d’un élément déclencheur banal, un temps pluvieux.
Conjugué à une invitation à la danse, il permet la rencontre physique et psychique d’Emmi Kurowski, une femme de ménage allemande, et d’Ali, un «
Gastarbeiter », en réalité, « El Hedi ben Salem M'Barek Mohammed Mustafa »
que tous appellent « Ali ». Ce nom uniformise les immigrés dans une société qui
s’approprie leur nom et leur travail.
Le film de Fassbinder a la rigueur et la force des tragédies classiques.
Obéissant aux lois de l’unité de lieu et de temps, il se déroule en trois actes : l’union d’Ali et d’Emmi et le rejet de l’entourage, d’abord ; puis, les vacances d’Ali
et d’Emmi, l’acte absent, un seul plan, un taxi, duquel sortent les époux rejetés
; à la fin, le troisième acte, l’acceptation (feinte et intéressée) de l’entourage et
l’éloignement d’Ali. Si Fassbinder a construit pour ce film sur l’étranger un genre
qui tient aussi du cinéma - vérité, du drame social réaliste et surtout du mélodrame à la Douglas Sirk, c’est le genre tragique du film qui permet au spectateur de se concentrer sur le destin et le comportement de l’étranger, sur sa
démarche vers l’existentiel (la survie dans un univers hostile) et vers l’essentiel
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(la tendresse et l’amour). « Le couple être/paraître divise l’univers du film de
Fassbinder ». Deux blocs de personnages s’affrontent : d’un côté, Emmi et Ali,
de l’autre, les personnages-types de la rumeur, des conventions, de l’apparence
et des stéréotypes (voisins, épiciers, restaurateurs, etc.).
Dès l’ouverture du film, l’espace se morcelle en affrontements silencieux de
regards. Les personnages semblent pris dans leurs sentiments hostiles comme
dans une toile d’araignée. Les regards fixes des clients du bar, des collègues, des
voisines sont autant de murs. Ils mettent en évidence les thèmes présents dans
le film de Fassbinder: l’exclusion, le rôle sexuel donné à ceux du Sud (« queue
foutue » est le mot de passe pour l’exclusion, même d’un soir), les tabous de
l’âge et de l’origine, l’exil (de la vieillesse pour Emmi, la femme, exil dans un
monde hostile pour Ali, le travailleur immigré), la peur et l’étranger, la peur de
l’étranger, celle qui « mange l’âme », la peur de la vie, de soi-même et du qu’endira-t-on. C’est l’amour possible, réel ou utopique qui exorcise les démons de
l’hypocrisie. Il chasse la peur qui cesse de manger l’âme jusqu’à ce qu’Ali éprouve « la dépendance destructrice qu’engendre l’amour ». « Seul celui qui est identique à lui-même n’a plus besoin d’avoir peur de la peur. Et seul celui qui n’a
plus peur aime, libre de conventions. »3 Mais comment se retrouver « identique
à soi-même » quand on est étranger? Ali a un ulcère causé par le stress, « traumatisme propre aux travailleurs émigrés », explique le médecin dans l’épilogue.
Ali se trouve dans une situation conflictuelle dont son corps est le spectacle.
Perçus à travers ce corps humain, les thèmes du film le sont également à
travers une musique arabe, vaguement tzigane, ou la chanson leitmotiv « Die
kleine Liebe » composée par Fassbinder. La structure thématique du film s’exprime aussi dans un décor dépouillé, symbolique et intérieur, mais surtout par
l’utilisation fréquente du cadre dans le cadre. Fassbinder isole différents espaces,
projetant le spectateur dans les lieux communs de la situation comme le bar
café, l’appartement d’Emmi ou la cage d’escalier, endroit de rencontres, terrain
neutre ou de discrimination. Certaines scènes dans l’encadrement d’une porte,
d’une fenêtre ou de barreaux d’escalier viennent recadrer le personnage. Dans
Tous les autres s’appellent Ali, ce sur-cadrage des personnages, conjugué à des
effets de lumière et de clair obscur, souligne l’exclusion, le couple et sa séparation du reste du monde. Le cadre dans le cadre est une protection ou un ghetto
qui définit ou limite l’espace, par exemple l’encadrement d’Ali et de Barbara
dans la chambre à coucher de la teneuse de bar. De plus, l'interposition d'un
cache souligne la présence d'un œil "en creux" : le regard d'un personnage de
la diégèse ou l'objectif de la caméra. Ceci est perceptible à plusieurs reprises
dans « Angst essen Seele auf » et dès les premières prises de vue: l’entrée
d’Emmi dans le bar encadrée par la porte qu’elle ouvre, Ali encadré par la porte
et réfléchi dans le miroir, la voisine vue de dos et le couple à travers un grillage
dans le corridor, Emmi ou Yolanda, une émigrée yougoslave, vues à travers les
barreaux de l’escalier.
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Le narrateur de « Peur manger âme » polarise donc l’attention sur les personnages encadrés et leur état d’esprit. Il insiste aussi sur la nature purement
fictionnelle de ce qui est montré. Le procédé du surcadre survenant de manière
répétée témoigne de la volonté du narrateur de se distancer du cas vraisemblable qu’il montre cependant du doigt.
La scène du restaurant après le mariage d’Emmi et Ali est un exemple significatif de cet effet de surcadrage. Le spectateur sait que le mariage n’apportera pas
le respect de la société au couple. La force de Fassbinder est de montrer qu’on
le sait : En se mariant, Emmi et Ali se sont soumis sans résistance à l’opinion
publique. Emmi explique à Ali que « c’est le restaurant où venait Hitler », sans
plus.«
Ce silence inaugural sur l’essentiel creuse la scène d’un manque. Tel un
trou noir, il va absorber tout événement. Cette omission est une soumission sans
résistance » (c’est l’interprétation d’Aurélia Georges). Rien ne viendra interrompre l’opinion contre le couple. Le plan final du fond du restaurant témoigne
de ce rien, de ce néant. Emmi et Ali flottent dans la vacuité, sans expression,
immobiles, côte à côte, encadrés. Le cinéaste reste l’observateur impassible de
ce couple soumis à l’opinion.4 Avec la même neutralité, le diagnostic du
médecin (dans l’encadrement de la porte avec Emmi) achève le portrait de l’étranger.
Ainsi l’analyse des structures wussiennes fait apparaître l’esthétique du
réalisateur. La structure thématique s’exprime grâce à des images particulières
dues au redoublement du cadre qui accentue l’impression donnée par le décor
nu et dépouillé dans Tous les autres s’appellent Ali »; grâce à des enregistrements
sonores d’images dans Il Postino; grâce à des symboles ou des objets qui font
partie de la personnalité de l’étranger comme la mer pour Neruda ou le miroir
pour Ali. C’est devant un miroir qu’Ali se gifle, dégoûté de lui-même, c’est en
regardant un miroir qu’Emmi le trouve beau.
La musique établit des correspondances entre les images, la nationalité des
acteurs ou leur identité (arabe ou chilienne). Elle est souvent intradiégétique
chez Fassbinder (la musique arabe ou la musique tzigane), Skarmeta (la célébration du prix Nobel) ou Radford (le tango argentin dansé par Pablo et Mathilde).
La musique alterne avec le silence, notamment dans la scène tragique montée
par Fassbinder où Emmi vient chercher Ali au garage. Ils se regardent un long
moment en silence interrompu par les rires moqueurs des autres mécaniciens.
La situation de l’étranger apparaît grâce au style du réalisateur dans la composition du film. La suite des causes et des effets est structurée à la fois de
manière linéaire et circulaire dans les trois films: les scènes de bar rythment
Tous les autres s’appellent Ali, la mer marque le début et la fin des deux films
sur Neruda. L’ordre chronologique du récit est troublé par un flash-back, la mort
du facteur dans Il Postino.
L’esthétique du réalisateur se manifeste également dans le choix du genre
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filmique (structure dérivée du stéréotype) et des personnages. Le mélodrame a
semblé particulièrement adéquat pour traiter une problématique liée à l’étranger. Hors du commun (Pablo Neruda) ou hors normes (Ali), l’étranger est
gêné par les contraintes individuelles et sociales. Dans Il Postino, Radford et
Troisi teintent le mélodrame de comédie à la Marivaux. Puis ce divertissement
se dramatise au moment où le facteur meurt en héros populaire à la place de
son choryphée. Le film de Fassbinder est un mélodrame à part, un travail sur le
tragiquement réel et sur la vérité.
En effet, le personnage d’Ali, Salem l’étranger, ami de Fassbinder se
présente à nous, tragique. Il est le personnage qu’il représente, objet du désir
des autres : spectateur, auteur, filles de bar, femmes de ménage, ancré dans la
vie des petites gens mais en rupture avec eux. Fassbinder l’isole dans un décor
dépouillé et symbolique et dans une intrigue trouvée dans le quotidien d’un travailleur émigré, projetant le spectateur dans des lieux communs au sens propre
et au sens figuré (chambre pauvre, clichés répétés à son sujet). L’auteur met en
place des critères de normalité (ce qui est opposé à l’étranger et à la vieillesse)
qui se basent sur l’apparence, les goûts, ou l'âge pour ensuite les détruire grâce
à des ruptures (l’invitation à la danse ou celle d’Emmi à monter chez elle) qui
brisent la « bienséance » ou bien accusent. L’image perd alors sa fonction narrative au profit d’une fonction de désignation et de dénonciation impliquant un
brusque recul du spectateur de la scène, par exemple, lors de la présentation
d’Ali aux enfants d’Emmi.
En conclusion, l’analyse des trois structures filmiques selon Wuss a mis en
évidence des personnages d’étranger hors contexte - c’était la définition de
départ -, en rupture avec les conventions ou la mesquinerie que cela soit par
leur idéal humain (l’amour ou la poésie), à cause des pressions sociales ou des
circonstances (l’exil ou un travail astreignant).
Dans les trois oeuvres étudiées, le réalisateur suggère un raccord avec la vie hors
film : Pablo Neruda, son exil et les évènements décrits dans Ardiente Patiencia
ont réellement existé. Ali- Salem, acteur et rôle, ami du metteur en scène et discriminé comme émigré, partage avec une femme de ménage une vie de travailleur proche de l’expérience vécue.
Une attention systématique, apportée à trois catégories de la narration
filmique, a permis de mettre en évidence des aspects caractéristiques du film,
du personnage de l’étranger et de l’environnement dans lequel il évolue. Si l’apport de Wuss n’est pas négligeable dans l’interprétation du personnage complexe de l’étranger, il faudrait lui ajouter une analyse plus détaillée qui permette d’approfondir les bases de sa personnalité (au confluent du mythe, du réel et
de la représentation) et les « codes culturel, affectif et narratif » qui permettent
de le décrypter. Cependant, ce début d’analyse de structures wussiennes suggère
que l’étranger puisse être « persan » de mille et une manières.
Loin de n’être qu’un type comme le travailleur émigré ou le poète, le per-
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sonnage de l’étranger se nourrit de traditions culturelles, littéraires, artistiques
et de l’Histoire. Il est faible dans sa position passagère, fort de sa pluralité ou
incomplet dans ses connaissances des autres. Il est à la fois le symbole, le
représentant et le partenaire d’échanges culturels.
Notre Persan est ainsi le catalyseur d'une communication, infère automatiquement une communication interculturelle s’il en porte les attributs comme le
Persan de Montesquieu (vêtements, aspect physique,…), ou s’il ne sort pas du
cadre que la société lui assigne. On a tendance à désindividualiser l’étranger: «
c’est un Persan, un Noir, un Ali ».
NOTES
1.
Peter Wuss, Three Levels of Film Narration, IAEA 12 (Berlin: International Congress.
International Association for Empirical Aesthetics, 1992); Wuss, Filmanalyse u.
Psychologie: Strukturen des films im Wahrnehmungsprozess (Berlin: Sigma, 1993; édition
revue et augmentée. 1999); Klaus Georg, Kybernetik u. Erkenntnistheorie (Berlin:
Deutscher Verlag der Wissenschaften, 1969), 65-67.2.
Vachel Lindsay, The Art of
Moving Pictures (New York: Macmillan, 1922), 179-98.
2.
. Florence Dupont, Homère et Dallas (Paris: Hachette; 1991),.12-15, 23.
3.
Kurt Raab, Die Sehnsucht des Rainer Werner Fassbinder.(Münich:.Bertelsmann, 1982), .6970; Herbert Spaich, Rainer Werner Fassbinder, Leben und Werk (Beltz: Weinheim, 1992),
.296; Rainer Werner Fassminder, Filme befreien den Kopf,
éd. par Michael
Töteberg.(Frankfurt am Main: Fischer Cinema, 1984), 117.
4.
d’après Aurélia Georges, « Et pourtant elle tourne" ou La pensée-cinéma: rompre avec
l’opinion », L’art du cinéma, nº18 (mai 1998), « Cinéma et Politiques (2) » ,.http://www.
imaginet.fr/secav/bibliotheque/ (recherche du 3.6.01).
MONIQUE JUCQUOIS-DELPIERRE enseigne les sciences de l’information et de
la communication, le traitement de l’image, la communication interculturelle et
le film, l’esthétique de l’information et des médias ainsi que les nouvelles technologies (description des cours sur Internet) á A l’Université Heinrich-Heine de
Düsseldorf..
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