Article de La Liberté

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LA LIBERTÉ SAMEDI 2 AOÛT 2014
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TWITTER Oxmo Puccino publie son gazouillis
NOUVELLES Les «Obsessions» de Jean-Jacques Schuhl
THÉÂTRE Patrick Suter explore les frontières
ROCK Tom Petty toujours d’attaque
SÉRIE D’ÉTÉ Au Musée d’histoire naturelle de Fribourg
CINÉMA Prévisible «Planète des singes»
MAGAZINE
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CULTURE
Lavéritéautréfondsdel’âme
Cinéma. Avec «Winter Sleep», palmé à Cannes, Nuri Bilge Ceylan
signe un beau film introspectif inspiré de Tchekhov. Rencontre.
t
CHRISTIAN GEORGES
Trois heures seize! C’est le temps que
mettent les personnages de Winter
Sleep (Sommeil d’hiver) à lutter. Avec
leurs rancœurs recuites. Contre le désamour qui guette. Avec leur mauvaise
conscience de parvenus ou de dominés impuissants. Palme d’or à Cannes,
le Turc Nuri Bilge Ceylan s’est mis en
tête de réécrire Tchekhov. Entretien.
Dans vos précédents films, les personnages exprimaient beaucoup par leurs
silences. Pourquoi avoir donné une place
aussi prédominante à la parole dans
Winter Sleep?
Nuri Bilge Ceylan: Je voulais me mettre au défi du dialogue, que j’aime
beaucoup, au théâtre notamment. Je
voulais voir ce que j’étais capable de
produire. Cela réclame une préparation particulière: il faut choisir les bons
acteurs, capables de s’approprier un
dialogue touffu, très littéraire. Impossible de prendre des amateurs!
Comment travaillez-vous avec votre
épouse, Ebru, sur le scénario et les
dialogues?
On se dispute en continu… Chacun
veut mettre ses propres mots dans le
dialogue. Mais ma femme excelle dans
l’écriture de scénarios. Je n’arriverais
pas à un tel résultat sans elle. Pour ce
film, nous nous sommes basés sur plusieurs nouvelles d’Anton Tchekhov, que
nous avons réécrites complètement.
Les dialogues permettent au personnage
masculin de régler ses comptes avec sa
femme et sa sœur. Voyez-vous le travail
d’écriture comme un processus similaire?
Ces personnages se connaissent extrêmement bien. Ils connaissent donc
leurs points faibles. Ils savent dans
quelle plaie fourrer le couteau quand il
le faut. C’est ce que mes proches savent
En salle à Fribourg dès mercredi, Winter Sleep est un film certes pessimiste mais d’une bouleversante et salutaire lucidité. TRIGON FILMS
aussi faire dans ma vie personnelle
(sourire).
secrètes. La photographie n’a pas une
capacité d’expression de l’âme aussi
puissante. A mon sens, le cinéma égale
la littérature sur ce terrain-là.
On se projette dans vos personnages
avec un sentiment de culpabilité ou de
honte, car ils expriment volontiers l’arrogance, la mesquinerie, voire la cruauté…
Ma vision de l’humanité est assez pessimiste, je le reconnais. Mais sans pessimisme, pas d’optimisme possible. Je
cherche la vérité en sondant mon âme.
C’est une forme de thérapie pour moi
aussi. Il n’est pas possible de supporter
la vie sans se confronter à l’amère vérité. Si on la regarde en face, cela ne fait
plus souffrir autant.
Votre personnage masculin, Aydin, se
plaît à dire qu’il est le roi d’un tout petit
royaume. Pourquoi adopter son point
de vue?
Il éprouve des sentiments propres aux
gens de mon âge (j’ai 55 ans): c’est une
tragédie de sentir, très nettement, que
la vie vous échappe, quoi que vous fassiez. Cela rend très mélancolique et
peut aussi conduire à une certaine
forme de cynisme.
La photo et le cinéma peuvent-ils apporter un soulagement?
Le cinéma davantage que la photo, car
il permet d’exprimer les vérités les plus
Pourquoi situer le film en Cappadoce?
En fait nous nous sommes rabattus sur
cette région car il n’y en a pas d’autre
où les touristes fréquentent les hôtels
CRITIQUE
Des petits séismes existentiels
ERIC STEINER
Tourné dans les splendides paysages
de Cappadoce, Winter Sleep raconte
quelques jours de la vie d’Aydin, ancien acteur de théâtre retiré dans
l’hôtel familial qu’il gère en compagnie de sa sœur et de sa jeune femme.
Dans cette région montagneuse pauvre et isolée, son statut de propriétaire terrien lui assure un revenu
confortable mais aussi pas mal de jalousies et d’inimitiés larvées. Un
caillou dans un pare-brise, signe de
tensions sociales occultées, déclenche une série de petits séismes
existentiels chez ce moderne hobereau soudain pris à partie par ses
proches qui mettent en cause sa suffisance intellectuelle et son absence totale d’empathie: «Tu es un homme
cultivé, honnête et juste, mais tu utilises ces qualités pour étouffer les au-
tres», lui lance son épouse frustrée
dans l’un des longs dialogues tchekhoviens (ou bergmaniens) qui constituent le cœur du film. Des conversations d’abord inoffensives, entre gens
de bonne compagnie, qui se muent
en affrontements verbaux d’une terrible violence psychologique, derrière
un vernis de tolérance qui se craquèle
jusqu’à disparaître totalement.
Dans ce film d’une renversante
beauté formelle (chaque plan est
composé comme un véritable tableau), le réalisateur turc dévoile
avec une rigueur féroce les moindres
failles morales et intellectuelles de
ses personnages. Traquant la vérité
jusqu’au plus profond des âmes,
Bilge Ceylan ne laisse que peu de
crédit à Aydin (magnifiquement interprété par Haluk Bilginer, acteur de
théâtre très connu en Turquie)
qui perd peu à peu de sa superbe
jusqu’à une (im)pitoyable scène
de soûlerie qui l’achève littéralement aux yeux du spectateur, tandis que sa jeune épouse subit,
elle aussi, une terrible humiliation de la part d’une famille démunie qu’elle voulait aider… Tout
sauf ennuyeux malgré sa durée,
Winter Sleep est un grand film
humaniste, beau et cruel, certes
pessimiste mais d’une salutaire
et bouleversante lucidité. I
★★★★
> Un film de Nuri Bilge Ceylan.
Avec Haluk Bilginer, Melisa
Sözen, Demet Akbag.
> Durée: 3 h 16
> En salle à Fribourg dès le
6 août. Ailleurs dès le 13 août.
en hiver… Du moins dans des endroits
isolés, hors des villes.
Au vu des tensions qui ont agité la
société turque ces derniers mois, avezvous envisagé de donner une tournure
résolument politique à votre propos?
Absolument pas. Les clivages qui apparaissent dans Winter Sleep se retrouvent
dans n’importe quel pays, entre les intellectuels et les gens du peuple. Je
pense néanmoins qu’en tant qu’artiste,
j’ai la possibilité d’avoir une certaine
influence, de peser sur le débat de société. Je sais combien un livre ou un
film peuvent changer votre vie. C’est ce
qui m’est arrivé lorsque j’ai découvert
Dostoïevski. Le théâtre politique est
trop limpide. Cela a plus à voir avec le
journalisme qu’avec l’art. Je préfère les
sujets plus ambivalents. Je m’intéresse
à ce qu’il y a derrière la surface des
choses.
Quelle est l’importance de Cannes pour
un film comme le vôtre?
Chaque cinéaste au monde aspire à
s’y retrouver. J’étais du reste assez pessimiste quant à la possibilité que Winter Sleep soit en sélection. Je le trouvais trop long, la première version
durait 4 h 30. J’ai dû faire des efforts
pour le raccourcir. Quant à obtenir un
prix comme la Palme d’or, c’est
quelque chose qui échappe complètement à votre contrôle. Aucun jury ne
se ressemble…
Pourquoi cette mention du sommeil
dans le titre du film?
Le philosophe russe Gurdjieff dit que
c’est le propre de l’être humain que
d’être assoupi. Parfois pourtant, il arrive qu’on se réveille… J’avais repris
cette notion dans un dialogue qui a
sauté au montage, mais le titre est
resté. Mes distributeurs m’ont poussé à
le changer, mais je préfère faire le forcing et garder cette provocation: accoler le mot «sommeil» à un film aussi
long.I
Primé et exigeant
La Palme d’or 2014 décernée à Nuri Bilge
Ceylan (PHOTO KEYSTONE), cinéaste turc né
en 1959, hisse sur la plus haute marche un
réalisateur habitué aux distinctions: sur les
sept longs-métrages que compte sa filmographie, cinq ont été primés sur la Croisette. En 2003, Uzak raflait le Grand Prix
du jury et le Prix d’interprétation masculine. En 2006, Les Climats obtenait le Prix
de la critique internationale tandis que Les
Trois Singes décrochait le Prix de la mise
en scène en 2008. Enfin, avant la consécration suprême de cette année, Il était
une fois en Anatolie se voyait décerner un
autre Grand Prix en 2011.
Réalisateur exigeant (ses détracteurs le
qualifieront volontiers d’abscons), souvent
comparé à Bergman et Antonioni, Bilge
Ceylan se distinguait jusqu’ici par un
cinéma d’auteur assez sévère, avare de
mots, usant de longs plans esthétiquement très travaillés pour raconter la faillite
d’un couple (Les Climats), la dislocation
d’une famille (Les Trois Singes) ou pour
s’interroger sur la condition humaine dans
un polar métaphysique (Il était une fois en
Anatolie) que n’aurait pas renié un Théo
Angelopoulos dont Bilge Ceylan pourrait
être le cousin turc. Plus classique formellement et moins distant dans son rapport
aux personnages, Winter Sleep, malgré sa
longueur, est certainement le film le plus
accessible du réalisateur turc. ES

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