L`interview de Luc Julia

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L`interview de Luc Julia
I N T E R V I E W
Luc Julia
« C’est le cloud qui va garantir
l’interopérabilité des objets connectés
du quotidien ! »
Invité par le CITC à Lille fin 2015, Luc Julia, vice-président pour l’innovation
chez Samsung, a exposé sa vision quelque peu iconoclaste de l’Internet
des objets. Il a expliqué comment le géant coréen comptait,
via le développement de la plate-forme logicielle agnostique SAMI,
devenir un acteur incontournable de l’Internet des objets, en se positionnant
comme un véritable fournisseur de services.
Les objets intelligents grand public à usage domestique se
multiplient à très grande vitesse sur le marché. Or le fait qu’ils
soient tous connectés à Internet entraîne-t-il automatiquement
qu’ils soient capables de se parler entre eux ?
Luc Julia La réponse est clairement non. Au fond on constate
que les objets sont intelligents par eux-mêmes de façon intrinsèque, mais ils ne sont pas intelligents entre eux. Actuellement
le lien entre ces objets, c’est l’utilisateur. C’est lui qui, par son
comportement, crée de l’intelligence. C’est lui qui impose que
les objets fassent quelque chose pour lui. C’est en fait un constat
simple qui fut le point de départ pour Samsung du processus
de création de la plate-forme logicielle dans le cloud SAMI :
dans une maison, des objets très divers et de plus en plus
sophistiqués comme le téléphone, le réfrigérateur, la télévision… ne se parlent pas. Technologiquement ils sont enfermés
dans des silos, et notre objectif avec SAMI est de briser ces silos.
Nous développons cette plate-forme au sein d’un centre
d’innovation que je dirige et qui a été créé dans la Silicon Valley
il y a trois ans. Aujourd’hui une cinquantaine d’ingénieurs
s’occupent de cette technologie. C’est un chantier prioritaire
pour Samsung et nous comptons la lancer auprès du grand
public dans les semaines qui viennent. En réalité Samsung peut
se targuer de vendre environ un milliard d’objets par an disséminés dans le monde si l’on compte les téléphones, les télévisions,
les réfrigérateurs, avec par exemple le frigo connecté que nous
avons présenté lors du CES 2016. Nous pensons que dans ce
paysage la plate-forme SAMI a du sens, couplée avec les cartes
et modules de développement et de prototypage ARTIK qui
intéressent les concepteurs d’objets connectés et que nous
avons annoncés l’année dernière. D’ailleurs la plate-forme SAMI
sera lancée sous le nom d’ARTIK Cloud.
Comment une société comme Samsung compte-t-elle s’y
prendre pour avancer dans cette direction ?
Luc Julia Si on analyse l’Internet des objets, nous constatons
que ce réseau s’articule autour de trois grands processus.
D’abord il y a la collecte des données en temps réel ou sous
forme d’historique, en provenance de n’importe quel objet.
Vient ensuite la phase de transport de ces données par le biais
de protocoles divers et variés comme le Wi-Fi, la 3G, le LTE,
ZigBee, LoRa, Sigfox… Puis, enfin, le processus de gestion et
d’analyse de ces données réalisés par des algorithmes de calcul
10 / L’EMBARQUÉ / N°12 / 2016
dans le cloud. Dans ce paysage, le postulat de base de l’équipe
qui conçoit la plate-forme SAMI est le suivant. Sur le terrain, il y
a – et il y aura – beaucoup de protocoles, et inéluctablement,
Luc Julia
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des guerres de standards vont
la vie humaine peut être en
se déclencher. Ma conviction
jeu. Concernant la sécurité, qui
« Les objets connectés
est qu’il n’existera jamais un
est un problème d’importance,
sont intrinsèquement intelligents
véritable standard universel,
il est primordial d’analyser le
mais ils le sont peu entre eux.
un esperanto de l’IoT, qui
niveau de criticité de l’applicapermettra aux objets de se
tion et de s’adapter en conséCe sont les services qui vont
parler entre eux. En fait, on va
quence. Sachant que l’objectif
leur apporter cette intelligence
voir fleurir des silos d’objets,
est d’être aussi sécurisé que
plus on moins larges, plus ou
possible, la sécurité à 100 %
collective et qui vont leur donner
moins spécialisés, reliés entre
étant une utopie. Dans cette
de la valeur. »
eux par des passerelles qui
problématique de sécurité, il
permettront des dialogues
faut aussi s’adapter à la
entre ces différents silos. Notre
territorialité des applications :
analyse est que cette démarche de type « down-stairs » est
la gestion d’un cloud en Chine ou en Allemagne diffère très
complexe et n’aboutira jamais vraiment. Alors qu’à l’inverse, si
fortement en termes de protection des données. C’est un obstacle
on raisonne uniquement en termes de données à traiter, tout
à surmonter. Enfin, en ce qui concerne la sûreté de fonctionnedevient plus facile car il ne s’agit « que » de logiciel. Notre
ment, de mon point de vue, ce n’est pas un problème. Les
conviction est que c’est grâce au cloud, à cette démarche
connexions vers le cloud sont globalement opérationnelles à
« up-stairs », et au développement de plates-formes ouvertes
plus de 99 % et là encore, par rapport à la criticité des applicacomme SAMI que l’interopérabilité des objets sur le terrain
tions de l’internet des objets dans une maison, ce n’est pas
deviendra réelle. Un objet appartenant à un silo X enverra ses
handicapant. Et, si c’est le cas, rien n’empêche d’installer des
données dans le nuage où elles seront mises en forme et traitées, routeurs redondants et/ou des systèmes de back-up.
puis le cloud enverra une réponse ou une requête liée à ces
données à un autre objet appartenant à un silo Y. Il nous semble
Dans cette vision où le cloud va assurer de facto l’inter­
que cette approche est plus
opérabilité des objets connectés, où va se situer l’intelligence
facile à concevoir et à mettre
selon vous ?
en œuvre dans un délai
LUC JULIA Luc Julia Dans les années qui viennent, il va y avoir des
vice-président pour l'innovation
raisonnable qu’un dialogue
milliards d’objets connectés dans le monde, bien plus que ne
chez Samsung.
direct sur le terrain entre
le prédisent les sociétés d’analyses de marché. La véritable
objets appartenant à des
intelligence se situera au niveau des applications. Ce sont les
univers technologiques
« brains » comme on dit aux Etats-Unis qui vont créer de
différents.
l’intelligence en inventant des méta-services. Ils vont utiliser les
données de cette myriade d’objets connectés pour créer de la
Quelles sont les défis à
valeur ; ils vont tirer parti de l’existant pour proposer des services
relever lorsque l’on utilise
incroyables. Car la clé, c’est le service. Par exemple, je pourrai,
une plate-forme logicielle
grâce à une application intelligente, envoyer un signal via le
telle que vous la décrivez
bracelet connecté que je porte au poignet à un thermostat
pour faire dialoguer des
intelligent qui saura que j’approche de chez moi après avoir fait
objets entre eux ?
du sport. Alors le thermostat saura ajuster la température de la
climatisation pour que je n’attrape pas froid en rentrant. Seule
Luc Julia Sans hiérarchie, il y
l’imagination va limiter le déploiement de telles applications qui
en a trois principaux : les
vont valoriser chaque objet connecté en le sortant de son silo
temps de latence, la sécurité
respectif. L’intelligence va aussi sans doute se développer en
et la sûreté de fonctionnebordure de réseau (on parle d’edge computing). Les traitements
ment. Pour la première
et les analyses de données seront répartis entre différents
problématique, le temps
nœuds, éventuellement proches des objets connectés, et ce sont
d’aller-retour d’une informades informations prétraitées et facilement manipulables qui
tion sur Internet est en
seront envoyées dans le cloud.
moyenne de moins d’une
seconde et ce temps peut
Quelle est pour vous la principale difficulté à surmonter pour
descendre jusqu’à 200 ms.
parvenir à une exploitation optimale des dizaines d’objets
Des valeurs largement
connectés qui seront présents à terme dans chaque maison ?
suffisantes, me semble-t-il,
pour la plupart des applicaLuc Julia De mon point de vue c’est l’accès à la donnée.
tions des objets connectés
Comment chaque utilisateur, qui a sa propre culture et ses
dans une maison d’habitapropres habitudes, pourra-t-il accéder très facilement aux
tion. Mais ce temps n’étant ni
données qui l’intéressent ? Ce qui pose le problème des intergaranti ni déterministe, il n’y
faces utilisateur qui pour l’instant ne sont pas à la hauteur des
aura sans doute pas de
technologies mises en œuvre et mises à disposition de tout un
communication directe vers
chacun. Sans cet accès naturel aux données, associé à des
le cloud dans certains
services intelligents, les objets connectés ne serviront in fine pas
domaines comme les
à grand-chose, et seront rapidement abandonnés par les
systèmes médicaux d’aide et
utilisateurs.
de suivi à la personne, là où
Propos recueillis par François Gauthier
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