L`Odyssée de Jean-Pierre Vernant:

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L`Odyssée de Jean-Pierre Vernant:
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
L'Odyssée de
Jean-Pierre
Vernant:
hommage à l'historien,
à l'helléniste, au résistant
Le 4 avril 2008 a eu lieu, à la médiathèque de Toulouse, et dans le cadre du Cercle
des Lecteurs du GREP, une journée d'hommage à Jean-Pierre Vernant.
On en trouvera ci-après les principales interventions
(le débat n'ayant pas fait l'objet d'enregistrement) :
1. Introduction (Nicole Gauthey)
2. Présentation biographique de Jean Pierre-Vernant (Daniel Goubier)
3. Jean-Pierre Vernant le Résistant (Paul Dedieu)
4. Jean-Pierre Vernant et la politique (Paul Seff)
5. Hommage à Jean-Pierre Vernant (Georges Zachariou)
6. Jean-Pierre Vernant, une nouvelle anthropologie du religieux et du mythe :
le sacré et le symbolique dans la Grèce ancienne (Pierre Besses)
7. Jean-Pierre Vernant, l'helléniste (Emilia Ndiaye)
8. Jean-Pierre Vernant et la démocratisation de l'histoire grecque (Eric Lowen)
9. Conclusion de la journée Jean-Pierre Vernant (Josiane Chauvin)
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1. Introduction
Nicole Gauthey
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Pourquoi aujourd'hui consacrer un colloque à Vernant alors qu'à sa mort mille
autres colloques ont été organisés ? Pourquoi se surajouter à la longue liste de ces
interventions ? Parce que déjà l'influence de son œuvre, de son horizon de questions, commencerait à s'effacer ? Parce que subsisterait une dimension de son travail non encore interrogée ? Ou encore parce que cette dimension aurait été
manquée, recouverte par une certain type de lecture ou de présentation ? Sans
pouvoir fournir à ces questions une réponse clairement articulée, du moins
devons nous faire part d'un étonnement. L'étonnement devant une contradiction,
celle qui a conduit, dans la plupart de ces colloques, à appliquer à l'interprétation
de l'œuvre de Vernant une méthode de lecture contre laquelle toute son œuvre n'a
cessé de s'opposer : interpréter cette œuvre à partir de l'homme - ici l'homme
Vernant - sans compter que cet angle d'interprétation s'est souvent accompagné
d'un mouvement hagiographique un peu trop pesant. De cette contradiction nous
n'avons qu'une réponse préétablie. Mais nous voudrions réactiver le sens de sa
méthodologie pour la faire apparaître comme telle.
Cette contradiction est de vouloir expliquer l'œuvre par sa biographie alors
que c'est le principe même de ses travaux d'échapper à ce type d'interprétation.
Non seulement parce qu'il fait écran à la singularité de l'œuvre, la mise en évidence de sa logique interne, mais aussi parce que les intentions de l'auteur ne
sont pas une donnée en soi : l'œuvre est la mise en œuvre de catégories de pensée, de versant de sens qui le dépassent et l'ouvrent s'ouvre sur le contexte politique, juridique, esthétique et technique de l'histoire où elle apparaît. Le sous titre
d'un des premiers ouvrages publiés (Mythe et pensée chez les Grecs) est « essai
de psychologie historique ». Il montre suffisamment que la biographie n'est pas
un principe explicatif car elle est un produit dérivé : la psychologie de l'auteur est
in-formée = mise en forme par les catégories de l'histoire.
De même, parlant de son œuvre, affirmait-il : « mon travail n'est pas neutre et
objectif : il est déterminé par la société dans laquelle je me trouvais et qui a
beaucoup évolué, évidemment, au cours de ce dernier demi-siècle: le développement des sciences sociales, l'anthropologie, la linguistique (pas trop, en ce qui
me concerne, car je ne suis pas linguiste mais philosophe), le structuralisme… »
Puisque Vernant évoque ici le structuralisme, il faut pour comprendre ce qu'il
visait quand il parlait du Monde Grec, se référer à la notion d' « episteme »
qu'avait créée Michel Foucault. On retrouve le même mouvement chez Kuhn mais appliqué au cercle de la science - avec la notion de paradigme. Chaque
époque pense son monde à l'aide d'un cadre catégoriel de pensée, une constellation d'oppositions sémantiques qui s'organisent en structure. Non pas qu'il
s'agisse de dissoudre la singularité de l'œuvre dans la généralité d'un contexte
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historique, mais plutôt d'accéder ainsi à son originalité : ce qui fait l'œuvre singulière est la façon dont elle compose ces catégories, exploite leur logique d'expressivité pour composer une matrice propre. Pour avoir par conséquent accès à la
particularité de l'œuvre il faut accéder à ses matériaux d'expressivité grâce auxquels on accède au sens produit par leur composition.
Si donc on veut rester fidèle aux principes de Vernant, c'est sa propre grille de
lecture du Monde Grec qu'il faudrait appliquer à son œuvre, en rappelant le
contexte dans lequel elle aussi s'inscrit.
Le retour aux Grecs a, on le sait, une histoire, initiée surtout par Heidegger.
D'une part, il s'agit de remonter au-delà des interprétations classiques du monde
Grec pour retrouver l'authenticité de ce monde dont l'archaïsme un peu déroutant
serait le critère. C'est le même principe qui a guidé André Chouraqui dans la restitution d'un hébreu archaïque pour retrouver la lettre originaire de la Bible.
D'autre part il s'agit de retrouver l'accès aux Grecs originaires, donc d'accéder à
notre propre origine. Comme le sujet en psychanalyse, en retrouvant son origine,
retrouve le sens des codes inconscients qui le manipulent à son insu en organisant ses conduites, de même l'Occident en remontant jusqu'à l'originarité du grec
pourra comprendre et se réapproprier les catégories de pensée qui non seulement
traversent la philosophie mais organisent pour une bonne part le monde de cet
Occident dans ses dimensions politiques, techniques, esthétiques et institutionnelles. Je cite JP Vernant : « nos grandes catégories de pensée et d'action - sujet,
volonté, liberté, personne, justice, etc. - dérivent du moule grec dans lequel nous
sommes encore pris, au point qu'il est devenu un pli pour notre pensée : celui
d'une modélisation du monde, qui pose un idéal auquel se conformer, et impose
le surplomb d'idées par rapport auxquelles notre comportement aurait à s'orienter. »
C'est en se réappropriant le passé qui court dans les veines de notre présent
que nous pourrons nous réapproprier ce présent. Mais alors que, par exemple,
Heidegger croit pouvoir s'appuyer sur la seule étymologie pour remonter jusqu'à
l'origine grecque, pour Vernant le langage ne suffit pas. Le paysage mental des
Grecs déborde la simple expression par la langue. Ses catégories de pensée, le
système de ses oppositions et distributions se déploie et organise silencieusement
tout son monde politique, esthétique et religieux.
La matière de son inscription n'est pas seulement la langue mais aussi toutes
les pratiques et toutes les formes de représentations. Par exemple, pour comprendre le héros tragique, comment l'individu s'engage dans un choix, il faut examiner « comment se sont établis, à travers les diverses pratiques sociales
(religieuses, politiques, juridiques, esthétiques, techniques) les rapports entre le
sujet humain et ses actions » Par exemple encore, pour comprendre le sens du
divin chez les Grecs, il enquête sur les diverses façons de figurer le divin.
C'est précisément parce que la recherche ne s'arrête pas au seul document
écrit qu'il a pu mettre en évidence, la « metis », cette forme d'intelligence praPARCOURS 2007-2008
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tique qu'aucun texte ne problématise : « Il n'y a pas de traités de la metis, comme
il y a des traités logiques, ni de systèmes philosophiques construits sur les principes de l'intelligence rusée… La présence de la metis au sein de l'univers mental des Grecs peut bien être déchiffrée dans le jeu des pratiques sociales et
intellectuelles [...]. Elle n'est pas donnée dans un texte qui en livrerait d'emblée
les fondements et les ressorts. » Et un peu avant encore « la réalité que nous
nous efforçons de cerner se projette sur une multiplicité de plans aussi distincts
les uns des autres que peuvent l'être une théogonie ou un mythe de souveraineté,
les métamorphoses d'une divinité aquatique, les savoirs d'Athena [...], un piège
pour la chasse, un filet de pêche, l'art du vannier, du tisserand, du charpentier,
la maîtrise du navigateur, le flair du politique[..] le retournement du renard et la
polymorphie du poulpe, [...] l'illusionnisme rhétorique des sophistes. »
Ainsi en contournant l'interprétation seulement écrite, textuelle, dont la tradition occidentale philosophique, littéraire pensait son origine grecque, Vernant at-il pu découvrir une autre figure de cette origine. De ces catégories de pensée
qui habitent notre culture occidentale, non seulement dans ses institutions mais
aussi rappelons-le, dans des catégories aussi quotidiennes que celle de la volonté,
il a pu dresser un autre paysage de l'origine.
Quand le soi retrouve la figure vraie de son passé, elle lui apparaît dans
l'étrangeté de l'autre. Mais il peut du coup comprendre la figure de son
aujourd'hui en mesurant la distance qui le sépare de son origine et par quels couloirs de transformations il en est venu à cet aujourd'hui. Vernant a dégagé l'origine ; à nous de faire le travail d'exploration des transformations qui nous ont
conduit à cet aujourd'hui. A nous aussi de faire l'inventaire de ce qui en nous, de
cette origine, court encore inaperçu.
Plus que de simplement la présenter il s'agit de faire travailler l'œuvre
Vernant. Car c'est finalement là le danger du biographisme : en rapportant l'œuvre
à un individu, de la présenter comme un objet clos, enfermé dans la singularité
de son auteur.
Reste la question : pourquoi a-t-on appliqué aux travaux de Vernant un mode
d'interprétation qu'il n'avait cessé de dénoncer ? C'est là que la question devient
plus complexe. Car si son œuvre s'est prêtée à cette contradiction c'est que peutêtre elle l'a elle-même facilitée. Et il est vrai que peu à peu on a assisté à un tournant biographique : la référence de Vernant à son parcours de vie s'est faite de
plus en plus fréquente et insistante. D'abord par la parution d'ouvrages où il interrogeait explicitement le chemin qui l'avait conduit à l'étude du monde Grec. C'est
l'objet d'Entre mythe et politique, paru en 1996. Ce mouvement s'accéléra à l'occasion de diverses interviews ou entretiens qu'il dut accorder à proportion des
titres et des honneurs dont il fut honoré. Devenu personnage institutionnel, sage
en majesté, on s'adressait à lui comme la voix de l'autorité. Et c'est parce qu'il
apparaissait comme la conscience morale de référence par ses engagements politiques, qu'il a représenté la figure type de l'intellectuel - mais qu'il a pu aussi en
rejouer:
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Car cette déférence convenue qui crée l'hagiographie, c'est lui-même qui à
partir d'un certain moment l'a favorisée, voire entretenue. Il en connaissait les
règles : répondre ou interrompre brutalement la question policée par une position
tranchée, recourir un instant à une expression châtiée voire argotique, puis revenir à la monotonie de l'interview convenu. Mais cette figure ou posture de l'intellectuel a un travers. Censé dépasser sa particularité individuelle pour incarner la
voix de la conscience universelle et de la vérité, l'intellectuel se donne compétence et avis sur tout par la simple génialité de cette conscience, oubliant ou pouvant négliger, dès lors, toute rigueur de la méthode. Progressivement la facture
des ouvrages publiés a changé. De l'enquête argumentée, de la recherche méthodique des différentes variantes d'une même source on est passé à une dimension
de récit de plus en plus accentuée.
On a assisté, en réalité, à un double mouvement, celui de la référence autobiographique, celui de la substitution à l'analyse théorique du récit pur et simple,
du conte. A la présentation propre des Grecs s'est peu à peu substituée une présentation de sa présentation du monde grec - dans le commentaire de ses
méthodes, de ses choix, de son parcours de vie, etc. Il nous parlait de lui en nous
parlant des Grecs au point que, comme la voix de l'autorité ne s'autorise que
d'elle-même, il se substitua au monde des Grecs eux-mêmes en finissant par parler à leur place. Ainsi un de ses derniers ouvrages, L'univers, les dieux, les
hommes : « dans ce livre, j'ai tenté de livrer directement de bouche à oreille un
peu de cet univers grec.[] Il me plaisait aussi que cet héritage parvienne au lecteur sur le mode de ce que Platon nomme des fables de nourrice, à la façon de ce
qui passe d'une génération à la suivante en dehors de tout enseignement officiel. ». « J'ai essayé de raconter comme si la tradition de ces mythes pouvait se
perpétuer encore. La voix qui autrefois, pendant des siècles, s'adressait directement aux auditeurs grecs, et qui s'est tue, je voulais qu'elle se fasse entendre de
nouveau aux lecteurs d'aujourd'hui »
On pourrait ne voir dans ce double mouvement de mise en avant de soi que
l'effet de la vieillesse. Nous savons qu'avec l'avancée de l'âge croit souvent le
narcissisme comme la dénégation vindicative de fêlures de plus en plus présentes.
Mais on pourrait aussi donner un autre sens à cette posture du Pater Familias
dont il a voulu jouer. Comprendre son origine, à lui, homme Vernant, était aussi
un moyen d'interroger depuis quel lieu il interprétait le monde grec et donc d'interroger à un second degré l'originarité de ce monde : « en histoire, les textes ne
parlent pas. Ils ne font que répondre aux questions qu'on leur pose, et on ne peut
poser de questions que depuis un présent. » Il faut donc interroger sa position
dans le présent pour éviter les projections de nos propres catégories de pensée
dans l'interprétation.
De même se faire conteur n'était pas simplement un jeu mais devrait être
pensé comme une modélisation. Le scientifique crée un modèle du réel et fait
tourner ce modèle, le fait varier, pour, d'une part, mettre en évidence des dimenPARCOURS 2007-2008
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sions cachées ou inapparentes de ce réel, et d'autre part, expérimenter in vivo la
fiabilité de ce modèle. C'est la même démarche du juge d'instruction quand il
demande une reconstitution de la scène du délit.
Ainsi, loin de s'être laissé gagner par la facilité, dans ce double mouvement
d'interrogation biographique et de pratique du conte, Vernant aurait été animé
d'un même souci épistémologique : débusquer ses propres implicites et mettre à
l'épreuve de l'expérience ses interprétations. Et il n'aurait jamais dévié de son
projet initial qu'il annonçait dès ses premiers livres : dans Mythe et Pensée chez
les Grecs, 1965 : « il faut disait-il se faire Grec au dedans de soi-même » pour
les comprendre. On pourrait compléter se faire Grec, donc autre au dedans de
soi-même, aussi, pour en devenant autre à soi-même, autre à l'écran des interprétations de soi, retrouver le propre de soi-même dans son étrangeté.
C'est avec cette hypothèse comme un fil d'attention parmi d'autres possibles
que je vous convie à écouter les interventions qui vont suivre.
Nicole Gauthey
Présidente du GREP
2. Présentation biographique de Jean-Pierre Vernant
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« Ji. Pé. raconte-moi une histoire ! » demandait souvent son petit fils à JeanPierre Vernant. Alors, de sa voix chaude et profonde qui semblait faite pour ça, il
lui contait les aventures et démêlés de « ses » fameux héros et dieux grecs qui
faisaient en quelque sorte partie de sa famille, qui étaient à tout le moins des
connaissances intimes.
Retraçant à grands traits cette vie riche de tant d'évènements et d'engagements, en prise directe sur l'époque, il me semble que je serais infidèle à l'homme
chaleureux et fraternel si je me contentais d'aligner sèchement des dates, de me
cantonner dans le factuel, l'évènementiel, le déroulement biographique et intellectuel isolé de sa pâte humaine. Nous avons à faire là, disons-le tout de suite, à
un Auteur et Acteur majuscule, à l'histoire d'un homme dans le siècle, qui en
assume toutes les dimensions et tous les drames. Aussi permettez-moi, devant un
tel itinéraire, une présentation quelque peu intimiste et impressionniste qui penchera du côté du portrait.
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Jean-Pierre Vernant est né à Provins dans les tout premiers
jours de 1914.
N'est-ce pas déjà, par cette seule date, l'amorce d'une part de destin qui s'inscrit là. Son père, un intellectuel qui a fait toutes ses humanités comme on disait
alors, est propriétaire du journal républicain et dreyfusard « Le Briard » fondé
par le grand-père à la fin du xIxe siècle. Bien que réformé, il s'engage comme
deuxième classe et sera tué dès les premiers mois de 1915. Jean-Pierre Vernant
ne le connaîtra donc pas. En perdant sa mère dès l'âge de neuf ans, il devient
pupille de la nation.
Il va grandir au sein d'une fratrie de cousins mais surtout avec son frère
Jacques, son aîné de deux ans. Celui-ci sera le grand modèle tutélaire ; JeanPierre mettra ses pas dans les siens, fera les mêmes études au lycée Carnot à
Paris, puis à Louis-le-Grand, passera la même agrégation de philosophie, poussant le mimétisme jusqu'à être reçu premier comme lui, puis plus tard à entrer
dans l'enseignement comme lui encore. Toujours en sa compagnie, il fera le coup
de poing sur le Boul' Mich' contre l'extrême droite (Ligueurs, Action Française et
autres Camelots du Roi) qui tenaient le haut du pavé à l'époque.
Lucie Aubrac, qui faisait déjà partie de la bande, raconte que chacun avait
son trottoir : faut-il dire que la bande « aux Vernant ! » tenait bien sûr le trottoir
de gauche (en remontant vers la Sorbonne et le Luxembourg) et qu'on s'envoyait
force noms d'oiseaux et parfois gnons et horions jusque dans la cour de la
Sorbonne pour animer un peu les débats et le quartier.
Tout ceci se déroulait en gros au début des années trente et jusqu'au Front
Populaire de 1936. Auparavant trois dates importantes pour lui sont à retenir :
1932, l'entrée pour la première fois au parti communiste.
1934, le premier grand voyage à l'extérieur ; comme par hasard en URSS. !
Puis 1935, où il fait à pied la découverte éblouie de la Grèce, encore avec son
frère et des copains du Quartier Latin. C'est peu de dire qu'il rencontre là sa terre
d'élection.
Du Front Populaire il parlera comme d'un autre éblouissement en évoquant
les équipées de vacances vers le sud, le plus souvent avec ceux du Quartier Latin,
du café « Capoulade », mais aussi une certaine Lida d'origine russe, avec laquelle
il se mariera en 1939
On peut dire, je crois, que cette période des années 30-37, (en dehors évidemment des études puisqu'il passe l'agrégation de philosophie en 1937), sera pour JP Vernant une véritable propédeutique à l'action politique et à la fraternité de
groupe. Durant cette période agitée et devenue menaçante à bien des égards,
(c'est la fameuse « montée des périls », que l'on y songe un instant : Franco en
Espagne, Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, Staline en URSS, Salazar au
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Portugal, c'est, je crois, ce qu'on peut appeler la totale !), il œuvre dans plusieurs
organisations politiques : outre au P.C., on l'a vu, et aux Jeunesses Communistes,
à l'Union Fédérale des Etudiants, et même à une certaine Organisation des
Athées Révolutionnaires !
Mobilisé en 1938 dans les chasseurs alpins sur la frontière italienne à
Modane, il est tout heureux de pouvoir y pratiquer le ski et la montagne. Car
nous ne l'avons pas dit encore, mais notre jeune philosophe est un « physique »,
une carrure sportive, un lutteur. Il parlera même d'organisation de « gang » en
évoquant aussi bien les groupes d'étudiants militants que les maquisards.
D'ailleurs, durant la Résistance il devra à la vigueur de son jarret de s'échapper
de situations souvent scabreuses !
En 1939, en épousant Lida, il va faire connaissance des milieux russes de
notre capitale, singulièrement des réfugiés politiques. On sait peut qu'aidé par
elle, traductrice de russe, il interviendra souvent en leur faveur et en faveur des
dissidents de l'Est. Moscou, à divers titres, exercera un véritable tropisme sur lui
et il y retournera plusieurs fois.
C'est en militaire, en cette même année 39, qu'il va, selon ses propres termes,
« recevoir un grand coup sur la tête » en apprenant la signature du pacte germano-soviétique.
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L'année 1940 lui apporte une grande joie, la naissance de sa fille Claude,
mais aussi la terrible nouvelle de la capitulation qui le pétrifie sous l'uniforme. Il
vit ce drame, comme une suprême humiliation. Aussitôt se dresse en lui le
patriote, le citoyen, le Français foncier et très vite le Résistant. Si l'on ajoute la
Fraternité et la Fidélité on a envie le concernant, de mettre dès le départ, cette trilogie en exergue ; elle retentit sur toute sa vie, en y ajoutant une sorte d'Amour
sacré pour la France, « sa France » comme il disait (lui aussi avait une certaine
idée de la France… suivez mon regard !)
Les tribulations de la débâcle le conduisent jusqu'à Narbonne où il est démobilisé en début 1941. Comme bien souvent à l'époque, après des épisodes plutôt
rocambolesques, (dont une proposition pour être colonel de pompiers !) et grâce
à l'entremise de son frère, il est nommé professeur de philosophie dans le lycée
de Toulouse qui deviendra le Fermat actuel. Observons tout de suite qu'il va
retrouver dans cette ville celui qu'il considérera toujours comme son maître :
Ignace Meyerson, juif polonais, récemment nommé professeur de psychologie à
la faculté des lettres, initiateur de la psychologie historique, qui sera chassé de
son poste par les lois anti-juives de Vichy. Il en fera le dédicataire et l'inspirateur
d'un de ses premiers et plus importants ouvrages, « Mythes et pensée chez les
Grecs », une étude de psychologie historique, livre que nous rencontrerons plus
tard. Signalons encore que cette même année, Ignace Meyerson fonde la Société
Toulousaine de Psychologie Comparative qu'il prolongera en 1952 par un Centre
de Recherche toujours dans ce même domaine de la psychologie historique.
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J-P Vernant ne tarde pas à entrer dans le Réseau Libération Sud, encore une
fois sur intervention de son frère Jacques, alors professeur à Clermont-Ferrand.
Et, en bout de chaîne, celle qui l'accueillera à Lyon pour sa toute première mission clandestine sera la copine des premières luttes antifascistes au quartier latin :
Lucie Aubrac(1). Il deviendra le chef de la Résistance de ce secteur sous le nom
de colonel Berthier.
Je laisse cette partie du Jean Pierre Vernant résistant à Paul Dedieu qui a vécu
cette période « vernantienne ! » de l'intérieur et nous en parlera tout à l'heure.
Remarquons seulement ici combien cette cellule étudiante initiale fut génératrice
d'une sorte de « fratrie » (mot cher au cœur de Vernant) des copains et copines
qui se suivront partout, et notamment dans la Résistance(2).
Ce qu'il faut ajouter, à l'entendre, à le lire, à prêter attention aux témoignages,
c'est qu'il se sent comme charnellement obligé de se dresser, bien sûr contre le
terrible système de négation d'humanité qui monte à l'horizon, mais aussi contre
l'occupation de « sa » terre natale et fondamentalement contre tout ce qui lui
apparaît bafouer la dignité de l'Homme avec un grand H. Avant même d'aborder
ce que la Grèce classique et hellénistique va approfondir pour lui, et au-delà de
toutes les différences avec notre époque, il dira dans un livre, « La traversée des
frontières », qu'il a éprouvé sur le terrain cette conscience délibérative du citoyen
responsable qu'il mettra en lumière à travers la pensée, la raison, l'histoire de la
Grèce ancienne, fille de la Cité. Osons dire qu'il y était destiné, qu'il avait mûri
pour ce creuset de notre conscience politique, pour cette Polis qu'il analysera
comme personne. Ici encore, d'autres intervenants en parleront plus spécialement et profondément.
Vient 1946 qui le voit réintégrer le parti communiste, de telle sorte qu'on peut
dire, sans trop forcer le trait, qu'il aura été communiste avant la guerre, à sa
manière temporairement Gaulliste pendant, et à nouveau communiste après !
Il y a cependant une vie en dehors des aléas et divers engagements intellectuels, politiques ou militaires, si importants soit-il. Nous l'avons quitté jeune prof
de philo en 1941, nous le retrouvons dans cet immédiat après guerre, réintégrant
un enseignement de philosophie à Paris. Puis surtout en 1948, sous l'influence de
son second vénéré maître, Louis Gernet, (helléniste, historien et sociologue durkheimien, ex-doyen de la faculté des lettres d'Alger), il entre au C. N. R.S. en
débordant toutes les règles en usage, pour se tourner vers l'anthropologie de la
Grèce ancienne qui sera désormais la grande affaire de sa vie.
(1) En 1942, devenu colonel Berthier, il prend la direction de ce réseau sud qui comptera
dans ses rangs notamment Cavailles, Ravanel, d'Astier de La Vigerie, Benech, Leduc,
Cordier, etc. S'y trouve également son mentor, le professeur Meyerson qui sera responsable de la presse clandestine du Sud-Ouest.
(2) Il dit, parlant des femmes, notamment pendant la résistance : « Elles ont plus que
nous, des formes de courage et d'esprit de résistance. Elles ne cèdent pas. Elles ont une
capacité de s'accrocher absolument extraordinaire. S'il n'y avait pas eu les femmes nous
n'aurions rien pu faire. »
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Les années cinquante qui suivent, seront aussi marquées à la fois par sa lutte
contre les guerres coloniales, l'aide qu'il jugera trop discrète aux pays de l'Est
sous la botte soviétique, mais également ses interventions et ses écrits en compagnie de groupes d'intellectuels de gauche pour tenter de faire bouger de l'intérieur
le parti communiste français : « je reste avec eux pour les titiller ! » (au P. C. on
l'appelait le termite !).
Il entre à l'École Pratique des Hautes Études où il sera nommé directeur
d'étude en 1958. Il continuera également à intervenir à l'École des Hautes Études
en Sciences Sociales lorsqu'elle sera créée en 1975. Désormais immergé totalement dans le monde et l'olympe grec, il fait paraître en 1963 son premier grand
ouvrage « Les origines de la pensée grecque » qui sera suivi en 1965 de « Mythe
et pensée chez les Grecs » chez Maspéro, éditeur engagé du quartier SaintSéverin à Paris, qu'il affectionnait particulièrement. Ces deux ouvrages, s'inspirant de la psychologie historique initiée par Ignace Meyerson, constitueront un
grand souffle nouveau dans la recherche hellénistique en France : période de travail intense, comme s'il voulait mettre les bouchées doubles. Observons que ce
fervent helléniste publie ses premiers ouvrages alors qu'il a tout de même 49 ans
en cette année 63.
Il aura trouvé le temps de fonder en 1964 le Centre Louis Gernet(3) qu'il dirigera pendant vingt ans. Ce centre rassemblait des chercheurs de nombreuses disciplines, bien au-delà de l'anthropologie et des recherches hellénistiques ; il
fonctionnait selon un principe qu'il formula et reformula souvent, inspiré en
droite ligne de l'Agora athénienne : « Le principe de république des égaux ».
Certes il avait depuis longtemps pris ses distances, mais l'année 1969, (d'autres sources parlent de 1970) marque sa rupture définitive avec le parti communiste français ! Il sera passé avec lui au travers de bien des soubresauts et
désamours, mais il dira toujours avoir noué, notamment dans sa formation de
militant et dans la Résistance, quelques-unes de ses plus fortes amitiés, éprouvé
le sens profond du groupe et de l'organisation, mais aussi forgé un mode de pensée qu'on a envie de dire marxien plus que marxiste. On peut, je crois, ajouter ici
que, toute sa vie, il prônera le dialogue ouvert et la confiance entre les différentes
croyances, s'appuyant une fois de plus sur ses « frères en résistance », qu'ils
soient chrétiens, juifs, communistes, athées ou autres. Durant ces périodes, audedans comme au-dehors, il se reconnaîtra toujours en communiste critique. Il
quitte le P. C. joyeusement, dira-t-il, par fidélité à lui-même, et dans des conditions truculentes qu'il fallait lui entendre raconter. (de ce long et souvent conflictuel compagnonnage d'autres intervenants parleront tout à l'heure).
C'est l'occasion de préciser maintenant qu'il y avait en lui, au-delà du savant,
osons dire un « vigoureux païen éclairé », qui possédait, entre autres, deux
(3) Louis Gernet, comme doyen de la faculté des lettres d'Alger, fut membre du jury et
signa le diplôme d'études supérieures (il s'appelait ainsi à l'époque) d'Albert Camus, le 25
Mai 1936 (au moment des manifestations et grèves annonçant le Front Populaire).
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talents qu'il faut mettre en évidence : le talent du pédagogue, qui sera sa grande
vocation, et le talent du conteur, qui sera sa marque personnelle. Quiconque l'a
écouté n'a pu qu'être frappé par sa voix attentive et proche comme celle d'un
grand aîné, mais aussi par son approche qui ne déversait pas sur vous son savoir,
mais vous faisait partager la clarté d'une pensée, rendant immédiatement intelligible ce qu'elle avait décrypté pour vous, notamment ce fameux « miracle grec »,
ses héros et dieux olympiens qui trente siècles après nous éclairent encore.
Parlant récemment de lui avec des amis, tous faisaient la même réflexion : il
vous donnait le sentiment d'être aisément intelligent, ce qui est bien agréable ma
foi, mais constitue peut être la suprême ruse de l'alliance du pédagogue et du
conteur justement ! Est-ce que, par hasard, la rouée Métis, qu'il a si admirablement débusquée, ne rodait pas par là en exerçant sur vous sa séduction ?
1972 marque son premier ouvrage en collaboration, avec son collègue et ami
Pierre Vidal-Naquet. Collaboration longue et féconde qui ne se limitera pas à
l'écriture et à la recherche, mais inclura « Le politique » justement au sens de la
Cité grecque. Il en sortira : « Mythes et tragédie en Grèce ancienne ». Avec
Marcel Détienne, autre helléniste éminent, il consacrera en 1974 un livre aux
« Ruses de l'intelligence » qui traite justement de la fameuse Métis qui, à travers
l'Odyssée et bien sur Ulysse, sera l'un de ses sujets de prédilection. Il affectionnera d'ailleurs toujours ce travail en commun et fera paraître de nombreux
ouvrages en duo.
1974 constituera l'un des sommets de sa carrière d'enseignant et chercheur
puisqu'il sera nommé au Collège de France où il occupera une chaire « d'étude
comparée des religions antiques ». Si l'on se souvient qu'il avait commencé son
parcours de jeune militant sorbonnard par une adhésion à l'association « des
athées révolutionnaires », ce choix d'une étude comparée des religions dans cette
prestigieuse enceinte, ne manque pas d'une certaine saveur et cocasserie !
Les années 1980 seront marquées plus particulièrement par ses interventions
en faveur des réfugiés politiques des pays de l'Est, notamment en
Tchécoslovaquie lors du printemps de Prague. Il retournera plusieurs fois en
Russie où il a conservé des liens profonds, et spécialement à Moscou, ville qu'il
mettait en parallèle avec Paris dans sa dialectique de « l'autre et du même ».
C'est d'ailleurs dans cette même période, et dans ce but qu'il fondera l'association
française Jean Hus avec Jacques Derrida.
En 1985, il reprend, son « Mythe et pensée chez les Grecs » paru en 1965,
complété, augmenté de plus de trente années d'expérience dans les domaines qui
lui tiennent le plus à cœur. Ce livre connaîtra de très nombreuses rééditions,
jusqu'en livre de poche. Il ne négligera pas non plus des débats (faut-il dire
homériques !) avec la confrérie des hellénistes et des historiens, notamment sur la
Résistance.
En 1990 il a la douleur de perdre son épouse et collaboratrice et la tentation
de tout arrêter le saisit. Mais son fort tempérament de vieux lutteur l'emporte
PARCOURS 2007-2008
207
dAnIEL GOUBIER
208
pour se consacrer surtout à l'écriture. En collaborations ou en « solo », dans cette
production d'une trentaine d'ouvrages, citons parmi les derniers : une nouvelle
fois avec Vida-Naquet « Œdipe et ses mythes » en 1994 ; avec Jean Bottéro et
Clarisse Herrenschmidt « L'orient ancien et nous » en 1996 ; « l'Univers, les
dieux, les hommes » en 1998 ; « la Traversée des frontières » en 2004 où pour
une fois il parle un peu de lui ; enfin « Pandora, la première femme » avec
Nausicaa autre figure féminine de prédilection de son panthéon, reprise d'une
conférence donnée à la B. N. F. en 2005.
Répugnant à se mettre en scène personnellement, en dehors de quelques
périodes très ponctuelles en réponse à des sollicitations précises, il n'a pas fait
paraître de livre sur ses différents engagements et enseignements. « Si tant est
que j'aie une plume, elle n'est sûrement pas biographique » dit-il dans la préface
de « Entre mythe et politique » où il se livre un peu plus(4).
S'il fallait situer J-P Vernant dans les principaux mouvements intellectuels de
son temps, je crois qu'il faudrait dire d'abord qu'il n'était sûrement pas un homme
d'école ou de système, le contraire d'un dogmatique. Bien loin de la tour d'ivoire,
il était attentif à tous les mouvements de pensée comme le prouve entre autres ce
Centre Louis Gernet qui accueillait les chercheurs de toutes les disciplines. Mais
dans son œuvre, sa seule véritable et durable référence est celle de la psychologie
historique de son inspirateur initial Ignace Meyerson.
Dépassons bien sûr le marxisme dont d'autres traiteront tout à l'heure. Si l'on
regarde le structuralisme de Lévi-Strauss ou la nouvelle recherche historique
comme celle de l'École des Annales, il a tracé sa route sans rien rejeter par principe, mais sans avoir les mêmes balises. Concernant les historiens de l'Histoire
contemporaine il aura souvent la dent dure notamment, on l'a vu sur l'histoire de
la Résistance. Avec Jacques Derrida il fondera l'association Jean Hus mais dans
une visée uniquement politique en direction des Pays de l'Est. Michel Foucault
ou Pierre Bourdieu, pour ne citer qu'eux, qui firent aussi des incursions dans
l'univers de la Grèce antique, sont des hommes pour lesquels il avait une indéniable estime et des convergences nombreuses, sans considérer pour autant qu'il suivait le même cap et avec la même boussole qu'eux. Quand à la psychanalyse,
osons dire que ce n'était pas son truc et qu'il a traversé l'existentialiste sartrien
sans détourner la tête ! Mais en tout cela d'ailleurs il n'est pas à exclure que des
spécialistes en chacun de ces mouvements de pensée n'apportent un éclairage
complémentaire et même contradictoire, dans cette période florissante !
En référence à une période récente mettons à part ce vibrant appel du 15 mars
2004 (pour le 60e anniversaire du Conseil National de la Résistance) que J-P.
(4) «..... Je vois aujourd'hui qu'au lieu d'un itinéraire unique, dont on pourrait reconstruire après coup la ligne, il y a eu des voies multiples où je me suis trouvé poussé autant
que je les ai choisies, des pérégrinations, des détours. On avance avec le temps, mieux
vaudrait dire on est déplacé avec lui…» Intervention au lycée Pierre de Fermat 27
novembre 2004
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
signait avec ses indéfectibles compagnons d'alors. C'est un admirable appel,
notamment à la jeunesse de notre époque. Il n'a bénéficié que d'une médiocre diffusion, mais vous pouvez l'écouter intégralement sur Internet.
Collectionnant à travers le monde les conférences, les décorations, les distinctions, les honoris causa, Jean-Pierre Vernant décèdera le 9 janvier 2007 à
son domicile de Sèvres, dans les Hauts-de-Seine. Ainsi nous quittait Ji. Pé. qui
était bien dans la compagnie des dieux et bien dans la société des hommes. Il
avait eu 93 ans cinq jours plus tôt.
Mais si vous le permettez, je voudrais un instant revenir un peu en arrière,
pour signaler sa dernière intervention publique, qui résume je crois admirablement toute la stature de ce « grand Monsu… » comme disait une paysanne ariégeoise qui l'avait hébergé pendant la guerre. Cette dernière intervention eut lieu
le 23 octobre 2006, (c'est-à-dire guère plus de deux mois avant sa mort) au lycée
Le Corbusier à Aubervilliers. Imaginons un instant ce grand vieux monsieur du
Collège de France, un des plus grands hellénistes de notre époque, ce
Compagnon de la Libération de 93 ans, sachant ses jours comptés, qui vient en
fauteuil roulant, contre l'avis de ses médecins, dans une banlieue populaire, parler une dernière fois de ses chers dieux et héros grecs. D'Ulysse le rusé à l'invincible Achille, ce héros emblématique au talon fragile. Nous touchons là à
l'homme ultime, à l'homme fraternel, au résistant, au pédagogue, au conteur, tous
mots que l'on a envie de placer sous majuscules. En ce jour, une flamme, sûrement venue de l'Olympe familier, transcendait sa voix cassée ; une dernière fois,
il contait une Odyssée qui rejoignait la sienne, celle d'un amant de la Grèce éternelle, qui touche à son Ithaque bien aimée, faisant partager sa passion aux
enfants et leur « donnant à voir » comme il aimait à répéter. Du coup, ces collégiens, ces lycéens, pouvaient mesurer qu'en leur parlant ainsi, il leur parlait aussi
d'eux et d'aujourd'hui.
En terminant, je citerai ce coup de cœur de son ami et collègue du Collège de
France, le grand latiniste Paul Veyne : « C'est une merveille, ce type ; le mot qui
le dépeindrait le mieux, c'est le mot clé de la morale antique, la vraie, celle
d'Aristote : la grandeur d'âme. »
Pour notre part, nous vient la gratitude émue pour la plus belle histoire qu'il
nous ait délivrée finalement : celle de sa vie. Oui, vraiment, merci pour tout,
Monsieur Ji. Pé.
Daniel Goubier
(ancien du Lycée Jacques decour à Paris)
Animateur du GREP
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PAUL dEdIEU
3. Jean-Pierre Vernant, le Résistant
Paul Dedieu
L'engagement
210
Compte tenu de son engagement politique antifasciste, Jean-Pierre Vernant
n'a pas supporté la défaite et encore plus la soumission à l'occupant. En témoigne
cette citation, dans son dernier livre « La traversée des frontières » : « J'ai tout
de suite remis à sa place ce vieux maréchal de France, avec son képi et ses yeux
bleus, comme représentant de tout ce que je détestais : la xénophobie, l'antisémitisme, la réaction …. »
Et plus loin : « C'est mon pays, ma France, qui dégringole et vole en éclat
avec ce type, qui se met au service de l'Allemagne nazie en jouant les patriotes,
qui fait sonner les musiques militaires, va chercher la bénédiction de l'Eglise
catholique pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme de vie
démocratique. »
Au moins son engagement était clair.
Et déjà en 1940, avec son frère, à Narbonne, où il attend d'être démobilisé, il
confectionne des tracts et les affiche dans la ville avec cette affirmation nette :
« Vive l'Angleterre pour que vive la France ».
Nommé professeur de philosophie au lycée de garçons de Toulouse, il rencontre des collègues et d'autres Toulousains qui, comme lui, refusent l'occupation
et le gouvernement de Vichy. Parmi eux Ignace Meyerson qui avait été son professeur de Psychologie en Sorbonne, chassé de l'Enseignement comme Juif, et
avec lequel il fondera la « Société d'études psychologiques ». Tous ces premiers
résistants se retrouvent clandestinement rue du Languedoc, à la librairie Silvio
Trentin, antifasciste italien.
C'est ainsi que se constituent petit à petit, avec toutes les difficultés que l'on
peut imaginer, les premiers noyaux de la Résistance où se pensent toutes les
actions possibles dans l'avenir, et à ce moment-là essentiellement politiques :
confection et distribution de tracts et de journaux, aide aux passages en Espagne,
etc.
Mais c'est en 1942, après le débarquement allié en Afrique du Nord et l'occupation par les troupes allemandes de la zone dite libre, que la résistance militaire
va rapidement s'imposer. Et ce qui était la rencontre discrète va devenir la clandestinité.
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
La Résistance
C'est à ce moment-là que les mouvements de résistance se développent,
issus d'initiatives diverses. J-P, entré à « Libération », rencontre alors Lucie
Aubrac qu'il avait connue étudiante engagée dans les luttes antifascistes d'avantguerre. Elle lui demande de rassembler les diverses initiatives et de créer la
structure militaire de la Résistance en Haute-Garonne. Pour tous ces mouvements, ce sera l'époque d'un premier recrutement qui ne sera pas sans danger,
car la France totalement occupée subira le contrôle continu de la Gestapo et de
la Milice qui vont progressivement et de plus en plus durement agir. D'où la
prudence de Vernant à engager des personnes dont les motivations ne lui paraissent pas sûres, car dès lors les traîtres peuvent s'infiltrer partout et les dénonciateurs se manifester.
C'est le moment où se donnent des noms d'emprunt, plusieurs parfois. Pour JP. ce sera principalement « Berthier » qu'il gardera jusqu'à la Libération.
Un des premiers actes de J-P. sera son inlassable volonté de rassembler les
divers mouvements épars de résistance, ce qui ne sera pas facile compte tenu du
goût du pouvoir de certains responsables, ou même de l'idéologie, ou encore des
circonstances.
Il se déplace beaucoup, avec les difficultés et risques que l'on peut imaginer,
pour rencontrer les divers responsables. Il aboutira ainsi à la création des
M.U.R. (Mouvements Unis de la Résistance). La Résistance est enfin presque
totalement unie. Il aura montré dans cette entreprise d'indéniables qualités de
rassembleur.
C'est le moment aussi où il convient d'organiser la Résistance de manière
militaire. Nommé chef départemental de l'AS (Armée Secrète), il divise la
Haute-Garonne en secteurs où sont répartis des bataillons de trois compagnies
(90 hommes). Il faut apprendre à manier les explosifs, à se servir des armes. Les
éléments les plus déterminés formeront des groupes francs, chargés directement
des actes de destruction et même d'exécution.
Mais une autre difficulté va apparaître. En 1943, les jeunes qui refusent d'aller travailler en Allemagne au titre du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire)
sont de plus en plus nombreux. Ils se cachent dans la clandestinité, dans des
régions reculées.
Petit à petit, on les regroupe en maquis. Cet afflux inattendu demande un
encadrement sérieux, composé d'hommes aptes au commandement, mais aussi
stratèges pour éviter les assauts des troupes allemandes, mesurer les risques,
mais aussi préparer des ripostes et surtout assurer la logistique, particulièrement
nourrir les hommes.
C'est à cela que J-P. doit s'employer, économe des hommes, prévenant les
opérations hasardeuses, tempérant les ardeurs et les enthousiasmes téméraires où
les hommes sont pressés d'en découdre au détriment de la prudence calculée.
PARCOURS 2007-2008
211
PAUL dEdIEU
Et il réussira, malgré quelques initiatives vouées à l'échec. A la Libération,
l'AS comptera 3 000 hommes sous ses ordres.
En fait il s'est avéré dans ces circonstances un conducteur d'hommes de
grande qualité.
La Libération
212
Dès 1944 les temps deviennent plus difficiles et mêmes plus dangereux. La
Gestapo et la Milice intensifient leur pression.
De son côté, l'AS, sous la direction de Berthier-Vernant, multiplie les actes de
sabotage sur les voies ferrées, les pylônes électriques, les stocks d'essence, etc.
On procède aussi à la destruction de la poudrerie de Toulouse pour éviter un
bombardement allié, toujours responsable de victimes collatérales.
De leur côté les maquis se développent non sans mal (manque d'armes, situations géographiques dangereuses).
Berthier coordonne toutes ces actions sur le plan départemental. Il est repéré
par l'ennemi, ce qui le contraint, peu avant le débarquement en Normandie, à
quitter son poste d'enseignant et à entrer dans une totale clandestinité.
La ville est devenue trop dangereuse. Il organise alors la vie de l'état-major
départemental hors de Toulouse, dans le sud du département, dans la région de
Cazères, dans les bois, protégé par un maquis.
Ce fut une période très difficile, d'autant plus après le débarquement en
Normandie. D'un côté la Résistance harcelait sans arrêt les troupes allemandes
qui remontaient vers le nord. Dans un autre sens l'armée ennemie, subissant des
dommages, cernait les maquis, traquait les résistants. Il fallait donc aussi se
méfier, et on se déplaçait avec beaucoup de difficultés.
Vernant lui-même, parti à bicyclette, n'a réussi à échapper à une patrouille
que grâce à l'aide d'une femme qui, dans une ferme, l'a caché dans un tas de bois
sous une toile, d'où il entendait parler les Allemands et les Miliciens.
Vient enfin la Libération de Toulouse. Les Allemands commencent à évacuer
la ville. Vernant ordonne aux maquis d'y pénétrer pour réduire les restes de l'armée d'occupation et les îlots de miliciens. La ville est très vite définitivement
libérée. Sous la direction de Ravanel, chef régional F.F.I., Vernant, colonel
Berthier, s'installe au palais Niel et continue d'organiser et de structurer les
groupes d'hommes qui dépendent de son autorité. Entre autres il sera aidé en cela
par ses adjoints dont Ignace Meyerson qui l'a rejoint et Pierre Bénech, alors capitaine Pendariès, qui nous a confié de précieuses informations pour établir cet
exposé. Une semaine après la Libération de Toulouse, fin août, c'est 12 000
hommes qui rejoindront la première armée française.
Au printemps de 1945, J-P quittera l'armée.
La Résistance aura beaucoup marqué Vernant, sa vie durant. A de multiples
occasions il reviendra dans cette ville, toujours accueilli chez Pierre Bénech,
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
avec qui il n'a cessé de tisser des liens très fraternels. On le retrouvera en particulier lors de l'inauguration de l'Esplanade du 19 août, puis présidant l'érection
d'une stèle commémorative aux lieux du maquis de l'E. M. départemental près de
Cazères le 13 novembre 2001, enfin/ en 2004, invité à l'université du Mirail et au
Lycée Pierre de Fermat, d'où il avait été expulsé par le gouvernement de Vichy. A
ces occasions il continuera d'exalter la mémoire des combattants et les valeurs de
la Résistance
Dans l'action de la Résistance apparaîtront des traits qui situent l'homme dans
sa personnalité.
Et d'abord l'homme de convictions, pour lesquelles il s'engage. Et quel engagement continu, persévérant, sans faille, opiniâtre, hors de toute lassitude ou désespérance, même dans les périodes les plus difficiles.
Et cet engagement était servi par de réelles capacités d'organisation. Cet intellectuel qu'on pouvait penser absorbé par l'abstraction a fait preuve d'une rigueur
toute militaire même s'il dit qu'il ne fut qu'un militaire d'occasion.
Car il a montré aussi de vraies qualités de chef. Citons Pierre Bénech :
« Jean-Pierre avait été nommé comme responsable mais il sut aussi être LE
CHEF. Et quel chef ! Il possédait au plus haut point une qualité sans laquelle on
ne peut rien entreprendre : l'autorité. Mais pour lui cette autorité devait être
librement consentie. Il ne nous l'a jamais imposée, mais nous la lui demandions,
nous étions heureux de lui obéir, d'exécuter ses ordres qui pour nous étaient des
commandements impératifs. Très vite, et de façon unanime, nous avions reconnu
en J-P. un homme très au-dessus de nos petites personnes et qui galopait au-dessus de la masse anonyme que nous étions. » Il avait donc l'aura du Chef, plus le
charme.
Car aussi, J-P Vernant avait une attitude naturellement portée à la relation
humaine, une humanité certaine. Et donc une grande fidélité en amitié, avec tous
ceux qu'il avait connus dans la Résistance et qu'il n'a jamais cessé de revoir, ici
ou là, au gré des circonstances.
Finissons en citant un hommage très suffisant dans sa brièveté pour définir
l'homme Jean-Pierre Vernant-Berthier. Lors de son décès, une Résistante du
Comminges, qui l'avait aidé au maquis, a appelé Pierre Bénech au téléphone. En
conclusion elle lui dit en occitan : « Berthier ero un moussu » (Berthier, c'était un
Monsieur).
Paul Dedieu
Compagnon de Résistance de J-P. Vernant
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PAUL SEFF
4. Jean-Pierre Vernant et la politique
Paul Seff
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Les deux derniers chapitres du livre intitulé « Mythe et politique » sont un
recueil de textes qui traitent de l'engagement politique révolutionnaire de JeanPierre Vernant et de tous les problèmes qu'il a posés à l'intellectuel humaniste
qu'il était.
Le premier chapitre s'intitule: « Politique : dedans dehors », titre très révélateur parce qu'il dévoile la relation ambiguë de l'auteur avec le parti communiste
auquel il adhéra en 1934, qu'il abandonna en 1940 et pendant toute la durée de la
Résistance, et auquel il revint de la Libération jusqu'en 1970, date où il en fut
exclu.
Le titre du second chapitre « Paris-Moscou » fait référence à ce que l'auteur a
lui-même observé de l'oppression et de la terreur en URSS, ainsi qu'à l'analyse
des ressemblances et des différences entre les communismes français et soviétique.
Jean-Pierre Vernant est la figure emblématique d'un courant de pensée philosophiquement matérialiste et athée pour qui la défense de la dignité humaine et
du principe de justice constitue la seule transcendance de l'homme, transcendance éthique, horizontale diront certains. Il est le représentant très caractéristique d'une époque où la pratique de l'humanisme passe nécessairement par la
politique, c'est à dire une action sociale qui ne peut s'identifier à l'humanitaire
mais seulement à l'action politique pour le progrès de l'égalité des droits inscrits
dans la loi. Et l'engagement politique le plus radical, le plus valorisé pour beaucoup d'intellectuels de la période de la seconde guerre mondiale et de l'aprèsguerre, c'est l'engagement révolutionnaire dont le communisme est à l'époque
l'expression dominante. La lecture de Sartre en donne un très juste témoignage.
Conformément à la philosophie marxiste, le communisme institue la lutte
politique comme solution non seulement du problème social mais du problème
de l'homme dans sa totalité.
C'est donc le règne du « tout-politique » qui est un véritable phénomène
générationnel parce que, dans le contexte politique et idéologique du moment, la
politique apparaît comme le seul terrain de réalisation possible d'une éthique
authentiquement humaniste.
C'est par la lutte des classes que pourra se réaliser la société sans classes et
sans inégalités qui libèrera l'humanité de toutes ses aliénations et de la violence.
Jeune philosophe, Vernant a été attiré par la pensée marxiste parce qu'elle
rencontrait deux de ses exigences originelles : un rationalisme matérialiste basé
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
sur la méthode scientifique et excluant tout arrière-plan métaphysique et théologique ; un humanisme intransigeant animé par une injonction de justice et d'égalité qui ne peut trouver son accomplissement que dans une transformation
révolutionnaire de l'ordre socio-économique établi.
La méthode du marxisme servira de guide à sa recherche anthropologique
basée sur l'analyse sociologique et l'histoire socioculturelle. Mais il refuse la vulgate dans laquelle le P.C. l'a enfermée, et les lectures qui en font un dogme intangible et une philosophie régissant la totalité de l'humain alors qu'elle est pour lui
une pensée essentiellement critique fondée sur la relativité de l'histoire.
C'est cette qualité de philosophe critique qui explique ses réticences et ses
résistances aux méthodes autoritaires et à la politique de son parti quand elle lui
paraît en contradiction avec les principes et les finalités révolutionnaires du
marxisme.
Il ne cessera d'affirmer sa fidélité à une politique du progrès des libertés et
des droits, même quand il aura rompu en 1970 son allégeance au parti communiste.
Mais jamais il n'abdiquera ses exigences intellectuelles et morales d'intellectuel : rigueur de la pensée critique, prise en compte des faits dans leur globalité,
défense des valeurs d'humanité, d'égalité et de justice qui ont inspiré les engagements majeurs de sa vie.
Par conséquent il mesurera très tôt la difficulté d'être un intellectuel exigeant
dans un parti aux modes de fonctionnement non-démocratiques, dont les analyses et les décisions s'imposent d'une manière dogmatique. Il en résulte une relation souvent conflictuelle avec le parti qui incarne ses idéaux et ses fidélités
politiques parce que Jean-Pierre Vernant est un homme qui ne renonce en aucune
circonstance à la liberté de penser.
Mais à l'intérieur du parti à l'époque du stalinisme, une telle liberté ne pouvait
être perçue que comme une intolérable déviation et une agression.
Parce que l'idéologie communiste, dans le contexte historique de son développement, introduit du sacré au niveau des maîtres penseurs, des textes fondateurs, de la communauté qui l'incarne, de ses dirigeants et de leurs choix
politiques. Parce que le monde communiste de ce temps fonctionne en pleine
inconscience comme un substitut du religieux et à l'intérieur d'une vision du
monde rationaliste et matérialiste, ce qui n'est pas le moindre de ses paradoxes.
Lui-même se représentait à travers un langage militaire : « détachement
d'avant-garde de la classe ouvrière », « état-major des luttes politiques »
C'est exactement ce qu'exprime J-P Vernant quand il répète que les tendances
totalitaires du parti, « bloquent la pensée » et en rendent le progrès impossible.
C'est sur ce point que se situe le différend fondamental entre Vernant l'intellectuel et le parti institutionnel qu'il considérait comme l'instrument privilégié de
son action sur la société.
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PAUL SEFF
Certains passages de son texte témoignent non seulement d'une acceptation
de sa marginalité, mais aussi d'une certaine fierté dans la résistance et la rébellion
à l'autoritarisme.
Le recueil de textes qui figurent à la fin de l'ouvrage « Mythe et politique »
constitue une sorte de mémoire de ses années de militance. Mémoire critique
puisque la plupart des textes argumentent contre les erreurs d'analyse et de stratégie du P.C. à des moments décisifs de l'histoire du pays: le pacte germano-soviétique et la défaite de 1940, les débuts de la guerre d'Algérie, la naissance de la
Ve République en septembre 1958.
A cette série, il faut ajouter les réflexions sur le stalinisme français où il montre comment la rigueur des méthodes soviétiques a contaminé dans une certaine
mesure le parti français.
Nous retrouvons dans ces textes la même diatribe contre des choix et des pratiques politiques où l'intellectuel révolutionnaire intransigeant ne retrouve pas ses
valeurs et constate un déficit flagrant d'humanisme.
Paul Seff
Animateur du GREP
5. Hommage à Jean Pierre Vernant
Georges Zachariou
216
Lorsque j'ai appris que se préparait une soirée Jean-Pierre Vernant, j'ai été
saisi par un étrange sentiment d'émotion, de souvenirs, d'expériences passées, et
j'ai spontanément proposé mon témoignage. Ce témoignage est assez personnel,
je vous prie de bien vouloir m'en excuser.
Au lendemain de la guerre, enfant de parents immigrés, réfugiés, j'ai été élevé
dans un entourage Grec à Paris-Belleville où je suis né. Depuis 30 ans, les Grecs
affluaient en Occident, poussés par Atatürk et par la misère extrême. Belleville
bouillonnait, entre autres, de Grecs, d'Arméniens, de Juifs - les survivants …- et
aussi de Français indigènes de culture populaire. Nous étions tous unis par le
sentiment d'appartenir à des communautés étrangères pauvres et surtout déclassées culturellement. Pour certains, nous étions parachutés on ne sait d'où !
Etions-nous même des … personnes ?
Humiliation pour ces communautés qui, pourtant, auraient pu prétendre …
mais que prétendre dans l'enfermement de cette époque ?
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
En effet, il faut se remettre dans le contexte de ces années 40-50, voire 60, où
nous vivions tous, et plus particulièrement les classes laborieuses populaires,
français et étrangers, repliés sur nous-mêmes. Juste un peu de radio, très peu de
télévision, consacrés que nous étions à la reconstruction du pays. Situation d'enfermement que d'autres communautés connaissent aujourd'hui, j'y reviendrai.
L'intégration par des études scientifiques nous semblait, à l'époque, être l'issue des issues. La belle affaire ! Oui, peut-être matériellement, sous l'effet des 30
glorieuses ! Mais dans le fond, rien ne changeait profondément. Les regards restaient les mêmes : hostilité, indifférence…
J'étais celui, me faisait-on remarquer, (à moins que ce ne fut surtout mon ressenti), celui qui recevait sans cesse : études, sécurité, confort d'un pays riche, travail… Qu'avais-je à apporter en échange ? Où était la réciprocité du don ? Ce
sentiment profond universellement éprouvé qui nous relie à la communauté
humaine pour reprendre les pensées de Marcel Mauss et d'Alain Caillé.
Il y avait de la violence en moi. Comme j'aurais aimé être fils d'Américains
ou d'Anglais : le jazz, le Rock and Roll auraient été ma monnaie d'échange, ma
participation à la modernité ! Voilà où j'en étais ! C'est vous dire ! Pardon, c'est
assez personnel, mais j'arrive à l'essentiel.
Et puis, je ne sais trop comment - peut-être mai 1968 - par ondées successives, déplaçant les voix de Georges Guétary, de Zorba le Grec, folklore sympathique mais réducteur, arrivent des émissions culturelles de qualité. Pierre
Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, deviennent audibles. Les excellentes émissions d'Antoine Spire précèdent et promeuvent la diffusion de livres spécialisés
vers le grand public.
Jean-Pierre Vernant, cet encyclopédiste authentique, ce théoricien nourri de la
pensée d'Ignace Meyerson, savait aussi se mettre à notre portée. J'ai été influencé par
ses recherches sur la nature du pouvoir dans les sociétés grecques anciennes, surtout
lorsqu'il nous invite à faire le parallèle entre ses engagements de communiste, vécus
comme un anti fascisme à objectif démocratique et républicain, sans dogmatisme, et
sa recherche anthropologique des fondements de la démocratie grecque.
Je ne doute pas de son influence sur mes propres engagements et je trouve en
lui toutes les justifications quant à ma fidélité, lorsqu'il s'agit d'antifascisme.
Vernant, avec d'autres intellectuels, a permis par l'évocation, par la reconnaissance et par la localisation des traces du passé, le déclenchement du processus
par lequel une représentation mentale permet justement la reconnaissance
actuelle. Par ses recherches, son enseignement et ses engagements, J-P Vernant
révélait à tous combien étaient grandes les contributions des sociétés grecques
anciennes à l'édification de nos sociétés modernes. Il nous fournissait la possibilité du « sur-don ». Nous tenions enfin notre monnaie d'échange, les regards
changèrent, nous étions reconnus. Partie intégrante, la naturalisation devenait,
dans nos esprits, juste administrative, un papier, rien d'autre. C'était l'apaisement
et cela en quelques années.
PARCOURS 2007-2008
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GEORGES ZACHARIOU
Je reste cependant convaincu qu'il y a eu, à un moment donné, une volonté
politique d'ouverture concertée… Elle aboutira à l'intégration de la Grèce dans la
communauté européenne. Pouvons-nous espérer d'autres ouvertures prochaines
vers d'autres communautés ? J'y reviens : résister, ne pas lâcher, un autre enseignement de Vernant.
Je sais, les contextes sont très différents, mais les attentes sont les mêmes.
D'autres intellectuels, philosophes, historiens, de tous horizons, guetteurs éveillés
répondront à ces attentes pour peu qu'il y ait volonté politique, courage politique.
to zejuoz, l'étranger, celui qui est différent, nous devient familier pour peu
que nous sachions quelque chose de lui et acceptions de recevoir ce qu'il nous
apporte. Il faudrait lire Emmanuel Wallerstein. Il nous invite à repenser les
valeurs de l'universalisme européen.
Décidément Jean-Pierre Vernant aura marqué sa trace et contribué à l'avènement d'une société plus juste, plus libre, plus accueillante, plus intelligente.
Il aura également donné un bon coup de jeune aux études sur l'antiquité
grecque en faisant ressurgir sous les stucs et les pleurs de l'académisme les vives
couleurs du monde grec.
Dans l'Olympe, il est assurément parmi les « Kalojz Kalaqojz » (les Beaux et
Bons, les Sages).
Georges Zachariou
Animateur du GREP
6. Jean-Pierre Vernant, une nouvelle anthropologie du religieux
et du mythe : le sacré et le symbolique dans la Grèce ancienne.
218
Pierre Besses
Université Toulouse-Mirail
On peut très bien discerner chez Jean-Pierre Vernant, anthropologue de la
Grèce antique, un regard conforme à celui de Louis Gernet : le disciple, après les
leçons du maître, appartient à la grande tradition positiviste et athée fondée par
Durkheim et Mauss. Ce regard d'ethnologue, structuré par le modèle de connaissance du philosophe, du sociologue et de l'helléniste, reste hanté par le souci
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
constant de partir du collectif, à tous les niveaux et de ne jamais les séparer des
attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquelles ces institutions politiques et religieuses sont inintelligibles. Après Louis Gernet, JeanPierre Vernant envisage l'homme grec total, tout en respectant la spécificité des
domaines religieux et politiques, leur langue et leurs logiques propres : établir
des corrélations entre les faits de civilisation présentés sous forme de correspondances, mais aussi de contradictions à l'intérieur d'un même système. Ainsi sont
inséparables droit pénal, testament, propriété, guerre, mythes orphiques, culte des
héros, famille, sectes religieuses, tragédie. Cette vision de la Grèce ancienne est
conforme aux catégories positivistes de l'ethnologue soucieux de comprendre
l'homme grec et les peuples des cités dans la double perspective de l'indigène et
de l'étranger. Dans tous les domaines de l'hellénisme, l'humanisme grec se trouve
remis à sa place, situé historiquement, relativisé. Dépouillée de sa prétention à
incarner l'Esprit absolu, la Raison éternelle, l'expérience grecque retrouve couleur et relief. Elle prend tout son sens, confrontée aux grandes civilisations de
l'Inde et de la Chine.
Le concept de religion civique.
Cette expérience grecque du religieux reprend aussi toute sa signification
spécifique quand J-P Vernant définit son concept de religion civique. En effet,
pour lui, entre le xIe et le VIIIe siècle, dans la période où se mettent en place les
changements techniques, économiques, démographiques qui conduisent à cette
« révolution structurelle » dont parle l'archéologue anglais A. Snodgrass et d'où
est issue la cité-Etat, le système religieux est lui-même profondément réorganisé
en étroite connexion avec les formes nouvelles de vie sociale que représente la
cité, la polis. Dans le cadre d'une religion désormais essentiellement civique,
croyances et cultes, remodelés, satisfont à une double et complémentaire exigence. Ils répondent d'abord au particularisme de chaque groupe humain qui, en
tant que Cité liée à un territoire défini, se place sous le patronage de dieux qui lui
sont propres et qui lui confèrent sa physionomie religieuse singulière. Toute cité
a en effet ses divinités poliades dont la fonction est de cimenter le corps des
citoyens pour en faire une authentique communauté, d'unir en un même tout l'ensemble de l'espace civique, avec son centre urbain et sa chôra, sa zone rurale, de
veiller enfin à l'intégrité de l'Etat - hommes et terroir - face aux autres cités. Mais
il s'agit aussi, en second lieu, par le développement d'une littérature épique coupée de toute racine locale, par l'édification de grands sanctuaires communs, par
l'institution des Jeux et des panégyries panhelléniques, d'instaurer ou de conforter
sur le plan religieux des traditions légendaires, des cycles de fêtes et un panthéon
également reconnus par toute l'Hellade.
Sans vouloir dresser le bilan des innovations religieuses qu'apporte l'époque
archaïque, il faut du moins signaler les plus importantes. Et d'abord l'apparition
du temple comme construction indépendante de l'habitat humain, palais royal ou
maison particulière. Avec son enceinte délimitant une aire sacrée (temenos), son
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219
PIERRE BESSES
autel extérieur, le temple constitue dès lors un édifice séparé de l'espace profane.
Le Dieu y vient résider en permanence par l'intermédiaire de sa grande statue
culturelle anthropomorphe qui s'y trouve fixée à demeure. Cette « maison du
dieu », contrairement aux autels domestiques, aux sanctuaires privés, est chose
publique, bien commun à tous les citoyens. Consacré à la divinité le temple ne
peut plus appartenir à personne qu'à la cité même qui l'a érigé en des lieux précis
pour marquer et confirmer sa maîtrise légitime sur un territoire : au centre de la
ville, acropole ou agora ; aux portes des murs cernant l'agglomération urbaine ou
à leur proche périphérie ; dans cette zone de l'agros et des eschatiai, des terres
sauvages et des confins, qui sépare chaque cité grecque de ses voisins.
L'édification d'un réseau de sanctuaires urbains, sub et extra-urbains, en jalonnant l'espace par des lieux sacrés, en fixant, depuis le centre jusqu'à la périphérie,
le parcours de processions rituelles, mobilisant à date fixe, en aller et retour, tout
ou partie de la population, vise à modeler la surface du sol suivant un ordre religieux. Par la médiation de ses dieux poliades installés dans leurs temples, la
communauté établit entre hommes et terroir, une sorte de symbiose comme si les
citoyens étaient les enfants d'une terre dont ils auraient surgi à l'origine sous
forme d'autochtones et qui, par ce lien intime avec ceux qui l'habitent, se trouve
elle-même promue au rang de « terre de cité ». Ainsi s'explique l'âpreté des
conflits qui, entre le VIIIe et le VIe siècle, ont opposé des cités voisines pour s'approprier des lieux de culte frontaliers, parfois communs aux deux Etats.
L'occupation du sanctuaire, son rattachement culturel au centre urbain ont valeur
de possession légitime. Quand elle fonde ses temples, la polis, pour assurer à sa
base territoriale une assise inébranlable, en implante les racines jusque dans le
monde divin. (pp.55-59, Mythe et religion en Grèce ancienne).
Le Symbolique et le Sacré : Jean-Pierre Vernant et Georges
Dumézil.
220
A cet aspect de Jean-Pierre Vernant, il convient d'ajouter des affinités essentielles avec Georges Dumézil, anthropologue de l'héritage indo-européen à
Rome. Tous deux savent que, dans le système de pensée des Grecs, le mythe, les
rituels, la figuration du divin opèrent dans le même registre de la pensée symbolique. « Concepts, images et actions s'articulent et forment par leurs liaisons une
sorte de filet dans lequel, en droit, toute la matière de l'expérience humaine doit
se prendre et se distribuer », L'Héritage indo-européen à Rome, p. 64. D'autre
part, le Festin d'immortalité dans les mythologies indo-européennes permet à
Jean-Pierre Vernant de saisir la singularité de la symbolique des sacrifices, le pur
et l'impur.
Selon Vernant, « certaines divinités et certains rituels, comme celui d'Apollon
Génétôt à Delphes et de Zeus Hypatos en Attique, exigent au lieu du sacrifice
sanglant des oblations végétales : fruits, rameaux, graines, bouillie (pelanos),
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
gâteaux, arrosés d'eau, de lait, de miel, d'huile, à l'exclusion du sang ou même du
vin. Il y a des cas où ce type d'offrandes, le plus souvent consumées dans le feu
mais parfois déposées seulement sur l'autel sans être brûlées (apura), prend un
caractère d'opposition marquée à l'égard de la pratique courante. Considérés
comme des sacrifices « purs », contrairement à ceux qui impliquent la mise à
mort d'un être vivant, ils serviront de modèle de référence à des courants sectaires. Orphiques et pythagoriciens se réclameront d'eux pour prôner, dans leur
mode de vie, un comportement rituel et une attitude à l'égard du divin qui, en
rejetant comme impie le sacrifice sanglant, se démarqueront du culte officiel et
apparaîtront étrangers à la religion civique. D'autre part, le sacrifice sanglant
comporte lui-même deux formes différentes suivant qu'il s'adresse à des dieux
célestes et olympiens, ou chthoniens et infernaux. La langue déjà les distingue :
les Grecs emploient pour les premiers le terme thuein, pour les seconds enagizein
ou sphattein », Mythe et Religion en Grèce Ancienne, p. 72-73.
Cependant, ces deux affinités critiques sur le symbolique et le sacrifice définis comme festin d'immortalité, n'excluent pas chez Vernant une évidence épistémique pour comprendre la religion de l'homme grec. Sa singularité religieuse est
qu'elle exclut tout tripartisme aussi bien dans le système des classes que dans le
panthéon des Immortels.
Le sacrifice illustre l'étroite imbrication du religieux et du social dans la
Grèce des cités. Sa fonction n'est pas d'arracher, pendant le temps que dure le
rite, le sacrifiant et les participants à leurs groupes familiaux et civiques, à leurs
activités ordinaires, au monde humain qui est le leur, mais au contraire de les y
installer à la place et dans les formes requises, de les intégrer à la cité et à l'existence d'ici-bas conformément à l'ordre du monde auquel les dieux président.
Religion « intramondaine », au sens de Max Weber, religion « politique », dans
l'acception grecque du terme. Le sacré et le profane n'y forment pas deux catégories radicalement contraires, exclusives l'une de l'autre. Entre le sacré entièrement interdit et le sacré pleinement utilisable, on trouve une multiplicité de
formes et de degrés. En dehors même des réalités qui sont vouées à un dieu,
réservées à son usage, il y a du sacré dans les objets, les êtres vivants, les phénomènes de la nature, comme il y en a dans les actes courants de la vie privée un repas, un départ en voyage, l'accueil d'un hôte - et dans ceux, plus solennels,
de la vie publique. Tout père de famille assume chez lui des fonctions religieuses pour lesquelles il est qualifié sans préparation spéciale. Chaque chef de
maison est pur s'il n'a pas commis une faute qui l'entache d'une souillure. En ce
sens la pureté n'a pas à être acquise ou obtenue ; elle constitue l'état normal du
citoyen. Dans la cité, on ne trouve pas de coupure entre prêtrise et magistrature.
Il y a des prêtrises qui sont dévolues et occupées comme des magistratures et
tout magistrat, dans ses fonctions, revêt un caractère sacré. Tout pouvoir politique pour s'exercer, toute décision commune pour être valable exigent la pratique d'un sacrifice. A la guerre comme dans la paix, avant de livrer bataille
comme à l'ouverture d'une assemblée ou à l'entrée en charge des magistrats,
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221
PIERRE BESSES
l'exécution d'un sacrifice n'est pas moins nécessaire qu'au cours des grandes
fêtes religieuses du calendrier sacré. Comme le rappelle justement Marcel
Detienne dans La Cuisine du sacrifice en pays grec : « Jusqu'à une époque tardive, une cité comme Athènes garde en fonction un archonte-roi dont une des
attributions majeure est l'administration de tous les sacrifices institués par les
ancêtres, de l'ensemble des gestes rituels qui garantissent le fonctionnement harmonieux de la société. »
Si la thusia s'avère ainsi indispensable pour assurer aux pratiques sociales
leur validité, c'est que le feu sacrificiel, en faisant monter vers le ciel la fumée
des parfums, de la graisse et des os, tout en cuisant la part des hommes, ouvre
entre les dieux et les participants au rite une voie de communication. En immolant une victime, en en brûlant les os, en en mangeant les chairs selon les règles
rituelles, l'homme grec institue et maintient avec la divinité un contact sans
lequel son existence, abandonnée à elle-même, s'effondrerait, vide de sens. Ce
contact n'est pas une communion : on ne mange pas le dieu, même sous forme
symbolique, pour s'identifier à lui et participer à sa force. On consomme une victime animale, une bête domestique, et on mange en elle une part différente de
celle qu'on offre aux dieux. Le lien que le sacrifice grec établit souligne et
confirme, dans la communication même, l'extrême distance séparant mortels et
immortels. (ibid pp.76-79).
« Œdipe sans complexe » ou le crépuscule des interprètes inspirés du mythe grec.
222
Plus encore que par sa relecture du sacrifice, pièce centrale du culte et éléments dont la présence est indispensable à tous les niveaux de la vie collective,
dans la famille et dans l'Etat, Jean-Pierre Vernant reste incontournable dans sa
réinterprétation du sacré inséparable de la religion civique. Elle doit servir de
référence à une critique radicale des sophismes de Marcel Gauchet, fondés sur
une théorie fonctionnaliste du religieux sans symbolique ni sacré. De même,
dans sa relecture de l'homme grec face au divin dans sa cité, Vernant entreprend
une déconstruction des thèses structuralistes de Lévi-Strauss qui propose le symbolique sans le sacré.
Néo aristotélicien par sa vision de l'homme communautarien, animal politique enraciné dans le réseau de ses appartenances, il se distingue par la qualité
de sa critique des phénoménologues. Ceux-ci sont coupables, à ses yeux, de
retourner à la confusion du sacré et du symbolique ; ces pseudo historiens du religieux ont un point commun : le sacré n'est pas objectif mais subjectif, il n'est pas
social mais transcendant ; il serait l'une des formes a priori de l'âme humaine.
Pour Vernant, cette conception fausse débouche sur les théories de l'Homo-religiosus, utiles aux diverses apologétiques des Eglises des trois monothéismes,
vecteurs de la « Revanche de Dieu » dans l'Occident judéo-chrétien et le MoyenOrient musulman.
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
Mais plus encore que par sa relecture du sacrifice, Jean Pierre Vernant reste
incontournable dans sa réinterprétation du sacré, inséparable de cette religion
civique. Sur le symbole et le sacré, J-P Vernant entreprend une critique radicale
des sophismes de Marcel Gauchet, de Claude Lévi-Strauss, avec Mircea Eliade,
et des « interprètes inspirés » du mythe grec coupable de céder aux dérives des
phénoménologues du religieux.
Marcel Gauchet ou la religion sans le sacré et le symbolique.
Sa définition de la religion est fonctionnaliste : la religion n'est jamais considérée en elle-même, mais d'abord pour ses effets, essentiellement politiques. Ce
fonctionnalisme est poussé jusqu'à une sorte de point de vue « extrinséciste », où
la religion est toujours vue à distance. Son contenu et ses formes n'interviennent
que pour faire comprendre leurs effets politiques et surtout comment le politique
sort ou se libère du religieux. Si le christianisme a droit a plus d'analyse interne,
c'est justement parce qu'il est, selon la formule choc qui s'est imposée, « la religion de la sortie de la religion ». Ainsi vu de loin et de haut, il n'y a plus besoin
de rentrer dans le détail intime ou dans les autres mécanismes fondateurs des
religions.
Gauchet traite la religion entièrement comme un fait social, ce qui fait tout
son durkheimisme, puisqu'il se garde bien de disserter sur le sacré. Ce choix lui
permet de poser l'historicité du fait religieux, quoi qu'en disent les religions ellesmêmes, et donc la possibilité de la sortie. En revanche, à la différence de
Durkheim, il ne croit pas que la religion soit le plus primitif des faits sociaux, qui
est pour lui le politique. Par quoi le politique apparaît d'emblée d'une autre
essence, comme plus englobante, que le religieux. Il le faut pour que le politique
demeure central quand se marginalise le religieux. Mais cette position explique
mieux la séparation finale du politique et du religieux que leur confusion initiale,
l'emprise du religieux sur le politique et surtout le parti pris d'hétéronomie, qui
reste comme inexplicable.
Le troisième trait à souligner, c'est que, malheureusement, le dialogue ne s'est
pas instauré entre Gauchet et Girard. On peut regretter que les deux théories qui
ont dominé le champ à la fin du siècle se soient développées, apparemment, dans
une pesante ignorance mutuelle, sans même croiser le fer. Faute de quoi, seraiton légitimé à risquer cette confrontation à leur place ? Elle ferait sans doute venir
au centre du débat, comme étant le responsable majeur de ce fait, le « clastrisme » de Gauchet. En effet, si Clastres a écrit des pages remarquables sur la
guerre et le guerrier sauvages, il n'a jamais considéré que la violence externe ou
externalisée des sociétés primitives. Il est littéralement fantastique qu'une pensée
forte et novatrice, toute orientée vers l'énigme de la genèse de l'Etat, ne dise mot
de la violence interne. Il n'y a donc pas qu'en amour que la passion pour un objet
le fasse souvent perdre !
Gauchet défend bien l'idée de la religion comme fait social, mais non celle du
caractère primitif du fait religieux, que tente de refonder Girard. C'est que tout le
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PIERRE BESSES
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propos de Gauchet reste finalement dans la logique de l'Aufklärung qui est de
fournir une théorie politique du religieux. Certes, ce n'est plus la vieille conception politique du religieux en termes d'illusion ou de fable inventée par des prêtres perfides pour servir le méchant despote et berner un vain peuple. Gauchet a
bien lu Durkheim et Weber, et en lisant Gauchet, on sentait poindre comme une
nouvelle laïcité, bien plus attentive à la compréhension d'une histoire complexe
et où il y va du fond de l'homme et du fondement de ses sociétés. Mais enfin, la
divergence reste entre cette histoire politique de la religion et ceux qui, comme
Girard et peut-être Durkheim, permettent ou appellent une théorie religieuse du
politique. Mauvais génie ou malin diablotin, ne pourrait-on pas montrer que sa
position est réversible ? Après cette magistrale « histoire politique du religieux »,
ne pourrait-on pas écrire une histoire religieuse du politique ? Le radicalisme de
sa position ne vient-il pas de la philosophie politique et de celle issue des
Lumières, plus que de la sociologie (et de l'ethnologie) de la religion, accusée,
non sans raison, de timidité spéculative ? Les faits consécutifs à 1989, la crise du
politique ne viennent-ils pas suivre de trop près la sortie du religieux pour ne pas
surprendre la doctrine ?
Vernant peut conclure que chez Gauchet, s'il est beaucoup parlé de religion,
finalement, il n'est plus question ni de sacré ni de symbolique. Par quoi, il est
bien l'auteur désigné, mieux que Bourdieu (malgré Trigano), pour achever ce
périple en sociologie de la religion.
Cette critique radicale de Vernant permet de congédier certaines définitions
« unaires » (par un seul trait) de la religion, qu'elles soient primordialistes ou
substantialistes, et de dégager leurs présupposés essentialistes. Majoritairement,
les tentatives de définition ont implicitement lié la possibilité de cette définition
à une confusion entre spécificité du phénomène religieux et simplicité essentielle
d'une définition univoque répondant à la transparence d'un seul concept. Son présupposé est inverse : la spécificité du religieux ne tient pas à la simplicité d'une
essence, mais à une certaine complexité que doit poser la définition. Cette complexité est d'autant plus importante que c'est elle qui contient certaines conditions
de possibilité du devenir de la religion. Si la religion n'avait qu'une essence aussi
simple que le triangle, elle n'aurait pas d'histoire. Or elle en a non pas une, mais
de multiples.
Vernant s'achemine donc vers une définition à double foyer. La religion est
un système symbolique du sacré. Cette définition complexe, malgré son laconisme, est à la fois durkheimo-girardienne et maussienne. Elle peut s'enrichir des
progrès postérieurs sur le sacré comme sur le symbolique, étant entendu que le
sacré en son centre le plus lointain « couvre » la victime de la violence artificielle, dans tous les sens du mot « couvrir », et que l'analyse du symbolique a
avancé depuis Mauss. La religion est une construction symbolique autour de la
violence émissaire, dans certaines conditions de la sociogenèse, de son imaginarisation et de sa stabilisation, à la fois pratique (elle s'inscrit dans la réalité du
fonctionnement social) et idéologique. Le religieux, c'est primairement du sacré
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symbolisé et secondairement du symbolique sacralisé, et pas seulement par une
sorte de contagion, mais par un travail parfois systématique de mise en rapport
intellectuel et rituel. Il faut souligner le travail symbolique et idéologique considérable par lequel les sociétés religieuses tentent d'enclore le mécanisme émissaire, de le masquer, voire d'en sortir.
Le réel, quand il s'appelle la violence ou la mort, qui en sont la marque infaillible, et la fonction symbolique, quand elle est surtout pleine de fantasmes, n'ont
donc en soi encore rien de religieux. C'est leur rencontre, c'est l'embrayage des
deux dans certaines conditions instituantes de la sociogenèse qui lancent le processus religieux. L'homme n'est pas religieux seulement parce qu'il parle ou seulement parce qu'il peut tuer, mais par la manière dont il parle sa violence et donc
l'institue, avec l'effet immanquable qu'autoriser telle violence équivaudra à refouler telle autre. On a donc là aussi le nœud commun originel du religieux et du
politique. D'où l'extrême importance du travail idéologique dans cette affaire. Il
appelle idéologie le discours qui définit la violence légitime et donc le discours
maître, sinon déjà discours du maître, discours institutionnalisé. Mais pour garder sa maîtrise, sa position institutionnelle, ce discours doit, soit prévenir, soit
recoudre les autres discours entre eux et toujours par rapport à soi.
En dernière analyse, cette union nécessaire du symbolique et du sacré, la rupture avec les trois lectures fausses des trois écoles d'anthropologie religieuse
trouve le meilleur exemple dans la lecture de la Théogonie d'Esiode. Le symbolisme c'est l'imagination mythique illustrée par la théogonie. Le champ sera au
départ plus étroitement délimité. La confrontation portera sur les œuvres de
même genre dans les civilisations avec lesquelles les Grecs se sont trouvés effectivement en contact : poème babylonien de la création, théogonie hourrite avec le
cycle de Koumarbi, hittite, avec le chant d'Oullikoumi, cosmogonies phéniciennes. L'étude des parallélismes, d'ensemble et de détail, se conjuguera à une
enquête historique pour repérer les voies et les dates de transmission, suivre le
cheminement des influences. Le problème sera alors celui des emprunts d'une
culture à une autre, la façon dont les éléments adoptés sont réinterprétés, remodelés, resémantisés par leur insertion dans une tradition mythique différente.
La comparaison dans ce cas pourra se déployer successivement sur tous les
plans. Vernant examinera d'abord dans quelle mesure dans le panthéon sumérobabylonien, un dieu comme Enki-La occupe une position analogue à celle des
divinités grecques définies par leur métis, s'il traduit des formes d'action et de
savoir astucieux de mêmes types. Il aura ensuite à classer et à ordonner les différents genres de récits qui mettent en scène les aventures de l'intelligence rusée, ses
moyens d'action, ses succès, ses revers. Dans cet essai de typologie, c'est avec une
tradition orale africaine, si riche et diverse, que la comparaison risque d'être la
plus féconde. Vernant sera confronté enfin, au niveau le plus abstrait, aux modèles
généraux qui ont été proposés pour l'interprétation du personnage du trickster, du
décepteur, où l'on a vu tantôt un agent de médiation, tantôt un transgresseur d'interdits, tantôt un marginal, en situation de liminalité, au sens de Victor Turner.
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C'est donc par des voies multiples, en ordre un peu dispersé, sans à priori systématique, comme on explore un champ expérimental qui n'est pas encore pleinement théorisé, que Vernant saura, à l'épreuve des textes, de quels outils il
dispose pour comprendre comment fonctionne ce que Louis Gernet appelait
l'imagination mythique - il ajoutait parfois, et avec quelle tendresse, ce travail du
chapeau - et qu'on nomme aujourd'hui le symbolisme.
Ce même problème, Vernant l'abordera par un biais tout différent. Non plus le
symbolisme mythique, mais la symbolique figurative, la façon dont, à travers des
formes plastiques, les puissances de l'au-delà se trouvent, dans la religion, évoquées.
Le mythique, c'est aussi la symbolique figurative du surnaturel : pierres brutes,
poutres, piliers, objets divers, animaux, masques, ils ont conféré une valeur
presque canonique de la représentation anthropomorphe. Pourquoi ? Quelles sont
les significations religieuses de ce privilège accordé au corps humain comme
miroir des puissances divines, quels aspects du dieu la figure de l'homme a-t-elle,
plus qu'une autre, vocation de traduire ? Ensuite, la figuration humaine du dieu
conduit, en Grèce, au passage du symbole à l'image. Les idoles anthropomorphes
archaïques ne sont pas des images. Elles ne nous offrent pas le portrait d'un dieu.
Elles donnent à voir, à travers le corps humain, des valeurs divines dont l'éclat
illumine l'idole, la transfigure en faisant briller sur elle, comme un reflet venu de
l'au-delà, ces bénédictions dont la source est dans les dieux : beauté, jeunesse,
santé, vie, force, grâce. Pour que l'idole devienne image, il ne suffit pas que, dégagée du rituel, elle n'assume plus d'autre fonction que d'être vue et, sous le regard
de la cité, se transforme en pur spectacle, il faut aussi qu'au lieu d'insérer dans le
monde visible la présence de l'invisible divin, elle se propose, par l'imitation
experte des formes extérieures du corps, d'en reproduire l'apparence aux yeux des
spectateurs. Changement décisif, qui trouve son expression dans la théorie platonicienne de la mimésis définissant toutes les images, produites par tous les genres
d'arts, plastiques mais aussi musicaux et littéraires, comme des imitations de l'apparence. Le symbole suppose deux plans, la nature et la surnature, plans opposés
mais entre lesquels, par un jeu de correspondances, la communication parfois
s'établit, le surnaturel faisant irruption jusque dans la nature pour y « apparaître »
sous la forme de ces réalités doubles dont une face se fait voir, mais dont l'autre
demeure tournée vers l'invisible. L'image n'est pas de l'ordre de l'apparition, elle
est un paraître, une simple apparence. Fruit d'une imitation, elle n'a point d'autre
réalité que cette similitude avec ce qu'elle n'a pas. Sa semblance est un faux-semblant. Face aux couples nature-surnature, visible-invisible, elle institue une
dimension nouvelle, un autre domaine : le fictif, l'illusoire, cela même que définit,
aux yeux des Grecs, quand ils veulent le dévaloriser en l'opposant au discours vrai
de la démonstration au logos, la nature du muthos : une fiction.
Alors, et seulement alors, se trouvent mises en place les pièces qui, dans la
tradition occidentale, vont s'articuler pour délimiter les grands domaines d'expérience et les modes de pensée qui s'appliquent à chacun d'eux : le domaine de la
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connaissance, avec le raisonnement ; le concept de l'art, avec l'imitation et
l'image ; de la religion avec les formes d'expression symbolique. L'étude comparative du rite, du mythe, de la figure des dieux, vient ainsi déboucher sur une
grande question d'histoire et comment, dans notre culture, s'est constitué le
champ du savoir, dessinée la frontière du religieux. C'est dire que les catégories à
travers lesquelles Vernant tentera de saisir les faits de religion, dans leurs divers
aspects, sont elles-mêmes impliquées dans notre recherche ; l'investigation, dont
elles fournissent les instruments, se retourne sur elles et les désigne comme le
véritable objet de l'enquête. Position incommode, mais qui éclaire sans doute un
des ressorts secrets de son entreprise : en s'embarquant vers une Antiquité dont
les derniers liens avec lui semblent se dénouer sous ses yeux, en cherchant à
comprendre du dedans et du dehors, par la comparaison, une religion morte, c'est
bien sur lui-même qu'à la façon d'un anthropologue, finalement, il s'interroge.
(Mythe et Religion, pp.31-33).
Jean-Pierre Vernant, héraut d'une critique
de la Raison scolastique.
Au-delà de cette critique du symbole, du sacré et du mythe aussi bien chez
Mircea Eliade et René Girard que chez Marcel Gauchet, le mérite essentiel de
cette nouvelle anthropologie historique des deux religions grecques, la civique et
la mystique, l'exotérique et l'ésotérique, pourrait être de montrer que le champ
religieux et le champ philosophique sont inséparables. De là un projet de rupture
philosophique avec les sociologies et les philosophies académiques coupables
d'inventer avec Hegel l'illusion d'une théodicée de la Raison et de l'Esprit. A la
fable officielle d'une sociologie de la religion grecque, réduite à la seule et
unique dimension d'une religion civique, correspondrait une philosophie du
Logos, de la Raison pure. Elle ne saurait avoir de genèse.
A ces pseudo-vérités officielles, J-P Vernant oppose une critique positiviste
qui annonce le postulat de Pierre Bourdieu de déconstruire les effets de la raison
scolastique à l'œuvre aussi bien chez Hegel que chez les anthropologues de
l'école de Cambridge dans le sillage de Fraze et de Miss Harrison. La ruse de la
Raison dans ce nouveau regard sur le religieux, civique et mystique, est de proposer une relecture de la mentalité religieuse de l'homme grec, en animal politique, paradigme de l'homme communautarien théorisé par Charles Taylor dans
les Sources du Moi. De là, un constructivisme, clé de la genèse d'une identité
religieuse spécifique, exception culturelle, dans sa différence radicale polythéiste, face aux trois monothéismes de l'Occident.
La notion de personne dans la religion grecque :
Ignace Meyerson.
Si cette déconstruction de la Raison Scolastique appliquée au « miracle
grec » est partie intégrante d'une nouvelle anthropologie positiviste, celle-ci se
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distingue surtout par son projet scientifique de se donner comme modèle philosophique Ignace Meyerson, théoricien de la notion de personne. Pour J-P Vernant,
historien psychologue du sacré chez les Grecs archaïques ou classiques, il est
essentiel d'interpréter les rites d'Eleusis d'abord à partir des enquêtes du fondateur de la psychologie historique.
En effet, pour ce maître à penser positiviste, dans les fonctions psychologiques et les œuvres, il est aisé de montrer que cette notion de personne apparaît
dans les deux facettes essentielles de la religion grecque : les Mystères et les
formes dionysiaques et orphiques des croyances et des cultes.
Pour J-P Vernant comme pour I. Meyerson, la religion dionysiaque n'est pas
une religion de la personne : elle plonge l'individu dans la nature, elle le fait communier avec la vie animale et végétale, elle fait tomber les barrières du moi. En
réalité, par sa forme sociale déjà, elle apporte des éléments d'individualité. Le
thiase, unité religieuse élémentaire dans le culte orgiastique, se constitue, comme
le remarque M. Gernet, en dehors des cadres du moment : l'adhésion individuelle
a remplacé la parenté ou l'inféodation. Un esprit de démocratie et de liberté pénètre cette religion, qui s'adresse à tous les membres de la société, qui admet la participation des esclaves, et dont le dieu se nomme Isodaïtès, qui fait parts égales.
Dans leur forme primitive, les rites orgiastiques avaient rapport à la vie de la
terre, à la croissance des espèces. Cet objet passe au second plan : c'est à la personne même du fidèle que le service divin doit apporter ses bienfaits. Mais dans
cette forme, il y a seulement un début, un germe de l'individualisme religieux.
L'évolution va se poursuivre à travers les conceptions d'immortalité bienheureuse
et d'union personnelle avec Dieu.
Ces conceptions apparaîtront dans les cultes de mystères et surtout dans les
aspects les plus épurés du mysticisme grec, tels ceux que présente l'orphisme.
Dans les cérémonies de mystères, l'initié entre dans un monde nouveau qui est un
monde spirituel, et un lien personnel s'établit entre lui et la divinité : l'absorption
du kykéon est une considération individuelle. Le rite entier a pour objet la régénération personnelle : les initiés sont des élus. Par là, les mystères continuent à
orienter le sentiment religieux dans la voie de l'individualisme.
Pour J-P Vernant dans le sillage de Meyerson, l'évolution se poursuivra dans
l'orphisme. « Orphée, écrit Miss Harrison, prit une ancienne superstition profondément enracinée dans le rituel sauvage de Dionysos, et lui prêta une signification nouvelle, spirituelle. La vieille superstition et la nouvelle foi sont toutes
deux résumées par ce petit texte orphique : « Nombreux sont les porteurs de narthex, rares sont les bacchants » Déjà, les adorateurs de Dionysos se croyaient
possédés du dieu. Il n'y avait qu'un pas de plus à faire pour qu'ils soient convaincus qu'ils étaient réellement identifiés avec lui, que réellement ils devenaient
lui ». Orphée a gardé la croyance bachique que l'homme peut devenir dieu, mais
il a modifié la conception de dieu, et il chercha à obtenir l'état divin non par l'intoxication physique, mais par un effort de pureté, par l'extase spirituelle. C'est
l'accession au divin et non plus l'immortalité personnelle qui devenait ainsi l'obPARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
jet principal de la spéculation religieuse. L'immortalité n'était qu'une inconséquence accessoire de l'état divin. La préoccupation essentielle était de devenir
divin dès cette vie. L'homme devait y parvenir seul, par ses propres efforts, sans
intercesseur. Cette doctrine de l'accession au divin avait comme contrepartie une
doctrine de l'âme, être subsistant apparenté au divin, une théorie de l'origine et de
la destinée de l'âme, complétée par l'idée du jugement des âmes - et de responsabilité individuelle au delà de cette vie. Ainsi se trouvait édifiée une conception de
l'identité de l'âme qui renforçait ce que la forme de confréries d'une part et l'effort personnel de purification d'autre part avaient apporté d'éléments d' « individualisme ». Une religiosité interne, intime, tendait à se créer, qui était de nature à
donner plus de profondeur à la conception de l'existence humaine. A cet ensemble, il faut ajouter le mythe de Zagreus déchiré et ressuscité. On sait qu'il a été
interprété par une série d'auteurs comme symbolisant l'individuation, qui reflète
la faute, et le retour à l'unité, qui réalise le bien.
Mais s'il y a eu ainsi des éléments à la fois mystiques et personnalistes - en
partie sans doute d'origine asiatique - dans la religion grecque, ils n'ont pas eu
d'action déterminante. En tous cas, ils n'ont pas fait fortune immédiatement. « La
Grèce n'a pas eu de saint, écrit M. Gernet ; pauvreté en un sens, en un autre, signe
de force ». La Grèce classique a vaincu le mysticisme. Il reparaîtra à Rome
lorsque s'affirmera la construction chrétienne.
D'autres influences que la grecque se seront exercées dans le même sens,
entretemps. Non point celle de la foi nationale romaine, religion populaire ou religion officielle, mais celle des religions orientales. On sait comment, par vagues
successives, elles ont submergé et désagrégé l'ancien paganisme romain. La vague
phrygienne est venue d'abord, avec sa dévotion sensuelle, colorée et fanatique ; les
dévots du culte de Cybèle et d'Attis étaient sûrs de renaître après leur mort à une
vie nouvelle. Le courant égyptien s'est répandu ensuite : il apportait son rituel
séduisant, éclatant, son culte abondant, le service quotidien, et surtout la promesse
d'immortalité par l'assimilation avec Osiris ou Sérapis. Par l'initiation, le myste
renaissait à une vie surhumaine, devenant l'égal des immortels ; dans l'extase, il
franchissait le seuil de la mort, contemplait face à face les dieux du ciel et de l'enfer. Ce que l'orphisme avait entretenu à moitié était maintenant prêché avec précision et fermeté. Puis est venue la vague syriaque, chargée de science astrologique,
mais aussi d'une foi vivace et passionnée, apportant la théologie d'un dieu éternel
et universel, protecteur de tous les hommes, appelant les hommes à un effort de
pureté et de sainteté ; selon son eschatologie, liée étroitement à l'astrologie chaldéenne, l'âme de l'homme après la mort remontait au ciel pour y vivre au milieu
des étoiles divines, elle participait à l'éternité des dieux sidéraux auxquels elle
était égalée. Enfin est survenue la vague persique : les mystères de Mithra, qui
adoraient comme cause suprême le temps infini, identifié avec le ciel, et apportaient par leur dualisme une solution au problème du mal, écueil des théologies.
Le mithriacisme, plus que les autres religions orientales, a agi par sa forme
morale. Il prêchait la fraternité, la pureté, la rigueur, l'austérité, la véracité, la fidéPARCOURS 2007-2008
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PIERRE BESSES
lité au contrat, la continence et surtout l'énergie virile. Les initiés, qui prenaient le
nom de « soldats », devaient combattre sans repos le mal dans le monde, le mal
dans leur cœur. Mais après leur mort les âmes des justes, accueillies dans la
lumière infinie, devenaient les compagnes des dieux.
Après Meyerson, J-P Vernant indique quels pouvaient être les rapports de ces
religions à l'édification de la notion de personne. Parce qu'internationales, elles
étaient plus individuelles qu'une religion nationale ; elles accueillaient, appelaient
tous les hommes. Elles créaient des émotions, elles modelaient des sentiments.
Elles apportaient des solutions à des problèmes moraux. Elles orientaient les
efforts vers un but idéal, elles forgeaient ainsi la volonté. Le culte quotidien suscitait d'importance personnelle, spécialement chez les humbles qui se trouvaient
brusquement les égaux des grands, et même pouvaient les dépasser par un effort
intérieur. Enfin et surtout, par l'espoir d'immortalité personnel1e et d'accession au
divin dès cette vie, ces croyances donnaient à la notion de l'âme une plénitude,
une intensité, une densité inconnues de l'ancien paganisme romain.
J-P Vernant, dans cette psychologie historique de Meyerson, partage l'idée
selon laquelle le christianisme recueillera tout cet héritage grec et oriental,
auquel se sera joint le grand effort de la pensée stoïcienne et néoplatonicienne.
C'est l'apport des Stoïciens qui exercera le plus d'action sur l'histoire ultérieure de
la notion de personne. Il enrichit le contenu de projswpou de sens nouveaux : la
notion de conscience comprise comme témoin, comme juge, et jusqu'à un certain
point, celle de conscience psychologique, le retour vers soi. Cette évolution se
fait entre le IIe siècle avant J.-C. et le IVe siècle après. Le christianisme y ajoutera
sa propre doctrine de la divination, de la théosis et de la théopoièse, et en même
temps, par sa méditation sur l'âme, la notion d'entité métaphysique de la personne, substance une, intemporelle, individuelle.
Au-delà de toute la personne dans la religion grecque selon
Meyerson : une relecture d'Hippolyte et « son dieu personnel »,
Artémis.
230
A ces origines religieuses de la catégorie de la personne simplement esquissées par Meyerson, J-P Vernant ajoute une étude approfondie d'une expérience
mystique propre aux formes et aux esclaves dans le dionysisme (Mythe et pensée. Aspects de la personne dans la religion grecque. P. 357). Aux réductions de
Meyerson dans ce rôle essentiel du religieux dans la genèse de la personne chez
les grecs, J-P Vernant oppose sa lecture des cultes des mystiques : il faut y chercher une forme de relation « personnelle » entre l'homme grec et le dieu, « c'est
là que la vie religieuse a pu s'individualiser » (p. 359). Un mystère constitue une
communauté, non plus sociale, mais spirituelle, à laquelle chacun participe de
son plein gré par la vertu de sa libre adhésion et indépendamment de son statut
civique. Le mystère ne fait pas que s'adresser à l'individu comme tel ; il lui procure un privilège religieux exceptionnel, une élection qui, l'arrachant au sort
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
commun, comporte l'assurance d'un sort meilleur dans l'au-delà. On ne s'étonnera
donc pas de voir la communion avec le dieu jouer un rôle central dans l'économie des cultes de mystères. Mais le symbolisme qui exprime cette communion se
réfère, non à un échange d'amour entre deux sujets, à une intimité spirituelle,
mais à des relations de caractère social ou familial faisant de l'initié le fils ou
l'enfant adoptif ou l'époux de la divinité. Ces formules ne font-elles que traduire,
dans un vocabulaire traditionnel, un lien en réalité tout intérieur ? Il est difficile
de le croire. Adoption, filiation, union sexuelle avec le dieu : nous connaissons
ces thèmes de légendes « royales » à fonder les pouvoirs et les privilèges religieux, (en particulier l'immortalité bienheureuse), qu'elles détiennent d'une
accointance spéciale, de liens particuliers avec la divinité. Cette « faveur »
divine, apanage de génè nobiliaires dont certains comme les Eumolpides et les
Kérukes à Eleusis gardèrent la haute main sur l'administration des Mystères, c'est
elle que les cultes initiatiques mettent à la disposition du public, opérant ainsi
une sorte de divulgation ou de démocratisation de ce qui fut à l'origine l'avantage
exclusif d'une aristocratie religieuse. De fait les initiations ne semblent pas avoir
comporté d'exercices spirituels, de techniques d'ascèse propres à transformer
l'homme du dedans. Elles agissaient par la vertu quasi automatique des formules,
des rites, des spectacles. Certes, le myste devait se sentir personnellement engagé
dans le drame divin dont certaines parties étaient mimées devant lui. On nous le
décrit bouleversé, passant d'un état de tension et d'angoisse à un sentiment de
liberté et de joie. Mais nous n'apercevons nul enseignement, nulle doctrine, susceptibles de donner à cette participation affective d'un moment assez de cohésion, de consistance et de durée pour l'orienter vers une religion de l'âme. Au
reste, pas plus que le dionysisme, les mystères ne marquent d'intérêt spécial pour
l'âme ; ils ne se préoccupent de définir ni sa nature, ni ses pouvoirs. C'est dans
d'autres milieux que s'élaborera, en liaison avec certaines techniques spirituelles,
une doctrine de la psuché.
Pour J-P Vernant, le bilan négatif doit se nuancer en tenant compte de témoignages littéraires, plus engagés dans le concret, comme celui que nous fournit
l'Hippolyte d'Euripide. Dans la dévotion exclusive que le jeune homme voue à
Artémis, il y a un élément personnel d'affection auquel la déesse, de son côté, ne
manque pas de répondre. Entre la divinité et son adorateur se sont noués des
liens d'amitié, filijaj, une intimité passionnée, dmilija, un constant commerce,
exprimé par le verbe sune``ïnai. Invisible comme le sont les dieux, Artémis n'en
est pas moins présente aux côtés d'Hippolyte : il entend sa voix, il lui parle, elle
lui répond. Mais le poète prend soin de souligner ce que comporte d'étrange et
d'insolite ce type de rapports avec le divin. Sa familiarité même à l'égard d'une
déesse fait d'Hippolyte un cas : « Seul entre les mortels, déclare-t-il à Artémis,
j'ai le privilège de vivre à tes côtés et de converser avec toi ». Ce privilège ne va
pas sans dangers. Il implique dans la conduite et le mode de vie une singularité
orgueilleuse qu'un Grec ne saurait voir d'un bon œil et que Thésée assimilera
sans peine aux excentricités des sectateurs d'Orphée. Hippolyte se veut pur, mais
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PIERRE BESSES
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d'une pureté à la mesure d'un dieu plus qu'à celle d'un homme. Vertu trop haute et
trop tendue qui croit pouvoir refuser et mépriser toute une part de ce qui constitue la nature humaine. Une remarque de Thésée souligne la portée du conflit qui
oppose la piété grecque ordinaire à l'inspiration religieuse d'Hippolyte, - non que
la première ait ignoré la seconde ; elle l'a connue, mais comme une tentation à
laquelle elle se refusait, et qui n'a pu se satisfaire que dans les sectes, ou se transposer dans la philosophie. Au vers 1080, Thésée fait reproche à son fils de pratiquer une ajskhsiz, qui tourne le dos à la piété véritable, laquelle est soumission à
l'ordre traditionnel des valeurs, spécialement pour un fils : le respect des parents.
Il note à cette occasion que cette ascèse excessive et forcée, instrument selon
Hippolyte de son intimité avec le divin, n'a pas en réalité d'autre objet que de se
rendre un culte à soi-même : santojn sejbein. Dans l'attitude religieuse de son
fils, l'aspect « personnel » comporte nécessairement pour Thésée un élément
d'hubris. De fait, c'est bien cette démesure qu'à travers le ressentiment
d'Aphrodite offensée, le courroux divin châtiera. Quelque familier qu'Hippolyte
ait pu se prétendre avec la déesse, le dernier mot du drame est pour maintenir et
proclamer la distance entre les dieux et les hommes. On vient de ramener
Hippolyte meurtri et sanglant ; il voit s'ouvrir devant lui les portes de l'Hadès.
Tout à coup Artémis apparaît à ses côtés. Le jeune homme la reconnaît, il engage
avec elle un dernier dialogue, affectueux, passionné : « O maîtresse, vois-tu mon
état misérable ? ». Que répond la déesse ? « Je vois ; mais à mes yeux sont interdits les pleurs. » ; Onj qejmiz : il serait contraire à l'ordre que des yeux divins pleurent pour les misères des mortels. Bientôt la déesse quitte Hippolyte ; elle
l'abandonne face à la mort : elle n'a pas le droit de souiller son regard au spectacle d'un moribond ou d'un cadavre. Ainsi, au moment où Hippolyte aurait plus
que jamais besoin à ses côtés d'une présence divine, Artémis s'éloigne, elle se
retire dans cet univers divin qui ignore tout des réalités trop humaines de la souffrance, de la maladie et de la mort. S'il existe une intimité, une communion avec
le dieu, elles ne sauraient se situer sur le plan de ce qui constitue pour l'individu
son destin personnel, son statut d'homme. A l'heure décisive, ce n'est pas
Artémis, c'est Thésée, - un Thésée repentant, pardonné - qui soutiendra la tête
d'Hippolyte et qui recueillera son dernier soupir.
L'exemple d'Hippolyte était privilégié : il portait témoignage d'un lien direct,
de l'intimité affectueuse qui peut unir une divinité grecque et son fidèle.
Cependant, même dans ce cas, les rapports de l'homme et du dieu nous ont paru
s'inscrire dans un cadre qui excluait par avance certaines dimensions essentielles
de la personne. Nous sommes donc conduits à nous interroger sur la valeur d'expressions comme « dieux personnels » lorsqu'il s'agit de la Grèce archaïque et
classique. Le panthéon grec s'est constitué à un âge de la pensée qui ignorait l'opposition entre sujet humain et force naturelle, qui n'avait pas encore élaboré la
notion d'une forme d'existence purement spirituelle, d'une dimension intérieure de
l'homme. Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes. La pensée religieuse répond aux problèmes d'organisation et de classification des
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Puissances : elle distingue divers types de pouvoirs surnaturels, avec leur dynamique propre, leur mode d'action, leurs domaines, leurs limites. Elle en envisage
le jeu complexe : hiérarchie, équilibre, opposition, complémentarité. Elle ne s'interroge pas sur leur aspect personnel ou non personnel. Certes, le monde divin
n'est pas composé de forces vagues et anonymes, il fait place à des figures bien
dessinées, dont chacune a son nom, son état civil, ses attributs, ses aventures
caractéristiques. Mais cela ne suffit pas à les constituer en sujets singuliers, en
centres autonomes d'existence et d'action, en unités ontologiques, au sens que
nous donnons au mot « personne ». Une puissance divine n'a pas réellement
« d'existence pour soi ». Elle n'a d'être que par le réseau des relations qui l'unit au
système divin dans son ensemble. Et dans ce réseau elle n'apparaît pas nécessairement comme un sujet singulier, mais aussi bien comme un pluriel : soit pluralité
indéfinie, soit multiplicité nombrée. Entre ces formes pour nous exclusives l'une
de l'autre - une personne ne saurait être plusieurs - la conscience religieuse du
Grec ne pose pas d'incompatibilité radicale. On a souvent noté que, pour désigner
une puissance divine, le Grec passe sans difficulté jusque dans la même phrase du
singulier au pluriel et vice versa. De même il se représentera aussi bien la Charis,
comme divinité singulière, que les Charites, comme collectivité indivisible sans
rien qui distingue l'une de l'autre la pluralité des puissances, ou comme groupement de trois divinités dont chacune, jusqu'à un certain point, se singularise et
porte un nom particulier. Même dans le cas des figures les plus individualisées,
comme Zeus ou Héra, leur unicité n'est pas telle qu'on ne puisse parler d'un Zeus,
d'une Héra double ou triple. Suivant les moments et les besoins la même puissance divine sera envisagée dans son unité, au singulier, dans sa multiplicité d'aspect, au pluriel. Les diverses puissances surnaturelles dont la collection forme la
société divine dans son ensemble peuvent elles-mêmes être appréhendées sous la
forme du singulier, d qeojz, la puissance divine, le dieu, sans qu'il s'agisse pour
autant de monothéisme. Au reste le culte ne connaît pas ce Zeus, personnage
unique que la mythologie nous a rendu familier, mais toute une série de Zeus particularisés par leur épithète cultuelle, très différents les uns des autres quant à leur
signification religieuse, tous cependant Zeus d'une certaine façon. La raison de ce
paradoxe, c'est précisément qu'un dieu exprime les aspects et les modes d'action
de la Puissance, non des formes personnelles d'existence. Du point de vue de la
puissance, l'opposition entre le singulier et l'universel, le concret et l'abstrait, ne
joue pas. Aphrodite est une beauté, cette déesse-ci, mais elle est en même temps la
beauté - ce que nous appellerions l'essence de la beauté - c'est-à-dire la puissance
qui se fait présente à toutes les choses belles et par quoi elles sont rendues belles.
Rohde déjà notait que les Grecs n'ont pas connu une unité de la personne divine,
mais une unité de l'essence divine, et L. Schmidt, très justement, écrivait : « Pour
celui qui est né Grec et qui sent comme un Grec, la pensée d'une nette antithèse
entre unité et pluralité est écartée quand il s'agit d'êtres surnaturels. Il conçoit sans
difficulté une unité d'action sans unité de personne ».
Pour J-P Vernant, l'anthropomorphisme du dieu, pas plus que son individualité, ne doit faire illusion. Il a, lui aussi, des limites très précises. Une puissance
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divine traduit toujours de façon solidaire des aspects cosmiques, sociaux,
humains, non encore dissociés. Pour un Grec, Zeus est en rapport avec les
diverses formes de la souveraineté, du pouvoir sur autrui ; avec certaines attitudes
et comportements humains : respect des suppliants et des étrangers, contrat, serment, mariage ; il l'est aussi avec le ciel, la lumière, la foudre, la pluie, les sommets, certains arbres. Ces phénomènes, pour nous si disparates, se trouvent
rapprochés dans l'ordonnancement qu'opère la pensée religieuse en tant qu'ils
expriment tous à leur façon des aspects d'une même puissance. La figuration du
dieu dans une forme pleinement humaine ne modifie pas cette donnée fondamentale. Elle constitue un fait de symbolique religieuse qui doit être exactement situé
et interprété. L'idole n'est pas un portrait du dieu : les dieux n'ont pas de corps. Ils
sont, par essence, les invisibles, toujours au-delà des formes à travers lesquelles
ils se manifestent ou par lesquelles on les rend présents dans le temple. Le rapport
de la divinité à son symbole cultuel - qu'il soit anthropomorphe, zoomorphe ou
aniconique - n'a rien à voir avec la relation du corps au moi. En Grèce, la grande
statue cultuelle anthropomorphe est d'abord du genre couros et coré ; elle ne figure
pas un sujet singulier, une individualité divine ou humaine, mais un type impersonnel, le Jeune Homme, la Jeune Fille. Elle dessine et présente la forme du corps
humain en général. C'est que, dans cette perspective, le corps n'apparaît pas lié à
moi, incarnation d'une personne ; il est chargé de valeurs religieuses, il exprime
certaines puissances : beauté, charme (charis), éclat, jeunesse, santé, force, vie,
mouvement… qui appartiennent en propre à la divinité et que le corps humain
plus qu'un autre reflète lorsque, dans sa fleur, il est comme éclairé d'une lumière
divine. Les problèmes que pose, en Grèce, la figuration anthropomorphe du dieu
restent donc, pour l'essentiel, extérieurs au domaine de la personne.
Jean-Pierre Vernant et Régis Debray, anatomie d'un fantôme,
l'art antique.
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Pour J-P Vernant, si Meyerson et sa psychologie historique restent une des
clés pour refonder une théorie de la personne qui sous-tend une sociologie compréhensive du sacré et des rites, il est aussi essentiel que cette relecture de l'expérience mystique d'Hippolyte, héros tragique, se donne aussi pour axiome le
jugement de Louis Gernet : « l'art grec fait corps avec la pensée religieuse ».
Cette donnée incontournable postule la critique radicale du mythe selon
lequel la Grèce ancienne par son art religieux serait « le berceau de l'art occidental ». Pour réfuter cette idée fausse, il est frappant de voir la convergence des
analyses de J-P Vernant et de Régis Debray dans son histoire du regard en
Occident. En effet, pour J-P Vernant comme pour Régis Debray, il est essentiel
pour l'historien du regard de l'occident de démystifier une idéologie dominante
de l'esthétique de l'occident : « l'art grec » est en réalité une hallucination collective. L'exemple grec des sacra et des idoles archaïques pour l'un comme pour
l'autre signifie que dans l'Athènes de Platon, la primauté du savoir sur le faire
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
invalide l'esthétique. L'homme de l'art grec détruit de ces racines religieuses reste
sur une illusion d'unicité et d'un temps linéaire. Pour l'un comme pour l'autre,
une nouvelle histoire positiviste exige l'effet de penser l'avènement de la figuration en Grèce, aussi bien dans les idoles du xIIe siècle avant notre ère, que dans
les Statues des dieux et des déesses du Panthéon.
En effet, même Louis Gernet pourrait succomber à l'hallucination collective
de l'art grec quand il le juge inséparable du religieux, du sacré et du mythe des
origines. Pour J-P Vernant comme pour R. Debray, l'art grec au sens où l'entendent les modernes, comme rubrique indépendante et catégorie mentale, ne paraît
pas avoir de répondant dans la Grèce ancienne. Sans doute existe-t-il des figures
et des formes matérielles, qui peuplent nos musées ; tout un vocabulaire subtil et
raisonné de l'image, avec ses appâts et ses pièges (eidôlon, eikôn, etc.) ; de l'imagination (mimesis, qui reproduit le visible, et phantasia, qui vagabonde hors
vue), de la statue (jusqu'à une quinzaine de mots distincts), qui traverse les écritures grecques. En revanche, il n'existe pas dans le monde antique (pas plus que
dans le médiéval) de discours propre et général sur l'art. Détail qui n'en n'est pas
un : l'art comme faire n'apparaît qu'enveloppé dans un dire de l'art. On ne produit
pas d'art, pratiquement, sans produire théoriquement une chronologie et une apologie de la chose : double émergence qui ne point qu'au milieu du siècle quinze
de notre ère, la première Renaissance.
L'un et l'autre sont fondés à dire des Grecs qu'ils ont, en Occident, inventé le
savoir - et le sourire (les pharaons ne sourient pas, et leurs épouses n'ont pas de
hanches). Mais ils n'ont pas cherché à savoir pourquoi au début du VIe siècle, un
sourire a éclos sur le visage de leurs kouroi - pur reflet, à leurs yeux, du sourire
des dieux, simple et inessentiel accident. Ces grands artistes ont crée la géométrie et la philosophie - mais ignoré « l'art » comme thème autonome. Ils n'avaient
donc pas le mot pour le dire, n'en n'ayant pas besoin.
Oui, « science se dit épistémè », car les Grecs ici ont inventé et la chose et le
mot. Le nombre pi est inconnu à Babylone comme à Thèbes. Là fut le « miracle »,
dans l'émancipation d'un système démonstratif, dans l'émergence d'un ordre
logique et indépendant des mythes et des valeurs. Mais il n'y a pas eu coupure,
dans la Grèce archaïque et classique, entre les formes plastiques et les puissances
de l'au-delà. Quand un éphèbe est beau comme un Dieu, ce n'est pas sa statue qui
est admirable, et encore moins le sculpteur, mais l'Olympe. Il y a une épistémologie, il n'y a pas d'esthétique grecque. Pas plus qu'il n'y a d'esthétique médiévale.
Ecrire « Art se dit en grec technè », comme cela se fait tous les jours, c'est,
plus qu'un anachronisme, un délire récupérateur. « L'art », dans le monde hellénique (il en ira autrement dans le monde hellénistique) n'est pas un sujet en soi,
susceptible d'un enseignement théorique, transmis par des Académies, affecté à
d'autres lieux, que les ateliers, servi par des vocations glorieuses. Il est une
expression parmi d'autres du culte de la polis. « L'expression artistique, écrit
Louis Gernet, ne se surajoute pas comme quelque chose de plus ou moins contingent à la pensée religieuse : elle fait corps avec elle ».
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Il n'y a pas non plus dans cette langue de terme canonique pour dire « la religion ». Mais il y a à Paris, et à bon droit, une chaire d'études comparées des religions antiques au Collège de France. J-P Vernant a montré que l'étude
comparative des polythéistes de l'Antiquité « conduit à mettre en question non
seulement qu'il existe une essence de la religion -ce qui serait banal - mais celle
d'une continuité des phénomènes religieux ».
L'un et l'autre se doutent bien, de même, qu'il n'y a pas d'essence de l'art ni
même de continuité. La question ici est radicale : savoir s'il y a, dans notre creuset putatif, des manifestations qu'on peut, sans s'abuser, qualifier d'artistiques.
Lorsque tout est art, dira-t-on, l'art n'a pas de nom - de même que lorsque tout
est religion, la religion n'est pas dans le dictionnaire. Mais quelle que soit l'étrangeté pour nous de ses catégories mentales, on ne peut nier l'existence d'un
domaine religieux grec, passible d'études scientifiques. Il n'y a pas, dans cette
culture, de personne divine ni d'intériorité ni de croyance subjective à la mode
chrétienne, de mythes et de rites élaborés, des servants et des fidèles - bref, un
Continent identifiable. Il y a « domaine » parce qu'il y a, assez bien repérable,
une polarité sacré/profane, comme il y a dans le domaine théorique une polarité
vrai/faux, savoir/ignorance. « L'art grec » pourrait bien être en revanche une vue
de l'esprit (du nôtre, s'entend), parce qu'on chercherait en vain une polarité équivalente art/non art, ou esthétique/utilitaire. L'opposition mythos/logos, qui aurait
pu en tenir lieu, s'applique aux discours, non aux formes.
Ainsi, pour J-P Vernant, comme pour Régis Debray, l'exemple grec signifie
qu'il n'est pas une curiosité historique, il illustre une constante essentielle du
regard de l'occident : l'alliance de l'essentialisme spéculatif et du pessimisme artistique. Qu'il s'agisse de Dieu, de la Nature, ou de l'Idée, les conceptions du monde
qui placent en amont une Référence essentielle et normative, ne serait-ce qu'un
point fixe, ne font pas grand cas des images fabriquées par l'homme. Toutes les
fois que le réel est construit en chute, et l'homme en « image de Dieu », l'imagination plafonne dans la mise en image du Principe. D'où le peu de dignité de l'œuvre
d'art dans la logosphère, avec ses images mobiles de l'Eternité immobile. La
notion d'œuvre ne prend son vol que lorsque l'existence, d'une certaine façon, se
met à précéder l'essence. Alors, et alors seulement, il peut y avoir plus dans son
œuvre que dans son ouvrier, plus dans un faire que dans le concevoir qui l'autorise. Alors la main devient « un organe de connaissance ». Et l'homme, un créateur possible. Ce renversement définit l'humanisme, qui est de soi un optimisme
artistique. Le paradoxe étant celui-ci : cette naissance, qui s'est appelée historiquement « Renaissance », tant l'humanité a besoin, pour inventer l'avenir, de se placer
sous l'autorité du passé, a pris pour modèle son antimodèle, l'essentialisme antique
de l' « Idea ». Telle aurait été la positivité de l'hallucination grecque.
C'est d'ailleurs parce qu'il avait traduit Platon que, dans son projet
d'Académie florentine, Marsile Ficin n'a fait aucune place aux plasticiens - architectes, sculpteurs ou peintres. Son Académie était composée d'orateurs, de
juristes, d'écrivains, de politiques, de philosophes - bref, de gens sérieux : des
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libéraux, non des serviles. Les véritables connaisseurs de l'Antiquité, en pleine
Renaissance, ne marchent pas aux « Beaux-arts ». Léonard de Vinci sera fondé à
s'indigner : « Vous avez mis la peinture au rang des arts mécaniques ! ». La réhabilitation du travail figuratif n'a pas été le fait des meilleurs humanistes, c'est-àdire de ceux qui pratiquaient dans le texte leurs humanités classiques.
De la présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence.
J-P Vernant, dans son effort pour penser la religion grecque dans son rapport
essentiel avec l'avènement de la figuration en Grèce, admet certes avec Régis
Debray que le regard de l'œil occidental dans le champ du religieux, du sacré et
du mythe, a été magique avant d'être artistique.
Mais il est surtout important pour J-P Vernant, historien psychologue, de penser cette figuration des sacra à la charnière des Vème et IVe siècles, la théorie de
la mimésis, de l'imitation, esquissée chez xénophon, et élaborée de manière tout
à fait systématique par Platon, et qui marque le moment où, dans la culture
grecque, la version est accomplie qui mène de la présentification de l'invisible à
l'imitation de l'apparence. La catégorie de la représentation figurée est alors
dégagée dans ses traits spécifiques ; en même temps, elle se trouve rattachée au
grand fait humain de la mimésis, de l'imitation, qui en assure le fondement.
Le symbole à travers lequel une puissance de l'au-delà, c'est-à-dire un être
fondamentalement invisible, est actualisé, présentifié dans ce monde-ci, s'est
transformé en une image, produit d'une imitation experte qui, par son caractère
de technique savante et de procédure illusionniste, entre désormais dans la catégorie générale du « fictif » - ce que nous appelons l'art. Dès lors l'image relève de
l'illusionnisme figuratif autant et plus qu'elle ne s'apparente au domaine des réalités religieuses.
Une question se pose alors à J-P Vernant. Tant que l'image n'a pas encore été
clairement rattachée à cette faculté propre à l'homme de créer par l'imitation des
œuvres qui n'ont pas d'autre réalité que leur semblance, dont tout l'être est de
faux-semblant, quel est le statut de l'image ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel
est son rapport avec cela même qu'elle figure ou évoque ?
J-P Vernant, pour l'essentiel, étudie la statuaire et son rôle dans la figuration
des dieux. Il ne consacrera que quelques mots à la figuration des morts, en rondebosse, en relief, sur des stèles peintes ou gravées.
Figure des dieux, figure des morts.
Dans les deux cas, il s'agit de donner à voir, en les localisant dans une forme
précise et en un lieu bien déterminé, des puissances qui relèvent de l'invisible et
qui n'appartiennent pas à l'espace d'ici-bas. Faire voir l'invisible, assigner une
place dans notre monde à des entités d'au-delà : on peut dire qu'il y a au départ,
dans l'entreprise de figuration, cette tentative paradoxale pour inscrire l'absence
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PIERRE BESSES
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dans une présence, pour insérer l'autre, l'ailleurs, dans notre univers familier.
Quels qu'aient été les avatars de l'image, peut-être cette gageure reste-t-elle, dans
une très large mesure, toujours valable : évoquer l'absence dans la présence, l'ailleurs dans ce qui est sous les yeux.
J-P Vernant commence par les dieux.
Tout d'abord, une remarque générale. A côté du mythe où l'on raconte des histoires, où l'on narre des récits, à côté du rituel où l'on accomplit des séquences
organisées d'actes, tout système religieux comporte un troisième volet : les faits
de figuration. Cependant, la figure religieuse ne vise pas seulement à évoquer
dans l'esprit du spectateur qui la regarde la puissance sacrée à laquelle elle renvoie, qu'elle « représente » dans certains cas, comme dans celui de la statue
anthropomorphe, ou qu'elle évoque sous forme symbolique dans d'autres. Son
ambition, plus vaste, est différente.
Elle entend établir avec la puissance sacrée, à travers ce qui la figure d'une
manière ou d'une autre, une véritable communication, un contact authentique ;
son ambition est de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à
la disposition des hommes, dans les formes rituellement requises.
Mais en cherchant ainsi, à travers les faits de la figuration, à jeter comme un
pont vers le divin, l'idole doit en même temps, dans la figure même, marquer la
distance par rapport au monde humain, accuser l'incommensurabilité entre la
puissance sacrée et tout ce qui la manifeste, de façon toujours inadéquate et
incomplète, aux yeux des mortels. Etablir avec l'au-delà un contact réel, l'actualiser, le présentifier et, par là, participer intimement au divin - mais, du même
mouvement, souligner ce que ce divin comporte d'inaccessible, de mystérieux, de
fondamentalement autre et étranger, telle est la nécessaire tension que, dans le
cadre de la pensée religieuse, doit instaurer toute forme de figuration.
Pour illustrer cette vue trop générale, J-P Vernant prend l'exemple d'un certain
type d'idoles divines dans le monde grec.
Pausanias signale à de nombreuses reprises, la présence, dans tel sanctuaire,
d'une forme d'idole qu'il désigne par le terme xoanon. Le mot, d'origine indoeuropéenne (contrairement au terme bretas, dont l'acception est proche), se rattache au verbe Xeô, (gratter, racler), qui appartient au vocabulaire du travail du
bois. Le xoanon est une idole de bois, plus ou moins dégrossie, de forme dite en
pilier, et dont la facture est primitive.
Pour Pausanias, les xoana comportent un triple caractère. Ce sont les idoles
qui appartiennent au passé le plus reculé. Tout, en elles, relève de l'archaïque :
l'aspect, le culte dont elles sont l'objet, les légendes qui les concernent.
Cette « primitivité » des xoana produit chez le spectateur un effet marqué
« d'étrangeté » que Pausanias souligne en employant à leur propos les termes de
alopos, marquant leur écart par rapport aux images cultuelles ordinaires, et de
xénos, étrange.
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Primitivité, étrangeté : à ces deux traits Pausanias en ajoute un troisième, qui
leur est très directement lié. Dans ce qu'ils ont de déroutant, de non-imagé au
sens usuel, les xoana comportent quelque chose de divin, theion ti, comme un
élément de surnaturel.
Ces idoles archaïques qui souvent, dans la pratique cultuelle d'un dieu, jouent
un rôle fondamental et le concernent très directement - même si elles ne le représentent pas dans la forme figurée canonique- ne sont pas, selon nous, des images.
Ni du point de vue de leur origine, ni du point de vue de leurs fonctions, elles
n'ont franchi le seuil au-delà duquel on est en droit de parler d'images, stricto
sensu.
Leur origine. Les plus célèbres passent pour ne pas avoir été façonnées par la
main d'un artisan mortel. Qu'un dieu les ait fabriquées et offertes en don à un de
ses favoris, qu'elles soient tombées du ciel ou aient été apportées par la mer, elles
ne sont pas œuvres humaines.
Leur forme. Si tant est qu'il y en ait une - puisqu'un simple morceau de bois
peut tenir lieu d'idole - leur forme compte moins parfois, sur le plan de la valeur
symbolique, que la matière même dont elles sont faites : telle espèce d'arbre ou
même tel arbre particulier que le dieu a désigné et avec lequel il est en spéciale
connivence. Au reste, la figure est le plus souvent recouverte de vêtements qui la
dissimulent de la base au sommet.
Les fonctions. L'idole n'est pas faite pour être vue. La regarder, c'est devenir
fou. Aussi est-elle souvent enfermée dans un coffret, gardée dans une demeure
interdite au public. Cependant, sans être visible comme doit l'être une image,
l'idole n'est pas pour autant invisible à la façon du dieu qu'on ne saurait regarder
en face. Elle est prise dans le jeu du cacher-montrer. Tantôt dissimulé, tantôt
découvert, le xoanon oscille entre les deux pôles du « maintenu secret » et du
« manifesté au public ». La « vision » de l'image se produit chaque fois par rapport à un « caché » préalable qui lui donne sa signification véritable en lui conférant le caractère d'un privilège réservé à certaines personnes, à certains moments,
dans certaines conditions. Voir l'idole suppose une qualité religieuse particulière
et, en même temps, consacre cette dignité éminente. La vision, comme celle des
mystères, prend valeur d'initiation. En d'autres termes, la contemplation de l'idole
divine apparaît comme « dévoilement » d'une réalité mystérieuse et redoutable ;
le visible, au lieu d'être la donnée première qu'il s'agirait d'imiter par l'image,
prend le sens d'une révélation, précieuse et précaire, d'un invisible qui constitue
la réalité fondamentale.
Mais l'idole n'est pas seulement insérée dans ce jeu du cacher-montrer. Elle
est inséparable des opérations rituelles qu'on exerce sur elle. On la vêt et dévêt ;
on la lave rituellement ; on la mène, pour la baigner, dans un fleuve ou dans la
mer ; on lui apporte des tissus, des voiles. On la promène au-dehors, on la ramène
au-dedans, où on la fixe parfois par des liens symboliques, fils de laine ou
chaînes d'or. C'est qu'on se la représente comme mobile. Même si elle n'a pas de
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pieds, si ses jambes demeurent soudées ensemble, on la croit toujours prête à
s'échapper, à déserter un lieu pour filer ailleurs, pour hanter une autre demeure
où elle apportera les privilèges et les pouvoirs attachés à sa possession.
La figure plastique, au niveau du xoanon, ne peut à aucun moment se séparer
entièrement de l'action rituelle : l'idole est faite pour être montrée et cachée, promenée et fixée, vêtue et dévêtue, lavée. La figure a besoin du rite pour représenter la puissance et l'action divines. Incapable encore, dans sa forme immobile et
figée, d'exprimer le mouvement autrement qu'en étant elle-même mue et promenée, elle traduit aussi l'action du dieu en étant symboliquement animée et mimée.
Aussi le xoanon apparaît-il toujours au centre d'un cycle de fêtes qui s'organise
autour de lui, et qui forme avec lui un système symbolique cohérent dont tous les
éléments - signe plastique et actions rituelles - sont solidaires et se répondent. Le
problème ne se pose pas d'une efficacité du xoanon en dehors de ce système.
C'est à travers la succession des cérémonies dont elle est l'objet que l'idole manifeste la puissance du dieu : elle représente l'action divine en la mimant à travers
la durée du rite, plus qu'en la fixant dans l'espace par une figure.
Prise dans le rituel, l'idole n'a pas, dans sa forme plastique, conquis une
pleine autonomie. Mais elle n'est pas non plus dans un statut comparable à celui
d'un pieu, d'un poteau, d'un pilier, d'un herme. Enchaîner un xoanon par un lien
plus ou moins symbolique n'a pas même valeur qu'enfoncer en terre un pieu ou
un poteau. L'enchaînement implique une image mobile dont on paralyse la fuite
en lui entravant les jambes d'un fil de laine, d'un lien végétal, ou, suivant un symbolisme plus précis, de chaînes d'or. Le rite ne fixe pas l'image au sol, de façon à
dessiner dans l'espace un centre de force religieuse. Il vise à assurer à un groupe
social, en permanence, la conservation d'un symbole qui a valeur de talisman.
L'idole n'est pas spécialement attachée à un point de la terre, elle ne localise pas
une puissance divine. Tout au contraire, où qu'elle soit, elle confère à qui la tient
en sa possession le privilège et comme l'exclusivité de certains pouvoirs. Elle
marque avec la divinité une accointance « personnelle » qui pourra se transmettre
héréditairement, circuler dans des familles royales ou des génè religieux. Cet
aspect d'appropriation de l'idole, complémentaire de sa mobilité, se traduit dans
le fait qu'elle loge, au moins à l'origine, dans le secret d'une maison humaine :
maison de roi, de chef, de prêtre ; en tous cas, demeure privée, privilégiée, non
lieu public. Lorsqu'à l'âge de la cité, le temple, impersonnel et collectif, abritera
l'image divine, le souvenir restera vivant, pour les plus anciens xoana, du lien qui
les unit à une maison et une lignée particulière. C'est dans la demeure d'Erechtée,
à Athènes, que siège le xoanon d'Athéna, comme à Thèbes le thalamos de
Sémélè, dans le palais de Cadmos, garde celui de Dionysos. En pleine époque
classique, l'usage se conserve pour certaines images, à caractère secret, de les
loger dans des demeures privées, non dans le temple. Le prêtre offre l'hospitalité
à la statue dans sa propre maison, pour la durée de son sacerdoce. Et la prise en
charge de l'image consacre le lien personnel qui l'unit désormais à la divinité.
L'idole assume ainsi la fonction d'un signe d'investiture. Il importera peu, à cet
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égard, qu'elle ait la forme plus ou moins humaine. Entre le xoanon et certains
objets symboliques qui confèrent à ceux qui les possèdent une qualité religieuse
particulière, la frontière peut être assez floue.
La fonction de ce genre de sacra consiste à attester et à transmettre les pouvoirs que la divinité accorde en privilège à ses élus, plutôt qu'à faire connaître
une « forme » divine au public. Le symbole ne représente pas le dieu, abstraitement conçu en lui-même et pour lui-même ; il ne cherchera pas à instruire sur sa
nature. Il exprime la puissance divine en tant que maniée et utilisée par certains
individus, comme instrument de prestige social, moyen de prise et d'action sur
autrui.
Le sceptre d'Agamemnon présente ces deux caractères, étroitement associés,
de symbole divin et d'objet d'investiture. Chargé d'efficace, il impose silence à
l'assemblée, il donne aux décisions valeur exécutoire, il fait reconnaître dans le
roi un rejeton de Zeus. Tenu en mains et transmis héréditairement, il objective en
quelque sorte la puissance de souveraineté. C'est un objet divin, comme le xoanon : fabriqué par Héphaïstos, donné par Zeus à Hermès et passant successivement à Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, etc. Et il peut aussi bien, au même
titre que le xoanon, fonctionner comme « idole » d'un dieu. A Chéronée, il fait
l'objet du culte principal, il représente Zeus. Mais il conserve ses anciennes
valeurs de talisman dont il faut s'approprier et transmettre le privilège. Chaque
année, un nouveau prêtre prend en charge le symbole divin et l'emporte dans sa
maison pour lui faire quotidiennement des sacrifices. Le rôle du sceptre à
Chéronée, une couronne le jouera pour le prêtre de Zeus Panamaros, un trident
chez les Etéoboutades, un bouclier dans la famille royale d'Argos. Un bouclier,
ou tout aussi bien le xoanon. A Argos précisément, dans la cérémonie du Bain de
Pallas, le xoanon d'Athéna n'était pas seul promené. Il était accompagné du bouclier de Diomède, « porté » lui aussi dans le cortège. Dans un contexte social où
les pouvoirs divins et les symboles qui les expriment n'ont pas encore un caractère de pleine publicité, mais restent la propriété de familles privilégiées, il y a
réciprocité entre l'idole et l'objet symbolique, qui assument la même fonction.
Deux histoires, dont le parallélisme souligne cette analogie entre xoanon et
sacra, nous permettent de saisir le tournant d'histoire sociale, qui fait passer du
culte privé au culte public, et transforme l'idole, objet d'investiture, talisman
familial plus ou moins secret, en image impersonnelle d'une divinité faite pour
être vue. La première lui est contée par Hérodote. A Géla, dans une période de
troubles, la ville se trouve divisée contre elle-même. Une partie des habitants fait
scission, s'établit sur une hauteur, d'où elle menace le reste de la communauté.
Un nommé Télinès décide alors d'affronter les rebelles sans autres armes que certains sacra qu'il tient en sa possession. Se fiant à leur pouvoir surnaturel, il se
porte au-devant des mutins, apaise leur révolte, et les ramène à Géla dans la
concorde et l'ordre social retrouvés. Il n'a demandé, pour son exploit, qu'une
contrepartie : désormais ses descendants assureront, comme hiérophantes, le
sacerdoce des Déesses Infernales. Or, les sacra dont il s'est servi sont préciséPARCOURS 2007-2008
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PIERRE BESSES
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ment ceux du culte de ces déesses. Ne serait-ce pas qu'à partir de cette date, le
culte est devenu public, qu'il a été adopté comme culte officiel de la Cité ?
Hérodote indique, il est vrai, qu'il ignore comment Télinès avait pu mettre la
main sur les sacra, s'il les avait reçus, ou s'il se les était lui-même procurés. Mais
le Scoliaste à la IIème Pythique de Pindare précise que ce culte avait été apporté du
Triopion, par les ancêtres de Télinès, lors de la fondation de Géla, comme culte
familial et qu'il n'avait été institué que plus tard comme culte public. Les mêmes
thèmes : récolte populaire, apaisement de la sédition, non par la violence mais
par la vertu de sacra, talismans à valeur à la fois politique et religieuse, propriétés
de certaines familles et qui deviennent, par une sorte de compromis, objets d'un
culte public dans le nouvel ordre social de la cité - nous les retrouvons dans la
seconde histoire, qui concerne directement le xoanon d'Athéna, à Argos. L'usage
de porter le bouclier de Diomède, raconte Callimaque, est un très ancien rite institué par Eumédès, prêtre « favori » de la déesse. Et voici dans quelles conditions : le peuple s'étant soulevé, Eumédès échappe à la mort par le même procédé
qu'avait utilisé Télinès : il emporte avec lui dans sa fuite l'image sainte, le palladion, et sans doute aussi le bouclier, objet d'investiture royale ; il les dresse,
comme sa protection, en un escarpement rocheux. Callimaque ne dit pas la suite.
On peut l'imaginer : Eumédès institue le rite qui fera désormais bénéficier la cité
entière et tous les citoyens également de cette « faveur » qu'Athéna réservait
autrefois à son « protégé ». Mais, dans le culte public, la valeur des anciens sacra
privés se transforme en même temps qu'elle se prolonge. En cessant d'incarner le
privilège d'une famille ou d'un groupe fermé, l'idole perdra sa valeur de talisman
toujours plus ou moins secret pour prendre signification et structure d'image. En
ce sens l'apparition du temple et l'institution d'un culte public ne marquent pas
seulement un tournant dans l'histoire sociale : l'âge de la Cité ; ils impliquent
l'avènement d'une forme nouvelle de figuration des dieux, une mutation décisive
dans la nature du symbole divin.
Ainsi, plus encore que Meyerson et sa philosophie de la religion grecque
structurante de la personne, la chance unique de J-P Vernant est d'avoir eu pour
modèle épistémique Louis Gernet. Ce modèle de connaissance historique de la
Grèce ancienne lui permet de se hisser au premier rang de l'École des Annales
aux côtés de Lucien Febvre et de Marc Bloch.
Pour l'helléniste de la génération de Robert Mandreur, une nouvelle histoire
de la religion grecque ne peut avoir d'autre fondement épistémique que le modèle
de l'histoire des mentalités, théorisé par l'école des Annales et ses deux maîtres
Lucien Febvre et Marc Bloch. Comprendre les deux mentalités religieuses de
l'homme grec, archaïque du xIIe siècle AC et du Grec classique du Ve siècle AC,
ne se réduit pas à définir les fonctions des rites dans la cité ou à décrire la
conscience religieuse du héros tragique selon Euripide. Il importe avant tout à
l'historien psychologue à la Meyerson, d'exercer une raison critique de l'idée
fausse d'un sacré et du symbolique des Grecs théorisée par les phénoménologues.
Pour J-P Vernant, celui-ci est à la fois subjectif et objectif social et transcendant ;
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il est certes une donnée psychologique pour le myste mais il ne peut jamais être
défini comme une des formes a priori de l'âme humaine : « universel », ce sacré
des Grecs, dans le regard de l'historien positiviste, fidèle à Louis Gernet, est en
réalité historique et particulier aux sectes dans l'Athènes de Platon et d'Aristote.
« L'homo religiosus » n'est qu'une théorie de Mircea Eliade, utile aux diverses
apologétiques des historiens catholiques et protestants, acquis aux illusions de
leur monothéisme. Le mérite philosophique de J-P Vernant sur le sacré de la religion grecque pourrait être de se faire le héraut positiviste d'une philosophie des
religions proposée par Régis Debray dans les Communions Humaines en 2005.
Les mystagogues font du sacré à Athènes le réel par excellence, la réalité ultime
des choses. Cette force primordiale se manifesterait dans toutes les hiérophanies,
chères à Hésiode. Pour J-P Vernant, comme pour Régis Debray, le sacré des
grecs signifie une première évidence philosophique : il n'est pas l'émanation d'un
insondable ; il n'est pas une méta-théologie ; il n'est pas une somme d'archétypes
dont la morphologie nous restituerait un « homos religiosus » que l'homme
industriel aurait à charge de restaurer.
L'autre évidence philosophique que J-P Vernant commente dans Mythe et
Pensée et dont Régis Debray se fera l'écho : s'il y a un invariant de la sacralisation, schéma d'organisation a priori relevant d'un schématisme transcendantal, il
y a aussi et surtout du contingent dans cette sacralité grecque ; elle renvoie aux
communautés des cités : « Mais chaque communauté constitue son sacré en fonction de ses carences et de ses urgences » (Les Communions humaines, p. 140).
Pierre Besses
Animateur du GREP
Bibliographie
Ignace Meyerson, Les fonctions psychologiques et les œuvres.
Postface de Riccardo Di Donato. Seuil. Paris
■ Régis Debray, Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en occident.
Gallimard. Bibliothèque des idées. 1992.
■ Régis Debray, Les Communions Humaines. Fayard. 2005.
■ Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs. Ch.7 le choix des mots et ses enjeux.
Études de psychologie historique. La Découverte. Poche. Ch5, du double à l'image. De la
présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence. Pp.339-351. Ch.6, la personne dans
la religion, p. 355. Aspects de la personne dans la religion grecque. P. 370
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■
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■ Walter Burkert, Griechische Religion der archaischen und klassischen Epoche.
Stuttgart. 1977. Traduction anglaise sous le titre Greek Religion, Oxford. 1985.
■ Ileana Chirassi Colombo, La religione in Grecia. Rome-Bari. 1983.
■ A.-J. Festugière, La Grèce, dans Histoire générale des religions, sous la direction de
M. Gorce et R. Mortier. Tome II. Paris. 1932. Réimprimé en 1970 avec une bibliographie
complémentaire.
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■ Jean Rudhardt, notions fondamentales de la pensée religieuse et actes consécutifs du culte
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■ Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Paris. 1965.
Deux nouvelles éditions augmentées chaque fois de plusieurs études ont paru en 1975
et 1985. Mythe et société en Grèce ancienne. Paris. 1974.
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Sacrifice :
Le Sacrifice dans l'Antiquité, huit exposés suivis de discussions, préparés et présidés par
Olivier Reverdin et Jean Rudhardt, 25-30 août 1980. Entretiens sur l'Antiquité classique, vol.
xxVII. Fondation Hardt. Genève. 1981.
■ Walter Burkert, Homo necans. Interpretationen altgrieschischer Opferriten und Mythen.
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■ Jean Casabona, Recherches sur le vocabulaire des sacrifices en grec, des origines à la fin de
l'époque classique. Aix-en-Provence. 1966.
■ Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (éditeurs), avec les contributions de Jean-Louis
Durand, Stella Georgoudi, François Hartog et Jesper Svenbro, La Cuisine du sacrifice en pays
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■ Jean-Louis Durand, Sacrifice et labour en Grèce ancienne. Paris-Rome. 1986.
■ Karl Meuli, « Griechische Opferbraüche », dans Phylllobolia für Peter von der Mühll. Bâle.
1946. P. 185-288.
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
Mystères, dionysisme, orphisme :
L'Association dionysiaque dans les sociétés anciennes, Actes de la table ronde organisée par
l'École française de Rome (24-25 mai 1984). Rome. 1986.
■ Walter Burkert, Ancient Mystery Cults. Cambridge-Londres. 1987.
■ Maria Daraki, dionysos. Paris. 1985.
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Paris. 1986. L'Ecriture d'Orphée. Paris. 1989.
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■ W. K. C. Guthrie, Orpheus and Greek Religion. A Study of the Orphic Movement. 2 édition,
Londres. 1952. Traduction française : Orphée et la religion grecque. Etude sur la pensée
orphique. Paris. 1956.
■ Henri Jeanmaire, dionysos. Histoire du culte de Bacchus. Paris. 1951.
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Traduit du manuscrit original de l'auteur par Ralph Manheim.
■ Ivan M. Linforth, The Arts of Orpheus. Berkeley-Los Angeles. 1941.
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Patrick Lévy, sous le titre dionysos. Le mythe et le culte. Paris. 1969.
■ Dario Sabbatucci, Saggio sul misticismo greco. Rome. 1965. Traduction française
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Qu'est-ce que le religieux :
Religion et politique. Revue du MAUSS. 2003. N° 22. La Découverte
■ Camille Tarot, Les lyncheurs et le concombre ou de la définition de la religion. Pp. 268-296.
Typologie des théories du symbolique et du sacré : Durkheim, Mauss, Eliade, Girard,
Bourdieu, Gauchet.
■
7. Jean-Pierre Vernant, l'helléniste.
Emilia Ndiaye (Université d'Orléans) :
Auteure de « Vernant, lecteur de mythes : l'exemple du 'mythe des âges', de la
légende de Prométhée et de Pandora dans Les Travaux et les Jours et la
Théogonie d'Hésiode ».
Je voudrais commencer par remercier le GREP d'avoir accepté que j'intervienne dans cette journée d'hommage à Jean-Pierre Vernant, et vous dire le grand
plaisir que j'ai à être là pour témoigner de l'importance qu'a eue pour moi la
découverte des ouvrages de Vernant quand j'étais étudiante en Lettres classiques
à la Sorbonne. L'objet de ma contribution est en effet de souligner la manière
dont Vernant a renouvelé le regard porté sur certains mythes fondateurs de la
Grèce antique et leur interprétation, et ainsi de remercier l'helléniste, le savant
qui a revitalisé les études anciennes.
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EMILIA ndIAyE
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Je prendrai ici l'exemple de deux récits tels qu'ils sont mis en forme par
Hésiode (VIIe siècle avant J.-C.) : le mythe des âges dans Les Travaux et les Jours
(v. 106-202), et la légende de Prométhée et de Pandora dans la Théogonie (v.
510-616) et également Les Travaux et les Jours (v. 42-105).
1. Commençons par rappeler brièvement que le mythe acquiert définitivement une dignité nouvelle à partir des années 50. S'appuyant sur les recherches et
les méthodes de Mauss (en anthropologie), de Dumézil (en mythologie comparée) et de Lévi-Strauss (pour le structuralisme) - dans le mouvement général des
approches nouvelles en linguistique dans la lecture des textes (dont témoignent
les travaux de Jakobson, Propp, Greimas ou Genette) -, Vernant s'attache à une
relecture des récits de la mythologie grecque.
Grâce aux travaux des anthropologues sur les mythes amérindiens, on sait
désormais que ces récits ne sont pas des histoires divertissantes, histoires de
nourrices pour enfants comme disait Platon, mais qu'ils sont une forme de pensée, l'expression d'une conception du monde. Pensée dite « archaïque », dont
Vernant a montré qu'elle est à « l'origine de la pensée grecque », qu'elle contient
déjà des réponses aux questions que (re)formuleront les philosophes. Je n'aborderai pas ici les raisons, politiques, qui ont provoqué, en Grèce ancienne, le
« déclin » du mythe au profit de la pensée philosophique définie par Vernant
comme « fille de la cité ». Je me limiterai à préciser ce qu'il dit sur le rapport
entre mythos et logos.
Traditionnellement, au mythos du poète était opposé le logos du philosophe :
le premier, « récit », était caractérisé par la versification, sa dimension religieuse,
sa contingence et la séduction exercée sur son auditoire ; le second, « discours »,
relevait de la prose, de la raison, d'une vérité éternelle et suscitant la réflexion.
Or le mythe met en jeu une forme de rationalité, différente mais non moins
logique. Vernant l'a souligné, en particulier à propos des cosmologies qui
« reprennent et prolongent les thèmes essentiels des mythes cosmogoniques »
(Les origines de la pensée grecque, p. 102).
Mais il ne s'agit pas uniquement de souligner la continuité de la pensée dite
alors « prélogique » avec la pensée logique. L'apport des sciences humaines et de
la linguistique structurale est de montrer que la pensée mythique est un véritable
langage, avec ses codes et sa grammaire. Ce qui conduit à considérer ses récits
comme l'expression d'un véritable système de pensée, d'une idéologie : « ils
contiennent le trésor de pensées, de formes linguistiques, d'imaginations cosmologiques, de préceptes moraux, etc. qui constitue l'héritage commun des Grecs
de l'époque préclassique » dit Roubaud, cité par Vernant (L'univers, les dieux, les
hommes, p. 12). Et donc à les prendre au sérieux, à les analyser en tant que tels,
pas uniquement comme allégories ou balbutiements d'une réflexion qui sera ultérieurement théorisée.
Les deux exemples dont je me propose de résumer l'analyse vont me permettre de dégager l'apport spécifique de Vernant dans la lecture des mythes fondateurs de la pensée grecque.
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
2. Le premier exemple que j'ai choisi, celui du mythe des âges, souligne le
changement de méthode dans la lecture de ces textes antiques - lecture au sens
premier du terme. Le postulat philologique qui irrigue les analyses de Vernant est
que les textes sont à prendre à la lettre : tous les mots comptent, aucun n'est placé
là où il est par hasard. Alors qu'on avait coutume, jusqu'alors, de bousculer les
textes transmis, avec comme raison la non-fiabilité de cette transmission, d'abord
orale puis par copie de manuscrits. Les passages qui se révélaient problématiques
pour l'interprétation, car n'entrant pas dans la cohérence supposée du texte, récit
ou raisonnement, étaient alors considérés comme des moments de faiblesse de
l'auteur ou comme interpolés, rajoutés par tel ou tel copiste ; du coup on inversait
les vers, déplaçait des pans entiers de texte ou supprimait carrément les passages
marqués de l'obèle.
Or Vernant pose comme principe que ces textes, même s'ils sont hérités de la
tradition orale, une fois écrits sont des textes littéraires, au sens plein du terme,
donc pensés, élaborés et travaillés dans leur formulation qui doit par conséquent
être respectée, à la lettre: « il n'est pas une séquence, pas un terme du texte dont
il ne faille rendre raison » (Mythe et société en Grèce ancienne, p. 246). C'est au
lecteur de trouver la logique à l'œuvre dans le texte et ce à partir du texte, en pratiquant une analyse philologique stricte et serrée, au lieu de plaquer une grille de
lecture préfabriquée et de supprimer ce qui n'y entre pas. Cette rigueur rend le
travail plus ardu en bousculant les habitudes de pensée et les catégories, mais,
bien évidemment, rend la démarche plus honnête intellectuellement et la
recherche plus valable scientifiquement parlant.
La lecture traditionnelle de ce récit qui énumère la succession des âges de
l'humanité était d'en faire l'illustration de la dégradation, physique et morale, de
la condition de mortel. On passe de l'âge d'or, dans lequel les hommes vivent
longtemps, dans l'oisiveté, la paix et la joie, à l'âge d'argent. Les hommes alors
meurent au bout de cent ans, après avoir manifesté des signes d'impiété et d'hybris. Suit l'âge de bronze, caractérisé par la guerre, seule occupation d'hommes
« au cœur de bronze » qui s'entretuent, avant que ne vienne l'âge des héros,
« plus justes et plus braves » dont les exploits sont ceux de guerres justes,
comme par exemple la guerre de Troie. L'étape suivante est la race de fer, la
nôtre, dure condition de travail et de misères, dans laquelle « quelques biens se
trouvent mêlés aux maux ». Mais le texte envisage l'âge suivant, qu'on pourrait
appeler de « fer bis », décrit au futur, dans une vision prophétique apocalyptique
où l'hypocrisie le dispute à la méchanceté et où « le seul droit sera la force ».
Cette menace a pour objectif d'effrayer Persès, le frère d'Hésiode, directement
interpellé dans l'ouvrage, en lui montrant ce qui l'attend s'il continue à lui chercher noise et ne se résout pas à se comporter loyalement.
Or Vernant, parmi d'autres indices, relève deux points qui rompent la continuité de la dégradation. La quatrième race, celle des héros, est meilleure que la
précédente, et Hésiode dit, au vers 176 : « plût aux dieux que je fusse ou né plus
tôt ou mort plus tard », souhait illogique dans la perspective d'un futur pire que
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le présent. Au lieu de rejeter ces deux accrocs à la cohérence de la lecture traditionnelle comme étant, soit une interpolation, soit une expression toute faite à ne
pas prendre à la lettre, Vernant propose une nouvelle interprétation. Hésiode ne
raisonne pas sur un temps linéaire mais sur une conception cyclique du temps,
inspirée du cycle des saisons. A une structure strictement diachronique, il faut
substituer une structure synchronique qui se superpose à la succession des générations. L'analyse lexicale conduit également à noter que la succession des âges
fonctionne par paires dans lesquelles on a affaire chaque fois à une alternance de
l'antinomie dikè/hybris, « le juste » et « l'injuste », par symétrie : or-juste/argentinjuste, puis bronze-injuste/héros-juste, puis fer-juste + injuste/fer bis-injuste
seul. Si on continue le cycle, il est alors logique de souhaiter vivre plus tard.
La nouvelle lecture est donc la suivante : ce récit n'est pas seulement un
mythe étiologique expliquant la misère de l'homme mais il dit également que
notre condition, au lieu d'être une comme celle des dieux, est ambiguë, nous
avons « quelques biens mêlés aux maux », la dikè est mêlée à l'hybris. Et qu'il est
de notre responsabilité que l'hybris ne triomphe pas définitivement.
248
3. Le deuxième exemple met en évidence le changement de perspective qui
résulte de l'application des méthodes structuralistes. Au lieu de se limiter à la
microstructure du texte, pris isolément et en tant que tel, il s'agit de faire l'analyse en l'incluant dans la macrostructure de l'œuvre. Non seulement la lettre du
texte compte, mais également l'ordre dans lequel est fait le récit et sa place dans
l'ensemble de l'œuvre. Le mythe est devenu un langage, il faut travailler à en
comprendre la grammaire, la syntaxe. Et pour ce faire, travailler à dégager les
structures qui l'irriguent, les systèmes de correspondances, d'homologies ou au
contraire d'antinomies. Se dessine alors un réseau de similitudes et de contraires
qui vont enrichir la lecture et l'interprétation.
L'histoire du vol du feu par Prométhée est connue : Zeus l'a caché aux
hommes en punition de la ruse de Prométhée qui l'a trompé en lui proposant la
part du bœuf immolé la moins bonne mais la plus appétissante, les os ayant été
recouverts de graisse, alors que la partie comestible avait été dissimulée dans la
peau de l'animal. Pour se venger de ce vol, Zeus demande à Héphaïstos de fabriquer de la terre une femme, que tous les dieux parent des plus beaux attributs en
lui donnant un cœur artificieux et mauvais. Epiméthée, le frère de Prométhée,
accepte le cadeau, ce « beau mal », et Pandora ouvre la jarre qui contient tous les
maux, invisibles tels les maladies et la mort, qui se répandent sur la terre.
Désormais l'homme doit faire des sacrifices aux dieux, doit labourer le sol pour
en tirer sa nourriture, ne peut se perpétuer qu'à travers la femme qui l'épuise par
son désir insatiable, aussi bien de nourriture et de biens que d'étreintes sexuelles.
C'est en dégageant toute une série d'homologies entre les récits, celui de
Prométhée et celui de Pandora, que Vernant enrichit la portée du mythe. En voici
quelques-unes :
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
Pandora ^a bœuf
immolé par Prométhée
Pandora ^a feu volé par
Prométhée
Pandora ^a férule
Don séduisant
aux hommes // à Zeus
Don
offert ≠ refusé donc volé
Piège : apparence ≠ réalité
intérieur mauvais
≠ extérieur beau
Piège : apparence ≠ réalité
mal invisible sous beauté
// bien invisible dans férule
Piège : apparence ≠ réalité
mal invisible sous beauté
// bien invisible dans férule
Contenant =
ventre à remplir //
peau remplie
Contenant =
sexe féminin « consume »
le sexe de l'homme
// feu (se) consume
à l'intérieur de la férule
Contenant =
cache tromperies ≠
cache un bien
La relation entre réalité et apparence se dégage ainsi comme problématique,
et cela correspond à une structure d'ambivalence. L'homme se situe entre Zeus,
qui est omniscient, et Epiméthée, celui qui comprend après-coup : il croit savoir
mais il peut se tromper car le rapport entre l'apparence et l'être, entre le bien et le
mal n'est pas toujours le même - parfois c'est le mal qui est caché sous un bien
(Pandora) parfois l'inverse (férule). Le récit dit ainsi les limites de la compréhension humaine.
L'autre relation dégagée est celle qui relie le plein et le vide : il est question
de ventre à remplir, de terre à creuser, de sexe à ensemencer, etc. En un mot, il
s'agit alors de l'insatisfaction inhérente à la condition de mortel.
Finalement les deux structures s'additionnent pour signifier que la relation à
l'altérité est problématique : on risque de se tromper sur l'apparence de l'autre, on
doit ou « remplir » ou « être rempli(e) » (ou, dit autrement, consommer ou être
consommé).
La lecture de ces deux récits s'enrichit donc : nous n'avons pas seulement
affaire à un mythe de souveraineté, qui justifie le pouvoir des dieux sur les
hommes et celui des hommes sur les femmes, ni à une étiologie du mal, comme
dans l'exemple précédent, qui explique la nécessité du sacrifice, de la cuisson et
de l'engendrement par la femme. Ce récit, pris dans son ensemble, dit également
l'ambivalence et l'incomplétude de notre condition de mortel qui rend notre rapport à l'altérité si délicat.
Quand, comme l'a fait Vernant, on prend ainsi le mythe « par le haut » et
qu'on décode « son effort de systématisation », sa richesse apparaît, au-delà de sa
polysémie. Le mythe exprime une autre forme de logique, et j'emprunterai à
Vernant lui-même sa conclusion : « le mythe met donc en jeu une forme de
logique qu'on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction
des philosophes, une logique de l'ambigu, de l'équivoque, de la polarité » (Mythe
et société en Grèce ancienne, p. 250). Non pas la logique platonicienne du oui ou
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EMILIA ndIAyE
du non, du Bien ou du Mal, de la Vérité ou de l'Erreur, (logique de l'idéal du
sage, exigeante certes, mais logique binaire), mais une logique peut-être davantage ancrée dans le réel humain (social, politique, religieux, etc.) du oui et du
non, i.e. de la tension inhérente à la condition humaine entre le bien et le mal,
entre la vérité et l'erreur, ou, pour reprendre les termes du mythe, entre dikè et
hybris, entre le juste et l'injuste.
Il revient donc à Vernant d'avoir mis à jour, avec la limpidité lumineuse qui
caractérise ses travaux, cette logique comme étant à l'œuvre déjà dans les mythes
rapportés par Hésiode (ainsi que dans ceux de la tragédie antique) ; logique qu'on
peut qualifier sans hésiter d'humaniste avant la lettre dans la mesure où elle dit
que notre existence de mortel, homme ou femme, est toujours problématique, où
elle dit aussi la part de notre propre responsabilité humaine dans la conduite et
dans les choix de cette existence.
Emilia Ndiaye
(Ouvrages de Vernant évoqués :
■
■
■
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Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1969.
Mythe et pensée chez les Grecs, I et II, Paris, Ed. Maspéro, 1965.
Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Ed. Maspéro, 1974.
L'univers, les dieux, les hommes, Paris, Points Seuil, 1999.)
8. Jean Pierre Vernant et la démocratisation
de l'histoire grecque
250
Eric Lowen
directeur de l'Université Populaire de Philosophie de Toulouse
Un hommage sous forme de témoignage
Dans le cadre de cette journée consacrée à Jean-Pierre Vernant, mon intervention se présentera comme un témoignage, elle n'aura donc pas la prétention d'une
analyse exhaustive de son œuvre, mais un témoignage un peu particulier puisque
je n'ai pas connu personnellement Jean-Pierre Vernant.
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
Je dois même avouer qu'avant de préparer cette intervention, je ne connaissais pas particulièrement son action de résistant, ni ses engagements politiques.
Je savais qu'il avait eu de tels parcours, mais cela se limitait à une connaissance.
Pour être encore plus précis, sa biographie ne m'intéressait pas. N'étant pas
communiste, considérant le marxisme comme une idéologie totalitaire, un fascisme rouge, son parcours communiste ne m'intéressait pas (il a quitté le PC en
1970, ce qui ne signifie pas abandon du marxisme). Appartenant à une génération née en 68 (donc culturellement post-68), connaissant la nature dictatoriale
du régime soviétique et du stalinisme, ayant construit une partie de ma
conscience politique dans les années 80 entre la lutte anti-apartheid en Afrique
du Sud, la résistance de Solidarnosc en Pologne et l'occupation soviétique en
Afghanistan, m'étant enthousiasmé pour le mouvement des étudiants chinois de
Tien An Men du 4 mai 1989 et ayant assisté, à quelques semaines près, à la chute
du mur de Berlin(5), je n'avais aucune affinité avec le marxisme. Lorsque j'ai commencé à lire Vernant à la fin des années 80, ma réflexion spontanée d'alors était
plutôt du style : "Comment peut-on être communiste tout en étant un intellectuel
aussi brillant ?". Je ne me suis donc pas intéressé à Jean-Pierre Vernant en raison
de son itinéraire résistant ou politique.
De ce fait, quel témoignage puis-je donc apporter sur Jean-Pierre Vernant ?
Celui d'un utilisateur quotidien ou presque de son œuvre d'helléniste, et qui est
aussi partagé entre histoire et philosophie, tout comme lui(6).
Mais un témoignage d'un "non-témoin" de Vernant, celui d'un
utilisateur quotidien de son œuvre
Dans le cadre de mon travail à l'Université Populaire de Philosophie de
Toulouse, je m'occupe des cursus d'Histoire de la philosophie antique(7) et
d'Histoire de la Grèce antique(8). Il va sans dire que dans ce double travail de phi(5) J'étais en voyage à Berlin du 28 août au 2 septembre 89.
(6) Une grande partie de la nature et de l'orientation du travail d'historien de Jean-Pierre
Vernant s'explique par sa philosophie de l'histoire et de l'homme. Elle fournit un cadre
conceptuel théorique à son travail et donne cohérence à l'ensemble de son œuvre. Pour
des raisons pratiques liées à l'organisation de ce colloque, cette dimension philosophique
de Jean-Pierre Vernant ne sera pas abordée dans cet article.
(7) C'est un double cursus : le premier est sur l'histoire de la philosophie antique, des
présocratiques à la fin de l'antiquité tardive, complété ensuite par un cursus sur l'histoire
socioculturelle du monde antique destiné à éclairer le contexte culturel dans lequel se
développait la philosophie antique, et à cause duquel elle a souvent pris ses colorations
spécifiques. Peut-on comprendre correctement le procès de Socrate si on méconnaît la
nature des institutions juridiques et de la vie politique athénienne de cette époque ? Ou
l'allégorie de l'Atlantide de Platon sans connaître la politique hégémonique d'Athènes ?
(8) Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique (Vol. 1), Seuil, 2000, suivi de La traversée des frontières (vol.2), Seuil, 2004; et La volonté de comprendre, Editions de l'Aube,
novembre 1999.
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ERIC LOWEn
losophe et d'helléniste, Jean-Pierre Vernant est une référence incontournable, ce
qui m'a amené à le lire et à le relire, et à le faire lire à mes étudiants. Ma rencontre intellectuelle avec Jean-Pierre Vernant a commencé à la fois très tôt et tout
banalement, en lisant en 1986, alors que j'étais en terminale, Les origines de la
pensée grecque. Depuis lors, d'une manière ou d'une autre, la lecture de ses
ouvrages et de ses articles a accompagné mes travaux et recherches sur l'antiquité et les philosophes grecs.
Je ne peux pas dire quel homme, ami, militant ou collègue il était, mais la fréquentation de son œuvre d'helléniste, depuis une vingtaine d'années, me permet
d'apprécier l'intérêt de son travail. Mon témoignage est donc un hommage à l'importance et à la qualité de son œuvre, autant que la reconnaissance du rôle qu'il a
joué dans ma formation intellectuelle.
Les illusions de la notoriété de Jean-Pierre Vernant
Pourquoi connaissons-nous Jean-Pierre Vernant ?
Avant d'aborder en détail la nature de son œuvre, posons-nous une question :
Pourquoi connaissons-nous Jean-Pierre Vernant ? Car si Jean-Pierre Vernant
est un intellectuel connu et reconnu, comme l'illustre cette journée organisée par
le GREP, nous devons nous interroger sur l'image que nous avons de lui. Il
convient d'interroger les images que nous avons de cet homme public, comme
lui-même nous a invités à interroger les images que nous nous faisions de la
Grèce antique.
Les éléments communs de sa notoriété
252
Lorsque j'ai reçu l'invitation du GREP à participer à cette journée d'étude,
comme je l'indiquais en introduction, je ne connaissais pas l'homme Jean-Pierre
Vernant mais ses livres. Ce fut donc une excellente occasion pour prendre un peu
de recul sur son travail, m'intéresser à la portée de son œuvre et à l'homme(8). En
me documentant sur sa vie, je me suis aussi intéressé à la manière dont il était
perçu par la presse et l'opinion publique. Très vite, j'ai constaté que l'image de
Jean-Pierre Vernant que véhiculaient les journaux, si elle n'était pas fausse, était
incomplète, et surtout ne mettait pas en avant les véritables éléments à l'origine
de sa notoriété.
Lors de l'annonce de son décès en janvier 2007, la plupart des journaux et des
magazines d'information lui ont rendu hommage en parlant du décès "d'un grand
helléniste", les éléments communs de sa notoriété tournant autour de cinq
thèmes : un philosophe, un membre du Collège de France, un résistant de haut
rang acteur de la libération de Toulouse, un militant communiste avec un long
engagement, complexe et questionné, au PC, un homme engagé dans la plupart
des combats intellectuels et politiques de son temps (l'antifascisme avant-guerre,
la Résistance, l'anticolonialisme, etc.)
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
Il suffit de faire quelques recherches sur internet pour constater que ce sont
ces images que l'on retrouve le plus souvent associées à son nom(9). La notoriété
commune de Jean-Pierre Vernant se focalise sur ces aspects-là de sa vie, la programmation de cette journée d'étude en témoigne. Or, si Jean-Pierre Vernant
n'avait été que cela - et bien que cela suffirait déjà à faire de lui un grand personnage -, cela n'expliquerait pas une telle notoriété au plan national et surtout international.
Mais des éléments d'une fausse notoriété
Posons-nous la question suivante, question en apparence provocatrice mais
nécessaire : Est-ce que toutes ces "notoriétés" sont vraiment des notoriétés justifiant sa renommée ? On célèbre son parcours singulier et exceptionnel, mais ce
parcours justifie-t-il une telle notoriété ? Déconstruisons une à une ces images
médiatiques pour sortir des opinions intellectualistes, car s'il existe des opinions
de comptoir de café, il existe tout autant des opinions d'intellectuels.
En premier lieu, Vernant est cité comme philosophe, mais il n'a écrit directement aucun livre de philosophie au sens habituel du terme. Vernant-philosophe
passe l'agrégation en 1937 alors que Vernant-helléniste naîtra en 1948. Il y a
donc confusion entre sa première carrière de philosophe et sa seconde carrière
d'helléniste, qui le fera accéder à la notoriété.
Il était membre du Collège de France, titulaire de la Chaire d'étude comparée
des religions antiques de 1975 à 1984, et alors ? La plupart des professeurs du
Collège de France sont d'illustres inconnus en dehors du petit cercle de leurs
confrères et pairs. Il ne suffit pas d'être membre du Collège de France pour être
connu du public. Pour le public moyen, le Collège de France est une "vénérable
institution" dont on ne connaît pas trop le rôle, ni les fonctions. Tout comme sa
grande rivale l'Académie Française pourtant créée un siècle après, en 1635, mais
qui a compris l'intérêt médiatique de l'uniforme, le Collège de France fait penser
un peu à une retraite dorée, une sorte de "club récompense" pour vieux professeurs méritants. En la matière, on confond cause et conséquence, l'opinion
(9) A la date du 5 avril 2008, évaluation quantitative brute du nombre de références associées à Jean-Pierre Vernant au niveau mondial avec le moteur de recherche Google :
- test de référence : "Jean-Pierre Vernant" : 168 000, dont 30 100 uniquement en anglais,
25 100 en espagnol, 15 100 en allemand, 8 020 en portugais, et pour le plaisir de l'exotisme, 772 en chinois et 666 en japonais, mais aucun en tagalog !
- "Jean-Pierre Vernant philosophe" : 82 500.
- "Vernant collège de France" : 46 200 résultats au niveau mondial (23 300 résultats seulement au niveau des pages en français).
- "Vernant résistant" : 17 900 résultats
- "Vernant communiste/communisme/ PCF" : total de 16 370 résultats = 7 350 pour communiste ; 4 400 pour communisme ; 4 620 pour PCF.
- "Vernant historien" : 11 700 résultats.
- "Vernant guerre d'Algérie" : 7 140 résultats.
- "Vernant helléniste" : 1 900 résultats.
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publique fait de Jean-Pierre Vernant un personnage important parce qu'il était
membre du Collège de France, alors qu'il est devenu membre du Collège de
France en raison de l'importance de son œuvre. Souligner qu'il était membre du
Collège de France pour dire que c'était un grand helléniste oscille entre pléonasme et argument d'autorité. Côté coulisse, le Collège de France fonctionne par
cooptation, et les critères d'entrée ne sont pas uniquement des critères de compétence objectifs : des questions de personnalité, de rivalités, de chapelles, de politique ou de conservatisme face à des novations disciplinaires, peuvent influencer
les nominations autant que les non-nominations comme dans toute institution
humaine. Récemment, en 2007, la nomination d'Ariane Mnouchkine à la chaire
de création artistique en fut un exemple.
Il est présenté comme un grand helléniste. Oui, mais pourquoi ? Est-on un
grand helléniste pour avoir écrit beaucoup de livres ? Cela peut jouer mais ce
n'est pas significatif, cent livres de second ordre ne valent pas un seul livre
exceptionnel. Le nombre d'écrits ne fait pas la valeur de l'œuvre sinon
Montaigne, l'homme d'un seul livre (10), ne serait rien à coté de Paul-Loup
Sullitzer. D'ailleurs, sur ce point, Jean-Pierre Vernant n'a pas été le plus prolifique des hellénistes français. Est-on un grand helléniste parce qu'on a vécu longtemps, jusqu'à 87 ans comme lui ou centenaire comme Claude Lévi-Strauss ?
Encore une fois, cela peut jouer ponctuellement en offrant la possibilité de
construire une œuvre plus importante, mais ce n'est pas significatif. Pour un
auteur sans talent, vivre cinquante ans ou un siècle ne changera rien à sa nonrenommée. Einstein publia l'essentiel de ses travaux avant trente ans.
Ensuite, Jean-Pierre Vernant ne fut pas le seul résistant et son action, aussi
méritoire fut-elle, n'est pas non plus unique en son genre. Surtout que le Vernant
de la résistance n'est pas le Vernant helléniste puisqu'il se tournera vers cette carrière presque par hasard, en entrant en 1948 au CNRS à 34 ans.
Quant à son parcours communiste et à ses engagements, il ne fut pas le seul
communiste critique à l'égard du PC, ni le seul à avoir de tels engagements. Tous
les opposants à la guerre d'Algérie ou à la guerre du Viêt-Nam ne reçoivent pas
lors de leurs décès de tels hommages.
Il est donc clair que les éléments présentés le plus conventionnellement pour
parler de Jean-Pierre Vernant sont des images de sa notoriété publique, mais pas
l'origine de sa notoriété. Il est connu par ses images, ce qui ne signifie pas qu'il
soit connu à cause de cela. Dans une société de l'image comme la nôtre, on
retient ces images et on se focalise sur elles car elles sont plus porteuses, elles
parlent plus et il est plus facile de communiquer avec elles.
(10) Quelques montaigniens puristes m'objecteront le Journal de voyage en Italie, mais
cela ne changera pas le sens de ma comparaison.
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La vraie notoriété : son œuvre d'historien
Si ces aspects de sa notoriété sont de vraies images, mais de faux éléments,
des conséquences de sa notoriété et non la cause de sa notoriété, quelles sont
donc les causes réelles de sa notoriété ? La vraie notoriété de Jean-Pierre Vernant,
ce qui fait qu'il mérite que nous lisions ses livres quand on n'est ni toulousain, ni
communiste, ce sont ses travaux d'historien de la Grèce antique. Si Jean-Pierre
Vernant est un des universitaires français parmi les plus renommés au niveau
international, c'est en vertu de la qualité de son œuvre.
Là se trouve sa contribution réelle à l'aventure du savoir. C'est en raison de la
portée de son œuvre qu'on le lit aujourd'hui (certains de ses livres ont dépassé les
40 ans de carrière en tant qu'ouvrages de référence, âge plus que respectable en
sciences humaines) et que les générations ultérieures d'historiens le liront encore
longtemps. Éventuellement pour le discuter ou contester certaines de ses analyses, car en science il n'y a d'héritage acceptable que par des héritiers critiques,
afin d'inscrire la réflexion scientifique dans une perpétuelle remise en cause progressiste. Tout comme lui-même l'a fait en son temps.
Quelle était l'historiographie grecque ante-Vernant ?
Le renouvellement de l'historiographie grecque
Toute discipline scientifique a une histoire et se développe progressivement
dans l'histoire, en élevant ses exigences méthodologiques, ses critères de scientificité et la pertinence de ses analyses. L'histoire de l'antiquité n'échappe pas à
cette règle depuis Hérodote, le père de l'Histoire et, de fait, le premier historien
de l'antiquité. L'œuvre de Jean-Pierre Vernant s'insère de manière précise dans
l'histoire de l'écriture de l'Histoire, à une époque charnière de l'historiographie
grecque. Il appartient à cette génération d'historiens de la seconde moitié du
xxe siècle qui vont renouveler les études du monde grec, développant de nouvelles approches, utilisant de nouveaux outils conceptuels, un esprit moins
guindé par le "classicisme" et bénéficiant des progrès considérables de l'archéologie.
Saisir la portée historiographique de l'œuvre de Jean-Pierre Vernant exige de
comprendre quel était l'état de l'historiographie grecque lorsqu'il est entré dans la
carrière en 1948. La lecture d'ouvrages d'historiens d'avant la seconde guerre
mondiale, ou à peu de choses près de cette période (Reinach, Habert, Gustave
Glotz, André Bonnard ou Jean Charbonneaux pour ne citer qu'eux), est éclairante
sur la manière dont la Grèce était pensée et enseignée.
Une Grèce idéalisée, magnifiée, mythifiée et racialisée
Les ouvrages des grands historiens de cette époque employaient un ton qui
nous paraîtrait étonnant aujourd'hui, présentant une Grèce idéalisée, foyer de "La"
culture, où le commentaire moraliste avait du mal à être dissocié de l'évocation du
PARCOURS 2007-2008
255
ERIC LOWEn
fait historique. On parlait de "race", de "pureté", de "perfection", de "grandeur",
de "génie grec" de manière courante. C'était une histoire centrée sur les "grands
hommes", les batailles, les faits d'Etat, les constructions de monuments et les événements grandioses. Le quotidien populaire était inexistant, de même que les
dimensions sociales et culturelles qui s'inscrivent dans un temps long.
L'image de la Grèce était celle d'un pays qui n'aurait été composé que de
Phidias, de Callicratès, de Clisthène, de Sophocle, de nobles penseurs rationnels
tels Platon ou Aristote, qui n'était que Parthénon et que théâtre d'Épidaure. Cela
revenait à réduire la France de l'époque de Louis xIV à la vie de Versailles. Cette
image de la Grèce était le reflet du classicisme des élites cultivées occidentales,
de l'idéalisation de la culture grecque en fonction de leur point de vue particulier
et surtout, en vertu de l'utilisation qu'elles faisaient de cet héritage de la Grèce.
Une idéalisation dominée par la notion de "miracle grec"
256
La Grèce était essentiellement réduite au "miracle grec". Cette notion de
"miracle grec", expression popularisée par Ernest Renan (1823-1892) dans sa
Prière sur l'Acropole (1884), est une clef de compréhension de l'image que se faisaient les occidentaux de la Grèce. Elle était pensée comme un miracle sorti du
néant, une sorte de rupture sans rapport avec le monde antique qui l'avait précédé.
Le texte même de Renan est une synthèse brillante de la manière dont la Grèce
était perçue à cette époque : « L'impression que me fit Athènes est de beaucoup la
plus forte que j'aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n'y en
a pas deux : c'est celui-là. Je n'avais jamais rien imaginé de pareil. C'était l'idéal
cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j'avais cru que
la perfection n'est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de l'absolu. depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens
propre du mot ; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus
et au christianisme, m'apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or
voici qu'à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une
chose qui n'a existé qu'une fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus,
mais dont l'effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle,
sans nulle tache locale ou nationale. Je savais bien, avant mon voyage, que la
Grèce avait créé la science, l'art, la philosophie, la civilisation ; mais l'échelle me
manquait. Quand je vis l'Acropole, j'eus la révélation du divin, comme je l'avais
eue la première fois que je sentis vivre l'Evangile, en apercevant la vallée du
Jourdain des hauteurs de Casyoun. Le monde entier alors me parut barbare.
L'Orient me choqua par sa pompe, son ostentation, ses impostures. Les Romains
ne furent que de grossiers soldats ; la majesté du plus beau Romain, d'un Auguste,
d'un Trajan, ne me sembla que pose auprès de l'aisance, de la noblesse simple de
ces citoyens fiers et tranquilles. Celtes, Germains, Slaves m'apparurent comme
des espèces de Scythes consciencieux, mais péniblement civilisés. Je trouvai notre
Moyen Âge sans élégance ni tournure, entaché de fierté déplacée et de pédantisme. Charlemagne m'apparut comme un gros palefrenier allemand ; nos chevaPARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
liers me semblèrent des lourdauds, dont Thémistocle et Alcibiade eussent souri. Il
y a eu un peuple d'aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs,
une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que nos raffinés les
aperçoivent à peine. Il y a eu un public pour comprendre ce qui fait la beauté des
Propylées et la supériorité des sculptures du Parthénon. Cette révélation de la
grandeur vraie et simple m'atteignit jusqu'au fond de l'être. Tout ce que j'avais
connu jusque-là me sembla l'effort maladroit d'un art jésuitique, un rococo composé de pompe niaise, de charlatanisme et de caricature. Ernest Renan : Prière
sur l'Acropole, in Souvenirs d'enfance et de jeunesse, GF Flammarion »/
Une Grèce prétexte aux nationalismes
En plus de cette vision romantique d'une Grèce berceau de la "vraie civilisation", entourée par un monde de peuples semi-civilisés, semi-barbares, s'ajoute le
poids des nationalismes et récupérations politiques les plus diverses. La Grèce
antique était un "lieu" privilégié de projection des conceptions et enjeux nationalistes, racistes et politiques contemporains, tels que les rivalités et les ambitions
nationales.
La lecture des conflits lointains entre Sparte et Athènes semblait s'éclairer des
tensions bien présentes des conflits entre la France et l'Allemagne, quand on
n'enrôlait pas de son côté Sparte ou Athènes. On ne parlait pas de la même
manière de Sparte ou d'Athènes suivant ses positions politiques.
Entre les grandes nations européennes les rivalités archéologiques faisaient
rage, elles étaient le prolongement de leurs affrontements nationalistes et colonialistes. Le prestige international des grandes découvertes archéologiques (la
pierre de Rosette, Schliemann à Troie et à Mycènes, Robert Koldewey et les
fouilles de Babylone, Evans en Crète, Howard Carter et la tombe de
Toutankhamon, etc.) ne pouvait qu'attiser les rivalités des chercheurs et des pays.
Dans le sillage d'une tradition remontant aux grandes expéditions scientifiques
du xVIIIe siècle, l'archéologie, l'ethnologie ou l'anthropologie au xIxe siècle et
dans la première moitié du xxe siècle étaient dans une large part le prolongement
de la politique des nations colonialistes. Pour l'essentiel, les missions archéologiques dépendaient de la domination de leur pays d'origine dans la zone de
fouille, elles en dépendaient autant qu'elles étaient une forme d'expression de
cette domination. Ce n'est pas par hasard si les fresques du Parthénon se sont
retrouvées au British Museum et celles de Pergame à Berlin. S'approprier l'histoire passée et plus particulièrement le passé le plus prestigieux de l'histoire occidentale et des autres civilisations, était une façon d'affirmer son importance
historique et d'entrer dans l'histoire.
PARCOURS 2007-2008
257
ERIC LOWEn
La colonisation grecque, justification de la colonisation
occidentale
Une autre projection des enjeux contemporains d'alors sur l'antiquité était
l'amalgame-justification entre le colonialisme grec et le colonialisme de l'époque.
Il est exact qu'un des grands faits de l'histoire grecque, qui la différencie de bien
des autres cultures antiques, est sa dynamique de colonisation, qui essaimera des
cités grecques de la mer Noire à l'Espagne, d'Agathé Tyché (Agde) en France à
Aï Khanoum en Afghanistan. Mais le seul point commun entre la colonisation
grecque et la colonisation européenne à partir du xVIe siècle est le mot "colonisation". En effet, quand les Grecs fondaient une cité, ils ne cherchaient pas à
conquérir un pays ni à fonder un empire. Ils installaient généralement leur cité au
bord de la mer, dans un port propice, avec quelques terres autour (la chôra).
Leurs colonies restaient des villes autonomes et libres, sans dépendance politique
ou économique avec une métropole. Autre fait, quand ils fondaient une colonie,
comme ils n'emmenaient que peu de femmes avec eux, ils devaient en général
"prendre femme" parmi les populations autochtones vivant autour du territoire de
la ville. Encore un point qui montre la fiction de la pureté raciale des Grecs. Les
Grecs étaient grecs par la langue, la religion, les mœurs (gymnase) et la culture,
et non pas par le lieu ou le sang.
Le mythe des invasions doriennes
L'exemple le plus représentatif des projections de la politique européenne des
et xxe siècles et des idéologies d'alors (comme le positivisme) sur la Grèce
Antique est le mythe des invasions doriennes. Cette thèse d'une opposition entre
Doriens et Ioniens a longtemps été pensée comme le clivage fondamental du
monde grec. Son origine provient des travaux des linguistes du xIxe siècle qui
expliquaient la coexistence des divers dialectes grecs par l'arrivée en Grèce de
vagues successives de peuples hellénophones indo-européens : les Ioniens, puis
les Éoliens, et en dernier les Doriens.
Ce constat à l'origine dialectal allait vite donner lieu à une interprétation
raciale lorsque, en 1824, l'historien allemand Karl-Ottfried Muller (1797-1840)
opposa les vertus nordiques des Doriens (imaginées comme étant l'ordre, la discipline, l'ardeur guerrière) à la décadence des Ioniens, contaminés par les
influences délétères de l'Orient. Cette thèse expliquait la supériorité de Sparte,
considérée comme une cité dorienne idéale, par les qualités de la race dorienne.
Pour certains penseurs allemands, ils devenaient les préfigurateurs de la rigueur,
de l'austérité et du militarisme de la Prusse, surtout à une époque où l'Allemagne
cherchait à faire son unité politique à partir d'une division politique en une multitude de duchés, de principautés et de royaumes, qui évoquait fort l'atomisme
politique de la Grèce antique. Guillaume Ier pouvant s'imaginer être le nouveau
Philippe de Macédoine. Cette thèse raciale réincorporait une variante de la vieille
xIxe
258
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
théorie des climats, en faisant de l'opposition symbolique entre la dureté du froid
et le ramollissement dû à la chaleur, une explication pseudo-scientifique à but
politique.
Il faudra attendre la seconde moitié du xxe siècle pour que cette thèse soit
remise en cause et enfin considérée comme un mythe moderne lié aux théories
racistes des xIxe et xxe siècles. En France, un des premiers contestataires fut
l'antiquisant Edouard Will (1920-1997) avec doriens et Ioniens, Essai sur la
valeur du critère ethnique appliqué à l'étude de l'histoire et de la civilisation
grecques, en 1955(11). Jean-Pierre Vernant, de même génération qu'édouard
Will, va contribuer à cette réfutation du mythe des invasions doriennes, en donnant une vision plus juste de la fin de la civilisation mycénienne et de la transformation de la culture grecque depuis les âges obscurs jusqu'à la période
classique.
Le mythe des invasions doriennes, avec son fantasme de la pureté raciale et
de la supériorité culturelle, est d'autant plus illusoire qu'à leur arrivée dans la
péninsule grecque au début du deuxième millénaire avant JC, les Protogrecs
trouvèrent un pays qui était dominé culturellement et politiquement par la Crète
minoenne. Ils emprunteront beaucoup aux Minoens pour créer progressivement
leur propre culture, la culture mycénienne, et ils ne cesseront d'avoir des
échanges culturels, artistiques et économiques avec l'ensemble de l'orient méditerranéen. La culture grecque, aussi loin que l'on remonte, a toujours été une culture issue de métissage et d'influences extérieures. L'écriture grecque classique
est pour l'essentiel empruntée aux Phéniciens et fut développée en Ionie, donc en
Asie mineure, par des Grecs non doriens.
Ces méconnaissances historiques tournèrent vite au détournement historique, dans certains cas au révisionnisme. Des personnages tels que Léon
Daudet(12) ou Maurras popularisèrent le terme "métèque" en le transformant en
injure, alors que dans la Grèce Antique le métèque est un statut légal et officiel,
accordant droits et devoirs à l'intérieur de la cité pour les Grecs libres qui
n'étaient pas citoyens de la cité. S'ils ne peuvent participer à la vie politique de
la cité, ils sont néanmoins reconnus comme des sujets de droit. Le métèque grec
n'est donc pas un paria dans la cité, il participe lui aussi à la vie de la cité. Parmi
nos contemporains, les tenants de la préférence nationale comme Le Pen affirment souvent que c'est une invention de la Grèce antique. Ce genre d'affirmation est classique dans l'extrême-droite, relayée aujourd'hui par des mouvements
tels que le Club de l'Horloge ou le GRECE (Groupement de Recherche et
d'Études pour la Civilisation Européenne), qui pensent encore la Grèce antique
en termes raciaux, comme les nazis. Ce qui était en grande partie ignorance à
d'autres époques, est aujourd'hui obscurantisme et révisionnisme. L'argument
(11) Edouard WILL, doriens et Ioniens, Publications de la faculté des lettres, Strasbourg,
1955.
(12) notamment lors de la panthéonisation de Zola en 1908 en parlant de " la dépouille
du métèque Zola". Pour Emile Zola, Alain Pagès, éditions Souny, 2008.
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ERIC LOWEn
est d'autant plus erroné que si les villes grecques appliquaient une préférence
poliade, celle-ci découlait de la logique de solidarité groupale propre à toute
société et n'avait donc rien de particulièrement grecque. Elle n'avait pas de rapport avec un sentiment national puisque l'idée de nation n'existait pas en Grèce.
Si les Grecs formaient un peuple depuis l'âge de bronze, la nation grecque naîtra
en 1830.
Une nouvelle génération d'historiens
Une nouvelle génération d'historiens, avec un esprit nouveau
Le renouvellement de l'approche de l'histoire de l'antiquité est dû en grande
partie à une nouvelle génération d'historiens qui vont entrer en fonction après la
seconde guerre mondiale. Si Jean-Pierre Vernant a joué un rôle important dans
cette évolution, il est loin d'être le seul. Son travail est inséparable d'autres
grands antiquisants comme Pierre Vidal-Naquet (avec lequel Jean-Pierre Vernant
va d'ailleurs coécrire de nombreux livres et articles, dont Mythe et tragédie en
Grèce ancienne, I et II, en 1972) ou Moses I. Finley (1912-1986) avec Slaveries
in Antiquity, Views and Controversies (1960) ou Le monde d'Ulysse, dans lequel
il sut montrer la spécificité de la Grèce homérique, distincte des palais mycéniens comme des cités archaïques. Ce livre publié en 1954 fut traduit en France
en 1969 au moment où commençaient à être connus les travaux de Jean-Pierre
Vernant dans une perspective proche (Mythe et pensée chez les Grecs. études de
psychologie historique de 1965). Autres noms : Claude Mossé, Paul Veyne qui
travaillera sur le monde romain, Jacqueline de Romilly… la liste est trop longue
pour les citer tous.
Un esprit nouveau relié au renouveau des approches historiques
260
Ce renouvellement de l'historiographie grecque n'est pas réductible à un simple changement de génération, il est inséparable de l'esprit nouveau qui souffle
alors sur l'Histoire de manière générale et les sciences humaines, entraînant le
renouveau général des approches historiques et anthropologiques. Citons les
apports de Claude Lévi-Strauss et de L'école des Annales, fondée en 1929 par
Lucien Febvre et Marc Bloch (Apologie pour l'histoire ou le métier d'historien
de 1942) qui incitèrent, avec leur idée d'une histoire "totale", à recourir, en plus
des habituels documents épigraphiques et textuels, à d'autres types de documents :
artistiques, iconographiques, numismatiques… C'était une rupture majeure avec la
tradition française instaurée par Introduction aux études historiques de Langlois
et Seignobos en 1898. Pour sa part, Marc Bloch incita grandement à la méthode
comparative, à la pluridisciplinarité et au travail collectif chez les historiens,
méthodologie bien présente dans l'œuvre de Jean-Pierre Vernant.
De nouvelles méthodes historiographiques
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
Un renouveau des méthodes historiographiques appliquées à la
Grèce
Le travail d'helléniste de Jean-Pierre Vernant se caractérise par l'application
de nouvelles approches historiographiques. Si cela ne constitue pas une méthode
au sens strict, terme qui impliquerait un formalisme et une systématique, on peut
quand même parler d'un esprit de recherche partagé par Vernant et par ses collègues, amis et disciples de ce qu'on appelle parfois l'école de Paris (le centre
Louis Gernet). Cette novation, qui révolutionna tranquillement le landerneau des
hellénistes, n'apparaît plus comme telle aujourd'hui car elle fait désormais partie
des approches classiques en la matière. La novation s'est généralisée, de fait elle
s'est discrétisée.
Un esprit de recherche interdisciplinaire et ouvert
Cet esprit de recherche s'organise autour de notions stratégiques telles que
l'utilisation de la sociologie mais loin de l'approche durkheimienne (ses
influences marxistes), de la psychologie en raison de l'influence de ses maîtres
Ignace Meyerson (1888-1983) et Louis Gernet (1882-1962), de l'anthropologie
culturaliste et structuraliste, de l'approche interdisciplinaire ou du comparatisme
qu'il a beaucoup pratiqué dans le cadre des travaux collectifs, comme en atteste
sa fondation du centre Louis Gernet en 1964, consacré aux recherches comparées
sur les sociétés anciennes(13). On peut aussi citer sa réhabilitation du témoignage
humain en tant qu'indicateur objectif d'une subjectivité agissante, donc révélateur
de l'esprit sociétal autant que d'individus particuliers. Cette approche "vernantienne" appliquée à l'histoire est étrangement revenue sur la scène actuelle avec
la polémique que mena Gérard Chauvy(14) contre Lucie et Raymond Aubrac en
1998, ce qui oblige Jean-Pierre Vernant à prendre leur défense.
Penser la Grèce comme une unité
Jean-Pierre Vernant aborda la Grèce avec l'idée qu'une société ne se découpe
pas comme une tarte, mais qu'elle forme un tout où interagissent et s'interpénètrent tous les domaines d'activités qui caractérisent une unité culturelle, qu'on a
affaire à un système global de penser le monde, d'être, de ressentir et d'agir. Le
social, le religieux, le politique, l'économique et l'imaginaire se mêlent inextricablement. Cela l'amènera à refuser les frontières entre les différents genres : littéraires, artistiques, politiques, scientifiques, juridiques, philosophiques,
comptables ou économiques… ; il faut les appréhender dans leur totalité et leur
diversité. Appliqué à la Grèce, ce principe impliquera à ses yeux l'obligation de
ne pas séparer la pensée grecque du cadre historique et social qui l'a vue naître :
la Polis, la cité-état caractérisée par la libre discussion du politique, la délibération publique et la gestion en assemblée du pouvoir.
(13) Pour information sur le centre Louis Gernet : www.ehess.fr
(14) Aubrac, Lyon 1943, Albin Michel, 1997
PARCOURS 2007-2008
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ERIC LOWEn
Une modification du statut de l'Histoire et de l'historien
Ces réflexions de fond sur les outils de l'Histoire et sur la nature même de la
matière historique vont l'amener à repenser le statut de l'histoire et de l'historien.
En s'attachant à mettre en évidence que l'histoire n'était pas derrière nous mais
qu'elle se fabriquait au fur et à mesure de notre propre histoire et en fonction de
la manière dont nous l'interrogions, il va contribuer à démythifier l'Histoire avec
un grand "H". Grâce à cette lucidité et à son travail critique, conscient que l'on ne
pose des questions au passé que depuis son présent, il a fortement contribué à
démonter ces visions simplistes et idéologiques qui dominaient dans l'histoire de
la Grèce antique.
De nouveaux axes de recherches
Un renouvellement des thématiques
Dans cette évolution des recherches historiques, l'œuvre de Jean-Pierre
Vernant va apporter un renouvellement des axes de recherches, des thématiques
d'études. Il a contribué à repenser des domaines d'études classiques (Mythe et
tragédie en Grèce Ancienne en 1972 coécrit avec Pierre Vidal-Naquet ou Mythe
et société en Grèce ancienne en 1974 par exemple) et il a poussé la recherche
vers de nouveaux domaines de la civilisation grecque (Les origines de la pensée
grecque en 1962 ; Mythe et pensée chez les Grecs, étude de psychologie historique en 1965 ; Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs de 1974 coécrit
avec Marcel Détienne ou bien encore La cuisine du Sacrifice en pays grec de
1979 par exemple). Il mettra en évidence que la religion dans l'Antiquité classique incluait autant les rites et les mythes que la tragédie et la philosophie,
qu'elle n'était pas une chose en soi distincte du restant de la société.
Une redécouverte de la Grèce antique
262
Le travail de Jean-Pierre Vernant a contribué de manière significative à la
redécouverte de la Grèce antique opérée par cette nouvelle génération d'historiens
qui, à leur tour, ont formé des centaines d'historiens. Peu de domaines du monde
grec lui ont échappé : société, religion (ses analyses sur Hestia et Hermès sont restées célèbres), rites funéraires et question de la mort (La mort dans les yeux en
1985), stratégies militaires (Problèmes de la guerre en Grèce ancienne en 1985),
politique, passage du mythe au discours rationnel, naissance de la cité démocratique, sociologie… ; en montrant à chaque fois la prépondérance, derrière le fait
matériel, de l'univers mental du monde grec, avec son outillage symbolique et sa
logique propre. Depuis son premier livre, Les Origines de la pensée grecque
(1962), il est un de ceux qui a le plus renouvelé les analyses des mythes grecs
dans la lignée de Dumézil et de Lévi-Strauss, autant que Dumézil et Lévi-Strauss
s'intéressèrent en retour à ses travaux. Pour la petite histoire, c'est à l'initiative de
ces deux grands savants que sa candidature fut proposée pour la première fois au
Collège de France en 1970, puis une seconde fois en 1974 avec plus de succès.
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
La fin de la vieille tradition humaniste classique
Cette redécouverte du monde grec est allée de pair avec deux ruptures fondamentales. La première est une rupture avec le classicisme qui était le mode d'approche habituel à l'égard de la Grèce. En dégageant la Grèce antique du
classicisme, elle quittait son statut d'objet d'admiration et d'exemple moral pour
devenir un objet d'étude scientifique comme les autres, une société humaine
comme les autres. Il est indéniable que ses positions marxistes lui ont permit
d'aborder l'histoire antique avec une véritable philosophie de l'histoire et de
l'homme, capable d'appréhender la complexité de toute société.
La remise en question des interprétations habituelles
du miracle grec
Le second apport notable de Jean-Pierre Vernant sur le monde grec est sa
contribution à la sortie de l'illusion d'un "miracle grec" dès la publication des
Origines de la pensée grecque. Ce fut le premier volume d'une longue série
consacrée à la mythologie grecque, attaquant ce genre de théories popularisées
notamment par l'helléniste écossais John Burnett (L'Aurore de la philosophie
grecque de 1919), allant de Géométrie et astronomie sphérique dans la première
cosmologie grecque de 1963 (revue Pensée N° 109, janvier 1963) à la préface
d'un recueil de textes de Louis Gernet sur cette question intitulé Les Grecs sans
miracle en 1983(15).
Jean-Pierre Vernant ne contestait pas le fait que la Grèce antique soit le berceau de la démocratie et de la rationalité. Ce sont des faits difficilement contestables. La question est de savoir comment la Grèce en était arrivée là. Comment est
apparue cette pensée rationnelle et laïque, par laquelle les grecs ont cherché à
expliquer le monde ?
Les modes d'explication habituels
La première façon de répondre à cette question est de prendre le mot miracle
presque au sens littéral et de déclarer que le phénomène n'a pas d'explication parce
qu'il est complètement nouveau, qu'il n'a d'équivalent nulle part. Dans cette hypothèse, la naissance de la rationalité s'apparenterait à une coupure dans l'histoire, à
un hiatus, à un saut qualitatif donnant naissance à une nouvelle ère historique.
Il va sans dire qu'en tant qu'héritières de cette Grèce antique (car l'héritage
grec est pluriel), les sociétés occidentales ont privilégié cette explication, qui justifiait ainsi leur supériorité sur les autres types de civilisation. Cette valorisation
ethnocentrique avait en plus pour elle le principe d'économie, c'était la thèse la
plus simple pour expliquer ce fait historique, puisqu'en disant que c'était un
"miracle", par définition, il n'y avait qu'à constater et non à expliquer.
(15) Les Grecs sans miracle, Louis Gernet, textes sélectionnés et présentés par Riccadro
di donato, préface de Jean-Pierre Vernant, La découverte/Maspero, 1983.
PARCOURS 2007-2008
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ERIC LOWEn
L'explication de continuité
Pour réfuter cette thèse, Jean-Pierre Vernant est parti d'un constat antérieur,
déjà effectué par des historiens anglais du début du xxe siècle, à savoir que les
premiers philosophes présocratiques avaient des formes de pensée en commun
avec les mythes grecs, mais légèrement modifiées dans le sens d'une naturalisation du réel. Ils utilisaient des mots provenant de la religion mais avec un sens
différent ; ainsi dans la pensée élémentariste de Thalès de Milet, l'Eau recoupe en
partie l'Eau de la mythologie classique bien qu'elle soit naturalisée, de même
pour le rôle et la nature du Feu héraclitéen. Les Grecs eux-mêmes n'avaient pas
conscience qu'ils inauguraient quelque chose de nouveau en mettant en place
progressivement un programme de vérité différent de celui des mythes.
Ces différentes indications montrent que la rupture ne s'est pas faite du jour au
lendemain, qu'il n'y a pas un "avant" et un "après" au sens usuel, et que ces novations culturelles n'ont pas touché uniformément le monde grec. Si la Grèce a donné
naissance aux voies de la raison, cette Grèce-là coexista en son temps avec une
Grèce ni plus ni moins rationnelle que les autres civilisations antiques. A coté de
quelques Socrate et Aristote, et infiniment plus nombreux qu'eux, vivait un peuple
ni plus ni moins superstitieux que les autres peuples antiques. C'est parce que nous
nous intéressons à ces auteurs-là que nous en induisons un peu réductivement que
ces notions concernaient tous les grecs. Dans leur très grande majorité, les grecs
n'étaient ni philosophes ni ne s'intéressaient à la philosophie. S'il faut en croire la
lecture des nuées d'Aristophane, ils s'en moquaient plus qu'autre chose.
La mise en évidence de la rationalité des pensées mythiques
264
En privilégiant le principe de continuité à l'origine du miracle grec, JeanPierre Vernant va contribuer à montrer, dans la ligne des travaux de Dumézil et
Lévi-Strauss, que les mythes avaient leur fonctionnement propre, leur logique
particulière. S'ils n'obéissent pas au même type de rationalité que celle des
mathématiques, ils mettent néanmoins en œuvre un ordre du monde qui a sa
cohérence et sa logique. Il y a donc une rationalité intelligible dans le fonctionnement et la finalité sociale des mythes, ce ne sont pas des "fables pour enfants" ou
des contes élaborés par les pâtres. Ils sont bien un effort de l'esprit humain pour
expliquer et donner sens au monde.
Repenser les origines de la philosophie et de la pensée rationnelle
La contestation de l'explication habituelle du miracle grec l'a amené logiquement à repenser les origines de la philosophie et de la pensée rationnelle.
Refusant l'opposition entre muthos et logos pour expliquer le passage du mythe à
la raison, qui est pour lui consubstantiel à l'invention de la démocratie, il mettra
en avant le rôle de la Polis(16). Les deux passages suivants, extraits de livres
(16) ne pas confondre avec la ville, la Polis est un ensemble politique avant d'être urbanité, un modèle civilisationnel. Il existe des villes depuis le IVème millénaire avant JC en
Mésopotamie, mais cela n'a pas pour autant donné naissance à la pensée rationnelle.
PARCOURS 2007-2008
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
essentiels de son œuvre, sont des exposés explicites de la relation Polis Rationalité :
L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un
événement décisif. Certes, sur le plan intellectuel comme dans le domaine des
institutions, il ne portera toutes ses conséquences qu'à terme ; la polis connaîtra
des étapes multiples, des formes variées. Cependant, dès son avènement, qu'on
peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle, elle marque un commencement, une
véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes
prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité.
(…) Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire
prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient
l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'état, le moyen de
commandement et de domination sur autrui. (…) Un second trait de la polis est
le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes
de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents, mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ;
des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures
secrètes. (…) désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent
les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la
communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures
de l'état. (…) La raison grecque, c'est celle qui de façon positive, réfléchie,
méthodique, permet d'agir sur les hommes, non de transformer la nature. dans
ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la cité.
Jean Pierre Vernant : Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F, 1962
La solidarité que nous constatons entre la naissance du philosophe et l'avènement du citoyen n'est pas pour nous surprendre. La cité réalise, en effet, sur le
plan des formes sociales, cette séparation de la nature et de la société que suppose, sur le plan des formes mentales, l'exercice d'une pensée rationnelle. Avec
la Cité, l'ordre politique s'est détaché de l'organisation cosmique ; il apparaît
comme une institution humaine qui fait l'objet d'une recherche inquiète, d'une
discussion passionnée. dans ce débat, qui n'est pas seulement théorique, mais où
s'affronte la violence de groupes ennemis, la philosophie naissante intervient ès
qualités. La "sagesse" du philosophe le désigne pour proposer les remèdes à la
subversion qu'ont provoquée les débuts d'une économie mercantile. On attend de
lui qu'il définisse le nouvel équilibre politique propre à retrouver l'harmonie
perdue, à rétablir l'unité et la stabilité sociales par l' " accord " entre les éléments dont l'opposition déchire la Cité. Aux premières formes de législation, aux
premiers essais de constitution politique, la Grèce associe le nom de ses Sages.
Jean Pierre Vernant : Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Ed. Maspero,
Rééd. 1971,
Vol. II, " La formation de la pensée positive "
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ERIC LOWEn
Peut-être une obligation de repenser l'enseignement
de la philosophie ?
Une conséquence indirecte de cette meilleure compréhension de la civilisation grecque et de son univers mental concerne la philosophie. En montrant
l'émergence de la rationalité dans la Grèce antique par effet d'une continuité culturelle, même si des processus de rupture interviendront localement, cela
implique qu'il n'est pas possible de séparer philosophie grecque et culture
grecque, naissance de la philosophie et constitution culturelle de la Grèce classique. Or, dans l'histoire de la philosophie, cette perspective n'a pas toujours été
prise en compte. Il faut rendre hommage à l'œuvre exemplaire de Pierre Hadot,
autre philosophe et historien de l'antiquité, qui rentrera au CNRS tout comme
Jean-Pierre Vernant en 1949, qui appartient à la même génération (né en 1922) et
deviendra lui aussi membre du collège de France en 1982. La philosophistique
traite encore largement la philosophie de manière autonome par rapport aux
autres faits culturels. Cette tendance encore vivace est un reliquat des tendances
métaphysiciennes au sein de la philosophie. Dans un entretien avec François
Busnel de décembre 2004, Jean-Pierre Vernant évoquera ce problème qu'il eut
l'occasion de rencontrer dans son propre parcours philosophique :
Eh non ! J'ignorais tout d'Achille. J'ai passé l'agrégation de philosophie en
1937. J'ai été reçu premier, mais je n'avais qu'une connaissance très vague
d'Homère. J'avais été surtout marqué par l'Odyssée et par Ulysse, comme tous
les gamins. A l'époque, mes références étaient plutôt Marx ou Platon, et j'essayais de comprendre comment Platon, ce philosophe admirable, avait pu développer une conception si aristocratique de la vie politique et du communisme.
C'est en 1948, trois ans après la fin de la guerre, que j'ai commencé à lire les
Grecs.
Jean-Pierre Vernant
Le sens de la vie, entretien avec François Busnel in Lire, décembre 2004 /
janvier 2005
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La volonté de démocratiser la Grèce antique
Pour compléter et finir ce bref tableau de l'apport de Jean-Pierre Vernant à la
compréhension de l'antiquité grecque, un dernier point mérite d'être précisé, qui
ne relève plus des considérations méthodologiques, épistémologiques et historiographiques internes à son travail d'historien présentées dans cet article. C'est un
retour à l'homme Jean-Pierre Vernant.
Un des grands mérites de Jean-Pierre Vernant, d'autant plus notable que les
exigences professionnelles de son métier ne l'y obligeaient pas, fut son effort
constant pour rapprocher la Grèce antique du grand public, pour la rendre compréhensible et accessible au plus grand nombre. En plus de son travail d'historien, de chercheur et d'enseignant, il a toujours accordé une extrême attention
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L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT
aux efforts de "vulgarisation", ou plutôt de démocratisation de la connaissance de
l'antiquité vers le grand public. Sa passion de la Grèce s'est doublée d'une passion de la démocratisation de la Grèce antique. Il s'est fait médiateur de savoir.
Or, ce n'est pas tout à fait le même travail, et cela ne demande pas les mêmes
compétences. Pour accomplir cela, il faut être capable de faire partager sa passion, ce que l'érudition la plus vaste de l'antiquité ne peut réaliser. Il y a une différence notable entre écrire pour ses pairs, hellénistes eux-mêmes, capables de
lire le grec ancien dans le texte et dont c'est le métier, et écrire pour un public
dont ce n'est pas le métier. Il faut être capable de lui parler et de l'intéresser à des
sujets complexes et ardus. Un tel talent n'est pas donné à tous les chercheurs.
Certains de ses ouvrages n'avaient pas d'autres buts comme L'univers, les dieux,
les hommes de 1999. Presque jusqu'au bout de sa vie, il n'hésita pas à se rendre
dans de simples lycées, comme lors de sa dernière apparition publique au lycée
Le Corbusier à Aubervilliers le 23 octobre 2006, pour une conférence sur
l'Odyssée.
Cette implication personnelle, militante dans un sens, rejoint la nature de son
œuvre d'historien et son rôle dans le progrès de l'historiographie grecque. Si on
revient à l'histoire de l'intérêt pour la Grèce antique dans les sociétés occidentales, pendant longtemps, les seuls qui avaient connaissance de l'antiquité, qui
pouvaient s'y intéresser, étaient des représentants des classes supérieures, par
leurs études et leur manière de se penser comme élite. Le "démos" au sens large
n'y avait pas accès, non pas parce qu'on lui interdisait, mais parce qu'il n'avait pas
la formation aux outils savants indispensables pour s'y intéresser ; parce que la
présentation élitiste de la Grèce ne s'adressait qu'à une infime minorité de personnes et dans une approche qui ne pouvait que peu intéresser le grand public.
Que le Baron de Coubertin(17) soit un grand connaisseur de la Grèce antique, cela
faisait partie des possibles pour une personne de son milieu, mais qu'un ouvrier
agricole ou un chaudronnier lise du Sophocle ou se passionne pour la vie
d'Alcibiade, cela aurait certainement été mal vu par son propre milieu.
En rendant la Grèce antique plus humaine, plus compréhensible, en montrant
que les Grecs, avant d'être grecs, étaient des hommes, avec des préoccupations
finalement pas si éloignées des nôtres, qu'ils avaient des problèmes qui pouvaient
entrer en résonance avec notre vie, que leurs problèmes existentiels pouvaient
nous toucher, il a contribué à rapprocher la Grèce et notre société. Notre société
étant une descendante de la Grèce antique, mieux la comprendre revient à mieux
comprendre les origines de notre propre histoire et peut-être de notre présent.
Eric Lowen
(17) Personnage aux convictions nationalistes et colonialistes bien arrêtées.
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JOSIAnE CHAUVIn
9. Conclusion de la journée Jean-Pierre VERNANT
Josiane Chauvin
Professeur de lettres au Lycée Bellevue, Toulouse
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Ainsi donc, à travers ces différents témoignages, nous avons pratiqué l'anamsésis chère à Platon qui, à la fin de la République, dans le mythe d'Er Le
Pamphilien, déclare : « ceux qui gardent foi en lui seront sauvés »
Gardons nous alors par oubli de nous laisser prendre à la Théodicée de la raison. Mnémosuné, l'une des divinités préférées des Grecs, qui relie les différentes
dimensions du temps, nous rappelle que, dans la plaine de l'oubli, léthé, coule le
fleuve Améles, dont personne ne peut retenir le cours.
Ne laissons donc pas s'échapper les précieux liquides alchimiques et souvenons nous - pas seulement des belles choses - selon le très beau titre du film de
Zabou Breitmann - même si elles sont utiles à nos épitaphes - mais aussi des
zones d'ombre personnelles ou collectives.
Jean Pierre Vernant donc, homme d'engagement, a fait l'expérience de l'amère
désillusion politique, quand la raison toute puissante se prend pour la vérité
ultime et doctrine de l'efficacité (d'autres, hélas ! en d'autres temps, ont parlé de
la solution ultime …).
A l'époque moderne où nous voulons aller toujours plus haut, toujours plus
loin, toujours plus vite, la figure de Prométhée nous redonne notre poids de chair
et nous rappelle que nous ne saurions survivre sans Pandora.
Un bien pour un mal, au risque du désir, dans la tension entre l'imaginaire et
le réel, si nous sommes fidèles à notre métier d'hommes.
Chez Calypso, Ulysse peut choisir entre l'immortalité et la terre de la patrie, il
choisit la terre et la finitude de l'homme (Camus, noces « l'exil d'Hélène »).
Nous préférons Achille repenti pleurant avec Priam qu'Achille vengeur de
Patrocle. Quand le héros déçu des séductions du voyage entre en sa demeure,
Hestia est là qui veille, point d'appui, figure de la permanence. Qu'il ne s'endorme point ! Hermès est déjà à la porte qui lui fait signe pour d'autres échanges,
d'autres voyages. Partons donc rêver avec les Muses mais attention aux Sirènes !
Nous saurons déjouer les pièges de Peithô (la persuasion) nous l'adjoindre ainsi
que Métis (la ruse) pour dépassant l'hubris (la démesure), construire une cité fondée sur l'isonomia (équité), chère à Platon.
Merci à Jean Pierre Vernant et à ceux qui l'aiment de nous apprendre à ne pas
oublier et de nous guider dans le labyrinthe. Et merci à un autre « passeur »,
René Char, de nous rappeler que « nos traces prennent langue ».
Josiane Chauvin
Le 5 avril 2008
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