Pour Jean-Pierre Vernant. En profonde amitié

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Pour Jean-Pierre Vernant. En profonde amitié
Pour Jean-Pierre Vernant.
En profonde amitié
MARCEL DETIENNE
C
eci n’est pas une «nécrologie». Je m’explique.
En France, aujourd’hui province de l’Europe, la dynastie des
frères Reinach faisait naguère l’effet de la famille Rockefeller au
pays de Ford et des noirs blanchis de tous droits civils. L’un
deux, justement prénommé Salomon, régnait et rendait la
justice sur toutes les affaires dans le monde des études
classiques. À sa mort, l’on découvrit au dernier étage de sa
demeure, les nécrologies de tous les collègues destinés à mourir.
Je n’ai jamais écrit et n’écrirai nulle part dans cette vie ni
dans une autre un «éloge funèbre». Quand Jean-Pierre Vernant est né, en 1914, j’avais encore vingt-et-un ans devant
moi avant de faire l’embryon. Un grand-père, universitaire
courageux et intègre, m’attendait au carrefour de l’adolescence pour m’orienter vers les «classics», vers la Philologie,
maîtresse austère de l’Altertumswissenschaft. L’épreuve
traversée, un avenir radieux de tous les possibles serait au
rendez-vous. Après un premier PhD et en guise de viatique,
le maître qui m’avait instruit, me confiait avec un profond
soupir: «Nous sommes nés trop tard vous et moi. Ils ont
tout fait». «Ils», les grands Allemands de la Hochphilologie.
Il était urgent de penser à la liberté.
Curieux des chemins qu’une lecture clandestine de Dumézil m’avait permis d’entrevoir, c’est aux Hautes Études,
les Advanced Studies de Paris, que j’ai découvert dans une
petite salle des années 1860–1880, au premier étage de la
Sorbonne, deux hommes dont je croyais le plus âgé retiré du
monde au moins académique, tandis que de l’autre, je ne
arion 17.2 fall 2009
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pour jean-pierre vernant
connaissais ni le nom, ni la voix, ni le moindre écrit. À
l’invitation de Fernand Braudel, Louis Gernet, retour
d’Alger, expliquait, textes à l’appui, comment dans la tragédie grecque, dans l’Orestie en l’occurrence, se donnait à
déchiffrer une pensée à la fois juridique et sociale, propre à
la cité d’Athènes. Davantage, j’allais le découvrir, le sociologue de la Grèce qui avait si heureusement analysé les
formes sémantiques de la pensée juridique et morale,
d’Homère à Platon, avait entrepris de cerner le phénomène
de la tragédie, en montrant comment les créateurs des
Suppliantes ou de l’Antigone inventaient un discours à la
limite entre les ambiguïtés d’un droit pénal en gestation et les
problèmes moraux transmis par les traditions mythiques et
les cycles épiques hérités de l’âge archaïque.
Parmi les auditeurs—trois ou quatre, comme c’était l’usage—
il y en avait un qui captait immédiatement l’attention: par
l’intelligence de ses observations et par l’éclat de sa personne.
C’était Jean-Pierre Vernant. Quelques jours plus tard, nous
faisions connaissance, et commençaient une amitié et une
conversation qui allaient durer une pleine vingtaine d’années.
Dans les années soixante et dans l’espace ouvert par la VIe
section des Hautes Études, sous le signe des «Sciences sociales et
économiques», il se pratiquait un comparatisme empreint de
vivacité entre des historiens indifférents à leurs contraintes
disciplinaires et une première génération d’ethnologues, venus
de la philosophie, que stimulaient La Pensée sauvage (1962) et
l’Anthropologie structurale (1958) de Lévi-Strauss. Quand je l’ai
rencontré, avant qu’il ne soit élu Directeur d’études, Vernant
animait un séminaire comparatiste auquel prenaient part des
indianistes de terrain, des assyriologues, des sinologues, des
océanistes et des historiens de la Grèce. Étaient au programme
les relations à la terre, les statuts de la fonction guerrière par
rapport à la chasse, les pouvoirs des dieux dans les différents
polythéismes, autant de problèmes qui étaient en chantier pour
ceux qui allaient constituer le premier Centre de recherches
comparées sur les sociétés anciennes, en 1964, rue de Chevreuse,
à deux pas de l’appartement de Georges Dumézil.
Marcel Detienne
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Disciple d’I. Meyerson et de son entreprise intellectuelle
qui visait à définir les traits spécifiques des conduites
humaines et à analyser comment l’homme s’est construit à
travers différents types d’œuvres et la série cumulative de ses
inventions culturelles, Vernant se vouait entièrement à des
recherches de psychologie, alors appelée «comparative
historique» (1960). En collaboration étroite et amicale avec
des historiens, des psychologues, des philosophes et des
ethnologues, Jean-Pierre Vernant multipliait les approches
comparatives des grandes fonctions psychologiques: le
travail, l’action, la personne, la volonté, la mémoire, le
temps et l’espace. Recherches qui allaient s’orienter vers ce
qu’il appelait une histoire de «l’homme intérieur» où l’inventaire des spécificités conduisait à découvrir les ruptures, les
discontinuités, les formes de changement à travers le
repérage d’une série de connexions internes entre des faits de
civilisation, les contenus psychologiques de ces faits et les
opérations par lesquelles ils ont été construits.
À ses premiers auditeurs, Vernant révélait d’emblée des
Grecs merveilleusement bariolés, des Hellènes aux couleurs
aussi vives que celles de leurs statues de bois, de pierre ou de
marbre avant qu’elles ne prennent la pâleur académique de nos
musées. C’étaient des Grecs délibérément pensés dans la
perspective de problèmes généraux, à travers leurs pratiques
sacrificielles: comment elles étaient articulées à celles de
l’alimentation, de la chasse et de la guerre; à travers leurs
représentations de l’espace: comment elles sont en relation
avec des formes de pensée politique et des catégories de la
sophistique et de la philosophie; à travers leurs inventions dans
le domaine de la figuration et des formes plastiques: comment
des idoles anthropomorphes archaïques s’effacent au profit
d’un régime généralisé des images, produites par tous les
genres artistiques, comme des imitations de l’apparence.
Les grands textes de Vernant, ceux qui ont inauguré une
approche neuve dans l’étude comparée du mythe et de la
figure des dieux, ces textes-là, les anthropologues, les
historiens, les sociologues et les hellénistes d’aujourd’hui
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doivent les lire et les méditer, comme ils ont pu l’être un demisiècle plus tôt par leurs prédécesseurs. L’homme chaleureux,
courageux et généreux qu’il n’a cessé d’être pour ceux et celles
qui l’ont connu et aimé, cet homme-là a accompli un vrai et
grand projet intellectuel. Il garde pour moi le sourire de
l’intelligence lumineuse.
For Jean-Pierre Vernant:
In Deepest Friendship
MARCEL DETIENNE
(Translated by Janet Lloyd)
T
his is not an obituary. Let me explain. In
France, now a province of Europe, there was a time when
the dynasty of the Reinach brothers made much the same
impact as the Rockefeller family in the land of Ford and of
blacks deprived of all civil rights. One of the brothers,
whose, name, suitably enough, was Salomon, reigned over
the world of classical studies and passed judgment on all
matters connected with it. At his death, obituaries of all his
colleagues yet to die were found in the attic of his home.
I have never written and never, in this life or any other,
will write a funerary oration. Jean-Pierre Vernant was born
in 1914, twenty-one years before I was even conceived. One
of my grandfathers, a courageous university man of integrity, lay in wait for me at the crossroads of adolescence
and guided me to the path leading to “classics,” or rather
philology, the austere mistress of Altertumswissenschaft.
Once I had proved myself, a radiant future leading to every
conceivable possibility would await me. After I had gained
my PhD, the master who had been my teacher told me by
way of encouragement, with a deep sigh, “We were born too
late, you and I. They have already done everything.” “They”
were the great German scholars of Hochphilologie. It was
time for me to give urgent thought to my liberty.
Curious as to the ways forward that a secret perusal of
Dumézil had allowed me to glimpse, I made my way to the
Hautes Études, Paris’s equivalent of an Institute of Advanced Studies, where in a little room dating from the sec-
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ond half of the nineteenth century, on the first floor of the
Sorbonne, I discovered two men. The elder, I judged to have
retired from the academic world at least, while the younger
was completely unknown to me. I knew neither his name,
nor his voice, nor of anything that he had written. At the invitation of Fernand Braudel, Louis Gernet, recently back
from Algeria, was explaining, with texts at the ready, how in
Greek tragedy, in the Oresteia in this instance, it was possible to decipher thinking of both a legal and a social nature
that was characteristic of the city of Athens. Furthermore, as
I was later to discover, this sociologist of Greece who had so
skillfully analyzed the semantic forms of legal and moral
thought from Homer down to Plato, had undertaken to focus on the phenomenon of tragedy, showing how the creators of the Supplices and Antigone were inventing discourse
situated on the borderline between the ambiguities of a nascent penal law and the moral problems transmitted by the
mythical traditions and the epic cycles bequeathed by the archaic period.
Among his listeners—three or four of them, as was customary—was one who immediately attracted my attention
by the intelligence of his questions and his dazzling personality. This was Jean-Pierre Vernant. A few days later, we met
together and struck up a friendship and a conversation that
were to continue for a full twenty years. In the 1960s and in
the space opened up by the Sixth Section of the École des
Hautes Études, under the title “Social and Economic Studies,” a lively comparativist exchange was taking place between historians unconcerned by disciplinary constraints
and an early generation of ethnologists who, stimulated by
Lévi-Strauss’ La Pensée sauvage (1962) and Anthropologie
structurale (1958), had moved over from philosophy. When
I first met him, before he was appointed Director of Studies,
Vernant was leading a comparativist seminar attended by Indianist field-workers, Assyriologists, sinologists, specialists
studying societies in the Pacific Ocean, and historians of
Greece. The program included relations to the land, the sta-
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tus of the warrior function with regard to hunting, and the
powers of the gods in various polytheistic religions: all problems that constituted work in progress for those who, in
1964, were to form the first Centre de recherches comparées
sur les sociétés anciennes (Centre of the Comparative Study
of Ancient Societies) in the rue de Chevreuse, but a stone’s
throw from Georges Dumézil’s apartment.
Vernant was a disciple of I. Meyerson and his intellectual
project that set out to define the specific features of human
behavior and to analyze how human beings constructed
themselves through different types of work and the cumulative body of their cultural inventions. Vernant devoted himself wholly to research into those parts of psychology, then
known (1960) as comparative historique (historical comparativism). In close and friendly collaboration with historians,
psychologists, philosophers and ethnologists, Jean-Pierre
Vernant discovered many comparative approaches to the
major psychological functions: work, action, the person,
will, memory, time, and space. They were to lead him to
what he called a history of “inner man,” in which the inventory of specific features led to the discovery of ruptures, discontinuities and forms of change, through the identification
of a series of internal connections between the facts of civilization, the psychological content of those facts, and the operations by which they were constructed.
To his early audiences, Vernant started by revealing a
wonderful motley of Greeks, Hellenes as brightly colored as
their wooden, stone, or marble statues used to be before they
faded to the academic pallor that we find in our museums.
These were Greeks deliberately seen from the point of view
of general problems. Let me give three examples. The first is
their sacrificial practices, how these interrelated with diet,
hunting, and warfare; the second is their representations of
space, how these related to forms of political thought and
certain categories of sophistry and philosophy; thirdly, their
inventions in the domain of representation and plastic
forms, how archaic anthropomorphic idols disappeared,
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making way for a generalized regime of images, produced by
all the artistic genres, as imitations of appearances.
Vernant’s great works, those that inaugurated a new approach in the comparative study of myth and the image of
the gods—those are texts that today’s anthropologists, historians, sociologists, and classicists should read and meditate
upon, just as their predecessors did half a century earlier.
The warm, courageous, and generous man that he never
ceased to be for those who knew and loved him—that man
accomplished a truly great intellectual project. For me, his
smile of luminous intelligence will never fade.