L`Odyssée de Jean-Pierre Vernant:
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L`Odyssée de Jean-Pierre Vernant:
L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT L'Odyssée de Jean-Pierre Vernant: hommage à l'historien, à l'helléniste, au résistant Le 4 avril 2008 a eu lieu, à la médiathèque de Toulouse, et dans le cadre du Cercle des Lecteurs du GREP, une journée d'hommage à Jean-Pierre Vernant. On en trouvera ci-après les principales interventions (le débat n'ayant pas fait l'objet d'enregistrement) : 1. Introduction (Nicole Gauthey) 2. Présentation biographique de Jean Pierre-Vernant (Daniel Goubier) 3. Jean-Pierre Vernant le Résistant (Paul Dedieu) 4. Jean-Pierre Vernant et la politique (Paul Seff) 5. Hommage à Jean-Pierre Vernant (Georges Zachariou) 6. Jean-Pierre Vernant, une nouvelle anthropologie du religieux et du mythe : le sacré et le symbolique dans la Grèce ancienne (Pierre Besses) 7. Jean-Pierre Vernant, l'helléniste (Emilia Ndiaye) 8. Jean-Pierre Vernant et la démocratisation de l'histoire grecque (Eric Lowen) 9. Conclusion de la journée Jean-Pierre Vernant (Josiane Chauvin) PARCOURS 2007-2008 197 nICOLE GAUTHEy 1. Introduction Nicole Gauthey 198 Pourquoi aujourd'hui consacrer un colloque à Vernant alors qu'à sa mort mille autres colloques ont été organisés ? Pourquoi se surajouter à la longue liste de ces interventions ? Parce que déjà l'influence de son œuvre, de son horizon de questions, commencerait à s'effacer ? Parce que subsisterait une dimension de son travail non encore interrogée ? Ou encore parce que cette dimension aurait été manquée, recouverte par une certain type de lecture ou de présentation ? Sans pouvoir fournir à ces questions une réponse clairement articulée, du moins devons nous faire part d'un étonnement. L'étonnement devant une contradiction, celle qui a conduit, dans la plupart de ces colloques, à appliquer à l'interprétation de l'œuvre de Vernant une méthode de lecture contre laquelle toute son œuvre n'a cessé de s'opposer : interpréter cette œuvre à partir de l'homme - ici l'homme Vernant - sans compter que cet angle d'interprétation s'est souvent accompagné d'un mouvement hagiographique un peu trop pesant. De cette contradiction nous n'avons qu'une réponse préétablie. Mais nous voudrions réactiver le sens de sa méthodologie pour la faire apparaître comme telle. Cette contradiction est de vouloir expliquer l'œuvre par sa biographie alors que c'est le principe même de ses travaux d'échapper à ce type d'interprétation. Non seulement parce qu'il fait écran à la singularité de l'œuvre, la mise en évidence de sa logique interne, mais aussi parce que les intentions de l'auteur ne sont pas une donnée en soi : l'œuvre est la mise en œuvre de catégories de pensée, de versant de sens qui le dépassent et l'ouvrent s'ouvre sur le contexte politique, juridique, esthétique et technique de l'histoire où elle apparaît. Le sous titre d'un des premiers ouvrages publiés (Mythe et pensée chez les Grecs) est « essai de psychologie historique ». Il montre suffisamment que la biographie n'est pas un principe explicatif car elle est un produit dérivé : la psychologie de l'auteur est in-formée = mise en forme par les catégories de l'histoire. De même, parlant de son œuvre, affirmait-il : « mon travail n'est pas neutre et objectif : il est déterminé par la société dans laquelle je me trouvais et qui a beaucoup évolué, évidemment, au cours de ce dernier demi-siècle: le développement des sciences sociales, l'anthropologie, la linguistique (pas trop, en ce qui me concerne, car je ne suis pas linguiste mais philosophe), le structuralisme… » Puisque Vernant évoque ici le structuralisme, il faut pour comprendre ce qu'il visait quand il parlait du Monde Grec, se référer à la notion d' « episteme » qu'avait créée Michel Foucault. On retrouve le même mouvement chez Kuhn mais appliqué au cercle de la science - avec la notion de paradigme. Chaque époque pense son monde à l'aide d'un cadre catégoriel de pensée, une constellation d'oppositions sémantiques qui s'organisent en structure. Non pas qu'il s'agisse de dissoudre la singularité de l'œuvre dans la généralité d'un contexte PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT historique, mais plutôt d'accéder ainsi à son originalité : ce qui fait l'œuvre singulière est la façon dont elle compose ces catégories, exploite leur logique d'expressivité pour composer une matrice propre. Pour avoir par conséquent accès à la particularité de l'œuvre il faut accéder à ses matériaux d'expressivité grâce auxquels on accède au sens produit par leur composition. Si donc on veut rester fidèle aux principes de Vernant, c'est sa propre grille de lecture du Monde Grec qu'il faudrait appliquer à son œuvre, en rappelant le contexte dans lequel elle aussi s'inscrit. Le retour aux Grecs a, on le sait, une histoire, initiée surtout par Heidegger. D'une part, il s'agit de remonter au-delà des interprétations classiques du monde Grec pour retrouver l'authenticité de ce monde dont l'archaïsme un peu déroutant serait le critère. C'est le même principe qui a guidé André Chouraqui dans la restitution d'un hébreu archaïque pour retrouver la lettre originaire de la Bible. D'autre part il s'agit de retrouver l'accès aux Grecs originaires, donc d'accéder à notre propre origine. Comme le sujet en psychanalyse, en retrouvant son origine, retrouve le sens des codes inconscients qui le manipulent à son insu en organisant ses conduites, de même l'Occident en remontant jusqu'à l'originarité du grec pourra comprendre et se réapproprier les catégories de pensée qui non seulement traversent la philosophie mais organisent pour une bonne part le monde de cet Occident dans ses dimensions politiques, techniques, esthétiques et institutionnelles. Je cite JP Vernant : « nos grandes catégories de pensée et d'action - sujet, volonté, liberté, personne, justice, etc. - dérivent du moule grec dans lequel nous sommes encore pris, au point qu'il est devenu un pli pour notre pensée : celui d'une modélisation du monde, qui pose un idéal auquel se conformer, et impose le surplomb d'idées par rapport auxquelles notre comportement aurait à s'orienter. » C'est en se réappropriant le passé qui court dans les veines de notre présent que nous pourrons nous réapproprier ce présent. Mais alors que, par exemple, Heidegger croit pouvoir s'appuyer sur la seule étymologie pour remonter jusqu'à l'origine grecque, pour Vernant le langage ne suffit pas. Le paysage mental des Grecs déborde la simple expression par la langue. Ses catégories de pensée, le système de ses oppositions et distributions se déploie et organise silencieusement tout son monde politique, esthétique et religieux. La matière de son inscription n'est pas seulement la langue mais aussi toutes les pratiques et toutes les formes de représentations. Par exemple, pour comprendre le héros tragique, comment l'individu s'engage dans un choix, il faut examiner « comment se sont établis, à travers les diverses pratiques sociales (religieuses, politiques, juridiques, esthétiques, techniques) les rapports entre le sujet humain et ses actions » Par exemple encore, pour comprendre le sens du divin chez les Grecs, il enquête sur les diverses façons de figurer le divin. C'est précisément parce que la recherche ne s'arrête pas au seul document écrit qu'il a pu mettre en évidence, la « metis », cette forme d'intelligence praPARCOURS 2007-2008 199 nICOLE GAUTHEy 200 tique qu'aucun texte ne problématise : « Il n'y a pas de traités de la metis, comme il y a des traités logiques, ni de systèmes philosophiques construits sur les principes de l'intelligence rusée… La présence de la metis au sein de l'univers mental des Grecs peut bien être déchiffrée dans le jeu des pratiques sociales et intellectuelles [...]. Elle n'est pas donnée dans un texte qui en livrerait d'emblée les fondements et les ressorts. » Et un peu avant encore « la réalité que nous nous efforçons de cerner se projette sur une multiplicité de plans aussi distincts les uns des autres que peuvent l'être une théogonie ou un mythe de souveraineté, les métamorphoses d'une divinité aquatique, les savoirs d'Athena [...], un piège pour la chasse, un filet de pêche, l'art du vannier, du tisserand, du charpentier, la maîtrise du navigateur, le flair du politique[..] le retournement du renard et la polymorphie du poulpe, [...] l'illusionnisme rhétorique des sophistes. » Ainsi en contournant l'interprétation seulement écrite, textuelle, dont la tradition occidentale philosophique, littéraire pensait son origine grecque, Vernant at-il pu découvrir une autre figure de cette origine. De ces catégories de pensée qui habitent notre culture occidentale, non seulement dans ses institutions mais aussi rappelons-le, dans des catégories aussi quotidiennes que celle de la volonté, il a pu dresser un autre paysage de l'origine. Quand le soi retrouve la figure vraie de son passé, elle lui apparaît dans l'étrangeté de l'autre. Mais il peut du coup comprendre la figure de son aujourd'hui en mesurant la distance qui le sépare de son origine et par quels couloirs de transformations il en est venu à cet aujourd'hui. Vernant a dégagé l'origine ; à nous de faire le travail d'exploration des transformations qui nous ont conduit à cet aujourd'hui. A nous aussi de faire l'inventaire de ce qui en nous, de cette origine, court encore inaperçu. Plus que de simplement la présenter il s'agit de faire travailler l'œuvre Vernant. Car c'est finalement là le danger du biographisme : en rapportant l'œuvre à un individu, de la présenter comme un objet clos, enfermé dans la singularité de son auteur. Reste la question : pourquoi a-t-on appliqué aux travaux de Vernant un mode d'interprétation qu'il n'avait cessé de dénoncer ? C'est là que la question devient plus complexe. Car si son œuvre s'est prêtée à cette contradiction c'est que peutêtre elle l'a elle-même facilitée. Et il est vrai que peu à peu on a assisté à un tournant biographique : la référence de Vernant à son parcours de vie s'est faite de plus en plus fréquente et insistante. D'abord par la parution d'ouvrages où il interrogeait explicitement le chemin qui l'avait conduit à l'étude du monde Grec. C'est l'objet d'Entre mythe et politique, paru en 1996. Ce mouvement s'accéléra à l'occasion de diverses interviews ou entretiens qu'il dut accorder à proportion des titres et des honneurs dont il fut honoré. Devenu personnage institutionnel, sage en majesté, on s'adressait à lui comme la voix de l'autorité. Et c'est parce qu'il apparaissait comme la conscience morale de référence par ses engagements politiques, qu'il a représenté la figure type de l'intellectuel - mais qu'il a pu aussi en rejouer: PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Car cette déférence convenue qui crée l'hagiographie, c'est lui-même qui à partir d'un certain moment l'a favorisée, voire entretenue. Il en connaissait les règles : répondre ou interrompre brutalement la question policée par une position tranchée, recourir un instant à une expression châtiée voire argotique, puis revenir à la monotonie de l'interview convenu. Mais cette figure ou posture de l'intellectuel a un travers. Censé dépasser sa particularité individuelle pour incarner la voix de la conscience universelle et de la vérité, l'intellectuel se donne compétence et avis sur tout par la simple génialité de cette conscience, oubliant ou pouvant négliger, dès lors, toute rigueur de la méthode. Progressivement la facture des ouvrages publiés a changé. De l'enquête argumentée, de la recherche méthodique des différentes variantes d'une même source on est passé à une dimension de récit de plus en plus accentuée. On a assisté, en réalité, à un double mouvement, celui de la référence autobiographique, celui de la substitution à l'analyse théorique du récit pur et simple, du conte. A la présentation propre des Grecs s'est peu à peu substituée une présentation de sa présentation du monde grec - dans le commentaire de ses méthodes, de ses choix, de son parcours de vie, etc. Il nous parlait de lui en nous parlant des Grecs au point que, comme la voix de l'autorité ne s'autorise que d'elle-même, il se substitua au monde des Grecs eux-mêmes en finissant par parler à leur place. Ainsi un de ses derniers ouvrages, L'univers, les dieux, les hommes : « dans ce livre, j'ai tenté de livrer directement de bouche à oreille un peu de cet univers grec.[] Il me plaisait aussi que cet héritage parvienne au lecteur sur le mode de ce que Platon nomme des fables de nourrice, à la façon de ce qui passe d'une génération à la suivante en dehors de tout enseignement officiel. ». « J'ai essayé de raconter comme si la tradition de ces mythes pouvait se perpétuer encore. La voix qui autrefois, pendant des siècles, s'adressait directement aux auditeurs grecs, et qui s'est tue, je voulais qu'elle se fasse entendre de nouveau aux lecteurs d'aujourd'hui » On pourrait ne voir dans ce double mouvement de mise en avant de soi que l'effet de la vieillesse. Nous savons qu'avec l'avancée de l'âge croit souvent le narcissisme comme la dénégation vindicative de fêlures de plus en plus présentes. Mais on pourrait aussi donner un autre sens à cette posture du Pater Familias dont il a voulu jouer. Comprendre son origine, à lui, homme Vernant, était aussi un moyen d'interroger depuis quel lieu il interprétait le monde grec et donc d'interroger à un second degré l'originarité de ce monde : « en histoire, les textes ne parlent pas. Ils ne font que répondre aux questions qu'on leur pose, et on ne peut poser de questions que depuis un présent. » Il faut donc interroger sa position dans le présent pour éviter les projections de nos propres catégories de pensée dans l'interprétation. De même se faire conteur n'était pas simplement un jeu mais devrait être pensé comme une modélisation. Le scientifique crée un modèle du réel et fait tourner ce modèle, le fait varier, pour, d'une part, mettre en évidence des dimenPARCOURS 2007-2008 201 nICOLE GAUTHEy sions cachées ou inapparentes de ce réel, et d'autre part, expérimenter in vivo la fiabilité de ce modèle. C'est la même démarche du juge d'instruction quand il demande une reconstitution de la scène du délit. Ainsi, loin de s'être laissé gagner par la facilité, dans ce double mouvement d'interrogation biographique et de pratique du conte, Vernant aurait été animé d'un même souci épistémologique : débusquer ses propres implicites et mettre à l'épreuve de l'expérience ses interprétations. Et il n'aurait jamais dévié de son projet initial qu'il annonçait dès ses premiers livres : dans Mythe et Pensée chez les Grecs, 1965 : « il faut disait-il se faire Grec au dedans de soi-même » pour les comprendre. On pourrait compléter se faire Grec, donc autre au dedans de soi-même, aussi, pour en devenant autre à soi-même, autre à l'écran des interprétations de soi, retrouver le propre de soi-même dans son étrangeté. C'est avec cette hypothèse comme un fil d'attention parmi d'autres possibles que je vous convie à écouter les interventions qui vont suivre. Nicole Gauthey Présidente du GREP 2. Présentation biographique de Jean-Pierre Vernant Daniel Goubier 202 « Ji. Pé. raconte-moi une histoire ! » demandait souvent son petit fils à JeanPierre Vernant. Alors, de sa voix chaude et profonde qui semblait faite pour ça, il lui contait les aventures et démêlés de « ses » fameux héros et dieux grecs qui faisaient en quelque sorte partie de sa famille, qui étaient à tout le moins des connaissances intimes. Retraçant à grands traits cette vie riche de tant d'évènements et d'engagements, en prise directe sur l'époque, il me semble que je serais infidèle à l'homme chaleureux et fraternel si je me contentais d'aligner sèchement des dates, de me cantonner dans le factuel, l'évènementiel, le déroulement biographique et intellectuel isolé de sa pâte humaine. Nous avons à faire là, disons-le tout de suite, à un Auteur et Acteur majuscule, à l'histoire d'un homme dans le siècle, qui en assume toutes les dimensions et tous les drames. Aussi permettez-moi, devant un tel itinéraire, une présentation quelque peu intimiste et impressionniste qui penchera du côté du portrait. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Jean-Pierre Vernant est né à Provins dans les tout premiers jours de 1914. N'est-ce pas déjà, par cette seule date, l'amorce d'une part de destin qui s'inscrit là. Son père, un intellectuel qui a fait toutes ses humanités comme on disait alors, est propriétaire du journal républicain et dreyfusard « Le Briard » fondé par le grand-père à la fin du xIxe siècle. Bien que réformé, il s'engage comme deuxième classe et sera tué dès les premiers mois de 1915. Jean-Pierre Vernant ne le connaîtra donc pas. En perdant sa mère dès l'âge de neuf ans, il devient pupille de la nation. Il va grandir au sein d'une fratrie de cousins mais surtout avec son frère Jacques, son aîné de deux ans. Celui-ci sera le grand modèle tutélaire ; JeanPierre mettra ses pas dans les siens, fera les mêmes études au lycée Carnot à Paris, puis à Louis-le-Grand, passera la même agrégation de philosophie, poussant le mimétisme jusqu'à être reçu premier comme lui, puis plus tard à entrer dans l'enseignement comme lui encore. Toujours en sa compagnie, il fera le coup de poing sur le Boul' Mich' contre l'extrême droite (Ligueurs, Action Française et autres Camelots du Roi) qui tenaient le haut du pavé à l'époque. Lucie Aubrac, qui faisait déjà partie de la bande, raconte que chacun avait son trottoir : faut-il dire que la bande « aux Vernant ! » tenait bien sûr le trottoir de gauche (en remontant vers la Sorbonne et le Luxembourg) et qu'on s'envoyait force noms d'oiseaux et parfois gnons et horions jusque dans la cour de la Sorbonne pour animer un peu les débats et le quartier. Tout ceci se déroulait en gros au début des années trente et jusqu'au Front Populaire de 1936. Auparavant trois dates importantes pour lui sont à retenir : 1932, l'entrée pour la première fois au parti communiste. 1934, le premier grand voyage à l'extérieur ; comme par hasard en URSS. ! Puis 1935, où il fait à pied la découverte éblouie de la Grèce, encore avec son frère et des copains du Quartier Latin. C'est peu de dire qu'il rencontre là sa terre d'élection. Du Front Populaire il parlera comme d'un autre éblouissement en évoquant les équipées de vacances vers le sud, le plus souvent avec ceux du Quartier Latin, du café « Capoulade », mais aussi une certaine Lida d'origine russe, avec laquelle il se mariera en 1939 On peut dire, je crois, que cette période des années 30-37, (en dehors évidemment des études puisqu'il passe l'agrégation de philosophie en 1937), sera pour JP Vernant une véritable propédeutique à l'action politique et à la fraternité de groupe. Durant cette période agitée et devenue menaçante à bien des égards, (c'est la fameuse « montée des périls », que l'on y songe un instant : Franco en Espagne, Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, Staline en URSS, Salazar au PARCOURS 2007-2008 203 dAnIEL GOUBIER Portugal, c'est, je crois, ce qu'on peut appeler la totale !), il œuvre dans plusieurs organisations politiques : outre au P.C., on l'a vu, et aux Jeunesses Communistes, à l'Union Fédérale des Etudiants, et même à une certaine Organisation des Athées Révolutionnaires ! Mobilisé en 1938 dans les chasseurs alpins sur la frontière italienne à Modane, il est tout heureux de pouvoir y pratiquer le ski et la montagne. Car nous ne l'avons pas dit encore, mais notre jeune philosophe est un « physique », une carrure sportive, un lutteur. Il parlera même d'organisation de « gang » en évoquant aussi bien les groupes d'étudiants militants que les maquisards. D'ailleurs, durant la Résistance il devra à la vigueur de son jarret de s'échapper de situations souvent scabreuses ! En 1939, en épousant Lida, il va faire connaissance des milieux russes de notre capitale, singulièrement des réfugiés politiques. On sait peut qu'aidé par elle, traductrice de russe, il interviendra souvent en leur faveur et en faveur des dissidents de l'Est. Moscou, à divers titres, exercera un véritable tropisme sur lui et il y retournera plusieurs fois. C'est en militaire, en cette même année 39, qu'il va, selon ses propres termes, « recevoir un grand coup sur la tête » en apprenant la signature du pacte germano-soviétique. 204 L'année 1940 lui apporte une grande joie, la naissance de sa fille Claude, mais aussi la terrible nouvelle de la capitulation qui le pétrifie sous l'uniforme. Il vit ce drame, comme une suprême humiliation. Aussitôt se dresse en lui le patriote, le citoyen, le Français foncier et très vite le Résistant. Si l'on ajoute la Fraternité et la Fidélité on a envie le concernant, de mettre dès le départ, cette trilogie en exergue ; elle retentit sur toute sa vie, en y ajoutant une sorte d'Amour sacré pour la France, « sa France » comme il disait (lui aussi avait une certaine idée de la France… suivez mon regard !) Les tribulations de la débâcle le conduisent jusqu'à Narbonne où il est démobilisé en début 1941. Comme bien souvent à l'époque, après des épisodes plutôt rocambolesques, (dont une proposition pour être colonel de pompiers !) et grâce à l'entremise de son frère, il est nommé professeur de philosophie dans le lycée de Toulouse qui deviendra le Fermat actuel. Observons tout de suite qu'il va retrouver dans cette ville celui qu'il considérera toujours comme son maître : Ignace Meyerson, juif polonais, récemment nommé professeur de psychologie à la faculté des lettres, initiateur de la psychologie historique, qui sera chassé de son poste par les lois anti-juives de Vichy. Il en fera le dédicataire et l'inspirateur d'un de ses premiers et plus importants ouvrages, « Mythes et pensée chez les Grecs », une étude de psychologie historique, livre que nous rencontrerons plus tard. Signalons encore que cette même année, Ignace Meyerson fonde la Société Toulousaine de Psychologie Comparative qu'il prolongera en 1952 par un Centre de Recherche toujours dans ce même domaine de la psychologie historique. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT J-P Vernant ne tarde pas à entrer dans le Réseau Libération Sud, encore une fois sur intervention de son frère Jacques, alors professeur à Clermont-Ferrand. Et, en bout de chaîne, celle qui l'accueillera à Lyon pour sa toute première mission clandestine sera la copine des premières luttes antifascistes au quartier latin : Lucie Aubrac(1). Il deviendra le chef de la Résistance de ce secteur sous le nom de colonel Berthier. Je laisse cette partie du Jean Pierre Vernant résistant à Paul Dedieu qui a vécu cette période « vernantienne ! » de l'intérieur et nous en parlera tout à l'heure. Remarquons seulement ici combien cette cellule étudiante initiale fut génératrice d'une sorte de « fratrie » (mot cher au cœur de Vernant) des copains et copines qui se suivront partout, et notamment dans la Résistance(2). Ce qu'il faut ajouter, à l'entendre, à le lire, à prêter attention aux témoignages, c'est qu'il se sent comme charnellement obligé de se dresser, bien sûr contre le terrible système de négation d'humanité qui monte à l'horizon, mais aussi contre l'occupation de « sa » terre natale et fondamentalement contre tout ce qui lui apparaît bafouer la dignité de l'Homme avec un grand H. Avant même d'aborder ce que la Grèce classique et hellénistique va approfondir pour lui, et au-delà de toutes les différences avec notre époque, il dira dans un livre, « La traversée des frontières », qu'il a éprouvé sur le terrain cette conscience délibérative du citoyen responsable qu'il mettra en lumière à travers la pensée, la raison, l'histoire de la Grèce ancienne, fille de la Cité. Osons dire qu'il y était destiné, qu'il avait mûri pour ce creuset de notre conscience politique, pour cette Polis qu'il analysera comme personne. Ici encore, d'autres intervenants en parleront plus spécialement et profondément. Vient 1946 qui le voit réintégrer le parti communiste, de telle sorte qu'on peut dire, sans trop forcer le trait, qu'il aura été communiste avant la guerre, à sa manière temporairement Gaulliste pendant, et à nouveau communiste après ! Il y a cependant une vie en dehors des aléas et divers engagements intellectuels, politiques ou militaires, si importants soit-il. Nous l'avons quitté jeune prof de philo en 1941, nous le retrouvons dans cet immédiat après guerre, réintégrant un enseignement de philosophie à Paris. Puis surtout en 1948, sous l'influence de son second vénéré maître, Louis Gernet, (helléniste, historien et sociologue durkheimien, ex-doyen de la faculté des lettres d'Alger), il entre au C. N. R.S. en débordant toutes les règles en usage, pour se tourner vers l'anthropologie de la Grèce ancienne qui sera désormais la grande affaire de sa vie. (1) En 1942, devenu colonel Berthier, il prend la direction de ce réseau sud qui comptera dans ses rangs notamment Cavailles, Ravanel, d'Astier de La Vigerie, Benech, Leduc, Cordier, etc. S'y trouve également son mentor, le professeur Meyerson qui sera responsable de la presse clandestine du Sud-Ouest. (2) Il dit, parlant des femmes, notamment pendant la résistance : « Elles ont plus que nous, des formes de courage et d'esprit de résistance. Elles ne cèdent pas. Elles ont une capacité de s'accrocher absolument extraordinaire. S'il n'y avait pas eu les femmes nous n'aurions rien pu faire. » PARCOURS 2007-2008 205 dAnIEL GOUBIER 206 Les années cinquante qui suivent, seront aussi marquées à la fois par sa lutte contre les guerres coloniales, l'aide qu'il jugera trop discrète aux pays de l'Est sous la botte soviétique, mais également ses interventions et ses écrits en compagnie de groupes d'intellectuels de gauche pour tenter de faire bouger de l'intérieur le parti communiste français : « je reste avec eux pour les titiller ! » (au P. C. on l'appelait le termite !). Il entre à l'École Pratique des Hautes Études où il sera nommé directeur d'étude en 1958. Il continuera également à intervenir à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales lorsqu'elle sera créée en 1975. Désormais immergé totalement dans le monde et l'olympe grec, il fait paraître en 1963 son premier grand ouvrage « Les origines de la pensée grecque » qui sera suivi en 1965 de « Mythe et pensée chez les Grecs » chez Maspéro, éditeur engagé du quartier SaintSéverin à Paris, qu'il affectionnait particulièrement. Ces deux ouvrages, s'inspirant de la psychologie historique initiée par Ignace Meyerson, constitueront un grand souffle nouveau dans la recherche hellénistique en France : période de travail intense, comme s'il voulait mettre les bouchées doubles. Observons que ce fervent helléniste publie ses premiers ouvrages alors qu'il a tout de même 49 ans en cette année 63. Il aura trouvé le temps de fonder en 1964 le Centre Louis Gernet(3) qu'il dirigera pendant vingt ans. Ce centre rassemblait des chercheurs de nombreuses disciplines, bien au-delà de l'anthropologie et des recherches hellénistiques ; il fonctionnait selon un principe qu'il formula et reformula souvent, inspiré en droite ligne de l'Agora athénienne : « Le principe de république des égaux ». Certes il avait depuis longtemps pris ses distances, mais l'année 1969, (d'autres sources parlent de 1970) marque sa rupture définitive avec le parti communiste français ! Il sera passé avec lui au travers de bien des soubresauts et désamours, mais il dira toujours avoir noué, notamment dans sa formation de militant et dans la Résistance, quelques-unes de ses plus fortes amitiés, éprouvé le sens profond du groupe et de l'organisation, mais aussi forgé un mode de pensée qu'on a envie de dire marxien plus que marxiste. On peut, je crois, ajouter ici que, toute sa vie, il prônera le dialogue ouvert et la confiance entre les différentes croyances, s'appuyant une fois de plus sur ses « frères en résistance », qu'ils soient chrétiens, juifs, communistes, athées ou autres. Durant ces périodes, audedans comme au-dehors, il se reconnaîtra toujours en communiste critique. Il quitte le P. C. joyeusement, dira-t-il, par fidélité à lui-même, et dans des conditions truculentes qu'il fallait lui entendre raconter. (de ce long et souvent conflictuel compagnonnage d'autres intervenants parleront tout à l'heure). C'est l'occasion de préciser maintenant qu'il y avait en lui, au-delà du savant, osons dire un « vigoureux païen éclairé », qui possédait, entre autres, deux (3) Louis Gernet, comme doyen de la faculté des lettres d'Alger, fut membre du jury et signa le diplôme d'études supérieures (il s'appelait ainsi à l'époque) d'Albert Camus, le 25 Mai 1936 (au moment des manifestations et grèves annonçant le Front Populaire). PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT talents qu'il faut mettre en évidence : le talent du pédagogue, qui sera sa grande vocation, et le talent du conteur, qui sera sa marque personnelle. Quiconque l'a écouté n'a pu qu'être frappé par sa voix attentive et proche comme celle d'un grand aîné, mais aussi par son approche qui ne déversait pas sur vous son savoir, mais vous faisait partager la clarté d'une pensée, rendant immédiatement intelligible ce qu'elle avait décrypté pour vous, notamment ce fameux « miracle grec », ses héros et dieux olympiens qui trente siècles après nous éclairent encore. Parlant récemment de lui avec des amis, tous faisaient la même réflexion : il vous donnait le sentiment d'être aisément intelligent, ce qui est bien agréable ma foi, mais constitue peut être la suprême ruse de l'alliance du pédagogue et du conteur justement ! Est-ce que, par hasard, la rouée Métis, qu'il a si admirablement débusquée, ne rodait pas par là en exerçant sur vous sa séduction ? 1972 marque son premier ouvrage en collaboration, avec son collègue et ami Pierre Vidal-Naquet. Collaboration longue et féconde qui ne se limitera pas à l'écriture et à la recherche, mais inclura « Le politique » justement au sens de la Cité grecque. Il en sortira : « Mythes et tragédie en Grèce ancienne ». Avec Marcel Détienne, autre helléniste éminent, il consacrera en 1974 un livre aux « Ruses de l'intelligence » qui traite justement de la fameuse Métis qui, à travers l'Odyssée et bien sur Ulysse, sera l'un de ses sujets de prédilection. Il affectionnera d'ailleurs toujours ce travail en commun et fera paraître de nombreux ouvrages en duo. 1974 constituera l'un des sommets de sa carrière d'enseignant et chercheur puisqu'il sera nommé au Collège de France où il occupera une chaire « d'étude comparée des religions antiques ». Si l'on se souvient qu'il avait commencé son parcours de jeune militant sorbonnard par une adhésion à l'association « des athées révolutionnaires », ce choix d'une étude comparée des religions dans cette prestigieuse enceinte, ne manque pas d'une certaine saveur et cocasserie ! Les années 1980 seront marquées plus particulièrement par ses interventions en faveur des réfugiés politiques des pays de l'Est, notamment en Tchécoslovaquie lors du printemps de Prague. Il retournera plusieurs fois en Russie où il a conservé des liens profonds, et spécialement à Moscou, ville qu'il mettait en parallèle avec Paris dans sa dialectique de « l'autre et du même ». C'est d'ailleurs dans cette même période, et dans ce but qu'il fondera l'association française Jean Hus avec Jacques Derrida. En 1985, il reprend, son « Mythe et pensée chez les Grecs » paru en 1965, complété, augmenté de plus de trente années d'expérience dans les domaines qui lui tiennent le plus à cœur. Ce livre connaîtra de très nombreuses rééditions, jusqu'en livre de poche. Il ne négligera pas non plus des débats (faut-il dire homériques !) avec la confrérie des hellénistes et des historiens, notamment sur la Résistance. En 1990 il a la douleur de perdre son épouse et collaboratrice et la tentation de tout arrêter le saisit. Mais son fort tempérament de vieux lutteur l'emporte PARCOURS 2007-2008 207 dAnIEL GOUBIER 208 pour se consacrer surtout à l'écriture. En collaborations ou en « solo », dans cette production d'une trentaine d'ouvrages, citons parmi les derniers : une nouvelle fois avec Vida-Naquet « Œdipe et ses mythes » en 1994 ; avec Jean Bottéro et Clarisse Herrenschmidt « L'orient ancien et nous » en 1996 ; « l'Univers, les dieux, les hommes » en 1998 ; « la Traversée des frontières » en 2004 où pour une fois il parle un peu de lui ; enfin « Pandora, la première femme » avec Nausicaa autre figure féminine de prédilection de son panthéon, reprise d'une conférence donnée à la B. N. F. en 2005. Répugnant à se mettre en scène personnellement, en dehors de quelques périodes très ponctuelles en réponse à des sollicitations précises, il n'a pas fait paraître de livre sur ses différents engagements et enseignements. « Si tant est que j'aie une plume, elle n'est sûrement pas biographique » dit-il dans la préface de « Entre mythe et politique » où il se livre un peu plus(4). S'il fallait situer J-P Vernant dans les principaux mouvements intellectuels de son temps, je crois qu'il faudrait dire d'abord qu'il n'était sûrement pas un homme d'école ou de système, le contraire d'un dogmatique. Bien loin de la tour d'ivoire, il était attentif à tous les mouvements de pensée comme le prouve entre autres ce Centre Louis Gernet qui accueillait les chercheurs de toutes les disciplines. Mais dans son œuvre, sa seule véritable et durable référence est celle de la psychologie historique de son inspirateur initial Ignace Meyerson. Dépassons bien sûr le marxisme dont d'autres traiteront tout à l'heure. Si l'on regarde le structuralisme de Lévi-Strauss ou la nouvelle recherche historique comme celle de l'École des Annales, il a tracé sa route sans rien rejeter par principe, mais sans avoir les mêmes balises. Concernant les historiens de l'Histoire contemporaine il aura souvent la dent dure notamment, on l'a vu sur l'histoire de la Résistance. Avec Jacques Derrida il fondera l'association Jean Hus mais dans une visée uniquement politique en direction des Pays de l'Est. Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, pour ne citer qu'eux, qui firent aussi des incursions dans l'univers de la Grèce antique, sont des hommes pour lesquels il avait une indéniable estime et des convergences nombreuses, sans considérer pour autant qu'il suivait le même cap et avec la même boussole qu'eux. Quand à la psychanalyse, osons dire que ce n'était pas son truc et qu'il a traversé l'existentialiste sartrien sans détourner la tête ! Mais en tout cela d'ailleurs il n'est pas à exclure que des spécialistes en chacun de ces mouvements de pensée n'apportent un éclairage complémentaire et même contradictoire, dans cette période florissante ! En référence à une période récente mettons à part ce vibrant appel du 15 mars 2004 (pour le 60e anniversaire du Conseil National de la Résistance) que J-P. (4) «..... Je vois aujourd'hui qu'au lieu d'un itinéraire unique, dont on pourrait reconstruire après coup la ligne, il y a eu des voies multiples où je me suis trouvé poussé autant que je les ai choisies, des pérégrinations, des détours. On avance avec le temps, mieux vaudrait dire on est déplacé avec lui…» Intervention au lycée Pierre de Fermat 27 novembre 2004 PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT signait avec ses indéfectibles compagnons d'alors. C'est un admirable appel, notamment à la jeunesse de notre époque. Il n'a bénéficié que d'une médiocre diffusion, mais vous pouvez l'écouter intégralement sur Internet. Collectionnant à travers le monde les conférences, les décorations, les distinctions, les honoris causa, Jean-Pierre Vernant décèdera le 9 janvier 2007 à son domicile de Sèvres, dans les Hauts-de-Seine. Ainsi nous quittait Ji. Pé. qui était bien dans la compagnie des dieux et bien dans la société des hommes. Il avait eu 93 ans cinq jours plus tôt. Mais si vous le permettez, je voudrais un instant revenir un peu en arrière, pour signaler sa dernière intervention publique, qui résume je crois admirablement toute la stature de ce « grand Monsu… » comme disait une paysanne ariégeoise qui l'avait hébergé pendant la guerre. Cette dernière intervention eut lieu le 23 octobre 2006, (c'est-à-dire guère plus de deux mois avant sa mort) au lycée Le Corbusier à Aubervilliers. Imaginons un instant ce grand vieux monsieur du Collège de France, un des plus grands hellénistes de notre époque, ce Compagnon de la Libération de 93 ans, sachant ses jours comptés, qui vient en fauteuil roulant, contre l'avis de ses médecins, dans une banlieue populaire, parler une dernière fois de ses chers dieux et héros grecs. D'Ulysse le rusé à l'invincible Achille, ce héros emblématique au talon fragile. Nous touchons là à l'homme ultime, à l'homme fraternel, au résistant, au pédagogue, au conteur, tous mots que l'on a envie de placer sous majuscules. En ce jour, une flamme, sûrement venue de l'Olympe familier, transcendait sa voix cassée ; une dernière fois, il contait une Odyssée qui rejoignait la sienne, celle d'un amant de la Grèce éternelle, qui touche à son Ithaque bien aimée, faisant partager sa passion aux enfants et leur « donnant à voir » comme il aimait à répéter. Du coup, ces collégiens, ces lycéens, pouvaient mesurer qu'en leur parlant ainsi, il leur parlait aussi d'eux et d'aujourd'hui. En terminant, je citerai ce coup de cœur de son ami et collègue du Collège de France, le grand latiniste Paul Veyne : « C'est une merveille, ce type ; le mot qui le dépeindrait le mieux, c'est le mot clé de la morale antique, la vraie, celle d'Aristote : la grandeur d'âme. » Pour notre part, nous vient la gratitude émue pour la plus belle histoire qu'il nous ait délivrée finalement : celle de sa vie. Oui, vraiment, merci pour tout, Monsieur Ji. Pé. Daniel Goubier (ancien du Lycée Jacques decour à Paris) Animateur du GREP PARCOURS 2007-2008 209 PAUL dEdIEU 3. Jean-Pierre Vernant, le Résistant Paul Dedieu L'engagement 210 Compte tenu de son engagement politique antifasciste, Jean-Pierre Vernant n'a pas supporté la défaite et encore plus la soumission à l'occupant. En témoigne cette citation, dans son dernier livre « La traversée des frontières » : « J'ai tout de suite remis à sa place ce vieux maréchal de France, avec son képi et ses yeux bleus, comme représentant de tout ce que je détestais : la xénophobie, l'antisémitisme, la réaction …. » Et plus loin : « C'est mon pays, ma France, qui dégringole et vole en éclat avec ce type, qui se met au service de l'Allemagne nazie en jouant les patriotes, qui fait sonner les musiques militaires, va chercher la bénédiction de l'Eglise catholique pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme de vie démocratique. » Au moins son engagement était clair. Et déjà en 1940, avec son frère, à Narbonne, où il attend d'être démobilisé, il confectionne des tracts et les affiche dans la ville avec cette affirmation nette : « Vive l'Angleterre pour que vive la France ». Nommé professeur de philosophie au lycée de garçons de Toulouse, il rencontre des collègues et d'autres Toulousains qui, comme lui, refusent l'occupation et le gouvernement de Vichy. Parmi eux Ignace Meyerson qui avait été son professeur de Psychologie en Sorbonne, chassé de l'Enseignement comme Juif, et avec lequel il fondera la « Société d'études psychologiques ». Tous ces premiers résistants se retrouvent clandestinement rue du Languedoc, à la librairie Silvio Trentin, antifasciste italien. C'est ainsi que se constituent petit à petit, avec toutes les difficultés que l'on peut imaginer, les premiers noyaux de la Résistance où se pensent toutes les actions possibles dans l'avenir, et à ce moment-là essentiellement politiques : confection et distribution de tracts et de journaux, aide aux passages en Espagne, etc. Mais c'est en 1942, après le débarquement allié en Afrique du Nord et l'occupation par les troupes allemandes de la zone dite libre, que la résistance militaire va rapidement s'imposer. Et ce qui était la rencontre discrète va devenir la clandestinité. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT La Résistance C'est à ce moment-là que les mouvements de résistance se développent, issus d'initiatives diverses. J-P, entré à « Libération », rencontre alors Lucie Aubrac qu'il avait connue étudiante engagée dans les luttes antifascistes d'avantguerre. Elle lui demande de rassembler les diverses initiatives et de créer la structure militaire de la Résistance en Haute-Garonne. Pour tous ces mouvements, ce sera l'époque d'un premier recrutement qui ne sera pas sans danger, car la France totalement occupée subira le contrôle continu de la Gestapo et de la Milice qui vont progressivement et de plus en plus durement agir. D'où la prudence de Vernant à engager des personnes dont les motivations ne lui paraissent pas sûres, car dès lors les traîtres peuvent s'infiltrer partout et les dénonciateurs se manifester. C'est le moment où se donnent des noms d'emprunt, plusieurs parfois. Pour JP. ce sera principalement « Berthier » qu'il gardera jusqu'à la Libération. Un des premiers actes de J-P. sera son inlassable volonté de rassembler les divers mouvements épars de résistance, ce qui ne sera pas facile compte tenu du goût du pouvoir de certains responsables, ou même de l'idéologie, ou encore des circonstances. Il se déplace beaucoup, avec les difficultés et risques que l'on peut imaginer, pour rencontrer les divers responsables. Il aboutira ainsi à la création des M.U.R. (Mouvements Unis de la Résistance). La Résistance est enfin presque totalement unie. Il aura montré dans cette entreprise d'indéniables qualités de rassembleur. C'est le moment aussi où il convient d'organiser la Résistance de manière militaire. Nommé chef départemental de l'AS (Armée Secrète), il divise la Haute-Garonne en secteurs où sont répartis des bataillons de trois compagnies (90 hommes). Il faut apprendre à manier les explosifs, à se servir des armes. Les éléments les plus déterminés formeront des groupes francs, chargés directement des actes de destruction et même d'exécution. Mais une autre difficulté va apparaître. En 1943, les jeunes qui refusent d'aller travailler en Allemagne au titre du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) sont de plus en plus nombreux. Ils se cachent dans la clandestinité, dans des régions reculées. Petit à petit, on les regroupe en maquis. Cet afflux inattendu demande un encadrement sérieux, composé d'hommes aptes au commandement, mais aussi stratèges pour éviter les assauts des troupes allemandes, mesurer les risques, mais aussi préparer des ripostes et surtout assurer la logistique, particulièrement nourrir les hommes. C'est à cela que J-P. doit s'employer, économe des hommes, prévenant les opérations hasardeuses, tempérant les ardeurs et les enthousiasmes téméraires où les hommes sont pressés d'en découdre au détriment de la prudence calculée. PARCOURS 2007-2008 211 PAUL dEdIEU Et il réussira, malgré quelques initiatives vouées à l'échec. A la Libération, l'AS comptera 3 000 hommes sous ses ordres. En fait il s'est avéré dans ces circonstances un conducteur d'hommes de grande qualité. La Libération 212 Dès 1944 les temps deviennent plus difficiles et mêmes plus dangereux. La Gestapo et la Milice intensifient leur pression. De son côté, l'AS, sous la direction de Berthier-Vernant, multiplie les actes de sabotage sur les voies ferrées, les pylônes électriques, les stocks d'essence, etc. On procède aussi à la destruction de la poudrerie de Toulouse pour éviter un bombardement allié, toujours responsable de victimes collatérales. De leur côté les maquis se développent non sans mal (manque d'armes, situations géographiques dangereuses). Berthier coordonne toutes ces actions sur le plan départemental. Il est repéré par l'ennemi, ce qui le contraint, peu avant le débarquement en Normandie, à quitter son poste d'enseignant et à entrer dans une totale clandestinité. La ville est devenue trop dangereuse. Il organise alors la vie de l'état-major départemental hors de Toulouse, dans le sud du département, dans la région de Cazères, dans les bois, protégé par un maquis. Ce fut une période très difficile, d'autant plus après le débarquement en Normandie. D'un côté la Résistance harcelait sans arrêt les troupes allemandes qui remontaient vers le nord. Dans un autre sens l'armée ennemie, subissant des dommages, cernait les maquis, traquait les résistants. Il fallait donc aussi se méfier, et on se déplaçait avec beaucoup de difficultés. Vernant lui-même, parti à bicyclette, n'a réussi à échapper à une patrouille que grâce à l'aide d'une femme qui, dans une ferme, l'a caché dans un tas de bois sous une toile, d'où il entendait parler les Allemands et les Miliciens. Vient enfin la Libération de Toulouse. Les Allemands commencent à évacuer la ville. Vernant ordonne aux maquis d'y pénétrer pour réduire les restes de l'armée d'occupation et les îlots de miliciens. La ville est très vite définitivement libérée. Sous la direction de Ravanel, chef régional F.F.I., Vernant, colonel Berthier, s'installe au palais Niel et continue d'organiser et de structurer les groupes d'hommes qui dépendent de son autorité. Entre autres il sera aidé en cela par ses adjoints dont Ignace Meyerson qui l'a rejoint et Pierre Bénech, alors capitaine Pendariès, qui nous a confié de précieuses informations pour établir cet exposé. Une semaine après la Libération de Toulouse, fin août, c'est 12 000 hommes qui rejoindront la première armée française. Au printemps de 1945, J-P quittera l'armée. La Résistance aura beaucoup marqué Vernant, sa vie durant. A de multiples occasions il reviendra dans cette ville, toujours accueilli chez Pierre Bénech, PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT avec qui il n'a cessé de tisser des liens très fraternels. On le retrouvera en particulier lors de l'inauguration de l'Esplanade du 19 août, puis présidant l'érection d'une stèle commémorative aux lieux du maquis de l'E. M. départemental près de Cazères le 13 novembre 2001, enfin/ en 2004, invité à l'université du Mirail et au Lycée Pierre de Fermat, d'où il avait été expulsé par le gouvernement de Vichy. A ces occasions il continuera d'exalter la mémoire des combattants et les valeurs de la Résistance Dans l'action de la Résistance apparaîtront des traits qui situent l'homme dans sa personnalité. Et d'abord l'homme de convictions, pour lesquelles il s'engage. Et quel engagement continu, persévérant, sans faille, opiniâtre, hors de toute lassitude ou désespérance, même dans les périodes les plus difficiles. Et cet engagement était servi par de réelles capacités d'organisation. Cet intellectuel qu'on pouvait penser absorbé par l'abstraction a fait preuve d'une rigueur toute militaire même s'il dit qu'il ne fut qu'un militaire d'occasion. Car il a montré aussi de vraies qualités de chef. Citons Pierre Bénech : « Jean-Pierre avait été nommé comme responsable mais il sut aussi être LE CHEF. Et quel chef ! Il possédait au plus haut point une qualité sans laquelle on ne peut rien entreprendre : l'autorité. Mais pour lui cette autorité devait être librement consentie. Il ne nous l'a jamais imposée, mais nous la lui demandions, nous étions heureux de lui obéir, d'exécuter ses ordres qui pour nous étaient des commandements impératifs. Très vite, et de façon unanime, nous avions reconnu en J-P. un homme très au-dessus de nos petites personnes et qui galopait au-dessus de la masse anonyme que nous étions. » Il avait donc l'aura du Chef, plus le charme. Car aussi, J-P Vernant avait une attitude naturellement portée à la relation humaine, une humanité certaine. Et donc une grande fidélité en amitié, avec tous ceux qu'il avait connus dans la Résistance et qu'il n'a jamais cessé de revoir, ici ou là, au gré des circonstances. Finissons en citant un hommage très suffisant dans sa brièveté pour définir l'homme Jean-Pierre Vernant-Berthier. Lors de son décès, une Résistante du Comminges, qui l'avait aidé au maquis, a appelé Pierre Bénech au téléphone. En conclusion elle lui dit en occitan : « Berthier ero un moussu » (Berthier, c'était un Monsieur). Paul Dedieu Compagnon de Résistance de J-P. Vernant PARCOURS 2007-2008 213 PAUL SEFF 4. Jean-Pierre Vernant et la politique Paul Seff 214 Les deux derniers chapitres du livre intitulé « Mythe et politique » sont un recueil de textes qui traitent de l'engagement politique révolutionnaire de JeanPierre Vernant et de tous les problèmes qu'il a posés à l'intellectuel humaniste qu'il était. Le premier chapitre s'intitule: « Politique : dedans dehors », titre très révélateur parce qu'il dévoile la relation ambiguë de l'auteur avec le parti communiste auquel il adhéra en 1934, qu'il abandonna en 1940 et pendant toute la durée de la Résistance, et auquel il revint de la Libération jusqu'en 1970, date où il en fut exclu. Le titre du second chapitre « Paris-Moscou » fait référence à ce que l'auteur a lui-même observé de l'oppression et de la terreur en URSS, ainsi qu'à l'analyse des ressemblances et des différences entre les communismes français et soviétique. Jean-Pierre Vernant est la figure emblématique d'un courant de pensée philosophiquement matérialiste et athée pour qui la défense de la dignité humaine et du principe de justice constitue la seule transcendance de l'homme, transcendance éthique, horizontale diront certains. Il est le représentant très caractéristique d'une époque où la pratique de l'humanisme passe nécessairement par la politique, c'est à dire une action sociale qui ne peut s'identifier à l'humanitaire mais seulement à l'action politique pour le progrès de l'égalité des droits inscrits dans la loi. Et l'engagement politique le plus radical, le plus valorisé pour beaucoup d'intellectuels de la période de la seconde guerre mondiale et de l'aprèsguerre, c'est l'engagement révolutionnaire dont le communisme est à l'époque l'expression dominante. La lecture de Sartre en donne un très juste témoignage. Conformément à la philosophie marxiste, le communisme institue la lutte politique comme solution non seulement du problème social mais du problème de l'homme dans sa totalité. C'est donc le règne du « tout-politique » qui est un véritable phénomène générationnel parce que, dans le contexte politique et idéologique du moment, la politique apparaît comme le seul terrain de réalisation possible d'une éthique authentiquement humaniste. C'est par la lutte des classes que pourra se réaliser la société sans classes et sans inégalités qui libèrera l'humanité de toutes ses aliénations et de la violence. Jeune philosophe, Vernant a été attiré par la pensée marxiste parce qu'elle rencontrait deux de ses exigences originelles : un rationalisme matérialiste basé PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT sur la méthode scientifique et excluant tout arrière-plan métaphysique et théologique ; un humanisme intransigeant animé par une injonction de justice et d'égalité qui ne peut trouver son accomplissement que dans une transformation révolutionnaire de l'ordre socio-économique établi. La méthode du marxisme servira de guide à sa recherche anthropologique basée sur l'analyse sociologique et l'histoire socioculturelle. Mais il refuse la vulgate dans laquelle le P.C. l'a enfermée, et les lectures qui en font un dogme intangible et une philosophie régissant la totalité de l'humain alors qu'elle est pour lui une pensée essentiellement critique fondée sur la relativité de l'histoire. C'est cette qualité de philosophe critique qui explique ses réticences et ses résistances aux méthodes autoritaires et à la politique de son parti quand elle lui paraît en contradiction avec les principes et les finalités révolutionnaires du marxisme. Il ne cessera d'affirmer sa fidélité à une politique du progrès des libertés et des droits, même quand il aura rompu en 1970 son allégeance au parti communiste. Mais jamais il n'abdiquera ses exigences intellectuelles et morales d'intellectuel : rigueur de la pensée critique, prise en compte des faits dans leur globalité, défense des valeurs d'humanité, d'égalité et de justice qui ont inspiré les engagements majeurs de sa vie. Par conséquent il mesurera très tôt la difficulté d'être un intellectuel exigeant dans un parti aux modes de fonctionnement non-démocratiques, dont les analyses et les décisions s'imposent d'une manière dogmatique. Il en résulte une relation souvent conflictuelle avec le parti qui incarne ses idéaux et ses fidélités politiques parce que Jean-Pierre Vernant est un homme qui ne renonce en aucune circonstance à la liberté de penser. Mais à l'intérieur du parti à l'époque du stalinisme, une telle liberté ne pouvait être perçue que comme une intolérable déviation et une agression. Parce que l'idéologie communiste, dans le contexte historique de son développement, introduit du sacré au niveau des maîtres penseurs, des textes fondateurs, de la communauté qui l'incarne, de ses dirigeants et de leurs choix politiques. Parce que le monde communiste de ce temps fonctionne en pleine inconscience comme un substitut du religieux et à l'intérieur d'une vision du monde rationaliste et matérialiste, ce qui n'est pas le moindre de ses paradoxes. Lui-même se représentait à travers un langage militaire : « détachement d'avant-garde de la classe ouvrière », « état-major des luttes politiques » C'est exactement ce qu'exprime J-P Vernant quand il répète que les tendances totalitaires du parti, « bloquent la pensée » et en rendent le progrès impossible. C'est sur ce point que se situe le différend fondamental entre Vernant l'intellectuel et le parti institutionnel qu'il considérait comme l'instrument privilégié de son action sur la société. PARCOURS 2007-2008 215 PAUL SEFF Certains passages de son texte témoignent non seulement d'une acceptation de sa marginalité, mais aussi d'une certaine fierté dans la résistance et la rébellion à l'autoritarisme. Le recueil de textes qui figurent à la fin de l'ouvrage « Mythe et politique » constitue une sorte de mémoire de ses années de militance. Mémoire critique puisque la plupart des textes argumentent contre les erreurs d'analyse et de stratégie du P.C. à des moments décisifs de l'histoire du pays: le pacte germano-soviétique et la défaite de 1940, les débuts de la guerre d'Algérie, la naissance de la Ve République en septembre 1958. A cette série, il faut ajouter les réflexions sur le stalinisme français où il montre comment la rigueur des méthodes soviétiques a contaminé dans une certaine mesure le parti français. Nous retrouvons dans ces textes la même diatribe contre des choix et des pratiques politiques où l'intellectuel révolutionnaire intransigeant ne retrouve pas ses valeurs et constate un déficit flagrant d'humanisme. Paul Seff Animateur du GREP 5. Hommage à Jean Pierre Vernant Georges Zachariou 216 Lorsque j'ai appris que se préparait une soirée Jean-Pierre Vernant, j'ai été saisi par un étrange sentiment d'émotion, de souvenirs, d'expériences passées, et j'ai spontanément proposé mon témoignage. Ce témoignage est assez personnel, je vous prie de bien vouloir m'en excuser. Au lendemain de la guerre, enfant de parents immigrés, réfugiés, j'ai été élevé dans un entourage Grec à Paris-Belleville où je suis né. Depuis 30 ans, les Grecs affluaient en Occident, poussés par Atatürk et par la misère extrême. Belleville bouillonnait, entre autres, de Grecs, d'Arméniens, de Juifs - les survivants …- et aussi de Français indigènes de culture populaire. Nous étions tous unis par le sentiment d'appartenir à des communautés étrangères pauvres et surtout déclassées culturellement. Pour certains, nous étions parachutés on ne sait d'où ! Etions-nous même des … personnes ? Humiliation pour ces communautés qui, pourtant, auraient pu prétendre … mais que prétendre dans l'enfermement de cette époque ? PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT En effet, il faut se remettre dans le contexte de ces années 40-50, voire 60, où nous vivions tous, et plus particulièrement les classes laborieuses populaires, français et étrangers, repliés sur nous-mêmes. Juste un peu de radio, très peu de télévision, consacrés que nous étions à la reconstruction du pays. Situation d'enfermement que d'autres communautés connaissent aujourd'hui, j'y reviendrai. L'intégration par des études scientifiques nous semblait, à l'époque, être l'issue des issues. La belle affaire ! Oui, peut-être matériellement, sous l'effet des 30 glorieuses ! Mais dans le fond, rien ne changeait profondément. Les regards restaient les mêmes : hostilité, indifférence… J'étais celui, me faisait-on remarquer, (à moins que ce ne fut surtout mon ressenti), celui qui recevait sans cesse : études, sécurité, confort d'un pays riche, travail… Qu'avais-je à apporter en échange ? Où était la réciprocité du don ? Ce sentiment profond universellement éprouvé qui nous relie à la communauté humaine pour reprendre les pensées de Marcel Mauss et d'Alain Caillé. Il y avait de la violence en moi. Comme j'aurais aimé être fils d'Américains ou d'Anglais : le jazz, le Rock and Roll auraient été ma monnaie d'échange, ma participation à la modernité ! Voilà où j'en étais ! C'est vous dire ! Pardon, c'est assez personnel, mais j'arrive à l'essentiel. Et puis, je ne sais trop comment - peut-être mai 1968 - par ondées successives, déplaçant les voix de Georges Guétary, de Zorba le Grec, folklore sympathique mais réducteur, arrivent des émissions culturelles de qualité. Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, deviennent audibles. Les excellentes émissions d'Antoine Spire précèdent et promeuvent la diffusion de livres spécialisés vers le grand public. Jean-Pierre Vernant, cet encyclopédiste authentique, ce théoricien nourri de la pensée d'Ignace Meyerson, savait aussi se mettre à notre portée. J'ai été influencé par ses recherches sur la nature du pouvoir dans les sociétés grecques anciennes, surtout lorsqu'il nous invite à faire le parallèle entre ses engagements de communiste, vécus comme un anti fascisme à objectif démocratique et républicain, sans dogmatisme, et sa recherche anthropologique des fondements de la démocratie grecque. Je ne doute pas de son influence sur mes propres engagements et je trouve en lui toutes les justifications quant à ma fidélité, lorsqu'il s'agit d'antifascisme. Vernant, avec d'autres intellectuels, a permis par l'évocation, par la reconnaissance et par la localisation des traces du passé, le déclenchement du processus par lequel une représentation mentale permet justement la reconnaissance actuelle. Par ses recherches, son enseignement et ses engagements, J-P Vernant révélait à tous combien étaient grandes les contributions des sociétés grecques anciennes à l'édification de nos sociétés modernes. Il nous fournissait la possibilité du « sur-don ». Nous tenions enfin notre monnaie d'échange, les regards changèrent, nous étions reconnus. Partie intégrante, la naturalisation devenait, dans nos esprits, juste administrative, un papier, rien d'autre. C'était l'apaisement et cela en quelques années. PARCOURS 2007-2008 217 GEORGES ZACHARIOU Je reste cependant convaincu qu'il y a eu, à un moment donné, une volonté politique d'ouverture concertée… Elle aboutira à l'intégration de la Grèce dans la communauté européenne. Pouvons-nous espérer d'autres ouvertures prochaines vers d'autres communautés ? J'y reviens : résister, ne pas lâcher, un autre enseignement de Vernant. Je sais, les contextes sont très différents, mais les attentes sont les mêmes. D'autres intellectuels, philosophes, historiens, de tous horizons, guetteurs éveillés répondront à ces attentes pour peu qu'il y ait volonté politique, courage politique. to zejuoz, l'étranger, celui qui est différent, nous devient familier pour peu que nous sachions quelque chose de lui et acceptions de recevoir ce qu'il nous apporte. Il faudrait lire Emmanuel Wallerstein. Il nous invite à repenser les valeurs de l'universalisme européen. Décidément Jean-Pierre Vernant aura marqué sa trace et contribué à l'avènement d'une société plus juste, plus libre, plus accueillante, plus intelligente. Il aura également donné un bon coup de jeune aux études sur l'antiquité grecque en faisant ressurgir sous les stucs et les pleurs de l'académisme les vives couleurs du monde grec. Dans l'Olympe, il est assurément parmi les « Kalojz Kalaqojz » (les Beaux et Bons, les Sages). Georges Zachariou Animateur du GREP 6. Jean-Pierre Vernant, une nouvelle anthropologie du religieux et du mythe : le sacré et le symbolique dans la Grèce ancienne. 218 Pierre Besses Université Toulouse-Mirail On peut très bien discerner chez Jean-Pierre Vernant, anthropologue de la Grèce antique, un regard conforme à celui de Louis Gernet : le disciple, après les leçons du maître, appartient à la grande tradition positiviste et athée fondée par Durkheim et Mauss. Ce regard d'ethnologue, structuré par le modèle de connaissance du philosophe, du sociologue et de l'helléniste, reste hanté par le souci PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT constant de partir du collectif, à tous les niveaux et de ne jamais les séparer des attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquelles ces institutions politiques et religieuses sont inintelligibles. Après Louis Gernet, JeanPierre Vernant envisage l'homme grec total, tout en respectant la spécificité des domaines religieux et politiques, leur langue et leurs logiques propres : établir des corrélations entre les faits de civilisation présentés sous forme de correspondances, mais aussi de contradictions à l'intérieur d'un même système. Ainsi sont inséparables droit pénal, testament, propriété, guerre, mythes orphiques, culte des héros, famille, sectes religieuses, tragédie. Cette vision de la Grèce ancienne est conforme aux catégories positivistes de l'ethnologue soucieux de comprendre l'homme grec et les peuples des cités dans la double perspective de l'indigène et de l'étranger. Dans tous les domaines de l'hellénisme, l'humanisme grec se trouve remis à sa place, situé historiquement, relativisé. Dépouillée de sa prétention à incarner l'Esprit absolu, la Raison éternelle, l'expérience grecque retrouve couleur et relief. Elle prend tout son sens, confrontée aux grandes civilisations de l'Inde et de la Chine. Le concept de religion civique. Cette expérience grecque du religieux reprend aussi toute sa signification spécifique quand J-P Vernant définit son concept de religion civique. En effet, pour lui, entre le xIe et le VIIIe siècle, dans la période où se mettent en place les changements techniques, économiques, démographiques qui conduisent à cette « révolution structurelle » dont parle l'archéologue anglais A. Snodgrass et d'où est issue la cité-Etat, le système religieux est lui-même profondément réorganisé en étroite connexion avec les formes nouvelles de vie sociale que représente la cité, la polis. Dans le cadre d'une religion désormais essentiellement civique, croyances et cultes, remodelés, satisfont à une double et complémentaire exigence. Ils répondent d'abord au particularisme de chaque groupe humain qui, en tant que Cité liée à un territoire défini, se place sous le patronage de dieux qui lui sont propres et qui lui confèrent sa physionomie religieuse singulière. Toute cité a en effet ses divinités poliades dont la fonction est de cimenter le corps des citoyens pour en faire une authentique communauté, d'unir en un même tout l'ensemble de l'espace civique, avec son centre urbain et sa chôra, sa zone rurale, de veiller enfin à l'intégrité de l'Etat - hommes et terroir - face aux autres cités. Mais il s'agit aussi, en second lieu, par le développement d'une littérature épique coupée de toute racine locale, par l'édification de grands sanctuaires communs, par l'institution des Jeux et des panégyries panhelléniques, d'instaurer ou de conforter sur le plan religieux des traditions légendaires, des cycles de fêtes et un panthéon également reconnus par toute l'Hellade. Sans vouloir dresser le bilan des innovations religieuses qu'apporte l'époque archaïque, il faut du moins signaler les plus importantes. Et d'abord l'apparition du temple comme construction indépendante de l'habitat humain, palais royal ou maison particulière. Avec son enceinte délimitant une aire sacrée (temenos), son PARCOURS 2007-2008 219 PIERRE BESSES autel extérieur, le temple constitue dès lors un édifice séparé de l'espace profane. Le Dieu y vient résider en permanence par l'intermédiaire de sa grande statue culturelle anthropomorphe qui s'y trouve fixée à demeure. Cette « maison du dieu », contrairement aux autels domestiques, aux sanctuaires privés, est chose publique, bien commun à tous les citoyens. Consacré à la divinité le temple ne peut plus appartenir à personne qu'à la cité même qui l'a érigé en des lieux précis pour marquer et confirmer sa maîtrise légitime sur un territoire : au centre de la ville, acropole ou agora ; aux portes des murs cernant l'agglomération urbaine ou à leur proche périphérie ; dans cette zone de l'agros et des eschatiai, des terres sauvages et des confins, qui sépare chaque cité grecque de ses voisins. L'édification d'un réseau de sanctuaires urbains, sub et extra-urbains, en jalonnant l'espace par des lieux sacrés, en fixant, depuis le centre jusqu'à la périphérie, le parcours de processions rituelles, mobilisant à date fixe, en aller et retour, tout ou partie de la population, vise à modeler la surface du sol suivant un ordre religieux. Par la médiation de ses dieux poliades installés dans leurs temples, la communauté établit entre hommes et terroir, une sorte de symbiose comme si les citoyens étaient les enfants d'une terre dont ils auraient surgi à l'origine sous forme d'autochtones et qui, par ce lien intime avec ceux qui l'habitent, se trouve elle-même promue au rang de « terre de cité ». Ainsi s'explique l'âpreté des conflits qui, entre le VIIIe et le VIe siècle, ont opposé des cités voisines pour s'approprier des lieux de culte frontaliers, parfois communs aux deux Etats. L'occupation du sanctuaire, son rattachement culturel au centre urbain ont valeur de possession légitime. Quand elle fonde ses temples, la polis, pour assurer à sa base territoriale une assise inébranlable, en implante les racines jusque dans le monde divin. (pp.55-59, Mythe et religion en Grèce ancienne). Le Symbolique et le Sacré : Jean-Pierre Vernant et Georges Dumézil. 220 A cet aspect de Jean-Pierre Vernant, il convient d'ajouter des affinités essentielles avec Georges Dumézil, anthropologue de l'héritage indo-européen à Rome. Tous deux savent que, dans le système de pensée des Grecs, le mythe, les rituels, la figuration du divin opèrent dans le même registre de la pensée symbolique. « Concepts, images et actions s'articulent et forment par leurs liaisons une sorte de filet dans lequel, en droit, toute la matière de l'expérience humaine doit se prendre et se distribuer », L'Héritage indo-européen à Rome, p. 64. D'autre part, le Festin d'immortalité dans les mythologies indo-européennes permet à Jean-Pierre Vernant de saisir la singularité de la symbolique des sacrifices, le pur et l'impur. Selon Vernant, « certaines divinités et certains rituels, comme celui d'Apollon Génétôt à Delphes et de Zeus Hypatos en Attique, exigent au lieu du sacrifice sanglant des oblations végétales : fruits, rameaux, graines, bouillie (pelanos), PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT gâteaux, arrosés d'eau, de lait, de miel, d'huile, à l'exclusion du sang ou même du vin. Il y a des cas où ce type d'offrandes, le plus souvent consumées dans le feu mais parfois déposées seulement sur l'autel sans être brûlées (apura), prend un caractère d'opposition marquée à l'égard de la pratique courante. Considérés comme des sacrifices « purs », contrairement à ceux qui impliquent la mise à mort d'un être vivant, ils serviront de modèle de référence à des courants sectaires. Orphiques et pythagoriciens se réclameront d'eux pour prôner, dans leur mode de vie, un comportement rituel et une attitude à l'égard du divin qui, en rejetant comme impie le sacrifice sanglant, se démarqueront du culte officiel et apparaîtront étrangers à la religion civique. D'autre part, le sacrifice sanglant comporte lui-même deux formes différentes suivant qu'il s'adresse à des dieux célestes et olympiens, ou chthoniens et infernaux. La langue déjà les distingue : les Grecs emploient pour les premiers le terme thuein, pour les seconds enagizein ou sphattein », Mythe et Religion en Grèce Ancienne, p. 72-73. Cependant, ces deux affinités critiques sur le symbolique et le sacrifice définis comme festin d'immortalité, n'excluent pas chez Vernant une évidence épistémique pour comprendre la religion de l'homme grec. Sa singularité religieuse est qu'elle exclut tout tripartisme aussi bien dans le système des classes que dans le panthéon des Immortels. Le sacrifice illustre l'étroite imbrication du religieux et du social dans la Grèce des cités. Sa fonction n'est pas d'arracher, pendant le temps que dure le rite, le sacrifiant et les participants à leurs groupes familiaux et civiques, à leurs activités ordinaires, au monde humain qui est le leur, mais au contraire de les y installer à la place et dans les formes requises, de les intégrer à la cité et à l'existence d'ici-bas conformément à l'ordre du monde auquel les dieux président. Religion « intramondaine », au sens de Max Weber, religion « politique », dans l'acception grecque du terme. Le sacré et le profane n'y forment pas deux catégories radicalement contraires, exclusives l'une de l'autre. Entre le sacré entièrement interdit et le sacré pleinement utilisable, on trouve une multiplicité de formes et de degrés. En dehors même des réalités qui sont vouées à un dieu, réservées à son usage, il y a du sacré dans les objets, les êtres vivants, les phénomènes de la nature, comme il y en a dans les actes courants de la vie privée un repas, un départ en voyage, l'accueil d'un hôte - et dans ceux, plus solennels, de la vie publique. Tout père de famille assume chez lui des fonctions religieuses pour lesquelles il est qualifié sans préparation spéciale. Chaque chef de maison est pur s'il n'a pas commis une faute qui l'entache d'une souillure. En ce sens la pureté n'a pas à être acquise ou obtenue ; elle constitue l'état normal du citoyen. Dans la cité, on ne trouve pas de coupure entre prêtrise et magistrature. Il y a des prêtrises qui sont dévolues et occupées comme des magistratures et tout magistrat, dans ses fonctions, revêt un caractère sacré. Tout pouvoir politique pour s'exercer, toute décision commune pour être valable exigent la pratique d'un sacrifice. A la guerre comme dans la paix, avant de livrer bataille comme à l'ouverture d'une assemblée ou à l'entrée en charge des magistrats, PARCOURS 2007-2008 221 PIERRE BESSES l'exécution d'un sacrifice n'est pas moins nécessaire qu'au cours des grandes fêtes religieuses du calendrier sacré. Comme le rappelle justement Marcel Detienne dans La Cuisine du sacrifice en pays grec : « Jusqu'à une époque tardive, une cité comme Athènes garde en fonction un archonte-roi dont une des attributions majeure est l'administration de tous les sacrifices institués par les ancêtres, de l'ensemble des gestes rituels qui garantissent le fonctionnement harmonieux de la société. » Si la thusia s'avère ainsi indispensable pour assurer aux pratiques sociales leur validité, c'est que le feu sacrificiel, en faisant monter vers le ciel la fumée des parfums, de la graisse et des os, tout en cuisant la part des hommes, ouvre entre les dieux et les participants au rite une voie de communication. En immolant une victime, en en brûlant les os, en en mangeant les chairs selon les règles rituelles, l'homme grec institue et maintient avec la divinité un contact sans lequel son existence, abandonnée à elle-même, s'effondrerait, vide de sens. Ce contact n'est pas une communion : on ne mange pas le dieu, même sous forme symbolique, pour s'identifier à lui et participer à sa force. On consomme une victime animale, une bête domestique, et on mange en elle une part différente de celle qu'on offre aux dieux. Le lien que le sacrifice grec établit souligne et confirme, dans la communication même, l'extrême distance séparant mortels et immortels. (ibid pp.76-79). « Œdipe sans complexe » ou le crépuscule des interprètes inspirés du mythe grec. 222 Plus encore que par sa relecture du sacrifice, pièce centrale du culte et éléments dont la présence est indispensable à tous les niveaux de la vie collective, dans la famille et dans l'Etat, Jean-Pierre Vernant reste incontournable dans sa réinterprétation du sacré inséparable de la religion civique. Elle doit servir de référence à une critique radicale des sophismes de Marcel Gauchet, fondés sur une théorie fonctionnaliste du religieux sans symbolique ni sacré. De même, dans sa relecture de l'homme grec face au divin dans sa cité, Vernant entreprend une déconstruction des thèses structuralistes de Lévi-Strauss qui propose le symbolique sans le sacré. Néo aristotélicien par sa vision de l'homme communautarien, animal politique enraciné dans le réseau de ses appartenances, il se distingue par la qualité de sa critique des phénoménologues. Ceux-ci sont coupables, à ses yeux, de retourner à la confusion du sacré et du symbolique ; ces pseudo historiens du religieux ont un point commun : le sacré n'est pas objectif mais subjectif, il n'est pas social mais transcendant ; il serait l'une des formes a priori de l'âme humaine. Pour Vernant, cette conception fausse débouche sur les théories de l'Homo-religiosus, utiles aux diverses apologétiques des Eglises des trois monothéismes, vecteurs de la « Revanche de Dieu » dans l'Occident judéo-chrétien et le MoyenOrient musulman. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Mais plus encore que par sa relecture du sacrifice, Jean Pierre Vernant reste incontournable dans sa réinterprétation du sacré, inséparable de cette religion civique. Sur le symbole et le sacré, J-P Vernant entreprend une critique radicale des sophismes de Marcel Gauchet, de Claude Lévi-Strauss, avec Mircea Eliade, et des « interprètes inspirés » du mythe grec coupable de céder aux dérives des phénoménologues du religieux. Marcel Gauchet ou la religion sans le sacré et le symbolique. Sa définition de la religion est fonctionnaliste : la religion n'est jamais considérée en elle-même, mais d'abord pour ses effets, essentiellement politiques. Ce fonctionnalisme est poussé jusqu'à une sorte de point de vue « extrinséciste », où la religion est toujours vue à distance. Son contenu et ses formes n'interviennent que pour faire comprendre leurs effets politiques et surtout comment le politique sort ou se libère du religieux. Si le christianisme a droit a plus d'analyse interne, c'est justement parce qu'il est, selon la formule choc qui s'est imposée, « la religion de la sortie de la religion ». Ainsi vu de loin et de haut, il n'y a plus besoin de rentrer dans le détail intime ou dans les autres mécanismes fondateurs des religions. Gauchet traite la religion entièrement comme un fait social, ce qui fait tout son durkheimisme, puisqu'il se garde bien de disserter sur le sacré. Ce choix lui permet de poser l'historicité du fait religieux, quoi qu'en disent les religions ellesmêmes, et donc la possibilité de la sortie. En revanche, à la différence de Durkheim, il ne croit pas que la religion soit le plus primitif des faits sociaux, qui est pour lui le politique. Par quoi le politique apparaît d'emblée d'une autre essence, comme plus englobante, que le religieux. Il le faut pour que le politique demeure central quand se marginalise le religieux. Mais cette position explique mieux la séparation finale du politique et du religieux que leur confusion initiale, l'emprise du religieux sur le politique et surtout le parti pris d'hétéronomie, qui reste comme inexplicable. Le troisième trait à souligner, c'est que, malheureusement, le dialogue ne s'est pas instauré entre Gauchet et Girard. On peut regretter que les deux théories qui ont dominé le champ à la fin du siècle se soient développées, apparemment, dans une pesante ignorance mutuelle, sans même croiser le fer. Faute de quoi, seraiton légitimé à risquer cette confrontation à leur place ? Elle ferait sans doute venir au centre du débat, comme étant le responsable majeur de ce fait, le « clastrisme » de Gauchet. En effet, si Clastres a écrit des pages remarquables sur la guerre et le guerrier sauvages, il n'a jamais considéré que la violence externe ou externalisée des sociétés primitives. Il est littéralement fantastique qu'une pensée forte et novatrice, toute orientée vers l'énigme de la genèse de l'Etat, ne dise mot de la violence interne. Il n'y a donc pas qu'en amour que la passion pour un objet le fasse souvent perdre ! Gauchet défend bien l'idée de la religion comme fait social, mais non celle du caractère primitif du fait religieux, que tente de refonder Girard. C'est que tout le PARCOURS 2007-2008 223 PIERRE BESSES 224 propos de Gauchet reste finalement dans la logique de l'Aufklärung qui est de fournir une théorie politique du religieux. Certes, ce n'est plus la vieille conception politique du religieux en termes d'illusion ou de fable inventée par des prêtres perfides pour servir le méchant despote et berner un vain peuple. Gauchet a bien lu Durkheim et Weber, et en lisant Gauchet, on sentait poindre comme une nouvelle laïcité, bien plus attentive à la compréhension d'une histoire complexe et où il y va du fond de l'homme et du fondement de ses sociétés. Mais enfin, la divergence reste entre cette histoire politique de la religion et ceux qui, comme Girard et peut-être Durkheim, permettent ou appellent une théorie religieuse du politique. Mauvais génie ou malin diablotin, ne pourrait-on pas montrer que sa position est réversible ? Après cette magistrale « histoire politique du religieux », ne pourrait-on pas écrire une histoire religieuse du politique ? Le radicalisme de sa position ne vient-il pas de la philosophie politique et de celle issue des Lumières, plus que de la sociologie (et de l'ethnologie) de la religion, accusée, non sans raison, de timidité spéculative ? Les faits consécutifs à 1989, la crise du politique ne viennent-ils pas suivre de trop près la sortie du religieux pour ne pas surprendre la doctrine ? Vernant peut conclure que chez Gauchet, s'il est beaucoup parlé de religion, finalement, il n'est plus question ni de sacré ni de symbolique. Par quoi, il est bien l'auteur désigné, mieux que Bourdieu (malgré Trigano), pour achever ce périple en sociologie de la religion. Cette critique radicale de Vernant permet de congédier certaines définitions « unaires » (par un seul trait) de la religion, qu'elles soient primordialistes ou substantialistes, et de dégager leurs présupposés essentialistes. Majoritairement, les tentatives de définition ont implicitement lié la possibilité de cette définition à une confusion entre spécificité du phénomène religieux et simplicité essentielle d'une définition univoque répondant à la transparence d'un seul concept. Son présupposé est inverse : la spécificité du religieux ne tient pas à la simplicité d'une essence, mais à une certaine complexité que doit poser la définition. Cette complexité est d'autant plus importante que c'est elle qui contient certaines conditions de possibilité du devenir de la religion. Si la religion n'avait qu'une essence aussi simple que le triangle, elle n'aurait pas d'histoire. Or elle en a non pas une, mais de multiples. Vernant s'achemine donc vers une définition à double foyer. La religion est un système symbolique du sacré. Cette définition complexe, malgré son laconisme, est à la fois durkheimo-girardienne et maussienne. Elle peut s'enrichir des progrès postérieurs sur le sacré comme sur le symbolique, étant entendu que le sacré en son centre le plus lointain « couvre » la victime de la violence artificielle, dans tous les sens du mot « couvrir », et que l'analyse du symbolique a avancé depuis Mauss. La religion est une construction symbolique autour de la violence émissaire, dans certaines conditions de la sociogenèse, de son imaginarisation et de sa stabilisation, à la fois pratique (elle s'inscrit dans la réalité du fonctionnement social) et idéologique. Le religieux, c'est primairement du sacré PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT symbolisé et secondairement du symbolique sacralisé, et pas seulement par une sorte de contagion, mais par un travail parfois systématique de mise en rapport intellectuel et rituel. Il faut souligner le travail symbolique et idéologique considérable par lequel les sociétés religieuses tentent d'enclore le mécanisme émissaire, de le masquer, voire d'en sortir. Le réel, quand il s'appelle la violence ou la mort, qui en sont la marque infaillible, et la fonction symbolique, quand elle est surtout pleine de fantasmes, n'ont donc en soi encore rien de religieux. C'est leur rencontre, c'est l'embrayage des deux dans certaines conditions instituantes de la sociogenèse qui lancent le processus religieux. L'homme n'est pas religieux seulement parce qu'il parle ou seulement parce qu'il peut tuer, mais par la manière dont il parle sa violence et donc l'institue, avec l'effet immanquable qu'autoriser telle violence équivaudra à refouler telle autre. On a donc là aussi le nœud commun originel du religieux et du politique. D'où l'extrême importance du travail idéologique dans cette affaire. Il appelle idéologie le discours qui définit la violence légitime et donc le discours maître, sinon déjà discours du maître, discours institutionnalisé. Mais pour garder sa maîtrise, sa position institutionnelle, ce discours doit, soit prévenir, soit recoudre les autres discours entre eux et toujours par rapport à soi. En dernière analyse, cette union nécessaire du symbolique et du sacré, la rupture avec les trois lectures fausses des trois écoles d'anthropologie religieuse trouve le meilleur exemple dans la lecture de la Théogonie d'Esiode. Le symbolisme c'est l'imagination mythique illustrée par la théogonie. Le champ sera au départ plus étroitement délimité. La confrontation portera sur les œuvres de même genre dans les civilisations avec lesquelles les Grecs se sont trouvés effectivement en contact : poème babylonien de la création, théogonie hourrite avec le cycle de Koumarbi, hittite, avec le chant d'Oullikoumi, cosmogonies phéniciennes. L'étude des parallélismes, d'ensemble et de détail, se conjuguera à une enquête historique pour repérer les voies et les dates de transmission, suivre le cheminement des influences. Le problème sera alors celui des emprunts d'une culture à une autre, la façon dont les éléments adoptés sont réinterprétés, remodelés, resémantisés par leur insertion dans une tradition mythique différente. La comparaison dans ce cas pourra se déployer successivement sur tous les plans. Vernant examinera d'abord dans quelle mesure dans le panthéon sumérobabylonien, un dieu comme Enki-La occupe une position analogue à celle des divinités grecques définies par leur métis, s'il traduit des formes d'action et de savoir astucieux de mêmes types. Il aura ensuite à classer et à ordonner les différents genres de récits qui mettent en scène les aventures de l'intelligence rusée, ses moyens d'action, ses succès, ses revers. Dans cet essai de typologie, c'est avec une tradition orale africaine, si riche et diverse, que la comparaison risque d'être la plus féconde. Vernant sera confronté enfin, au niveau le plus abstrait, aux modèles généraux qui ont été proposés pour l'interprétation du personnage du trickster, du décepteur, où l'on a vu tantôt un agent de médiation, tantôt un transgresseur d'interdits, tantôt un marginal, en situation de liminalité, au sens de Victor Turner. PARCOURS 2007-2008 225 PIERRE BESSES 226 C'est donc par des voies multiples, en ordre un peu dispersé, sans à priori systématique, comme on explore un champ expérimental qui n'est pas encore pleinement théorisé, que Vernant saura, à l'épreuve des textes, de quels outils il dispose pour comprendre comment fonctionne ce que Louis Gernet appelait l'imagination mythique - il ajoutait parfois, et avec quelle tendresse, ce travail du chapeau - et qu'on nomme aujourd'hui le symbolisme. Ce même problème, Vernant l'abordera par un biais tout différent. Non plus le symbolisme mythique, mais la symbolique figurative, la façon dont, à travers des formes plastiques, les puissances de l'au-delà se trouvent, dans la religion, évoquées. Le mythique, c'est aussi la symbolique figurative du surnaturel : pierres brutes, poutres, piliers, objets divers, animaux, masques, ils ont conféré une valeur presque canonique de la représentation anthropomorphe. Pourquoi ? Quelles sont les significations religieuses de ce privilège accordé au corps humain comme miroir des puissances divines, quels aspects du dieu la figure de l'homme a-t-elle, plus qu'une autre, vocation de traduire ? Ensuite, la figuration humaine du dieu conduit, en Grèce, au passage du symbole à l'image. Les idoles anthropomorphes archaïques ne sont pas des images. Elles ne nous offrent pas le portrait d'un dieu. Elles donnent à voir, à travers le corps humain, des valeurs divines dont l'éclat illumine l'idole, la transfigure en faisant briller sur elle, comme un reflet venu de l'au-delà, ces bénédictions dont la source est dans les dieux : beauté, jeunesse, santé, vie, force, grâce. Pour que l'idole devienne image, il ne suffit pas que, dégagée du rituel, elle n'assume plus d'autre fonction que d'être vue et, sous le regard de la cité, se transforme en pur spectacle, il faut aussi qu'au lieu d'insérer dans le monde visible la présence de l'invisible divin, elle se propose, par l'imitation experte des formes extérieures du corps, d'en reproduire l'apparence aux yeux des spectateurs. Changement décisif, qui trouve son expression dans la théorie platonicienne de la mimésis définissant toutes les images, produites par tous les genres d'arts, plastiques mais aussi musicaux et littéraires, comme des imitations de l'apparence. Le symbole suppose deux plans, la nature et la surnature, plans opposés mais entre lesquels, par un jeu de correspondances, la communication parfois s'établit, le surnaturel faisant irruption jusque dans la nature pour y « apparaître » sous la forme de ces réalités doubles dont une face se fait voir, mais dont l'autre demeure tournée vers l'invisible. L'image n'est pas de l'ordre de l'apparition, elle est un paraître, une simple apparence. Fruit d'une imitation, elle n'a point d'autre réalité que cette similitude avec ce qu'elle n'a pas. Sa semblance est un faux-semblant. Face aux couples nature-surnature, visible-invisible, elle institue une dimension nouvelle, un autre domaine : le fictif, l'illusoire, cela même que définit, aux yeux des Grecs, quand ils veulent le dévaloriser en l'opposant au discours vrai de la démonstration au logos, la nature du muthos : une fiction. Alors, et seulement alors, se trouvent mises en place les pièces qui, dans la tradition occidentale, vont s'articuler pour délimiter les grands domaines d'expérience et les modes de pensée qui s'appliquent à chacun d'eux : le domaine de la PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT connaissance, avec le raisonnement ; le concept de l'art, avec l'imitation et l'image ; de la religion avec les formes d'expression symbolique. L'étude comparative du rite, du mythe, de la figure des dieux, vient ainsi déboucher sur une grande question d'histoire et comment, dans notre culture, s'est constitué le champ du savoir, dessinée la frontière du religieux. C'est dire que les catégories à travers lesquelles Vernant tentera de saisir les faits de religion, dans leurs divers aspects, sont elles-mêmes impliquées dans notre recherche ; l'investigation, dont elles fournissent les instruments, se retourne sur elles et les désigne comme le véritable objet de l'enquête. Position incommode, mais qui éclaire sans doute un des ressorts secrets de son entreprise : en s'embarquant vers une Antiquité dont les derniers liens avec lui semblent se dénouer sous ses yeux, en cherchant à comprendre du dedans et du dehors, par la comparaison, une religion morte, c'est bien sur lui-même qu'à la façon d'un anthropologue, finalement, il s'interroge. (Mythe et Religion, pp.31-33). Jean-Pierre Vernant, héraut d'une critique de la Raison scolastique. Au-delà de cette critique du symbole, du sacré et du mythe aussi bien chez Mircea Eliade et René Girard que chez Marcel Gauchet, le mérite essentiel de cette nouvelle anthropologie historique des deux religions grecques, la civique et la mystique, l'exotérique et l'ésotérique, pourrait être de montrer que le champ religieux et le champ philosophique sont inséparables. De là un projet de rupture philosophique avec les sociologies et les philosophies académiques coupables d'inventer avec Hegel l'illusion d'une théodicée de la Raison et de l'Esprit. A la fable officielle d'une sociologie de la religion grecque, réduite à la seule et unique dimension d'une religion civique, correspondrait une philosophie du Logos, de la Raison pure. Elle ne saurait avoir de genèse. A ces pseudo-vérités officielles, J-P Vernant oppose une critique positiviste qui annonce le postulat de Pierre Bourdieu de déconstruire les effets de la raison scolastique à l'œuvre aussi bien chez Hegel que chez les anthropologues de l'école de Cambridge dans le sillage de Fraze et de Miss Harrison. La ruse de la Raison dans ce nouveau regard sur le religieux, civique et mystique, est de proposer une relecture de la mentalité religieuse de l'homme grec, en animal politique, paradigme de l'homme communautarien théorisé par Charles Taylor dans les Sources du Moi. De là, un constructivisme, clé de la genèse d'une identité religieuse spécifique, exception culturelle, dans sa différence radicale polythéiste, face aux trois monothéismes de l'Occident. La notion de personne dans la religion grecque : Ignace Meyerson. Si cette déconstruction de la Raison Scolastique appliquée au « miracle grec » est partie intégrante d'une nouvelle anthropologie positiviste, celle-ci se PARCOURS 2007-2008 227 PIERRE BESSES 228 distingue surtout par son projet scientifique de se donner comme modèle philosophique Ignace Meyerson, théoricien de la notion de personne. Pour J-P Vernant, historien psychologue du sacré chez les Grecs archaïques ou classiques, il est essentiel d'interpréter les rites d'Eleusis d'abord à partir des enquêtes du fondateur de la psychologie historique. En effet, pour ce maître à penser positiviste, dans les fonctions psychologiques et les œuvres, il est aisé de montrer que cette notion de personne apparaît dans les deux facettes essentielles de la religion grecque : les Mystères et les formes dionysiaques et orphiques des croyances et des cultes. Pour J-P Vernant comme pour I. Meyerson, la religion dionysiaque n'est pas une religion de la personne : elle plonge l'individu dans la nature, elle le fait communier avec la vie animale et végétale, elle fait tomber les barrières du moi. En réalité, par sa forme sociale déjà, elle apporte des éléments d'individualité. Le thiase, unité religieuse élémentaire dans le culte orgiastique, se constitue, comme le remarque M. Gernet, en dehors des cadres du moment : l'adhésion individuelle a remplacé la parenté ou l'inféodation. Un esprit de démocratie et de liberté pénètre cette religion, qui s'adresse à tous les membres de la société, qui admet la participation des esclaves, et dont le dieu se nomme Isodaïtès, qui fait parts égales. Dans leur forme primitive, les rites orgiastiques avaient rapport à la vie de la terre, à la croissance des espèces. Cet objet passe au second plan : c'est à la personne même du fidèle que le service divin doit apporter ses bienfaits. Mais dans cette forme, il y a seulement un début, un germe de l'individualisme religieux. L'évolution va se poursuivre à travers les conceptions d'immortalité bienheureuse et d'union personnelle avec Dieu. Ces conceptions apparaîtront dans les cultes de mystères et surtout dans les aspects les plus épurés du mysticisme grec, tels ceux que présente l'orphisme. Dans les cérémonies de mystères, l'initié entre dans un monde nouveau qui est un monde spirituel, et un lien personnel s'établit entre lui et la divinité : l'absorption du kykéon est une considération individuelle. Le rite entier a pour objet la régénération personnelle : les initiés sont des élus. Par là, les mystères continuent à orienter le sentiment religieux dans la voie de l'individualisme. Pour J-P Vernant dans le sillage de Meyerson, l'évolution se poursuivra dans l'orphisme. « Orphée, écrit Miss Harrison, prit une ancienne superstition profondément enracinée dans le rituel sauvage de Dionysos, et lui prêta une signification nouvelle, spirituelle. La vieille superstition et la nouvelle foi sont toutes deux résumées par ce petit texte orphique : « Nombreux sont les porteurs de narthex, rares sont les bacchants » Déjà, les adorateurs de Dionysos se croyaient possédés du dieu. Il n'y avait qu'un pas de plus à faire pour qu'ils soient convaincus qu'ils étaient réellement identifiés avec lui, que réellement ils devenaient lui ». Orphée a gardé la croyance bachique que l'homme peut devenir dieu, mais il a modifié la conception de dieu, et il chercha à obtenir l'état divin non par l'intoxication physique, mais par un effort de pureté, par l'extase spirituelle. C'est l'accession au divin et non plus l'immortalité personnelle qui devenait ainsi l'obPARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT jet principal de la spéculation religieuse. L'immortalité n'était qu'une inconséquence accessoire de l'état divin. La préoccupation essentielle était de devenir divin dès cette vie. L'homme devait y parvenir seul, par ses propres efforts, sans intercesseur. Cette doctrine de l'accession au divin avait comme contrepartie une doctrine de l'âme, être subsistant apparenté au divin, une théorie de l'origine et de la destinée de l'âme, complétée par l'idée du jugement des âmes - et de responsabilité individuelle au delà de cette vie. Ainsi se trouvait édifiée une conception de l'identité de l'âme qui renforçait ce que la forme de confréries d'une part et l'effort personnel de purification d'autre part avaient apporté d'éléments d' « individualisme ». Une religiosité interne, intime, tendait à se créer, qui était de nature à donner plus de profondeur à la conception de l'existence humaine. A cet ensemble, il faut ajouter le mythe de Zagreus déchiré et ressuscité. On sait qu'il a été interprété par une série d'auteurs comme symbolisant l'individuation, qui reflète la faute, et le retour à l'unité, qui réalise le bien. Mais s'il y a eu ainsi des éléments à la fois mystiques et personnalistes - en partie sans doute d'origine asiatique - dans la religion grecque, ils n'ont pas eu d'action déterminante. En tous cas, ils n'ont pas fait fortune immédiatement. « La Grèce n'a pas eu de saint, écrit M. Gernet ; pauvreté en un sens, en un autre, signe de force ». La Grèce classique a vaincu le mysticisme. Il reparaîtra à Rome lorsque s'affirmera la construction chrétienne. D'autres influences que la grecque se seront exercées dans le même sens, entretemps. Non point celle de la foi nationale romaine, religion populaire ou religion officielle, mais celle des religions orientales. On sait comment, par vagues successives, elles ont submergé et désagrégé l'ancien paganisme romain. La vague phrygienne est venue d'abord, avec sa dévotion sensuelle, colorée et fanatique ; les dévots du culte de Cybèle et d'Attis étaient sûrs de renaître après leur mort à une vie nouvelle. Le courant égyptien s'est répandu ensuite : il apportait son rituel séduisant, éclatant, son culte abondant, le service quotidien, et surtout la promesse d'immortalité par l'assimilation avec Osiris ou Sérapis. Par l'initiation, le myste renaissait à une vie surhumaine, devenant l'égal des immortels ; dans l'extase, il franchissait le seuil de la mort, contemplait face à face les dieux du ciel et de l'enfer. Ce que l'orphisme avait entretenu à moitié était maintenant prêché avec précision et fermeté. Puis est venue la vague syriaque, chargée de science astrologique, mais aussi d'une foi vivace et passionnée, apportant la théologie d'un dieu éternel et universel, protecteur de tous les hommes, appelant les hommes à un effort de pureté et de sainteté ; selon son eschatologie, liée étroitement à l'astrologie chaldéenne, l'âme de l'homme après la mort remontait au ciel pour y vivre au milieu des étoiles divines, elle participait à l'éternité des dieux sidéraux auxquels elle était égalée. Enfin est survenue la vague persique : les mystères de Mithra, qui adoraient comme cause suprême le temps infini, identifié avec le ciel, et apportaient par leur dualisme une solution au problème du mal, écueil des théologies. Le mithriacisme, plus que les autres religions orientales, a agi par sa forme morale. Il prêchait la fraternité, la pureté, la rigueur, l'austérité, la véracité, la fidéPARCOURS 2007-2008 229 PIERRE BESSES lité au contrat, la continence et surtout l'énergie virile. Les initiés, qui prenaient le nom de « soldats », devaient combattre sans repos le mal dans le monde, le mal dans leur cœur. Mais après leur mort les âmes des justes, accueillies dans la lumière infinie, devenaient les compagnes des dieux. Après Meyerson, J-P Vernant indique quels pouvaient être les rapports de ces religions à l'édification de la notion de personne. Parce qu'internationales, elles étaient plus individuelles qu'une religion nationale ; elles accueillaient, appelaient tous les hommes. Elles créaient des émotions, elles modelaient des sentiments. Elles apportaient des solutions à des problèmes moraux. Elles orientaient les efforts vers un but idéal, elles forgeaient ainsi la volonté. Le culte quotidien suscitait d'importance personnelle, spécialement chez les humbles qui se trouvaient brusquement les égaux des grands, et même pouvaient les dépasser par un effort intérieur. Enfin et surtout, par l'espoir d'immortalité personnel1e et d'accession au divin dès cette vie, ces croyances donnaient à la notion de l'âme une plénitude, une intensité, une densité inconnues de l'ancien paganisme romain. J-P Vernant, dans cette psychologie historique de Meyerson, partage l'idée selon laquelle le christianisme recueillera tout cet héritage grec et oriental, auquel se sera joint le grand effort de la pensée stoïcienne et néoplatonicienne. C'est l'apport des Stoïciens qui exercera le plus d'action sur l'histoire ultérieure de la notion de personne. Il enrichit le contenu de projswpou de sens nouveaux : la notion de conscience comprise comme témoin, comme juge, et jusqu'à un certain point, celle de conscience psychologique, le retour vers soi. Cette évolution se fait entre le IIe siècle avant J.-C. et le IVe siècle après. Le christianisme y ajoutera sa propre doctrine de la divination, de la théosis et de la théopoièse, et en même temps, par sa méditation sur l'âme, la notion d'entité métaphysique de la personne, substance une, intemporelle, individuelle. Au-delà de toute la personne dans la religion grecque selon Meyerson : une relecture d'Hippolyte et « son dieu personnel », Artémis. 230 A ces origines religieuses de la catégorie de la personne simplement esquissées par Meyerson, J-P Vernant ajoute une étude approfondie d'une expérience mystique propre aux formes et aux esclaves dans le dionysisme (Mythe et pensée. Aspects de la personne dans la religion grecque. P. 357). Aux réductions de Meyerson dans ce rôle essentiel du religieux dans la genèse de la personne chez les grecs, J-P Vernant oppose sa lecture des cultes des mystiques : il faut y chercher une forme de relation « personnelle » entre l'homme grec et le dieu, « c'est là que la vie religieuse a pu s'individualiser » (p. 359). Un mystère constitue une communauté, non plus sociale, mais spirituelle, à laquelle chacun participe de son plein gré par la vertu de sa libre adhésion et indépendamment de son statut civique. Le mystère ne fait pas que s'adresser à l'individu comme tel ; il lui procure un privilège religieux exceptionnel, une élection qui, l'arrachant au sort PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT commun, comporte l'assurance d'un sort meilleur dans l'au-delà. On ne s'étonnera donc pas de voir la communion avec le dieu jouer un rôle central dans l'économie des cultes de mystères. Mais le symbolisme qui exprime cette communion se réfère, non à un échange d'amour entre deux sujets, à une intimité spirituelle, mais à des relations de caractère social ou familial faisant de l'initié le fils ou l'enfant adoptif ou l'époux de la divinité. Ces formules ne font-elles que traduire, dans un vocabulaire traditionnel, un lien en réalité tout intérieur ? Il est difficile de le croire. Adoption, filiation, union sexuelle avec le dieu : nous connaissons ces thèmes de légendes « royales » à fonder les pouvoirs et les privilèges religieux, (en particulier l'immortalité bienheureuse), qu'elles détiennent d'une accointance spéciale, de liens particuliers avec la divinité. Cette « faveur » divine, apanage de génè nobiliaires dont certains comme les Eumolpides et les Kérukes à Eleusis gardèrent la haute main sur l'administration des Mystères, c'est elle que les cultes initiatiques mettent à la disposition du public, opérant ainsi une sorte de divulgation ou de démocratisation de ce qui fut à l'origine l'avantage exclusif d'une aristocratie religieuse. De fait les initiations ne semblent pas avoir comporté d'exercices spirituels, de techniques d'ascèse propres à transformer l'homme du dedans. Elles agissaient par la vertu quasi automatique des formules, des rites, des spectacles. Certes, le myste devait se sentir personnellement engagé dans le drame divin dont certaines parties étaient mimées devant lui. On nous le décrit bouleversé, passant d'un état de tension et d'angoisse à un sentiment de liberté et de joie. Mais nous n'apercevons nul enseignement, nulle doctrine, susceptibles de donner à cette participation affective d'un moment assez de cohésion, de consistance et de durée pour l'orienter vers une religion de l'âme. Au reste, pas plus que le dionysisme, les mystères ne marquent d'intérêt spécial pour l'âme ; ils ne se préoccupent de définir ni sa nature, ni ses pouvoirs. C'est dans d'autres milieux que s'élaborera, en liaison avec certaines techniques spirituelles, une doctrine de la psuché. Pour J-P Vernant, le bilan négatif doit se nuancer en tenant compte de témoignages littéraires, plus engagés dans le concret, comme celui que nous fournit l'Hippolyte d'Euripide. Dans la dévotion exclusive que le jeune homme voue à Artémis, il y a un élément personnel d'affection auquel la déesse, de son côté, ne manque pas de répondre. Entre la divinité et son adorateur se sont noués des liens d'amitié, filijaj, une intimité passionnée, dmilija, un constant commerce, exprimé par le verbe sune``ïnai. Invisible comme le sont les dieux, Artémis n'en est pas moins présente aux côtés d'Hippolyte : il entend sa voix, il lui parle, elle lui répond. Mais le poète prend soin de souligner ce que comporte d'étrange et d'insolite ce type de rapports avec le divin. Sa familiarité même à l'égard d'une déesse fait d'Hippolyte un cas : « Seul entre les mortels, déclare-t-il à Artémis, j'ai le privilège de vivre à tes côtés et de converser avec toi ». Ce privilège ne va pas sans dangers. Il implique dans la conduite et le mode de vie une singularité orgueilleuse qu'un Grec ne saurait voir d'un bon œil et que Thésée assimilera sans peine aux excentricités des sectateurs d'Orphée. Hippolyte se veut pur, mais PARCOURS 2007-2008 231 PIERRE BESSES 232 d'une pureté à la mesure d'un dieu plus qu'à celle d'un homme. Vertu trop haute et trop tendue qui croit pouvoir refuser et mépriser toute une part de ce qui constitue la nature humaine. Une remarque de Thésée souligne la portée du conflit qui oppose la piété grecque ordinaire à l'inspiration religieuse d'Hippolyte, - non que la première ait ignoré la seconde ; elle l'a connue, mais comme une tentation à laquelle elle se refusait, et qui n'a pu se satisfaire que dans les sectes, ou se transposer dans la philosophie. Au vers 1080, Thésée fait reproche à son fils de pratiquer une ajskhsiz, qui tourne le dos à la piété véritable, laquelle est soumission à l'ordre traditionnel des valeurs, spécialement pour un fils : le respect des parents. Il note à cette occasion que cette ascèse excessive et forcée, instrument selon Hippolyte de son intimité avec le divin, n'a pas en réalité d'autre objet que de se rendre un culte à soi-même : santojn sejbein. Dans l'attitude religieuse de son fils, l'aspect « personnel » comporte nécessairement pour Thésée un élément d'hubris. De fait, c'est bien cette démesure qu'à travers le ressentiment d'Aphrodite offensée, le courroux divin châtiera. Quelque familier qu'Hippolyte ait pu se prétendre avec la déesse, le dernier mot du drame est pour maintenir et proclamer la distance entre les dieux et les hommes. On vient de ramener Hippolyte meurtri et sanglant ; il voit s'ouvrir devant lui les portes de l'Hadès. Tout à coup Artémis apparaît à ses côtés. Le jeune homme la reconnaît, il engage avec elle un dernier dialogue, affectueux, passionné : « O maîtresse, vois-tu mon état misérable ? ». Que répond la déesse ? « Je vois ; mais à mes yeux sont interdits les pleurs. » ; Onj qejmiz : il serait contraire à l'ordre que des yeux divins pleurent pour les misères des mortels. Bientôt la déesse quitte Hippolyte ; elle l'abandonne face à la mort : elle n'a pas le droit de souiller son regard au spectacle d'un moribond ou d'un cadavre. Ainsi, au moment où Hippolyte aurait plus que jamais besoin à ses côtés d'une présence divine, Artémis s'éloigne, elle se retire dans cet univers divin qui ignore tout des réalités trop humaines de la souffrance, de la maladie et de la mort. S'il existe une intimité, une communion avec le dieu, elles ne sauraient se situer sur le plan de ce qui constitue pour l'individu son destin personnel, son statut d'homme. A l'heure décisive, ce n'est pas Artémis, c'est Thésée, - un Thésée repentant, pardonné - qui soutiendra la tête d'Hippolyte et qui recueillera son dernier soupir. L'exemple d'Hippolyte était privilégié : il portait témoignage d'un lien direct, de l'intimité affectueuse qui peut unir une divinité grecque et son fidèle. Cependant, même dans ce cas, les rapports de l'homme et du dieu nous ont paru s'inscrire dans un cadre qui excluait par avance certaines dimensions essentielles de la personne. Nous sommes donc conduits à nous interroger sur la valeur d'expressions comme « dieux personnels » lorsqu'il s'agit de la Grèce archaïque et classique. Le panthéon grec s'est constitué à un âge de la pensée qui ignorait l'opposition entre sujet humain et force naturelle, qui n'avait pas encore élaboré la notion d'une forme d'existence purement spirituelle, d'une dimension intérieure de l'homme. Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes. La pensée religieuse répond aux problèmes d'organisation et de classification des PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Puissances : elle distingue divers types de pouvoirs surnaturels, avec leur dynamique propre, leur mode d'action, leurs domaines, leurs limites. Elle en envisage le jeu complexe : hiérarchie, équilibre, opposition, complémentarité. Elle ne s'interroge pas sur leur aspect personnel ou non personnel. Certes, le monde divin n'est pas composé de forces vagues et anonymes, il fait place à des figures bien dessinées, dont chacune a son nom, son état civil, ses attributs, ses aventures caractéristiques. Mais cela ne suffit pas à les constituer en sujets singuliers, en centres autonomes d'existence et d'action, en unités ontologiques, au sens que nous donnons au mot « personne ». Une puissance divine n'a pas réellement « d'existence pour soi ». Elle n'a d'être que par le réseau des relations qui l'unit au système divin dans son ensemble. Et dans ce réseau elle n'apparaît pas nécessairement comme un sujet singulier, mais aussi bien comme un pluriel : soit pluralité indéfinie, soit multiplicité nombrée. Entre ces formes pour nous exclusives l'une de l'autre - une personne ne saurait être plusieurs - la conscience religieuse du Grec ne pose pas d'incompatibilité radicale. On a souvent noté que, pour désigner une puissance divine, le Grec passe sans difficulté jusque dans la même phrase du singulier au pluriel et vice versa. De même il se représentera aussi bien la Charis, comme divinité singulière, que les Charites, comme collectivité indivisible sans rien qui distingue l'une de l'autre la pluralité des puissances, ou comme groupement de trois divinités dont chacune, jusqu'à un certain point, se singularise et porte un nom particulier. Même dans le cas des figures les plus individualisées, comme Zeus ou Héra, leur unicité n'est pas telle qu'on ne puisse parler d'un Zeus, d'une Héra double ou triple. Suivant les moments et les besoins la même puissance divine sera envisagée dans son unité, au singulier, dans sa multiplicité d'aspect, au pluriel. Les diverses puissances surnaturelles dont la collection forme la société divine dans son ensemble peuvent elles-mêmes être appréhendées sous la forme du singulier, d qeojz, la puissance divine, le dieu, sans qu'il s'agisse pour autant de monothéisme. Au reste le culte ne connaît pas ce Zeus, personnage unique que la mythologie nous a rendu familier, mais toute une série de Zeus particularisés par leur épithète cultuelle, très différents les uns des autres quant à leur signification religieuse, tous cependant Zeus d'une certaine façon. La raison de ce paradoxe, c'est précisément qu'un dieu exprime les aspects et les modes d'action de la Puissance, non des formes personnelles d'existence. Du point de vue de la puissance, l'opposition entre le singulier et l'universel, le concret et l'abstrait, ne joue pas. Aphrodite est une beauté, cette déesse-ci, mais elle est en même temps la beauté - ce que nous appellerions l'essence de la beauté - c'est-à-dire la puissance qui se fait présente à toutes les choses belles et par quoi elles sont rendues belles. Rohde déjà notait que les Grecs n'ont pas connu une unité de la personne divine, mais une unité de l'essence divine, et L. Schmidt, très justement, écrivait : « Pour celui qui est né Grec et qui sent comme un Grec, la pensée d'une nette antithèse entre unité et pluralité est écartée quand il s'agit d'êtres surnaturels. Il conçoit sans difficulté une unité d'action sans unité de personne ». Pour J-P Vernant, l'anthropomorphisme du dieu, pas plus que son individualité, ne doit faire illusion. Il a, lui aussi, des limites très précises. Une puissance PARCOURS 2007-2008 233 PIERRE BESSES divine traduit toujours de façon solidaire des aspects cosmiques, sociaux, humains, non encore dissociés. Pour un Grec, Zeus est en rapport avec les diverses formes de la souveraineté, du pouvoir sur autrui ; avec certaines attitudes et comportements humains : respect des suppliants et des étrangers, contrat, serment, mariage ; il l'est aussi avec le ciel, la lumière, la foudre, la pluie, les sommets, certains arbres. Ces phénomènes, pour nous si disparates, se trouvent rapprochés dans l'ordonnancement qu'opère la pensée religieuse en tant qu'ils expriment tous à leur façon des aspects d'une même puissance. La figuration du dieu dans une forme pleinement humaine ne modifie pas cette donnée fondamentale. Elle constitue un fait de symbolique religieuse qui doit être exactement situé et interprété. L'idole n'est pas un portrait du dieu : les dieux n'ont pas de corps. Ils sont, par essence, les invisibles, toujours au-delà des formes à travers lesquelles ils se manifestent ou par lesquelles on les rend présents dans le temple. Le rapport de la divinité à son symbole cultuel - qu'il soit anthropomorphe, zoomorphe ou aniconique - n'a rien à voir avec la relation du corps au moi. En Grèce, la grande statue cultuelle anthropomorphe est d'abord du genre couros et coré ; elle ne figure pas un sujet singulier, une individualité divine ou humaine, mais un type impersonnel, le Jeune Homme, la Jeune Fille. Elle dessine et présente la forme du corps humain en général. C'est que, dans cette perspective, le corps n'apparaît pas lié à moi, incarnation d'une personne ; il est chargé de valeurs religieuses, il exprime certaines puissances : beauté, charme (charis), éclat, jeunesse, santé, force, vie, mouvement… qui appartiennent en propre à la divinité et que le corps humain plus qu'un autre reflète lorsque, dans sa fleur, il est comme éclairé d'une lumière divine. Les problèmes que pose, en Grèce, la figuration anthropomorphe du dieu restent donc, pour l'essentiel, extérieurs au domaine de la personne. Jean-Pierre Vernant et Régis Debray, anatomie d'un fantôme, l'art antique. 234 Pour J-P Vernant, si Meyerson et sa psychologie historique restent une des clés pour refonder une théorie de la personne qui sous-tend une sociologie compréhensive du sacré et des rites, il est aussi essentiel que cette relecture de l'expérience mystique d'Hippolyte, héros tragique, se donne aussi pour axiome le jugement de Louis Gernet : « l'art grec fait corps avec la pensée religieuse ». Cette donnée incontournable postule la critique radicale du mythe selon lequel la Grèce ancienne par son art religieux serait « le berceau de l'art occidental ». Pour réfuter cette idée fausse, il est frappant de voir la convergence des analyses de J-P Vernant et de Régis Debray dans son histoire du regard en Occident. En effet, pour J-P Vernant comme pour Régis Debray, il est essentiel pour l'historien du regard de l'occident de démystifier une idéologie dominante de l'esthétique de l'occident : « l'art grec » est en réalité une hallucination collective. L'exemple grec des sacra et des idoles archaïques pour l'un comme pour l'autre signifie que dans l'Athènes de Platon, la primauté du savoir sur le faire PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT invalide l'esthétique. L'homme de l'art grec détruit de ces racines religieuses reste sur une illusion d'unicité et d'un temps linéaire. Pour l'un comme pour l'autre, une nouvelle histoire positiviste exige l'effet de penser l'avènement de la figuration en Grèce, aussi bien dans les idoles du xIIe siècle avant notre ère, que dans les Statues des dieux et des déesses du Panthéon. En effet, même Louis Gernet pourrait succomber à l'hallucination collective de l'art grec quand il le juge inséparable du religieux, du sacré et du mythe des origines. Pour J-P Vernant comme pour R. Debray, l'art grec au sens où l'entendent les modernes, comme rubrique indépendante et catégorie mentale, ne paraît pas avoir de répondant dans la Grèce ancienne. Sans doute existe-t-il des figures et des formes matérielles, qui peuplent nos musées ; tout un vocabulaire subtil et raisonné de l'image, avec ses appâts et ses pièges (eidôlon, eikôn, etc.) ; de l'imagination (mimesis, qui reproduit le visible, et phantasia, qui vagabonde hors vue), de la statue (jusqu'à une quinzaine de mots distincts), qui traverse les écritures grecques. En revanche, il n'existe pas dans le monde antique (pas plus que dans le médiéval) de discours propre et général sur l'art. Détail qui n'en n'est pas un : l'art comme faire n'apparaît qu'enveloppé dans un dire de l'art. On ne produit pas d'art, pratiquement, sans produire théoriquement une chronologie et une apologie de la chose : double émergence qui ne point qu'au milieu du siècle quinze de notre ère, la première Renaissance. L'un et l'autre sont fondés à dire des Grecs qu'ils ont, en Occident, inventé le savoir - et le sourire (les pharaons ne sourient pas, et leurs épouses n'ont pas de hanches). Mais ils n'ont pas cherché à savoir pourquoi au début du VIe siècle, un sourire a éclos sur le visage de leurs kouroi - pur reflet, à leurs yeux, du sourire des dieux, simple et inessentiel accident. Ces grands artistes ont crée la géométrie et la philosophie - mais ignoré « l'art » comme thème autonome. Ils n'avaient donc pas le mot pour le dire, n'en n'ayant pas besoin. Oui, « science se dit épistémè », car les Grecs ici ont inventé et la chose et le mot. Le nombre pi est inconnu à Babylone comme à Thèbes. Là fut le « miracle », dans l'émancipation d'un système démonstratif, dans l'émergence d'un ordre logique et indépendant des mythes et des valeurs. Mais il n'y a pas eu coupure, dans la Grèce archaïque et classique, entre les formes plastiques et les puissances de l'au-delà. Quand un éphèbe est beau comme un Dieu, ce n'est pas sa statue qui est admirable, et encore moins le sculpteur, mais l'Olympe. Il y a une épistémologie, il n'y a pas d'esthétique grecque. Pas plus qu'il n'y a d'esthétique médiévale. Ecrire « Art se dit en grec technè », comme cela se fait tous les jours, c'est, plus qu'un anachronisme, un délire récupérateur. « L'art », dans le monde hellénique (il en ira autrement dans le monde hellénistique) n'est pas un sujet en soi, susceptible d'un enseignement théorique, transmis par des Académies, affecté à d'autres lieux, que les ateliers, servi par des vocations glorieuses. Il est une expression parmi d'autres du culte de la polis. « L'expression artistique, écrit Louis Gernet, ne se surajoute pas comme quelque chose de plus ou moins contingent à la pensée religieuse : elle fait corps avec elle ». PARCOURS 2007-2008 235 PIERRE BESSES 236 Il n'y a pas non plus dans cette langue de terme canonique pour dire « la religion ». Mais il y a à Paris, et à bon droit, une chaire d'études comparées des religions antiques au Collège de France. J-P Vernant a montré que l'étude comparative des polythéistes de l'Antiquité « conduit à mettre en question non seulement qu'il existe une essence de la religion -ce qui serait banal - mais celle d'une continuité des phénomènes religieux ». L'un et l'autre se doutent bien, de même, qu'il n'y a pas d'essence de l'art ni même de continuité. La question ici est radicale : savoir s'il y a, dans notre creuset putatif, des manifestations qu'on peut, sans s'abuser, qualifier d'artistiques. Lorsque tout est art, dira-t-on, l'art n'a pas de nom - de même que lorsque tout est religion, la religion n'est pas dans le dictionnaire. Mais quelle que soit l'étrangeté pour nous de ses catégories mentales, on ne peut nier l'existence d'un domaine religieux grec, passible d'études scientifiques. Il n'y a pas, dans cette culture, de personne divine ni d'intériorité ni de croyance subjective à la mode chrétienne, de mythes et de rites élaborés, des servants et des fidèles - bref, un Continent identifiable. Il y a « domaine » parce qu'il y a, assez bien repérable, une polarité sacré/profane, comme il y a dans le domaine théorique une polarité vrai/faux, savoir/ignorance. « L'art grec » pourrait bien être en revanche une vue de l'esprit (du nôtre, s'entend), parce qu'on chercherait en vain une polarité équivalente art/non art, ou esthétique/utilitaire. L'opposition mythos/logos, qui aurait pu en tenir lieu, s'applique aux discours, non aux formes. Ainsi, pour J-P Vernant, comme pour Régis Debray, l'exemple grec signifie qu'il n'est pas une curiosité historique, il illustre une constante essentielle du regard de l'occident : l'alliance de l'essentialisme spéculatif et du pessimisme artistique. Qu'il s'agisse de Dieu, de la Nature, ou de l'Idée, les conceptions du monde qui placent en amont une Référence essentielle et normative, ne serait-ce qu'un point fixe, ne font pas grand cas des images fabriquées par l'homme. Toutes les fois que le réel est construit en chute, et l'homme en « image de Dieu », l'imagination plafonne dans la mise en image du Principe. D'où le peu de dignité de l'œuvre d'art dans la logosphère, avec ses images mobiles de l'Eternité immobile. La notion d'œuvre ne prend son vol que lorsque l'existence, d'une certaine façon, se met à précéder l'essence. Alors, et alors seulement, il peut y avoir plus dans son œuvre que dans son ouvrier, plus dans un faire que dans le concevoir qui l'autorise. Alors la main devient « un organe de connaissance ». Et l'homme, un créateur possible. Ce renversement définit l'humanisme, qui est de soi un optimisme artistique. Le paradoxe étant celui-ci : cette naissance, qui s'est appelée historiquement « Renaissance », tant l'humanité a besoin, pour inventer l'avenir, de se placer sous l'autorité du passé, a pris pour modèle son antimodèle, l'essentialisme antique de l' « Idea ». Telle aurait été la positivité de l'hallucination grecque. C'est d'ailleurs parce qu'il avait traduit Platon que, dans son projet d'Académie florentine, Marsile Ficin n'a fait aucune place aux plasticiens - architectes, sculpteurs ou peintres. Son Académie était composée d'orateurs, de juristes, d'écrivains, de politiques, de philosophes - bref, de gens sérieux : des PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT libéraux, non des serviles. Les véritables connaisseurs de l'Antiquité, en pleine Renaissance, ne marchent pas aux « Beaux-arts ». Léonard de Vinci sera fondé à s'indigner : « Vous avez mis la peinture au rang des arts mécaniques ! ». La réhabilitation du travail figuratif n'a pas été le fait des meilleurs humanistes, c'est-àdire de ceux qui pratiquaient dans le texte leurs humanités classiques. De la présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence. J-P Vernant, dans son effort pour penser la religion grecque dans son rapport essentiel avec l'avènement de la figuration en Grèce, admet certes avec Régis Debray que le regard de l'œil occidental dans le champ du religieux, du sacré et du mythe, a été magique avant d'être artistique. Mais il est surtout important pour J-P Vernant, historien psychologue, de penser cette figuration des sacra à la charnière des Vème et IVe siècles, la théorie de la mimésis, de l'imitation, esquissée chez xénophon, et élaborée de manière tout à fait systématique par Platon, et qui marque le moment où, dans la culture grecque, la version est accomplie qui mène de la présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence. La catégorie de la représentation figurée est alors dégagée dans ses traits spécifiques ; en même temps, elle se trouve rattachée au grand fait humain de la mimésis, de l'imitation, qui en assure le fondement. Le symbole à travers lequel une puissance de l'au-delà, c'est-à-dire un être fondamentalement invisible, est actualisé, présentifié dans ce monde-ci, s'est transformé en une image, produit d'une imitation experte qui, par son caractère de technique savante et de procédure illusionniste, entre désormais dans la catégorie générale du « fictif » - ce que nous appelons l'art. Dès lors l'image relève de l'illusionnisme figuratif autant et plus qu'elle ne s'apparente au domaine des réalités religieuses. Une question se pose alors à J-P Vernant. Tant que l'image n'a pas encore été clairement rattachée à cette faculté propre à l'homme de créer par l'imitation des œuvres qui n'ont pas d'autre réalité que leur semblance, dont tout l'être est de faux-semblant, quel est le statut de l'image ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel est son rapport avec cela même qu'elle figure ou évoque ? J-P Vernant, pour l'essentiel, étudie la statuaire et son rôle dans la figuration des dieux. Il ne consacrera que quelques mots à la figuration des morts, en rondebosse, en relief, sur des stèles peintes ou gravées. Figure des dieux, figure des morts. Dans les deux cas, il s'agit de donner à voir, en les localisant dans une forme précise et en un lieu bien déterminé, des puissances qui relèvent de l'invisible et qui n'appartiennent pas à l'espace d'ici-bas. Faire voir l'invisible, assigner une place dans notre monde à des entités d'au-delà : on peut dire qu'il y a au départ, dans l'entreprise de figuration, cette tentative paradoxale pour inscrire l'absence PARCOURS 2007-2008 237 PIERRE BESSES 238 dans une présence, pour insérer l'autre, l'ailleurs, dans notre univers familier. Quels qu'aient été les avatars de l'image, peut-être cette gageure reste-t-elle, dans une très large mesure, toujours valable : évoquer l'absence dans la présence, l'ailleurs dans ce qui est sous les yeux. J-P Vernant commence par les dieux. Tout d'abord, une remarque générale. A côté du mythe où l'on raconte des histoires, où l'on narre des récits, à côté du rituel où l'on accomplit des séquences organisées d'actes, tout système religieux comporte un troisième volet : les faits de figuration. Cependant, la figure religieuse ne vise pas seulement à évoquer dans l'esprit du spectateur qui la regarde la puissance sacrée à laquelle elle renvoie, qu'elle « représente » dans certains cas, comme dans celui de la statue anthropomorphe, ou qu'elle évoque sous forme symbolique dans d'autres. Son ambition, plus vaste, est différente. Elle entend établir avec la puissance sacrée, à travers ce qui la figure d'une manière ou d'une autre, une véritable communication, un contact authentique ; son ambition est de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à la disposition des hommes, dans les formes rituellement requises. Mais en cherchant ainsi, à travers les faits de la figuration, à jeter comme un pont vers le divin, l'idole doit en même temps, dans la figure même, marquer la distance par rapport au monde humain, accuser l'incommensurabilité entre la puissance sacrée et tout ce qui la manifeste, de façon toujours inadéquate et incomplète, aux yeux des mortels. Etablir avec l'au-delà un contact réel, l'actualiser, le présentifier et, par là, participer intimement au divin - mais, du même mouvement, souligner ce que ce divin comporte d'inaccessible, de mystérieux, de fondamentalement autre et étranger, telle est la nécessaire tension que, dans le cadre de la pensée religieuse, doit instaurer toute forme de figuration. Pour illustrer cette vue trop générale, J-P Vernant prend l'exemple d'un certain type d'idoles divines dans le monde grec. Pausanias signale à de nombreuses reprises, la présence, dans tel sanctuaire, d'une forme d'idole qu'il désigne par le terme xoanon. Le mot, d'origine indoeuropéenne (contrairement au terme bretas, dont l'acception est proche), se rattache au verbe Xeô, (gratter, racler), qui appartient au vocabulaire du travail du bois. Le xoanon est une idole de bois, plus ou moins dégrossie, de forme dite en pilier, et dont la facture est primitive. Pour Pausanias, les xoana comportent un triple caractère. Ce sont les idoles qui appartiennent au passé le plus reculé. Tout, en elles, relève de l'archaïque : l'aspect, le culte dont elles sont l'objet, les légendes qui les concernent. Cette « primitivité » des xoana produit chez le spectateur un effet marqué « d'étrangeté » que Pausanias souligne en employant à leur propos les termes de alopos, marquant leur écart par rapport aux images cultuelles ordinaires, et de xénos, étrange. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Primitivité, étrangeté : à ces deux traits Pausanias en ajoute un troisième, qui leur est très directement lié. Dans ce qu'ils ont de déroutant, de non-imagé au sens usuel, les xoana comportent quelque chose de divin, theion ti, comme un élément de surnaturel. Ces idoles archaïques qui souvent, dans la pratique cultuelle d'un dieu, jouent un rôle fondamental et le concernent très directement - même si elles ne le représentent pas dans la forme figurée canonique- ne sont pas, selon nous, des images. Ni du point de vue de leur origine, ni du point de vue de leurs fonctions, elles n'ont franchi le seuil au-delà duquel on est en droit de parler d'images, stricto sensu. Leur origine. Les plus célèbres passent pour ne pas avoir été façonnées par la main d'un artisan mortel. Qu'un dieu les ait fabriquées et offertes en don à un de ses favoris, qu'elles soient tombées du ciel ou aient été apportées par la mer, elles ne sont pas œuvres humaines. Leur forme. Si tant est qu'il y en ait une - puisqu'un simple morceau de bois peut tenir lieu d'idole - leur forme compte moins parfois, sur le plan de la valeur symbolique, que la matière même dont elles sont faites : telle espèce d'arbre ou même tel arbre particulier que le dieu a désigné et avec lequel il est en spéciale connivence. Au reste, la figure est le plus souvent recouverte de vêtements qui la dissimulent de la base au sommet. Les fonctions. L'idole n'est pas faite pour être vue. La regarder, c'est devenir fou. Aussi est-elle souvent enfermée dans un coffret, gardée dans une demeure interdite au public. Cependant, sans être visible comme doit l'être une image, l'idole n'est pas pour autant invisible à la façon du dieu qu'on ne saurait regarder en face. Elle est prise dans le jeu du cacher-montrer. Tantôt dissimulé, tantôt découvert, le xoanon oscille entre les deux pôles du « maintenu secret » et du « manifesté au public ». La « vision » de l'image se produit chaque fois par rapport à un « caché » préalable qui lui donne sa signification véritable en lui conférant le caractère d'un privilège réservé à certaines personnes, à certains moments, dans certaines conditions. Voir l'idole suppose une qualité religieuse particulière et, en même temps, consacre cette dignité éminente. La vision, comme celle des mystères, prend valeur d'initiation. En d'autres termes, la contemplation de l'idole divine apparaît comme « dévoilement » d'une réalité mystérieuse et redoutable ; le visible, au lieu d'être la donnée première qu'il s'agirait d'imiter par l'image, prend le sens d'une révélation, précieuse et précaire, d'un invisible qui constitue la réalité fondamentale. Mais l'idole n'est pas seulement insérée dans ce jeu du cacher-montrer. Elle est inséparable des opérations rituelles qu'on exerce sur elle. On la vêt et dévêt ; on la lave rituellement ; on la mène, pour la baigner, dans un fleuve ou dans la mer ; on lui apporte des tissus, des voiles. On la promène au-dehors, on la ramène au-dedans, où on la fixe parfois par des liens symboliques, fils de laine ou chaînes d'or. C'est qu'on se la représente comme mobile. Même si elle n'a pas de PARCOURS 2007-2008 239 PIERRE BESSES 240 pieds, si ses jambes demeurent soudées ensemble, on la croit toujours prête à s'échapper, à déserter un lieu pour filer ailleurs, pour hanter une autre demeure où elle apportera les privilèges et les pouvoirs attachés à sa possession. La figure plastique, au niveau du xoanon, ne peut à aucun moment se séparer entièrement de l'action rituelle : l'idole est faite pour être montrée et cachée, promenée et fixée, vêtue et dévêtue, lavée. La figure a besoin du rite pour représenter la puissance et l'action divines. Incapable encore, dans sa forme immobile et figée, d'exprimer le mouvement autrement qu'en étant elle-même mue et promenée, elle traduit aussi l'action du dieu en étant symboliquement animée et mimée. Aussi le xoanon apparaît-il toujours au centre d'un cycle de fêtes qui s'organise autour de lui, et qui forme avec lui un système symbolique cohérent dont tous les éléments - signe plastique et actions rituelles - sont solidaires et se répondent. Le problème ne se pose pas d'une efficacité du xoanon en dehors de ce système. C'est à travers la succession des cérémonies dont elle est l'objet que l'idole manifeste la puissance du dieu : elle représente l'action divine en la mimant à travers la durée du rite, plus qu'en la fixant dans l'espace par une figure. Prise dans le rituel, l'idole n'a pas, dans sa forme plastique, conquis une pleine autonomie. Mais elle n'est pas non plus dans un statut comparable à celui d'un pieu, d'un poteau, d'un pilier, d'un herme. Enchaîner un xoanon par un lien plus ou moins symbolique n'a pas même valeur qu'enfoncer en terre un pieu ou un poteau. L'enchaînement implique une image mobile dont on paralyse la fuite en lui entravant les jambes d'un fil de laine, d'un lien végétal, ou, suivant un symbolisme plus précis, de chaînes d'or. Le rite ne fixe pas l'image au sol, de façon à dessiner dans l'espace un centre de force religieuse. Il vise à assurer à un groupe social, en permanence, la conservation d'un symbole qui a valeur de talisman. L'idole n'est pas spécialement attachée à un point de la terre, elle ne localise pas une puissance divine. Tout au contraire, où qu'elle soit, elle confère à qui la tient en sa possession le privilège et comme l'exclusivité de certains pouvoirs. Elle marque avec la divinité une accointance « personnelle » qui pourra se transmettre héréditairement, circuler dans des familles royales ou des génè religieux. Cet aspect d'appropriation de l'idole, complémentaire de sa mobilité, se traduit dans le fait qu'elle loge, au moins à l'origine, dans le secret d'une maison humaine : maison de roi, de chef, de prêtre ; en tous cas, demeure privée, privilégiée, non lieu public. Lorsqu'à l'âge de la cité, le temple, impersonnel et collectif, abritera l'image divine, le souvenir restera vivant, pour les plus anciens xoana, du lien qui les unit à une maison et une lignée particulière. C'est dans la demeure d'Erechtée, à Athènes, que siège le xoanon d'Athéna, comme à Thèbes le thalamos de Sémélè, dans le palais de Cadmos, garde celui de Dionysos. En pleine époque classique, l'usage se conserve pour certaines images, à caractère secret, de les loger dans des demeures privées, non dans le temple. Le prêtre offre l'hospitalité à la statue dans sa propre maison, pour la durée de son sacerdoce. Et la prise en charge de l'image consacre le lien personnel qui l'unit désormais à la divinité. L'idole assume ainsi la fonction d'un signe d'investiture. Il importera peu, à cet PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT égard, qu'elle ait la forme plus ou moins humaine. Entre le xoanon et certains objets symboliques qui confèrent à ceux qui les possèdent une qualité religieuse particulière, la frontière peut être assez floue. La fonction de ce genre de sacra consiste à attester et à transmettre les pouvoirs que la divinité accorde en privilège à ses élus, plutôt qu'à faire connaître une « forme » divine au public. Le symbole ne représente pas le dieu, abstraitement conçu en lui-même et pour lui-même ; il ne cherchera pas à instruire sur sa nature. Il exprime la puissance divine en tant que maniée et utilisée par certains individus, comme instrument de prestige social, moyen de prise et d'action sur autrui. Le sceptre d'Agamemnon présente ces deux caractères, étroitement associés, de symbole divin et d'objet d'investiture. Chargé d'efficace, il impose silence à l'assemblée, il donne aux décisions valeur exécutoire, il fait reconnaître dans le roi un rejeton de Zeus. Tenu en mains et transmis héréditairement, il objective en quelque sorte la puissance de souveraineté. C'est un objet divin, comme le xoanon : fabriqué par Héphaïstos, donné par Zeus à Hermès et passant successivement à Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, etc. Et il peut aussi bien, au même titre que le xoanon, fonctionner comme « idole » d'un dieu. A Chéronée, il fait l'objet du culte principal, il représente Zeus. Mais il conserve ses anciennes valeurs de talisman dont il faut s'approprier et transmettre le privilège. Chaque année, un nouveau prêtre prend en charge le symbole divin et l'emporte dans sa maison pour lui faire quotidiennement des sacrifices. Le rôle du sceptre à Chéronée, une couronne le jouera pour le prêtre de Zeus Panamaros, un trident chez les Etéoboutades, un bouclier dans la famille royale d'Argos. Un bouclier, ou tout aussi bien le xoanon. A Argos précisément, dans la cérémonie du Bain de Pallas, le xoanon d'Athéna n'était pas seul promené. Il était accompagné du bouclier de Diomède, « porté » lui aussi dans le cortège. Dans un contexte social où les pouvoirs divins et les symboles qui les expriment n'ont pas encore un caractère de pleine publicité, mais restent la propriété de familles privilégiées, il y a réciprocité entre l'idole et l'objet symbolique, qui assument la même fonction. Deux histoires, dont le parallélisme souligne cette analogie entre xoanon et sacra, nous permettent de saisir le tournant d'histoire sociale, qui fait passer du culte privé au culte public, et transforme l'idole, objet d'investiture, talisman familial plus ou moins secret, en image impersonnelle d'une divinité faite pour être vue. La première lui est contée par Hérodote. A Géla, dans une période de troubles, la ville se trouve divisée contre elle-même. Une partie des habitants fait scission, s'établit sur une hauteur, d'où elle menace le reste de la communauté. Un nommé Télinès décide alors d'affronter les rebelles sans autres armes que certains sacra qu'il tient en sa possession. Se fiant à leur pouvoir surnaturel, il se porte au-devant des mutins, apaise leur révolte, et les ramène à Géla dans la concorde et l'ordre social retrouvés. Il n'a demandé, pour son exploit, qu'une contrepartie : désormais ses descendants assureront, comme hiérophantes, le sacerdoce des Déesses Infernales. Or, les sacra dont il s'est servi sont préciséPARCOURS 2007-2008 241 PIERRE BESSES 242 ment ceux du culte de ces déesses. Ne serait-ce pas qu'à partir de cette date, le culte est devenu public, qu'il a été adopté comme culte officiel de la Cité ? Hérodote indique, il est vrai, qu'il ignore comment Télinès avait pu mettre la main sur les sacra, s'il les avait reçus, ou s'il se les était lui-même procurés. Mais le Scoliaste à la IIème Pythique de Pindare précise que ce culte avait été apporté du Triopion, par les ancêtres de Télinès, lors de la fondation de Géla, comme culte familial et qu'il n'avait été institué que plus tard comme culte public. Les mêmes thèmes : récolte populaire, apaisement de la sédition, non par la violence mais par la vertu de sacra, talismans à valeur à la fois politique et religieuse, propriétés de certaines familles et qui deviennent, par une sorte de compromis, objets d'un culte public dans le nouvel ordre social de la cité - nous les retrouvons dans la seconde histoire, qui concerne directement le xoanon d'Athéna, à Argos. L'usage de porter le bouclier de Diomède, raconte Callimaque, est un très ancien rite institué par Eumédès, prêtre « favori » de la déesse. Et voici dans quelles conditions : le peuple s'étant soulevé, Eumédès échappe à la mort par le même procédé qu'avait utilisé Télinès : il emporte avec lui dans sa fuite l'image sainte, le palladion, et sans doute aussi le bouclier, objet d'investiture royale ; il les dresse, comme sa protection, en un escarpement rocheux. Callimaque ne dit pas la suite. On peut l'imaginer : Eumédès institue le rite qui fera désormais bénéficier la cité entière et tous les citoyens également de cette « faveur » qu'Athéna réservait autrefois à son « protégé ». Mais, dans le culte public, la valeur des anciens sacra privés se transforme en même temps qu'elle se prolonge. En cessant d'incarner le privilège d'une famille ou d'un groupe fermé, l'idole perdra sa valeur de talisman toujours plus ou moins secret pour prendre signification et structure d'image. En ce sens l'apparition du temple et l'institution d'un culte public ne marquent pas seulement un tournant dans l'histoire sociale : l'âge de la Cité ; ils impliquent l'avènement d'une forme nouvelle de figuration des dieux, une mutation décisive dans la nature du symbole divin. Ainsi, plus encore que Meyerson et sa philosophie de la religion grecque structurante de la personne, la chance unique de J-P Vernant est d'avoir eu pour modèle épistémique Louis Gernet. Ce modèle de connaissance historique de la Grèce ancienne lui permet de se hisser au premier rang de l'École des Annales aux côtés de Lucien Febvre et de Marc Bloch. Pour l'helléniste de la génération de Robert Mandreur, une nouvelle histoire de la religion grecque ne peut avoir d'autre fondement épistémique que le modèle de l'histoire des mentalités, théorisé par l'école des Annales et ses deux maîtres Lucien Febvre et Marc Bloch. Comprendre les deux mentalités religieuses de l'homme grec, archaïque du xIIe siècle AC et du Grec classique du Ve siècle AC, ne se réduit pas à définir les fonctions des rites dans la cité ou à décrire la conscience religieuse du héros tragique selon Euripide. Il importe avant tout à l'historien psychologue à la Meyerson, d'exercer une raison critique de l'idée fausse d'un sacré et du symbolique des Grecs théorisée par les phénoménologues. Pour J-P Vernant, celui-ci est à la fois subjectif et objectif social et transcendant ; PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT il est certes une donnée psychologique pour le myste mais il ne peut jamais être défini comme une des formes a priori de l'âme humaine : « universel », ce sacré des Grecs, dans le regard de l'historien positiviste, fidèle à Louis Gernet, est en réalité historique et particulier aux sectes dans l'Athènes de Platon et d'Aristote. « L'homo religiosus » n'est qu'une théorie de Mircea Eliade, utile aux diverses apologétiques des historiens catholiques et protestants, acquis aux illusions de leur monothéisme. Le mérite philosophique de J-P Vernant sur le sacré de la religion grecque pourrait être de se faire le héraut positiviste d'une philosophie des religions proposée par Régis Debray dans les Communions Humaines en 2005. Les mystagogues font du sacré à Athènes le réel par excellence, la réalité ultime des choses. Cette force primordiale se manifesterait dans toutes les hiérophanies, chères à Hésiode. Pour J-P Vernant, comme pour Régis Debray, le sacré des grecs signifie une première évidence philosophique : il n'est pas l'émanation d'un insondable ; il n'est pas une méta-théologie ; il n'est pas une somme d'archétypes dont la morphologie nous restituerait un « homos religiosus » que l'homme industriel aurait à charge de restaurer. L'autre évidence philosophique que J-P Vernant commente dans Mythe et Pensée et dont Régis Debray se fera l'écho : s'il y a un invariant de la sacralisation, schéma d'organisation a priori relevant d'un schématisme transcendantal, il y a aussi et surtout du contingent dans cette sacralité grecque ; elle renvoie aux communautés des cités : « Mais chaque communauté constitue son sacré en fonction de ses carences et de ses urgences » (Les Communions humaines, p. 140). Pierre Besses Animateur du GREP Bibliographie Ignace Meyerson, Les fonctions psychologiques et les œuvres. Postface de Riccardo Di Donato. Seuil. Paris ■ Régis Debray, Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en occident. Gallimard. Bibliothèque des idées. 1992. ■ Régis Debray, Les Communions Humaines. Fayard. 2005. ■ Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs. Ch.7 le choix des mots et ses enjeux. Études de psychologie historique. La Découverte. Poche. Ch5, du double à l'image. De la présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence. Pp.339-351. Ch.6, la personne dans la religion, p. 355. Aspects de la personne dans la religion grecque. P. 370 ■ Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique. Champ. Flammarion. 1968. Maspéro. ■ Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne. Seuil. 1990. ■ Jean-Pierre Vernant, Religions, histoires, raisons. 10/18. 1979. ■ Régis Debray, Les Communions humaines. Seuil. 2006. ■ PARCOURS 2007-2008 243 PIERRE BESSES Pierre Bourdieu, Le Sens Pratique. Editions de Minuit. 1980. Préface. Ugo Bianchi, La religione greca. Turin. 1975. ■ Louise Bruit-Zaidman et Pauline Schmitt-Pantel, La religion grecque. Paris. 1989 ■ Walter Burkert, Griechische Religion der archaischen und klassischen Epoche. Stuttgart. 1977. Traduction anglaise sous le titre Greek Religion, Oxford. 1985. ■ Ileana Chirassi Colombo, La religione in Grecia. Rome-Bari. 1983. ■ A.-J. Festugière, La Grèce, dans Histoire générale des religions, sous la direction de M. Gorce et R. Mortier. Tome II. Paris. 1932. Réimprimé en 1970 avec une bibliographie complémentaire. ■ ■ Dieux et héros : ■ ■ ■ ■ Angelo Brelich, Glie roi greci. Un problema storico-religioso. Rome. 1958. Lewis R. Farnell, Greek Hero Cults and Ideas of Immortality. Oxford. 1921. W. K. C. Guthrie, The Greeks and their Gods. Londres. 1950. Traduction française : Les Grecs et leurs dieux. Paris. 1956. Karl Kerényi, The Heroes of the Greeks. Londres. 1959. Mythe et rituel : Walter Burkert, Structure and History in Greek Mythology and Ritual. Berkeley-Los Angeles-Londres. 1979. ■ Marcel detienne, L'Invention de la mythologie. Paris. 1981. ■ Ludwig Deubner, Attische Feste. Berlin. 1932. Réimpression Hildescheim, 1966. ■ Lewis R. Farnell, The Cults of the Greek States. 5 vol. Oxford. 1986-1966. ■ G. S. Kirk, Myth. Its Meaning and Functions in Ancient and other Cultures. Cambridge-Berkeley-Los Angeles. 1970. ■ Martin P. Nilsson, Griechische Feste von religiöser Bedeutung. Mit Ausschluss der Attischen. Berlin. 1906. Réimpression Stuttgart. 1957. ■ H. W. Parke, Festivals of the Athenians. Londres. 1977. ■ Jean Rudhardt, notions fondamentales de la pensée religieuse et actes consécutifs du culte dans la Grèce classique. Genève. 1958. ■ Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Paris. 1965. Deux nouvelles éditions augmentées chaque fois de plusieurs études ont paru en 1975 et 1985. Mythe et société en Grèce ancienne. Paris. 1974. ■ Sacrifice : Le Sacrifice dans l'Antiquité, huit exposés suivis de discussions, préparés et présidés par Olivier Reverdin et Jean Rudhardt, 25-30 août 1980. Entretiens sur l'Antiquité classique, vol. xxVII. Fondation Hardt. Genève. 1981. ■ Walter Burkert, Homo necans. Interpretationen altgrieschischer Opferriten und Mythen. Berlin. 1972. ■ Jean Casabona, Recherches sur le vocabulaire des sacrifices en grec, des origines à la fin de l'époque classique. Aix-en-Provence. 1966. ■ Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (éditeurs), avec les contributions de Jean-Louis Durand, Stella Georgoudi, François Hartog et Jesper Svenbro, La Cuisine du sacrifice en pays grec. Paris. 1979. ■ Jean-Louis Durand, Sacrifice et labour en Grèce ancienne. Paris-Rome. 1986. ■ Karl Meuli, « Griechische Opferbraüche », dans Phylllobolia für Peter von der Mühll. Bâle. 1946. P. 185-288. ■ 244 PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Mystères, dionysisme, orphisme : L'Association dionysiaque dans les sociétés anciennes, Actes de la table ronde organisée par l'École française de Rome (24-25 mai 1984). Rome. 1986. ■ Walter Burkert, Ancient Mystery Cults. Cambridge-Londres. 1987. ■ Maria Daraki, dionysos. Paris. 1985. e ■ Marcel Detienne, dionysos mis à mort. Paris. 1977. 2 édition, 1980. dionysos à ciel ouvert. Paris. 1986. L'Ecriture d'Orphée. Paris. 1989. e ■ W. K. C. Guthrie, Orpheus and Greek Religion. A Study of the Orphic Movement. 2 édition, Londres. 1952. Traduction française : Orphée et la religion grecque. Etude sur la pensée orphique. Paris. 1956. ■ Henri Jeanmaire, dionysos. Histoire du culte de Bacchus. Paris. 1951. ■ Karl Kerényi, dionysos. Archetypal Image of Indestructible Life. Londres. 1976. Traduit du manuscrit original de l'auteur par Ralph Manheim. ■ Ivan M. Linforth, The Arts of Orpheus. 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Je voudrais commencer par remercier le GREP d'avoir accepté que j'intervienne dans cette journée d'hommage à Jean-Pierre Vernant, et vous dire le grand plaisir que j'ai à être là pour témoigner de l'importance qu'a eue pour moi la découverte des ouvrages de Vernant quand j'étais étudiante en Lettres classiques à la Sorbonne. L'objet de ma contribution est en effet de souligner la manière dont Vernant a renouvelé le regard porté sur certains mythes fondateurs de la Grèce antique et leur interprétation, et ainsi de remercier l'helléniste, le savant qui a revitalisé les études anciennes. PARCOURS 2007-2008 245 EMILIA ndIAyE 246 Je prendrai ici l'exemple de deux récits tels qu'ils sont mis en forme par Hésiode (VIIe siècle avant J.-C.) : le mythe des âges dans Les Travaux et les Jours (v. 106-202), et la légende de Prométhée et de Pandora dans la Théogonie (v. 510-616) et également Les Travaux et les Jours (v. 42-105). 1. Commençons par rappeler brièvement que le mythe acquiert définitivement une dignité nouvelle à partir des années 50. S'appuyant sur les recherches et les méthodes de Mauss (en anthropologie), de Dumézil (en mythologie comparée) et de Lévi-Strauss (pour le structuralisme) - dans le mouvement général des approches nouvelles en linguistique dans la lecture des textes (dont témoignent les travaux de Jakobson, Propp, Greimas ou Genette) -, Vernant s'attache à une relecture des récits de la mythologie grecque. Grâce aux travaux des anthropologues sur les mythes amérindiens, on sait désormais que ces récits ne sont pas des histoires divertissantes, histoires de nourrices pour enfants comme disait Platon, mais qu'ils sont une forme de pensée, l'expression d'une conception du monde. Pensée dite « archaïque », dont Vernant a montré qu'elle est à « l'origine de la pensée grecque », qu'elle contient déjà des réponses aux questions que (re)formuleront les philosophes. Je n'aborderai pas ici les raisons, politiques, qui ont provoqué, en Grèce ancienne, le « déclin » du mythe au profit de la pensée philosophique définie par Vernant comme « fille de la cité ». Je me limiterai à préciser ce qu'il dit sur le rapport entre mythos et logos. Traditionnellement, au mythos du poète était opposé le logos du philosophe : le premier, « récit », était caractérisé par la versification, sa dimension religieuse, sa contingence et la séduction exercée sur son auditoire ; le second, « discours », relevait de la prose, de la raison, d'une vérité éternelle et suscitant la réflexion. Or le mythe met en jeu une forme de rationalité, différente mais non moins logique. Vernant l'a souligné, en particulier à propos des cosmologies qui « reprennent et prolongent les thèmes essentiels des mythes cosmogoniques » (Les origines de la pensée grecque, p. 102). Mais il ne s'agit pas uniquement de souligner la continuité de la pensée dite alors « prélogique » avec la pensée logique. L'apport des sciences humaines et de la linguistique structurale est de montrer que la pensée mythique est un véritable langage, avec ses codes et sa grammaire. Ce qui conduit à considérer ses récits comme l'expression d'un véritable système de pensée, d'une idéologie : « ils contiennent le trésor de pensées, de formes linguistiques, d'imaginations cosmologiques, de préceptes moraux, etc. qui constitue l'héritage commun des Grecs de l'époque préclassique » dit Roubaud, cité par Vernant (L'univers, les dieux, les hommes, p. 12). Et donc à les prendre au sérieux, à les analyser en tant que tels, pas uniquement comme allégories ou balbutiements d'une réflexion qui sera ultérieurement théorisée. Les deux exemples dont je me propose de résumer l'analyse vont me permettre de dégager l'apport spécifique de Vernant dans la lecture des mythes fondateurs de la pensée grecque. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT 2. Le premier exemple que j'ai choisi, celui du mythe des âges, souligne le changement de méthode dans la lecture de ces textes antiques - lecture au sens premier du terme. Le postulat philologique qui irrigue les analyses de Vernant est que les textes sont à prendre à la lettre : tous les mots comptent, aucun n'est placé là où il est par hasard. Alors qu'on avait coutume, jusqu'alors, de bousculer les textes transmis, avec comme raison la non-fiabilité de cette transmission, d'abord orale puis par copie de manuscrits. Les passages qui se révélaient problématiques pour l'interprétation, car n'entrant pas dans la cohérence supposée du texte, récit ou raisonnement, étaient alors considérés comme des moments de faiblesse de l'auteur ou comme interpolés, rajoutés par tel ou tel copiste ; du coup on inversait les vers, déplaçait des pans entiers de texte ou supprimait carrément les passages marqués de l'obèle. Or Vernant pose comme principe que ces textes, même s'ils sont hérités de la tradition orale, une fois écrits sont des textes littéraires, au sens plein du terme, donc pensés, élaborés et travaillés dans leur formulation qui doit par conséquent être respectée, à la lettre: « il n'est pas une séquence, pas un terme du texte dont il ne faille rendre raison » (Mythe et société en Grèce ancienne, p. 246). C'est au lecteur de trouver la logique à l'œuvre dans le texte et ce à partir du texte, en pratiquant une analyse philologique stricte et serrée, au lieu de plaquer une grille de lecture préfabriquée et de supprimer ce qui n'y entre pas. Cette rigueur rend le travail plus ardu en bousculant les habitudes de pensée et les catégories, mais, bien évidemment, rend la démarche plus honnête intellectuellement et la recherche plus valable scientifiquement parlant. La lecture traditionnelle de ce récit qui énumère la succession des âges de l'humanité était d'en faire l'illustration de la dégradation, physique et morale, de la condition de mortel. On passe de l'âge d'or, dans lequel les hommes vivent longtemps, dans l'oisiveté, la paix et la joie, à l'âge d'argent. Les hommes alors meurent au bout de cent ans, après avoir manifesté des signes d'impiété et d'hybris. Suit l'âge de bronze, caractérisé par la guerre, seule occupation d'hommes « au cœur de bronze » qui s'entretuent, avant que ne vienne l'âge des héros, « plus justes et plus braves » dont les exploits sont ceux de guerres justes, comme par exemple la guerre de Troie. L'étape suivante est la race de fer, la nôtre, dure condition de travail et de misères, dans laquelle « quelques biens se trouvent mêlés aux maux ». Mais le texte envisage l'âge suivant, qu'on pourrait appeler de « fer bis », décrit au futur, dans une vision prophétique apocalyptique où l'hypocrisie le dispute à la méchanceté et où « le seul droit sera la force ». Cette menace a pour objectif d'effrayer Persès, le frère d'Hésiode, directement interpellé dans l'ouvrage, en lui montrant ce qui l'attend s'il continue à lui chercher noise et ne se résout pas à se comporter loyalement. Or Vernant, parmi d'autres indices, relève deux points qui rompent la continuité de la dégradation. La quatrième race, celle des héros, est meilleure que la précédente, et Hésiode dit, au vers 176 : « plût aux dieux que je fusse ou né plus tôt ou mort plus tard », souhait illogique dans la perspective d'un futur pire que PARCOURS 2007-2008 247 EMILIA ndIAyE le présent. Au lieu de rejeter ces deux accrocs à la cohérence de la lecture traditionnelle comme étant, soit une interpolation, soit une expression toute faite à ne pas prendre à la lettre, Vernant propose une nouvelle interprétation. Hésiode ne raisonne pas sur un temps linéaire mais sur une conception cyclique du temps, inspirée du cycle des saisons. A une structure strictement diachronique, il faut substituer une structure synchronique qui se superpose à la succession des générations. L'analyse lexicale conduit également à noter que la succession des âges fonctionne par paires dans lesquelles on a affaire chaque fois à une alternance de l'antinomie dikè/hybris, « le juste » et « l'injuste », par symétrie : or-juste/argentinjuste, puis bronze-injuste/héros-juste, puis fer-juste + injuste/fer bis-injuste seul. Si on continue le cycle, il est alors logique de souhaiter vivre plus tard. La nouvelle lecture est donc la suivante : ce récit n'est pas seulement un mythe étiologique expliquant la misère de l'homme mais il dit également que notre condition, au lieu d'être une comme celle des dieux, est ambiguë, nous avons « quelques biens mêlés aux maux », la dikè est mêlée à l'hybris. Et qu'il est de notre responsabilité que l'hybris ne triomphe pas définitivement. 248 3. Le deuxième exemple met en évidence le changement de perspective qui résulte de l'application des méthodes structuralistes. Au lieu de se limiter à la microstructure du texte, pris isolément et en tant que tel, il s'agit de faire l'analyse en l'incluant dans la macrostructure de l'œuvre. Non seulement la lettre du texte compte, mais également l'ordre dans lequel est fait le récit et sa place dans l'ensemble de l'œuvre. Le mythe est devenu un langage, il faut travailler à en comprendre la grammaire, la syntaxe. Et pour ce faire, travailler à dégager les structures qui l'irriguent, les systèmes de correspondances, d'homologies ou au contraire d'antinomies. Se dessine alors un réseau de similitudes et de contraires qui vont enrichir la lecture et l'interprétation. L'histoire du vol du feu par Prométhée est connue : Zeus l'a caché aux hommes en punition de la ruse de Prométhée qui l'a trompé en lui proposant la part du bœuf immolé la moins bonne mais la plus appétissante, les os ayant été recouverts de graisse, alors que la partie comestible avait été dissimulée dans la peau de l'animal. Pour se venger de ce vol, Zeus demande à Héphaïstos de fabriquer de la terre une femme, que tous les dieux parent des plus beaux attributs en lui donnant un cœur artificieux et mauvais. Epiméthée, le frère de Prométhée, accepte le cadeau, ce « beau mal », et Pandora ouvre la jarre qui contient tous les maux, invisibles tels les maladies et la mort, qui se répandent sur la terre. Désormais l'homme doit faire des sacrifices aux dieux, doit labourer le sol pour en tirer sa nourriture, ne peut se perpétuer qu'à travers la femme qui l'épuise par son désir insatiable, aussi bien de nourriture et de biens que d'étreintes sexuelles. C'est en dégageant toute une série d'homologies entre les récits, celui de Prométhée et celui de Pandora, que Vernant enrichit la portée du mythe. En voici quelques-unes : PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Pandora ^a bœuf immolé par Prométhée Pandora ^a feu volé par Prométhée Pandora ^a férule Don séduisant aux hommes // à Zeus Don offert ≠ refusé donc volé Piège : apparence ≠ réalité intérieur mauvais ≠ extérieur beau Piège : apparence ≠ réalité mal invisible sous beauté // bien invisible dans férule Piège : apparence ≠ réalité mal invisible sous beauté // bien invisible dans férule Contenant = ventre à remplir // peau remplie Contenant = sexe féminin « consume » le sexe de l'homme // feu (se) consume à l'intérieur de la férule Contenant = cache tromperies ≠ cache un bien La relation entre réalité et apparence se dégage ainsi comme problématique, et cela correspond à une structure d'ambivalence. L'homme se situe entre Zeus, qui est omniscient, et Epiméthée, celui qui comprend après-coup : il croit savoir mais il peut se tromper car le rapport entre l'apparence et l'être, entre le bien et le mal n'est pas toujours le même - parfois c'est le mal qui est caché sous un bien (Pandora) parfois l'inverse (férule). Le récit dit ainsi les limites de la compréhension humaine. L'autre relation dégagée est celle qui relie le plein et le vide : il est question de ventre à remplir, de terre à creuser, de sexe à ensemencer, etc. En un mot, il s'agit alors de l'insatisfaction inhérente à la condition de mortel. Finalement les deux structures s'additionnent pour signifier que la relation à l'altérité est problématique : on risque de se tromper sur l'apparence de l'autre, on doit ou « remplir » ou « être rempli(e) » (ou, dit autrement, consommer ou être consommé). La lecture de ces deux récits s'enrichit donc : nous n'avons pas seulement affaire à un mythe de souveraineté, qui justifie le pouvoir des dieux sur les hommes et celui des hommes sur les femmes, ni à une étiologie du mal, comme dans l'exemple précédent, qui explique la nécessité du sacrifice, de la cuisson et de l'engendrement par la femme. Ce récit, pris dans son ensemble, dit également l'ambivalence et l'incomplétude de notre condition de mortel qui rend notre rapport à l'altérité si délicat. Quand, comme l'a fait Vernant, on prend ainsi le mythe « par le haut » et qu'on décode « son effort de systématisation », sa richesse apparaît, au-delà de sa polysémie. Le mythe exprime une autre forme de logique, et j'emprunterai à Vernant lui-même sa conclusion : « le mythe met donc en jeu une forme de logique qu'on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philosophes, une logique de l'ambigu, de l'équivoque, de la polarité » (Mythe et société en Grèce ancienne, p. 250). Non pas la logique platonicienne du oui ou PARCOURS 2007-2008 249 EMILIA ndIAyE du non, du Bien ou du Mal, de la Vérité ou de l'Erreur, (logique de l'idéal du sage, exigeante certes, mais logique binaire), mais une logique peut-être davantage ancrée dans le réel humain (social, politique, religieux, etc.) du oui et du non, i.e. de la tension inhérente à la condition humaine entre le bien et le mal, entre la vérité et l'erreur, ou, pour reprendre les termes du mythe, entre dikè et hybris, entre le juste et l'injuste. Il revient donc à Vernant d'avoir mis à jour, avec la limpidité lumineuse qui caractérise ses travaux, cette logique comme étant à l'œuvre déjà dans les mythes rapportés par Hésiode (ainsi que dans ceux de la tragédie antique) ; logique qu'on peut qualifier sans hésiter d'humaniste avant la lettre dans la mesure où elle dit que notre existence de mortel, homme ou femme, est toujours problématique, où elle dit aussi la part de notre propre responsabilité humaine dans la conduite et dans les choix de cette existence. Emilia Ndiaye (Ouvrages de Vernant évoqués : ■ ■ ■ ■ Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1969. Mythe et pensée chez les Grecs, I et II, Paris, Ed. Maspéro, 1965. Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Ed. Maspéro, 1974. L'univers, les dieux, les hommes, Paris, Points Seuil, 1999.) 8. Jean Pierre Vernant et la démocratisation de l'histoire grecque 250 Eric Lowen directeur de l'Université Populaire de Philosophie de Toulouse Un hommage sous forme de témoignage Dans le cadre de cette journée consacrée à Jean-Pierre Vernant, mon intervention se présentera comme un témoignage, elle n'aura donc pas la prétention d'une analyse exhaustive de son œuvre, mais un témoignage un peu particulier puisque je n'ai pas connu personnellement Jean-Pierre Vernant. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Je dois même avouer qu'avant de préparer cette intervention, je ne connaissais pas particulièrement son action de résistant, ni ses engagements politiques. Je savais qu'il avait eu de tels parcours, mais cela se limitait à une connaissance. Pour être encore plus précis, sa biographie ne m'intéressait pas. N'étant pas communiste, considérant le marxisme comme une idéologie totalitaire, un fascisme rouge, son parcours communiste ne m'intéressait pas (il a quitté le PC en 1970, ce qui ne signifie pas abandon du marxisme). Appartenant à une génération née en 68 (donc culturellement post-68), connaissant la nature dictatoriale du régime soviétique et du stalinisme, ayant construit une partie de ma conscience politique dans les années 80 entre la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, la résistance de Solidarnosc en Pologne et l'occupation soviétique en Afghanistan, m'étant enthousiasmé pour le mouvement des étudiants chinois de Tien An Men du 4 mai 1989 et ayant assisté, à quelques semaines près, à la chute du mur de Berlin(5), je n'avais aucune affinité avec le marxisme. Lorsque j'ai commencé à lire Vernant à la fin des années 80, ma réflexion spontanée d'alors était plutôt du style : "Comment peut-on être communiste tout en étant un intellectuel aussi brillant ?". Je ne me suis donc pas intéressé à Jean-Pierre Vernant en raison de son itinéraire résistant ou politique. De ce fait, quel témoignage puis-je donc apporter sur Jean-Pierre Vernant ? Celui d'un utilisateur quotidien ou presque de son œuvre d'helléniste, et qui est aussi partagé entre histoire et philosophie, tout comme lui(6). Mais un témoignage d'un "non-témoin" de Vernant, celui d'un utilisateur quotidien de son œuvre Dans le cadre de mon travail à l'Université Populaire de Philosophie de Toulouse, je m'occupe des cursus d'Histoire de la philosophie antique(7) et d'Histoire de la Grèce antique(8). Il va sans dire que dans ce double travail de phi(5) J'étais en voyage à Berlin du 28 août au 2 septembre 89. (6) Une grande partie de la nature et de l'orientation du travail d'historien de Jean-Pierre Vernant s'explique par sa philosophie de l'histoire et de l'homme. Elle fournit un cadre conceptuel théorique à son travail et donne cohérence à l'ensemble de son œuvre. Pour des raisons pratiques liées à l'organisation de ce colloque, cette dimension philosophique de Jean-Pierre Vernant ne sera pas abordée dans cet article. (7) C'est un double cursus : le premier est sur l'histoire de la philosophie antique, des présocratiques à la fin de l'antiquité tardive, complété ensuite par un cursus sur l'histoire socioculturelle du monde antique destiné à éclairer le contexte culturel dans lequel se développait la philosophie antique, et à cause duquel elle a souvent pris ses colorations spécifiques. Peut-on comprendre correctement le procès de Socrate si on méconnaît la nature des institutions juridiques et de la vie politique athénienne de cette époque ? Ou l'allégorie de l'Atlantide de Platon sans connaître la politique hégémonique d'Athènes ? (8) Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique (Vol. 1), Seuil, 2000, suivi de La traversée des frontières (vol.2), Seuil, 2004; et La volonté de comprendre, Editions de l'Aube, novembre 1999. PARCOURS 2007-2008 251 ERIC LOWEn losophe et d'helléniste, Jean-Pierre Vernant est une référence incontournable, ce qui m'a amené à le lire et à le relire, et à le faire lire à mes étudiants. Ma rencontre intellectuelle avec Jean-Pierre Vernant a commencé à la fois très tôt et tout banalement, en lisant en 1986, alors que j'étais en terminale, Les origines de la pensée grecque. Depuis lors, d'une manière ou d'une autre, la lecture de ses ouvrages et de ses articles a accompagné mes travaux et recherches sur l'antiquité et les philosophes grecs. Je ne peux pas dire quel homme, ami, militant ou collègue il était, mais la fréquentation de son œuvre d'helléniste, depuis une vingtaine d'années, me permet d'apprécier l'intérêt de son travail. Mon témoignage est donc un hommage à l'importance et à la qualité de son œuvre, autant que la reconnaissance du rôle qu'il a joué dans ma formation intellectuelle. Les illusions de la notoriété de Jean-Pierre Vernant Pourquoi connaissons-nous Jean-Pierre Vernant ? Avant d'aborder en détail la nature de son œuvre, posons-nous une question : Pourquoi connaissons-nous Jean-Pierre Vernant ? Car si Jean-Pierre Vernant est un intellectuel connu et reconnu, comme l'illustre cette journée organisée par le GREP, nous devons nous interroger sur l'image que nous avons de lui. Il convient d'interroger les images que nous avons de cet homme public, comme lui-même nous a invités à interroger les images que nous nous faisions de la Grèce antique. Les éléments communs de sa notoriété 252 Lorsque j'ai reçu l'invitation du GREP à participer à cette journée d'étude, comme je l'indiquais en introduction, je ne connaissais pas l'homme Jean-Pierre Vernant mais ses livres. Ce fut donc une excellente occasion pour prendre un peu de recul sur son travail, m'intéresser à la portée de son œuvre et à l'homme(8). En me documentant sur sa vie, je me suis aussi intéressé à la manière dont il était perçu par la presse et l'opinion publique. Très vite, j'ai constaté que l'image de Jean-Pierre Vernant que véhiculaient les journaux, si elle n'était pas fausse, était incomplète, et surtout ne mettait pas en avant les véritables éléments à l'origine de sa notoriété. Lors de l'annonce de son décès en janvier 2007, la plupart des journaux et des magazines d'information lui ont rendu hommage en parlant du décès "d'un grand helléniste", les éléments communs de sa notoriété tournant autour de cinq thèmes : un philosophe, un membre du Collège de France, un résistant de haut rang acteur de la libération de Toulouse, un militant communiste avec un long engagement, complexe et questionné, au PC, un homme engagé dans la plupart des combats intellectuels et politiques de son temps (l'antifascisme avant-guerre, la Résistance, l'anticolonialisme, etc.) PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Il suffit de faire quelques recherches sur internet pour constater que ce sont ces images que l'on retrouve le plus souvent associées à son nom(9). La notoriété commune de Jean-Pierre Vernant se focalise sur ces aspects-là de sa vie, la programmation de cette journée d'étude en témoigne. Or, si Jean-Pierre Vernant n'avait été que cela - et bien que cela suffirait déjà à faire de lui un grand personnage -, cela n'expliquerait pas une telle notoriété au plan national et surtout international. Mais des éléments d'une fausse notoriété Posons-nous la question suivante, question en apparence provocatrice mais nécessaire : Est-ce que toutes ces "notoriétés" sont vraiment des notoriétés justifiant sa renommée ? On célèbre son parcours singulier et exceptionnel, mais ce parcours justifie-t-il une telle notoriété ? Déconstruisons une à une ces images médiatiques pour sortir des opinions intellectualistes, car s'il existe des opinions de comptoir de café, il existe tout autant des opinions d'intellectuels. En premier lieu, Vernant est cité comme philosophe, mais il n'a écrit directement aucun livre de philosophie au sens habituel du terme. Vernant-philosophe passe l'agrégation en 1937 alors que Vernant-helléniste naîtra en 1948. Il y a donc confusion entre sa première carrière de philosophe et sa seconde carrière d'helléniste, qui le fera accéder à la notoriété. Il était membre du Collège de France, titulaire de la Chaire d'étude comparée des religions antiques de 1975 à 1984, et alors ? La plupart des professeurs du Collège de France sont d'illustres inconnus en dehors du petit cercle de leurs confrères et pairs. Il ne suffit pas d'être membre du Collège de France pour être connu du public. Pour le public moyen, le Collège de France est une "vénérable institution" dont on ne connaît pas trop le rôle, ni les fonctions. Tout comme sa grande rivale l'Académie Française pourtant créée un siècle après, en 1635, mais qui a compris l'intérêt médiatique de l'uniforme, le Collège de France fait penser un peu à une retraite dorée, une sorte de "club récompense" pour vieux professeurs méritants. En la matière, on confond cause et conséquence, l'opinion (9) A la date du 5 avril 2008, évaluation quantitative brute du nombre de références associées à Jean-Pierre Vernant au niveau mondial avec le moteur de recherche Google : - test de référence : "Jean-Pierre Vernant" : 168 000, dont 30 100 uniquement en anglais, 25 100 en espagnol, 15 100 en allemand, 8 020 en portugais, et pour le plaisir de l'exotisme, 772 en chinois et 666 en japonais, mais aucun en tagalog ! - "Jean-Pierre Vernant philosophe" : 82 500. - "Vernant collège de France" : 46 200 résultats au niveau mondial (23 300 résultats seulement au niveau des pages en français). - "Vernant résistant" : 17 900 résultats - "Vernant communiste/communisme/ PCF" : total de 16 370 résultats = 7 350 pour communiste ; 4 400 pour communisme ; 4 620 pour PCF. - "Vernant historien" : 11 700 résultats. - "Vernant guerre d'Algérie" : 7 140 résultats. - "Vernant helléniste" : 1 900 résultats. PARCOURS 2007-2008 253 ERIC LOWEn 254 publique fait de Jean-Pierre Vernant un personnage important parce qu'il était membre du Collège de France, alors qu'il est devenu membre du Collège de France en raison de l'importance de son œuvre. Souligner qu'il était membre du Collège de France pour dire que c'était un grand helléniste oscille entre pléonasme et argument d'autorité. Côté coulisse, le Collège de France fonctionne par cooptation, et les critères d'entrée ne sont pas uniquement des critères de compétence objectifs : des questions de personnalité, de rivalités, de chapelles, de politique ou de conservatisme face à des novations disciplinaires, peuvent influencer les nominations autant que les non-nominations comme dans toute institution humaine. Récemment, en 2007, la nomination d'Ariane Mnouchkine à la chaire de création artistique en fut un exemple. Il est présenté comme un grand helléniste. Oui, mais pourquoi ? Est-on un grand helléniste pour avoir écrit beaucoup de livres ? Cela peut jouer mais ce n'est pas significatif, cent livres de second ordre ne valent pas un seul livre exceptionnel. Le nombre d'écrits ne fait pas la valeur de l'œuvre sinon Montaigne, l'homme d'un seul livre (10), ne serait rien à coté de Paul-Loup Sullitzer. D'ailleurs, sur ce point, Jean-Pierre Vernant n'a pas été le plus prolifique des hellénistes français. Est-on un grand helléniste parce qu'on a vécu longtemps, jusqu'à 87 ans comme lui ou centenaire comme Claude Lévi-Strauss ? Encore une fois, cela peut jouer ponctuellement en offrant la possibilité de construire une œuvre plus importante, mais ce n'est pas significatif. Pour un auteur sans talent, vivre cinquante ans ou un siècle ne changera rien à sa nonrenommée. Einstein publia l'essentiel de ses travaux avant trente ans. Ensuite, Jean-Pierre Vernant ne fut pas le seul résistant et son action, aussi méritoire fut-elle, n'est pas non plus unique en son genre. Surtout que le Vernant de la résistance n'est pas le Vernant helléniste puisqu'il se tournera vers cette carrière presque par hasard, en entrant en 1948 au CNRS à 34 ans. Quant à son parcours communiste et à ses engagements, il ne fut pas le seul communiste critique à l'égard du PC, ni le seul à avoir de tels engagements. Tous les opposants à la guerre d'Algérie ou à la guerre du Viêt-Nam ne reçoivent pas lors de leurs décès de tels hommages. Il est donc clair que les éléments présentés le plus conventionnellement pour parler de Jean-Pierre Vernant sont des images de sa notoriété publique, mais pas l'origine de sa notoriété. Il est connu par ses images, ce qui ne signifie pas qu'il soit connu à cause de cela. Dans une société de l'image comme la nôtre, on retient ces images et on se focalise sur elles car elles sont plus porteuses, elles parlent plus et il est plus facile de communiquer avec elles. (10) Quelques montaigniens puristes m'objecteront le Journal de voyage en Italie, mais cela ne changera pas le sens de ma comparaison. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT La vraie notoriété : son œuvre d'historien Si ces aspects de sa notoriété sont de vraies images, mais de faux éléments, des conséquences de sa notoriété et non la cause de sa notoriété, quelles sont donc les causes réelles de sa notoriété ? La vraie notoriété de Jean-Pierre Vernant, ce qui fait qu'il mérite que nous lisions ses livres quand on n'est ni toulousain, ni communiste, ce sont ses travaux d'historien de la Grèce antique. Si Jean-Pierre Vernant est un des universitaires français parmi les plus renommés au niveau international, c'est en vertu de la qualité de son œuvre. Là se trouve sa contribution réelle à l'aventure du savoir. C'est en raison de la portée de son œuvre qu'on le lit aujourd'hui (certains de ses livres ont dépassé les 40 ans de carrière en tant qu'ouvrages de référence, âge plus que respectable en sciences humaines) et que les générations ultérieures d'historiens le liront encore longtemps. Éventuellement pour le discuter ou contester certaines de ses analyses, car en science il n'y a d'héritage acceptable que par des héritiers critiques, afin d'inscrire la réflexion scientifique dans une perpétuelle remise en cause progressiste. Tout comme lui-même l'a fait en son temps. Quelle était l'historiographie grecque ante-Vernant ? Le renouvellement de l'historiographie grecque Toute discipline scientifique a une histoire et se développe progressivement dans l'histoire, en élevant ses exigences méthodologiques, ses critères de scientificité et la pertinence de ses analyses. L'histoire de l'antiquité n'échappe pas à cette règle depuis Hérodote, le père de l'Histoire et, de fait, le premier historien de l'antiquité. L'œuvre de Jean-Pierre Vernant s'insère de manière précise dans l'histoire de l'écriture de l'Histoire, à une époque charnière de l'historiographie grecque. Il appartient à cette génération d'historiens de la seconde moitié du xxe siècle qui vont renouveler les études du monde grec, développant de nouvelles approches, utilisant de nouveaux outils conceptuels, un esprit moins guindé par le "classicisme" et bénéficiant des progrès considérables de l'archéologie. Saisir la portée historiographique de l'œuvre de Jean-Pierre Vernant exige de comprendre quel était l'état de l'historiographie grecque lorsqu'il est entré dans la carrière en 1948. La lecture d'ouvrages d'historiens d'avant la seconde guerre mondiale, ou à peu de choses près de cette période (Reinach, Habert, Gustave Glotz, André Bonnard ou Jean Charbonneaux pour ne citer qu'eux), est éclairante sur la manière dont la Grèce était pensée et enseignée. Une Grèce idéalisée, magnifiée, mythifiée et racialisée Les ouvrages des grands historiens de cette époque employaient un ton qui nous paraîtrait étonnant aujourd'hui, présentant une Grèce idéalisée, foyer de "La" culture, où le commentaire moraliste avait du mal à être dissocié de l'évocation du PARCOURS 2007-2008 255 ERIC LOWEn fait historique. On parlait de "race", de "pureté", de "perfection", de "grandeur", de "génie grec" de manière courante. C'était une histoire centrée sur les "grands hommes", les batailles, les faits d'Etat, les constructions de monuments et les événements grandioses. Le quotidien populaire était inexistant, de même que les dimensions sociales et culturelles qui s'inscrivent dans un temps long. L'image de la Grèce était celle d'un pays qui n'aurait été composé que de Phidias, de Callicratès, de Clisthène, de Sophocle, de nobles penseurs rationnels tels Platon ou Aristote, qui n'était que Parthénon et que théâtre d'Épidaure. Cela revenait à réduire la France de l'époque de Louis xIV à la vie de Versailles. Cette image de la Grèce était le reflet du classicisme des élites cultivées occidentales, de l'idéalisation de la culture grecque en fonction de leur point de vue particulier et surtout, en vertu de l'utilisation qu'elles faisaient de cet héritage de la Grèce. Une idéalisation dominée par la notion de "miracle grec" 256 La Grèce était essentiellement réduite au "miracle grec". Cette notion de "miracle grec", expression popularisée par Ernest Renan (1823-1892) dans sa Prière sur l'Acropole (1884), est une clef de compréhension de l'image que se faisaient les occidentaux de la Grèce. Elle était pensée comme un miracle sorti du néant, une sorte de rupture sans rapport avec le monde antique qui l'avait précédé. Le texte même de Renan est une synthèse brillante de la manière dont la Grèce était perçue à cette époque : « L'impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j'aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n'y en a pas deux : c'est celui-là. Je n'avais jamais rien imaginé de pareil. C'était l'idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j'avais cru que la perfection n'est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de l'absolu. depuis longtemps, je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du mot ; cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au christianisme, m'apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part. Or voici qu'à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n'a existé qu'une fois, qui ne s'était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l'effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale. Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l'art, la philosophie, la civilisation ; mais l'échelle me manquait. Quand je vis l'Acropole, j'eus la révélation du divin, comme je l'avais eue la première fois que je sentis vivre l'Evangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de Casyoun. Le monde entier alors me parut barbare. L'Orient me choqua par sa pompe, son ostentation, ses impostures. Les Romains ne furent que de grossiers soldats ; la majesté du plus beau Romain, d'un Auguste, d'un Trajan, ne me sembla que pose auprès de l'aisance, de la noblesse simple de ces citoyens fiers et tranquilles. Celtes, Germains, Slaves m'apparurent comme des espèces de Scythes consciencieux, mais péniblement civilisés. Je trouvai notre Moyen Âge sans élégance ni tournure, entaché de fierté déplacée et de pédantisme. Charlemagne m'apparut comme un gros palefrenier allemand ; nos chevaPARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT liers me semblèrent des lourdauds, dont Thémistocle et Alcibiade eussent souri. Il y a eu un peuple d'aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que nos raffinés les aperçoivent à peine. Il y a eu un public pour comprendre ce qui fait la beauté des Propylées et la supériorité des sculptures du Parthénon. Cette révélation de la grandeur vraie et simple m'atteignit jusqu'au fond de l'être. Tout ce que j'avais connu jusque-là me sembla l'effort maladroit d'un art jésuitique, un rococo composé de pompe niaise, de charlatanisme et de caricature. Ernest Renan : Prière sur l'Acropole, in Souvenirs d'enfance et de jeunesse, GF Flammarion »/ Une Grèce prétexte aux nationalismes En plus de cette vision romantique d'une Grèce berceau de la "vraie civilisation", entourée par un monde de peuples semi-civilisés, semi-barbares, s'ajoute le poids des nationalismes et récupérations politiques les plus diverses. La Grèce antique était un "lieu" privilégié de projection des conceptions et enjeux nationalistes, racistes et politiques contemporains, tels que les rivalités et les ambitions nationales. La lecture des conflits lointains entre Sparte et Athènes semblait s'éclairer des tensions bien présentes des conflits entre la France et l'Allemagne, quand on n'enrôlait pas de son côté Sparte ou Athènes. On ne parlait pas de la même manière de Sparte ou d'Athènes suivant ses positions politiques. Entre les grandes nations européennes les rivalités archéologiques faisaient rage, elles étaient le prolongement de leurs affrontements nationalistes et colonialistes. Le prestige international des grandes découvertes archéologiques (la pierre de Rosette, Schliemann à Troie et à Mycènes, Robert Koldewey et les fouilles de Babylone, Evans en Crète, Howard Carter et la tombe de Toutankhamon, etc.) ne pouvait qu'attiser les rivalités des chercheurs et des pays. Dans le sillage d'une tradition remontant aux grandes expéditions scientifiques du xVIIIe siècle, l'archéologie, l'ethnologie ou l'anthropologie au xIxe siècle et dans la première moitié du xxe siècle étaient dans une large part le prolongement de la politique des nations colonialistes. Pour l'essentiel, les missions archéologiques dépendaient de la domination de leur pays d'origine dans la zone de fouille, elles en dépendaient autant qu'elles étaient une forme d'expression de cette domination. Ce n'est pas par hasard si les fresques du Parthénon se sont retrouvées au British Museum et celles de Pergame à Berlin. S'approprier l'histoire passée et plus particulièrement le passé le plus prestigieux de l'histoire occidentale et des autres civilisations, était une façon d'affirmer son importance historique et d'entrer dans l'histoire. PARCOURS 2007-2008 257 ERIC LOWEn La colonisation grecque, justification de la colonisation occidentale Une autre projection des enjeux contemporains d'alors sur l'antiquité était l'amalgame-justification entre le colonialisme grec et le colonialisme de l'époque. Il est exact qu'un des grands faits de l'histoire grecque, qui la différencie de bien des autres cultures antiques, est sa dynamique de colonisation, qui essaimera des cités grecques de la mer Noire à l'Espagne, d'Agathé Tyché (Agde) en France à Aï Khanoum en Afghanistan. Mais le seul point commun entre la colonisation grecque et la colonisation européenne à partir du xVIe siècle est le mot "colonisation". En effet, quand les Grecs fondaient une cité, ils ne cherchaient pas à conquérir un pays ni à fonder un empire. Ils installaient généralement leur cité au bord de la mer, dans un port propice, avec quelques terres autour (la chôra). Leurs colonies restaient des villes autonomes et libres, sans dépendance politique ou économique avec une métropole. Autre fait, quand ils fondaient une colonie, comme ils n'emmenaient que peu de femmes avec eux, ils devaient en général "prendre femme" parmi les populations autochtones vivant autour du territoire de la ville. Encore un point qui montre la fiction de la pureté raciale des Grecs. Les Grecs étaient grecs par la langue, la religion, les mœurs (gymnase) et la culture, et non pas par le lieu ou le sang. Le mythe des invasions doriennes L'exemple le plus représentatif des projections de la politique européenne des et xxe siècles et des idéologies d'alors (comme le positivisme) sur la Grèce Antique est le mythe des invasions doriennes. Cette thèse d'une opposition entre Doriens et Ioniens a longtemps été pensée comme le clivage fondamental du monde grec. Son origine provient des travaux des linguistes du xIxe siècle qui expliquaient la coexistence des divers dialectes grecs par l'arrivée en Grèce de vagues successives de peuples hellénophones indo-européens : les Ioniens, puis les Éoliens, et en dernier les Doriens. Ce constat à l'origine dialectal allait vite donner lieu à une interprétation raciale lorsque, en 1824, l'historien allemand Karl-Ottfried Muller (1797-1840) opposa les vertus nordiques des Doriens (imaginées comme étant l'ordre, la discipline, l'ardeur guerrière) à la décadence des Ioniens, contaminés par les influences délétères de l'Orient. Cette thèse expliquait la supériorité de Sparte, considérée comme une cité dorienne idéale, par les qualités de la race dorienne. Pour certains penseurs allemands, ils devenaient les préfigurateurs de la rigueur, de l'austérité et du militarisme de la Prusse, surtout à une époque où l'Allemagne cherchait à faire son unité politique à partir d'une division politique en une multitude de duchés, de principautés et de royaumes, qui évoquait fort l'atomisme politique de la Grèce antique. Guillaume Ier pouvant s'imaginer être le nouveau Philippe de Macédoine. Cette thèse raciale réincorporait une variante de la vieille xIxe 258 PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT théorie des climats, en faisant de l'opposition symbolique entre la dureté du froid et le ramollissement dû à la chaleur, une explication pseudo-scientifique à but politique. Il faudra attendre la seconde moitié du xxe siècle pour que cette thèse soit remise en cause et enfin considérée comme un mythe moderne lié aux théories racistes des xIxe et xxe siècles. En France, un des premiers contestataires fut l'antiquisant Edouard Will (1920-1997) avec doriens et Ioniens, Essai sur la valeur du critère ethnique appliqué à l'étude de l'histoire et de la civilisation grecques, en 1955(11). Jean-Pierre Vernant, de même génération qu'édouard Will, va contribuer à cette réfutation du mythe des invasions doriennes, en donnant une vision plus juste de la fin de la civilisation mycénienne et de la transformation de la culture grecque depuis les âges obscurs jusqu'à la période classique. Le mythe des invasions doriennes, avec son fantasme de la pureté raciale et de la supériorité culturelle, est d'autant plus illusoire qu'à leur arrivée dans la péninsule grecque au début du deuxième millénaire avant JC, les Protogrecs trouvèrent un pays qui était dominé culturellement et politiquement par la Crète minoenne. Ils emprunteront beaucoup aux Minoens pour créer progressivement leur propre culture, la culture mycénienne, et ils ne cesseront d'avoir des échanges culturels, artistiques et économiques avec l'ensemble de l'orient méditerranéen. La culture grecque, aussi loin que l'on remonte, a toujours été une culture issue de métissage et d'influences extérieures. L'écriture grecque classique est pour l'essentiel empruntée aux Phéniciens et fut développée en Ionie, donc en Asie mineure, par des Grecs non doriens. Ces méconnaissances historiques tournèrent vite au détournement historique, dans certains cas au révisionnisme. Des personnages tels que Léon Daudet(12) ou Maurras popularisèrent le terme "métèque" en le transformant en injure, alors que dans la Grèce Antique le métèque est un statut légal et officiel, accordant droits et devoirs à l'intérieur de la cité pour les Grecs libres qui n'étaient pas citoyens de la cité. S'ils ne peuvent participer à la vie politique de la cité, ils sont néanmoins reconnus comme des sujets de droit. Le métèque grec n'est donc pas un paria dans la cité, il participe lui aussi à la vie de la cité. Parmi nos contemporains, les tenants de la préférence nationale comme Le Pen affirment souvent que c'est une invention de la Grèce antique. Ce genre d'affirmation est classique dans l'extrême-droite, relayée aujourd'hui par des mouvements tels que le Club de l'Horloge ou le GRECE (Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne), qui pensent encore la Grèce antique en termes raciaux, comme les nazis. Ce qui était en grande partie ignorance à d'autres époques, est aujourd'hui obscurantisme et révisionnisme. L'argument (11) Edouard WILL, doriens et Ioniens, Publications de la faculté des lettres, Strasbourg, 1955. (12) notamment lors de la panthéonisation de Zola en 1908 en parlant de " la dépouille du métèque Zola". Pour Emile Zola, Alain Pagès, éditions Souny, 2008. PARCOURS 2007-2008 259 ERIC LOWEn est d'autant plus erroné que si les villes grecques appliquaient une préférence poliade, celle-ci découlait de la logique de solidarité groupale propre à toute société et n'avait donc rien de particulièrement grecque. Elle n'avait pas de rapport avec un sentiment national puisque l'idée de nation n'existait pas en Grèce. Si les Grecs formaient un peuple depuis l'âge de bronze, la nation grecque naîtra en 1830. Une nouvelle génération d'historiens Une nouvelle génération d'historiens, avec un esprit nouveau Le renouvellement de l'approche de l'histoire de l'antiquité est dû en grande partie à une nouvelle génération d'historiens qui vont entrer en fonction après la seconde guerre mondiale. Si Jean-Pierre Vernant a joué un rôle important dans cette évolution, il est loin d'être le seul. Son travail est inséparable d'autres grands antiquisants comme Pierre Vidal-Naquet (avec lequel Jean-Pierre Vernant va d'ailleurs coécrire de nombreux livres et articles, dont Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I et II, en 1972) ou Moses I. Finley (1912-1986) avec Slaveries in Antiquity, Views and Controversies (1960) ou Le monde d'Ulysse, dans lequel il sut montrer la spécificité de la Grèce homérique, distincte des palais mycéniens comme des cités archaïques. Ce livre publié en 1954 fut traduit en France en 1969 au moment où commençaient à être connus les travaux de Jean-Pierre Vernant dans une perspective proche (Mythe et pensée chez les Grecs. études de psychologie historique de 1965). Autres noms : Claude Mossé, Paul Veyne qui travaillera sur le monde romain, Jacqueline de Romilly… la liste est trop longue pour les citer tous. Un esprit nouveau relié au renouveau des approches historiques 260 Ce renouvellement de l'historiographie grecque n'est pas réductible à un simple changement de génération, il est inséparable de l'esprit nouveau qui souffle alors sur l'Histoire de manière générale et les sciences humaines, entraînant le renouveau général des approches historiques et anthropologiques. Citons les apports de Claude Lévi-Strauss et de L'école des Annales, fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch (Apologie pour l'histoire ou le métier d'historien de 1942) qui incitèrent, avec leur idée d'une histoire "totale", à recourir, en plus des habituels documents épigraphiques et textuels, à d'autres types de documents : artistiques, iconographiques, numismatiques… C'était une rupture majeure avec la tradition française instaurée par Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos en 1898. Pour sa part, Marc Bloch incita grandement à la méthode comparative, à la pluridisciplinarité et au travail collectif chez les historiens, méthodologie bien présente dans l'œuvre de Jean-Pierre Vernant. De nouvelles méthodes historiographiques PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT Un renouveau des méthodes historiographiques appliquées à la Grèce Le travail d'helléniste de Jean-Pierre Vernant se caractérise par l'application de nouvelles approches historiographiques. Si cela ne constitue pas une méthode au sens strict, terme qui impliquerait un formalisme et une systématique, on peut quand même parler d'un esprit de recherche partagé par Vernant et par ses collègues, amis et disciples de ce qu'on appelle parfois l'école de Paris (le centre Louis Gernet). Cette novation, qui révolutionna tranquillement le landerneau des hellénistes, n'apparaît plus comme telle aujourd'hui car elle fait désormais partie des approches classiques en la matière. La novation s'est généralisée, de fait elle s'est discrétisée. Un esprit de recherche interdisciplinaire et ouvert Cet esprit de recherche s'organise autour de notions stratégiques telles que l'utilisation de la sociologie mais loin de l'approche durkheimienne (ses influences marxistes), de la psychologie en raison de l'influence de ses maîtres Ignace Meyerson (1888-1983) et Louis Gernet (1882-1962), de l'anthropologie culturaliste et structuraliste, de l'approche interdisciplinaire ou du comparatisme qu'il a beaucoup pratiqué dans le cadre des travaux collectifs, comme en atteste sa fondation du centre Louis Gernet en 1964, consacré aux recherches comparées sur les sociétés anciennes(13). On peut aussi citer sa réhabilitation du témoignage humain en tant qu'indicateur objectif d'une subjectivité agissante, donc révélateur de l'esprit sociétal autant que d'individus particuliers. Cette approche "vernantienne" appliquée à l'histoire est étrangement revenue sur la scène actuelle avec la polémique que mena Gérard Chauvy(14) contre Lucie et Raymond Aubrac en 1998, ce qui oblige Jean-Pierre Vernant à prendre leur défense. Penser la Grèce comme une unité Jean-Pierre Vernant aborda la Grèce avec l'idée qu'une société ne se découpe pas comme une tarte, mais qu'elle forme un tout où interagissent et s'interpénètrent tous les domaines d'activités qui caractérisent une unité culturelle, qu'on a affaire à un système global de penser le monde, d'être, de ressentir et d'agir. Le social, le religieux, le politique, l'économique et l'imaginaire se mêlent inextricablement. Cela l'amènera à refuser les frontières entre les différents genres : littéraires, artistiques, politiques, scientifiques, juridiques, philosophiques, comptables ou économiques… ; il faut les appréhender dans leur totalité et leur diversité. Appliqué à la Grèce, ce principe impliquera à ses yeux l'obligation de ne pas séparer la pensée grecque du cadre historique et social qui l'a vue naître : la Polis, la cité-état caractérisée par la libre discussion du politique, la délibération publique et la gestion en assemblée du pouvoir. (13) Pour information sur le centre Louis Gernet : www.ehess.fr (14) Aubrac, Lyon 1943, Albin Michel, 1997 PARCOURS 2007-2008 261 ERIC LOWEn Une modification du statut de l'Histoire et de l'historien Ces réflexions de fond sur les outils de l'Histoire et sur la nature même de la matière historique vont l'amener à repenser le statut de l'histoire et de l'historien. En s'attachant à mettre en évidence que l'histoire n'était pas derrière nous mais qu'elle se fabriquait au fur et à mesure de notre propre histoire et en fonction de la manière dont nous l'interrogions, il va contribuer à démythifier l'Histoire avec un grand "H". Grâce à cette lucidité et à son travail critique, conscient que l'on ne pose des questions au passé que depuis son présent, il a fortement contribué à démonter ces visions simplistes et idéologiques qui dominaient dans l'histoire de la Grèce antique. De nouveaux axes de recherches Un renouvellement des thématiques Dans cette évolution des recherches historiques, l'œuvre de Jean-Pierre Vernant va apporter un renouvellement des axes de recherches, des thématiques d'études. Il a contribué à repenser des domaines d'études classiques (Mythe et tragédie en Grèce Ancienne en 1972 coécrit avec Pierre Vidal-Naquet ou Mythe et société en Grèce ancienne en 1974 par exemple) et il a poussé la recherche vers de nouveaux domaines de la civilisation grecque (Les origines de la pensée grecque en 1962 ; Mythe et pensée chez les Grecs, étude de psychologie historique en 1965 ; Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs de 1974 coécrit avec Marcel Détienne ou bien encore La cuisine du Sacrifice en pays grec de 1979 par exemple). Il mettra en évidence que la religion dans l'Antiquité classique incluait autant les rites et les mythes que la tragédie et la philosophie, qu'elle n'était pas une chose en soi distincte du restant de la société. Une redécouverte de la Grèce antique 262 Le travail de Jean-Pierre Vernant a contribué de manière significative à la redécouverte de la Grèce antique opérée par cette nouvelle génération d'historiens qui, à leur tour, ont formé des centaines d'historiens. Peu de domaines du monde grec lui ont échappé : société, religion (ses analyses sur Hestia et Hermès sont restées célèbres), rites funéraires et question de la mort (La mort dans les yeux en 1985), stratégies militaires (Problèmes de la guerre en Grèce ancienne en 1985), politique, passage du mythe au discours rationnel, naissance de la cité démocratique, sociologie… ; en montrant à chaque fois la prépondérance, derrière le fait matériel, de l'univers mental du monde grec, avec son outillage symbolique et sa logique propre. Depuis son premier livre, Les Origines de la pensée grecque (1962), il est un de ceux qui a le plus renouvelé les analyses des mythes grecs dans la lignée de Dumézil et de Lévi-Strauss, autant que Dumézil et Lévi-Strauss s'intéressèrent en retour à ses travaux. Pour la petite histoire, c'est à l'initiative de ces deux grands savants que sa candidature fut proposée pour la première fois au Collège de France en 1970, puis une seconde fois en 1974 avec plus de succès. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT La fin de la vieille tradition humaniste classique Cette redécouverte du monde grec est allée de pair avec deux ruptures fondamentales. La première est une rupture avec le classicisme qui était le mode d'approche habituel à l'égard de la Grèce. En dégageant la Grèce antique du classicisme, elle quittait son statut d'objet d'admiration et d'exemple moral pour devenir un objet d'étude scientifique comme les autres, une société humaine comme les autres. Il est indéniable que ses positions marxistes lui ont permit d'aborder l'histoire antique avec une véritable philosophie de l'histoire et de l'homme, capable d'appréhender la complexité de toute société. La remise en question des interprétations habituelles du miracle grec Le second apport notable de Jean-Pierre Vernant sur le monde grec est sa contribution à la sortie de l'illusion d'un "miracle grec" dès la publication des Origines de la pensée grecque. Ce fut le premier volume d'une longue série consacrée à la mythologie grecque, attaquant ce genre de théories popularisées notamment par l'helléniste écossais John Burnett (L'Aurore de la philosophie grecque de 1919), allant de Géométrie et astronomie sphérique dans la première cosmologie grecque de 1963 (revue Pensée N° 109, janvier 1963) à la préface d'un recueil de textes de Louis Gernet sur cette question intitulé Les Grecs sans miracle en 1983(15). Jean-Pierre Vernant ne contestait pas le fait que la Grèce antique soit le berceau de la démocratie et de la rationalité. Ce sont des faits difficilement contestables. La question est de savoir comment la Grèce en était arrivée là. Comment est apparue cette pensée rationnelle et laïque, par laquelle les grecs ont cherché à expliquer le monde ? Les modes d'explication habituels La première façon de répondre à cette question est de prendre le mot miracle presque au sens littéral et de déclarer que le phénomène n'a pas d'explication parce qu'il est complètement nouveau, qu'il n'a d'équivalent nulle part. Dans cette hypothèse, la naissance de la rationalité s'apparenterait à une coupure dans l'histoire, à un hiatus, à un saut qualitatif donnant naissance à une nouvelle ère historique. Il va sans dire qu'en tant qu'héritières de cette Grèce antique (car l'héritage grec est pluriel), les sociétés occidentales ont privilégié cette explication, qui justifiait ainsi leur supériorité sur les autres types de civilisation. Cette valorisation ethnocentrique avait en plus pour elle le principe d'économie, c'était la thèse la plus simple pour expliquer ce fait historique, puisqu'en disant que c'était un "miracle", par définition, il n'y avait qu'à constater et non à expliquer. (15) Les Grecs sans miracle, Louis Gernet, textes sélectionnés et présentés par Riccadro di donato, préface de Jean-Pierre Vernant, La découverte/Maspero, 1983. PARCOURS 2007-2008 263 ERIC LOWEn L'explication de continuité Pour réfuter cette thèse, Jean-Pierre Vernant est parti d'un constat antérieur, déjà effectué par des historiens anglais du début du xxe siècle, à savoir que les premiers philosophes présocratiques avaient des formes de pensée en commun avec les mythes grecs, mais légèrement modifiées dans le sens d'une naturalisation du réel. Ils utilisaient des mots provenant de la religion mais avec un sens différent ; ainsi dans la pensée élémentariste de Thalès de Milet, l'Eau recoupe en partie l'Eau de la mythologie classique bien qu'elle soit naturalisée, de même pour le rôle et la nature du Feu héraclitéen. Les Grecs eux-mêmes n'avaient pas conscience qu'ils inauguraient quelque chose de nouveau en mettant en place progressivement un programme de vérité différent de celui des mythes. Ces différentes indications montrent que la rupture ne s'est pas faite du jour au lendemain, qu'il n'y a pas un "avant" et un "après" au sens usuel, et que ces novations culturelles n'ont pas touché uniformément le monde grec. Si la Grèce a donné naissance aux voies de la raison, cette Grèce-là coexista en son temps avec une Grèce ni plus ni moins rationnelle que les autres civilisations antiques. A coté de quelques Socrate et Aristote, et infiniment plus nombreux qu'eux, vivait un peuple ni plus ni moins superstitieux que les autres peuples antiques. C'est parce que nous nous intéressons à ces auteurs-là que nous en induisons un peu réductivement que ces notions concernaient tous les grecs. Dans leur très grande majorité, les grecs n'étaient ni philosophes ni ne s'intéressaient à la philosophie. S'il faut en croire la lecture des nuées d'Aristophane, ils s'en moquaient plus qu'autre chose. La mise en évidence de la rationalité des pensées mythiques 264 En privilégiant le principe de continuité à l'origine du miracle grec, JeanPierre Vernant va contribuer à montrer, dans la ligne des travaux de Dumézil et Lévi-Strauss, que les mythes avaient leur fonctionnement propre, leur logique particulière. S'ils n'obéissent pas au même type de rationalité que celle des mathématiques, ils mettent néanmoins en œuvre un ordre du monde qui a sa cohérence et sa logique. Il y a donc une rationalité intelligible dans le fonctionnement et la finalité sociale des mythes, ce ne sont pas des "fables pour enfants" ou des contes élaborés par les pâtres. Ils sont bien un effort de l'esprit humain pour expliquer et donner sens au monde. Repenser les origines de la philosophie et de la pensée rationnelle La contestation de l'explication habituelle du miracle grec l'a amené logiquement à repenser les origines de la philosophie et de la pensée rationnelle. Refusant l'opposition entre muthos et logos pour expliquer le passage du mythe à la raison, qui est pour lui consubstantiel à l'invention de la démocratie, il mettra en avant le rôle de la Polis(16). Les deux passages suivants, extraits de livres (16) ne pas confondre avec la ville, la Polis est un ensemble politique avant d'être urbanité, un modèle civilisationnel. Il existe des villes depuis le IVème millénaire avant JC en Mésopotamie, mais cela n'a pas pour autant donné naissance à la pensée rationnelle. PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT essentiels de son œuvre, sont des exposés explicites de la relation Polis Rationalité : L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un événement décisif. Certes, sur le plan intellectuel comme dans le domaine des institutions, il ne portera toutes ses conséquences qu'à terme ; la polis connaîtra des étapes multiples, des formes variées. Cependant, dès son avènement, qu'on peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle, elle marque un commencement, une véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité. (…) Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'état, le moyen de commandement et de domination sur autrui. (…) Un second trait de la polis est le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents, mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ; des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures secrètes. (…) désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'état. (…) La raison grecque, c'est celle qui de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d'agir sur les hommes, non de transformer la nature. dans ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la cité. Jean Pierre Vernant : Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F, 1962 La solidarité que nous constatons entre la naissance du philosophe et l'avènement du citoyen n'est pas pour nous surprendre. La cité réalise, en effet, sur le plan des formes sociales, cette séparation de la nature et de la société que suppose, sur le plan des formes mentales, l'exercice d'une pensée rationnelle. Avec la Cité, l'ordre politique s'est détaché de l'organisation cosmique ; il apparaît comme une institution humaine qui fait l'objet d'une recherche inquiète, d'une discussion passionnée. dans ce débat, qui n'est pas seulement théorique, mais où s'affronte la violence de groupes ennemis, la philosophie naissante intervient ès qualités. La "sagesse" du philosophe le désigne pour proposer les remèdes à la subversion qu'ont provoquée les débuts d'une économie mercantile. On attend de lui qu'il définisse le nouvel équilibre politique propre à retrouver l'harmonie perdue, à rétablir l'unité et la stabilité sociales par l' " accord " entre les éléments dont l'opposition déchire la Cité. Aux premières formes de législation, aux premiers essais de constitution politique, la Grèce associe le nom de ses Sages. Jean Pierre Vernant : Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Ed. Maspero, Rééd. 1971, Vol. II, " La formation de la pensée positive " PARCOURS 2007-2008 265 ERIC LOWEn Peut-être une obligation de repenser l'enseignement de la philosophie ? Une conséquence indirecte de cette meilleure compréhension de la civilisation grecque et de son univers mental concerne la philosophie. En montrant l'émergence de la rationalité dans la Grèce antique par effet d'une continuité culturelle, même si des processus de rupture interviendront localement, cela implique qu'il n'est pas possible de séparer philosophie grecque et culture grecque, naissance de la philosophie et constitution culturelle de la Grèce classique. Or, dans l'histoire de la philosophie, cette perspective n'a pas toujours été prise en compte. Il faut rendre hommage à l'œuvre exemplaire de Pierre Hadot, autre philosophe et historien de l'antiquité, qui rentrera au CNRS tout comme Jean-Pierre Vernant en 1949, qui appartient à la même génération (né en 1922) et deviendra lui aussi membre du collège de France en 1982. La philosophistique traite encore largement la philosophie de manière autonome par rapport aux autres faits culturels. Cette tendance encore vivace est un reliquat des tendances métaphysiciennes au sein de la philosophie. Dans un entretien avec François Busnel de décembre 2004, Jean-Pierre Vernant évoquera ce problème qu'il eut l'occasion de rencontrer dans son propre parcours philosophique : Eh non ! J'ignorais tout d'Achille. J'ai passé l'agrégation de philosophie en 1937. J'ai été reçu premier, mais je n'avais qu'une connaissance très vague d'Homère. J'avais été surtout marqué par l'Odyssée et par Ulysse, comme tous les gamins. A l'époque, mes références étaient plutôt Marx ou Platon, et j'essayais de comprendre comment Platon, ce philosophe admirable, avait pu développer une conception si aristocratique de la vie politique et du communisme. C'est en 1948, trois ans après la fin de la guerre, que j'ai commencé à lire les Grecs. Jean-Pierre Vernant Le sens de la vie, entretien avec François Busnel in Lire, décembre 2004 / janvier 2005 266 La volonté de démocratiser la Grèce antique Pour compléter et finir ce bref tableau de l'apport de Jean-Pierre Vernant à la compréhension de l'antiquité grecque, un dernier point mérite d'être précisé, qui ne relève plus des considérations méthodologiques, épistémologiques et historiographiques internes à son travail d'historien présentées dans cet article. C'est un retour à l'homme Jean-Pierre Vernant. Un des grands mérites de Jean-Pierre Vernant, d'autant plus notable que les exigences professionnelles de son métier ne l'y obligeaient pas, fut son effort constant pour rapprocher la Grèce antique du grand public, pour la rendre compréhensible et accessible au plus grand nombre. En plus de son travail d'historien, de chercheur et d'enseignant, il a toujours accordé une extrême attention PARCOURS 2007-2008 L'OdySSéE dE JEAn-PIERRE VERnAnT aux efforts de "vulgarisation", ou plutôt de démocratisation de la connaissance de l'antiquité vers le grand public. Sa passion de la Grèce s'est doublée d'une passion de la démocratisation de la Grèce antique. Il s'est fait médiateur de savoir. Or, ce n'est pas tout à fait le même travail, et cela ne demande pas les mêmes compétences. Pour accomplir cela, il faut être capable de faire partager sa passion, ce que l'érudition la plus vaste de l'antiquité ne peut réaliser. Il y a une différence notable entre écrire pour ses pairs, hellénistes eux-mêmes, capables de lire le grec ancien dans le texte et dont c'est le métier, et écrire pour un public dont ce n'est pas le métier. Il faut être capable de lui parler et de l'intéresser à des sujets complexes et ardus. Un tel talent n'est pas donné à tous les chercheurs. Certains de ses ouvrages n'avaient pas d'autres buts comme L'univers, les dieux, les hommes de 1999. Presque jusqu'au bout de sa vie, il n'hésita pas à se rendre dans de simples lycées, comme lors de sa dernière apparition publique au lycée Le Corbusier à Aubervilliers le 23 octobre 2006, pour une conférence sur l'Odyssée. Cette implication personnelle, militante dans un sens, rejoint la nature de son œuvre d'historien et son rôle dans le progrès de l'historiographie grecque. Si on revient à l'histoire de l'intérêt pour la Grèce antique dans les sociétés occidentales, pendant longtemps, les seuls qui avaient connaissance de l'antiquité, qui pouvaient s'y intéresser, étaient des représentants des classes supérieures, par leurs études et leur manière de se penser comme élite. Le "démos" au sens large n'y avait pas accès, non pas parce qu'on lui interdisait, mais parce qu'il n'avait pas la formation aux outils savants indispensables pour s'y intéresser ; parce que la présentation élitiste de la Grèce ne s'adressait qu'à une infime minorité de personnes et dans une approche qui ne pouvait que peu intéresser le grand public. Que le Baron de Coubertin(17) soit un grand connaisseur de la Grèce antique, cela faisait partie des possibles pour une personne de son milieu, mais qu'un ouvrier agricole ou un chaudronnier lise du Sophocle ou se passionne pour la vie d'Alcibiade, cela aurait certainement été mal vu par son propre milieu. En rendant la Grèce antique plus humaine, plus compréhensible, en montrant que les Grecs, avant d'être grecs, étaient des hommes, avec des préoccupations finalement pas si éloignées des nôtres, qu'ils avaient des problèmes qui pouvaient entrer en résonance avec notre vie, que leurs problèmes existentiels pouvaient nous toucher, il a contribué à rapprocher la Grèce et notre société. Notre société étant une descendante de la Grèce antique, mieux la comprendre revient à mieux comprendre les origines de notre propre histoire et peut-être de notre présent. Eric Lowen (17) Personnage aux convictions nationalistes et colonialistes bien arrêtées. PARCOURS 2007-2008 267 JOSIAnE CHAUVIn 9. Conclusion de la journée Jean-Pierre VERNANT Josiane Chauvin Professeur de lettres au Lycée Bellevue, Toulouse 268 Ainsi donc, à travers ces différents témoignages, nous avons pratiqué l'anamsésis chère à Platon qui, à la fin de la République, dans le mythe d'Er Le Pamphilien, déclare : « ceux qui gardent foi en lui seront sauvés » Gardons nous alors par oubli de nous laisser prendre à la Théodicée de la raison. Mnémosuné, l'une des divinités préférées des Grecs, qui relie les différentes dimensions du temps, nous rappelle que, dans la plaine de l'oubli, léthé, coule le fleuve Améles, dont personne ne peut retenir le cours. Ne laissons donc pas s'échapper les précieux liquides alchimiques et souvenons nous - pas seulement des belles choses - selon le très beau titre du film de Zabou Breitmann - même si elles sont utiles à nos épitaphes - mais aussi des zones d'ombre personnelles ou collectives. Jean Pierre Vernant donc, homme d'engagement, a fait l'expérience de l'amère désillusion politique, quand la raison toute puissante se prend pour la vérité ultime et doctrine de l'efficacité (d'autres, hélas ! en d'autres temps, ont parlé de la solution ultime …). A l'époque moderne où nous voulons aller toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus vite, la figure de Prométhée nous redonne notre poids de chair et nous rappelle que nous ne saurions survivre sans Pandora. Un bien pour un mal, au risque du désir, dans la tension entre l'imaginaire et le réel, si nous sommes fidèles à notre métier d'hommes. Chez Calypso, Ulysse peut choisir entre l'immortalité et la terre de la patrie, il choisit la terre et la finitude de l'homme (Camus, noces « l'exil d'Hélène »). Nous préférons Achille repenti pleurant avec Priam qu'Achille vengeur de Patrocle. Quand le héros déçu des séductions du voyage entre en sa demeure, Hestia est là qui veille, point d'appui, figure de la permanence. Qu'il ne s'endorme point ! Hermès est déjà à la porte qui lui fait signe pour d'autres échanges, d'autres voyages. Partons donc rêver avec les Muses mais attention aux Sirènes ! Nous saurons déjouer les pièges de Peithô (la persuasion) nous l'adjoindre ainsi que Métis (la ruse) pour dépassant l'hubris (la démesure), construire une cité fondée sur l'isonomia (équité), chère à Platon. Merci à Jean Pierre Vernant et à ceux qui l'aiment de nous apprendre à ne pas oublier et de nous guider dans le labyrinthe. Et merci à un autre « passeur », René Char, de nous rappeler que « nos traces prennent langue ». Josiane Chauvin Le 5 avril 2008 PARCOURS 2007-2008