Article de La Liberté
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LA LIBERTÉ SAMEDI 2 AOÛT 2014 26 27 28 28 29 31 TWITTER Oxmo Puccino publie son gazouillis NOUVELLES Les «Obsessions» de Jean-Jacques Schuhl THÉÂTRE Patrick Suter explore les frontières ROCK Tom Petty toujours d’attaque SÉRIE D’ÉTÉ Au Musée d’histoire naturelle de Fribourg CINÉMA Prévisible «Planète des singes» MAGAZINE 25 CULTURE Lavéritéautréfondsdel’âme Cinéma. Avec «Winter Sleep», palmé à Cannes, Nuri Bilge Ceylan signe un beau film introspectif inspiré de Tchekhov. Rencontre. t CHRISTIAN GEORGES Trois heures seize! C’est le temps que mettent les personnages de Winter Sleep (Sommeil d’hiver) à lutter. Avec leurs rancœurs recuites. Contre le désamour qui guette. Avec leur mauvaise conscience de parvenus ou de dominés impuissants. Palme d’or à Cannes, le Turc Nuri Bilge Ceylan s’est mis en tête de réécrire Tchekhov. Entretien. Dans vos précédents films, les personnages exprimaient beaucoup par leurs silences. Pourquoi avoir donné une place aussi prédominante à la parole dans Winter Sleep? Nuri Bilge Ceylan: Je voulais me mettre au défi du dialogue, que j’aime beaucoup, au théâtre notamment. Je voulais voir ce que j’étais capable de produire. Cela réclame une préparation particulière: il faut choisir les bons acteurs, capables de s’approprier un dialogue touffu, très littéraire. Impossible de prendre des amateurs! Comment travaillez-vous avec votre épouse, Ebru, sur le scénario et les dialogues? On se dispute en continu… Chacun veut mettre ses propres mots dans le dialogue. Mais ma femme excelle dans l’écriture de scénarios. Je n’arriverais pas à un tel résultat sans elle. Pour ce film, nous nous sommes basés sur plusieurs nouvelles d’Anton Tchekhov, que nous avons réécrites complètement. Les dialogues permettent au personnage masculin de régler ses comptes avec sa femme et sa sœur. Voyez-vous le travail d’écriture comme un processus similaire? Ces personnages se connaissent extrêmement bien. Ils connaissent donc leurs points faibles. Ils savent dans quelle plaie fourrer le couteau quand il le faut. C’est ce que mes proches savent En salle à Fribourg dès mercredi, Winter Sleep est un film certes pessimiste mais d’une bouleversante et salutaire lucidité. TRIGON FILMS aussi faire dans ma vie personnelle (sourire). secrètes. La photographie n’a pas une capacité d’expression de l’âme aussi puissante. A mon sens, le cinéma égale la littérature sur ce terrain-là. On se projette dans vos personnages avec un sentiment de culpabilité ou de honte, car ils expriment volontiers l’arrogance, la mesquinerie, voire la cruauté… Ma vision de l’humanité est assez pessimiste, je le reconnais. Mais sans pessimisme, pas d’optimisme possible. Je cherche la vérité en sondant mon âme. C’est une forme de thérapie pour moi aussi. Il n’est pas possible de supporter la vie sans se confronter à l’amère vérité. Si on la regarde en face, cela ne fait plus souffrir autant. Votre personnage masculin, Aydin, se plaît à dire qu’il est le roi d’un tout petit royaume. Pourquoi adopter son point de vue? Il éprouve des sentiments propres aux gens de mon âge (j’ai 55 ans): c’est une tragédie de sentir, très nettement, que la vie vous échappe, quoi que vous fassiez. Cela rend très mélancolique et peut aussi conduire à une certaine forme de cynisme. La photo et le cinéma peuvent-ils apporter un soulagement? Le cinéma davantage que la photo, car il permet d’exprimer les vérités les plus Pourquoi situer le film en Cappadoce? En fait nous nous sommes rabattus sur cette région car il n’y en a pas d’autre où les touristes fréquentent les hôtels CRITIQUE Des petits séismes existentiels ERIC STEINER Tourné dans les splendides paysages de Cappadoce, Winter Sleep raconte quelques jours de la vie d’Aydin, ancien acteur de théâtre retiré dans l’hôtel familial qu’il gère en compagnie de sa sœur et de sa jeune femme. Dans cette région montagneuse pauvre et isolée, son statut de propriétaire terrien lui assure un revenu confortable mais aussi pas mal de jalousies et d’inimitiés larvées. Un caillou dans un pare-brise, signe de tensions sociales occultées, déclenche une série de petits séismes existentiels chez ce moderne hobereau soudain pris à partie par ses proches qui mettent en cause sa suffisance intellectuelle et son absence totale d’empathie: «Tu es un homme cultivé, honnête et juste, mais tu utilises ces qualités pour étouffer les au- tres», lui lance son épouse frustrée dans l’un des longs dialogues tchekhoviens (ou bergmaniens) qui constituent le cœur du film. Des conversations d’abord inoffensives, entre gens de bonne compagnie, qui se muent en affrontements verbaux d’une terrible violence psychologique, derrière un vernis de tolérance qui se craquèle jusqu’à disparaître totalement. Dans ce film d’une renversante beauté formelle (chaque plan est composé comme un véritable tableau), le réalisateur turc dévoile avec une rigueur féroce les moindres failles morales et intellectuelles de ses personnages. Traquant la vérité jusqu’au plus profond des âmes, Bilge Ceylan ne laisse que peu de crédit à Aydin (magnifiquement interprété par Haluk Bilginer, acteur de théâtre très connu en Turquie) qui perd peu à peu de sa superbe jusqu’à une (im)pitoyable scène de soûlerie qui l’achève littéralement aux yeux du spectateur, tandis que sa jeune épouse subit, elle aussi, une terrible humiliation de la part d’une famille démunie qu’elle voulait aider… Tout sauf ennuyeux malgré sa durée, Winter Sleep est un grand film humaniste, beau et cruel, certes pessimiste mais d’une salutaire et bouleversante lucidité. I ★★★★ > Un film de Nuri Bilge Ceylan. Avec Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag. > Durée: 3 h 16 > En salle à Fribourg dès le 6 août. Ailleurs dès le 13 août. en hiver… Du moins dans des endroits isolés, hors des villes. Au vu des tensions qui ont agité la société turque ces derniers mois, avezvous envisagé de donner une tournure résolument politique à votre propos? Absolument pas. Les clivages qui apparaissent dans Winter Sleep se retrouvent dans n’importe quel pays, entre les intellectuels et les gens du peuple. Je pense néanmoins qu’en tant qu’artiste, j’ai la possibilité d’avoir une certaine influence, de peser sur le débat de société. Je sais combien un livre ou un film peuvent changer votre vie. C’est ce qui m’est arrivé lorsque j’ai découvert Dostoïevski. Le théâtre politique est trop limpide. Cela a plus à voir avec le journalisme qu’avec l’art. Je préfère les sujets plus ambivalents. Je m’intéresse à ce qu’il y a derrière la surface des choses. Quelle est l’importance de Cannes pour un film comme le vôtre? Chaque cinéaste au monde aspire à s’y retrouver. J’étais du reste assez pessimiste quant à la possibilité que Winter Sleep soit en sélection. Je le trouvais trop long, la première version durait 4 h 30. J’ai dû faire des efforts pour le raccourcir. Quant à obtenir un prix comme la Palme d’or, c’est quelque chose qui échappe complètement à votre contrôle. Aucun jury ne se ressemble… Pourquoi cette mention du sommeil dans le titre du film? Le philosophe russe Gurdjieff dit que c’est le propre de l’être humain que d’être assoupi. Parfois pourtant, il arrive qu’on se réveille… J’avais repris cette notion dans un dialogue qui a sauté au montage, mais le titre est resté. Mes distributeurs m’ont poussé à le changer, mais je préfère faire le forcing et garder cette provocation: accoler le mot «sommeil» à un film aussi long.I Primé et exigeant La Palme d’or 2014 décernée à Nuri Bilge Ceylan (PHOTO KEYSTONE), cinéaste turc né en 1959, hisse sur la plus haute marche un réalisateur habitué aux distinctions: sur les sept longs-métrages que compte sa filmographie, cinq ont été primés sur la Croisette. En 2003, Uzak raflait le Grand Prix du jury et le Prix d’interprétation masculine. En 2006, Les Climats obtenait le Prix de la critique internationale tandis que Les Trois Singes décrochait le Prix de la mise en scène en 2008. Enfin, avant la consécration suprême de cette année, Il était une fois en Anatolie se voyait décerner un autre Grand Prix en 2011. Réalisateur exigeant (ses détracteurs le qualifieront volontiers d’abscons), souvent comparé à Bergman et Antonioni, Bilge Ceylan se distinguait jusqu’ici par un cinéma d’auteur assez sévère, avare de mots, usant de longs plans esthétiquement très travaillés pour raconter la faillite d’un couple (Les Climats), la dislocation d’une famille (Les Trois Singes) ou pour s’interroger sur la condition humaine dans un polar métaphysique (Il était une fois en Anatolie) que n’aurait pas renié un Théo Angelopoulos dont Bilge Ceylan pourrait être le cousin turc. Plus classique formellement et moins distant dans son rapport aux personnages, Winter Sleep, malgré sa longueur, est certainement le film le plus accessible du réalisateur turc. ES