Aspects du sauvage dans Prométhée enchaîné d`Eschyle

Transcription

Aspects du sauvage dans Prométhée enchaîné d`Eschyle
1
Quelques aspects du sauvage
dans le Prométhée enchaîné d'Eschyle1.
Bien que le Prométhée enchaîné d'Eschyle comporte relativement peu de
termes traduisant l'idée de "sauvage", la pièce se caractérise par une abondance
exceptionnelle de manifestations, de lieux, d'êtres et de comportements que l'on
est tenté de qualifier de "sauvages" : Prométhée est enchaîné dans un lieu
sauvage, Io traverse de sauvages contrées, peuplées d'êtres sauvages, qui
rappellent, par certains de leurs modes de vie, ceux des hommes des premiers
temps, sauvages eux aussi… Le Prométhée est dominé par une sauvagerie
omniprésente. Cette constatation a de quoi étonner dans une tragédie peuplée
presque exclusivement de personnages divins et dont le héros est longuement
présenté comme une héros civilisateur : grâce à lui, les hommes ont pu sortir de
l'état sauvage qui était primitivement le leur et devenir pleinement humain.
L'omniprésence du sauvage peut par ailleurs donner le sentiment d'une
confusion, confusion caractéristique de l'état sauvage, mais aussi confusion sur
la valeur à accorder à ce sauvage qui se révèle partout dans la pièce.
Notre étude se propose donc de relever et d'analyser les divers aspects du
sauvage dans le Prométhée enchaîné. En déterminant ce qui chaque fois le
caractérise, nous tenterons de mettre en lumière les valeurs et fonctions du
sauvage dans la pièce. Nous avons choisi pour cela d'organiser les
manifestations de la sauvagerie en fonction des personnages autour desquels
elles s'articulent visiblement. Car, les deux dieux qui s'affrontent sont loin
d'être exempts de sauvagerie.
En examinant les emplois de l'adjectif ἄγριος, ou de l'adverbe ἀγρίως —
1 Il n'est pas du ressort de cette étude de s'intéresser à l'attribution ou non du Prométhée enchaîné
à Eschyle. Nous prenons ici l'authenticité de la pièce comme postulat de départ bien que la
question continue d'être débattue. Cf. pour l'authenticité : G. MÉAUTIS, L'Authenticité et la date
du Prométhée enchaîné d'Eschyle, Genève, 1960 ; C. J. HERINGTON, The Author of the Prometheus
Bound, Austin, 1970 ; S. SAÏD, Sophiste et tyran, ou le problème du Prométhée enchaîné, Paris, 1985,
pp. 27-80 ; M. P. PATTONI, L'Autenticità del 'Prometeo Incatenato' di Eschilo, Pisa, 1987 —
contre : M. GRIFFITH, The Authenticity of the Prometheus Bound, Cambridge, 1977 (date la pièce
des années 440, donc après la mort d'Eschyle en 456/455) ; R. BEES, Zur Datierung des
'Prometheus Desmotes', Stuttgart, 1993 (partisan de l'«Athetese» et situe le Prométhée aux
alentours de 430).
2
forgé par Eschyle à l'occasion de cette pièce —, il apparaît rapidement que le
roi des dieux occupe une place centrale dans les diverses manifestations de la
sauvagerie présentes dans la pièce2. L'adjectif ἄγριος se trouve trois fois dans le
Prométhée (sur huit occurrences en tout dans l'œuvre conservée d'Eschyle) : il
qualifie les liens qui enserrent Prométhée (ἀγρίων / δεσμῶν, vv. 175-176), le feu
de l'Etna, "fleuves de feu dévorant de leurs sauvages mâchoires" (ποταμοὶ
πυρὸς δάπτοντες ἀγρίαις γνάθοις, v. 368) et les rafales de vent soufflant en
tempête (σφακέλῳ τ' / ἀγρίων ἀνέμων, vv. 1045-1046).
L'adverbe ἀγρίως ne se rencontre qu'une seule fois dans la pièce, appliqué
à un verbe dont Zeus est sujet : Prométhée déplore que son ennemi ne l'ait
"sauvagement" jeté dans les liens indissolubles du Tartare (desmoi'" ajluvtoi"
ajgrivw" pelavsa", v. 155).
Le terme ἄγριος ne détermine donc jamais ni un lieu ni un animal ni un
être humain. Il qualifie des objets (les liens) ou des forces naturelles dans la
violence de leur déchaînement (vent et feu), qui tendent ainsi à être présentés
comme animés.
L'image du feu envisagé comme une bête sauvage dévorante (δάπτω,
"dévorer") se rencontre dès Homère (Iliade XXIII, 183). Mais chez Eschyle
l'image prend une nouvelle réalité, la vision se concrétise par l'introduction des
"mâchoires" (γνάθοις)3. Le feu est celui de l'éruption de l'Etna, provoquée par la
colère de Typhée : le monstre, vaincu par Zeus, gît sous le volcan, mais n'en pas
moins toujours actif (vv. 367-371). Le réveil du volcan est évoqué, au futur, par
Prométhée, en un passage qui rappelle celui de la Première Pythique de Pindare
(vv. 15-29). Mais Prométhée présente Typhée de façon originale, puisqu'il en
fait moins un monstre destructeur qu'une victime de Zeus, anéantie par la
foudre du nouveau roi des dieux. D'autre part, le chaos provoqué par
l'irruption du volcan semble préfigurer, au début de la tragédie (on est encore
dans le premier épisode), le bouleversement général des éléments qui
surviendra à la fin de la pièce.
La fureur des vents est, quant à elle, directement excitée par la volonté de
Zeus, dans le but de punir Prométhée. Elle contribue à créer l'atmosphère
d'apocalypse et de chaos déchaîné par Zeus à la fin de la pièce. Cette situation
2
Cf. pour toute cette étude, C. MAUDUIT, Le Vocabulaire et la notion de sauvage d'Homère à
Eschyle, thèse inédite, Paris, 1989, notamment le chapitre IV consacré à Eschyle.
3 Le poète utilise cette même métaphore à diverses reprises (πυρὸς μαλερὰ γνάθος, "dent féroce
du feu", Choéphores 325…). Il reprend d'autre part l'image des mâchoires pour décrire la terrible
action d'une maladie, la lèpre (ἀγρίαις γνάθοις, Choéphores 280).
3
est vécue pendant le temps de la pièce et devait donner lieu à une scène
spectaculaire.
Feu et vent sont donc qualifiés de "sauvages" quand le poète décrit un
paroxysme de leur violence.
Enfin la sauvagerie des liens est évoquée à deux reprises : liens réels, qui
maintiennent Prométhée enchaîné à son rocher (v. 175) ; et liens peut-être
symboliques (?), qui attachent les êtres au Tartare (v. 155) de façon
"indissoluble" (a[lutoi). La mention de ces liens constitue un rappel
métonymique du sort de Prométhée, le δεσμώτης, et de celui des Titans, jetés
dans le Tartare par la volonté de Zeus à l'issue de la Titanomachie. Les liens de
Prométhée et ceux des Titans sont donc autant de manifestations physiques de
la vengeance de Zeus.
Sur le plan lexical, les liens occupent une place très importante dans la
pièce et ils sont toujours associés à un terme évoquant la brutalité qu'ils
représentent4. La sauvagerie des liens va de pair avec la violence de ceux qui
les appliquent, Force et Pouvoir, valets de Zeus, qui le représentent sur scène.
Ainsi la plupart des occurrences des termes ἄγριος et ἀγρίως concourent à
dénoncer, en les soulignant, la brutalité et la sauvagerie de Zeus.
Mais la présence de la sauvagerie dans la pièce ne se limite pas aux
quelques passages contenant une occurrence du terme ἄγριος. Elle se révèle
aussi dans bien d'autres contextes, à commencer par ceux qui définissent le
cadre où se joue le drame.
Le pays où est emmené de force Prométhée est une terre de confins, une
de ces e[scatai, auxquelles la conception grecque du monde attribue une nature
par essence sauvage5. La pièce débute ainsi par ces mots :
Cqono;" me;n ej" thlouro;n h{komen pevdon
"Nous voici sur le sol d'une terre lointaine" (v. 1)
De même, lorsqu'Océan arrive auprès de Prométhée, il précise qu'il a
parcouru un long chemin pour arriver jusqu'à lui (δολιχῆς τέρμα κελεύθου...,
v. 282).
4
Cf. δυσλύτοις χαλκεύμασι, "chaînes de bronze impossibles à délier", v. 19 ; δεσμὸν ἀεικῆ, "liens
d'infamie", v. 97 ; ταῖσδ᾿ ἀδαμαντοδέτοισι λύμαις, "l"ignominie de ces liens d'acier", v. 148...
5 Cf. L. Robert, "Recherches épigraphiques", Revue des Études Anciennes, 62, 1960, p. 304-306.
4
Ce lieu d'emprisonnement n'est pas seulement éloigné du monde des
hommes horizontalement, il l'est encore verticalement. Le texte abonde en
notations destinées à mettre en valeur cet aspect du décor, composé de "rochers
aux cimes abruptes" (pevtrai" / uJyhlokrhvmnoi", vv. 4-5), "rochers élevés"
πέτραις πεδαρσίοις, v. 269). Et le héros lui-même se désole d'être "agrafé aux
sommets de ce précipice rocheux" (προσπορπατὸς τῆσδε φάραγγος /σκοπέλοις
ἐν ἄκροις, vv. 141-142)
Outre sa situation élevée, cet endroit est également désert et solitaire :
Pouvoir le décrit comme "un désert sans humain" (a[broton... ejrhmivan, v. 2).
Cette absence d'êtres humains est particulièrement soulignée dans la pièce :
Héphaistos qualifie le rocher de ἀπάνθρωπος, "éloigné des hommes" (τῷδ᾿
ἀπανθρώπῳ πάγῳ, v. 20) et il avertit Prométhée qu'il n'y "connaîtra ni voix ni
visage humains" ( ἵν᾿ οὔτε φωνὴν οὔτε του μορφὴν βροτῶν / ὄψῃ, vv. 21-22).
Enfin Prométhée parle lui-même de "rocher désert et solitaire" (ἐρήμου τοῦδ᾿
ἀγείτονος πάγου, v. 270).
Cette insistance sur l'absence d'êtres humains peut paraître étonnante de
la part de personnages tous divins. On peut sans doute l'attribuer à une sorte
d'«incohérence» du même type que celle qui fait que les Perses se qualifient
eux-mêmes de "barbares" dans les Perses. Mais elle constitue aussi certainement
un rappel des liens que Prométhée a tissés avec les hommes, puisque c'est son
statut même de bienfaiteur de l'humanité qui lui vaut son châtiment.
À cette terre des confins sont en outre associés un climat rigoureux et
extrême et un terrain inhospitalier. Héphaistos définit l'endroit comme un "pic
battu des tempêtes" (favraggi pro;" dusceimevrw/, v. 15 ) et Io, à la vue de
Prométhée, se demande qui est cet infortuné, "battu par la tempête"
(ceimavzomenon, v. 563). Héphaistos prédit au malheureux enchaîné qu'il sera
"rôti par la flamme flamboyante du soleil" (σταθευτὸς δ᾿ ἡλίου φοίβῃ φλογί ,
v. 22). Puis il évoque ses jours et ses nuits, marqués par la chaleur du soleil et le
froid du givre matinal (pavcnhn q∆ eJwv/an, v. 25) : le contraste des extrêmes
vient accentuer la misère de Prométhée, dans la mesure où ce contraste
s'oppose à l'idéal grec de tempérance en terme de climat6. Les Océanides à leur
tour, en descendant de leur char, remarquent qu'elles posent le pied sur un sol
6
En attestent les descriptions de locus amœnus, cf. Pindare dans le Seconde Olympique (vv. 67 ss)
et dans un fragment de thrène (frag. 129), Platon, au début du Phèdre (229a-230c)…
5
"âpre" (ὀκριοέσσῃ χθονὶ τῇδε πελῶ, v. 282). Et Prométhée définit le lieu comme
"le pays qui enfante le fer" (τὴν σιδηρομήτορα / ... αἶαν, vv. 301-302), — trait
qui accentue encore le caractère inhospitalier et inquiétant de l'endroit.
En fait, le cadre finit par se rétrécir au rocher même sur lequel est attaché
Prométhée, puisque sa liberté de mouvement est limitée à ce lieu. La mention
du rocher revient tout au long de la pièce, en quelque sorte comme le symbole
de la condition à laquelle est réduite le dieu (τόνδε πάγον, v. 130 ; πέτρᾳ,
v. 147…).
Tout concourt, dans les multiples notations spatiales de la pièce, à créer un
cadre effroyable pour un Grec. L'ensemble de ces détails n'a pas pour unique
but de situer le lieu de l'action, il est chargé d'une fonction dramatique
importante : le déplacement de Prométhée dans ce cadre particulier constitue
en effet à lui seul une part du châtiment imposé par Zeus au Titan. C'est
pourquoi le décor est si abondamment commenté dans la pièce : les souffrances
de Prométhée sont mises en valeur par les réactions des divers personnages qui
s'apitoient tour à tour sur son sort7. Car ce rocher désert reçoit pourtant
quelques visites, et en particulier celle de la malheureuse Io.
Comme dans les Suppliantes, l'histoire des amours de Zeus et d'Io est
contée, ainsi que les errances auxquelles est contrainte la jeune fille,
transformée en vache. Mais les pays traversés dans l'un et l'autre récit ne
semblent pas du tout les mêmes ! Il est intéressant de relever les différences de
l'un à l'autre.
Le récit que fait le chœur des Suppliantes est relativement bref (vv. 543564). Il mentionne l'Asie, la "Phrygie moutonnière" (mhlobovtou Frugiva", v. 548),
la cité de Teuthras en Mysie, les vallons de Lydie, la Pamphilie "aux fleuves qui
ne tarissent pas" (potamou;" ªd∆º ajenavou", v. 553), un "pays aux profondes
richesses" (baquvplouton cqovna, v. 554), le "terroir d'Aphrodite fertile en blé"
(ta;n ∆Afrodivta" poluvpuron ai\an, v. 554-555), et enfin la terre de Zeus,
"nourricière de tous, prairie fertilisée des neiges" (pavmboton... / leimw'na
cionovboskon, v. 558-559). Tous les détails concourent à donner de ces contrées
une vision positive : il n'est question que de terres riantes et de contrées
7
La cruauté de l'adversaire d'autre part est soulignée par l'évocation du plaisir qu'il peut
prendre à contempler les souffrances du Titan qui "souffre pour la joie de [ses] ennemis"
(ejcqroi`" ejpivcarta pevponqa, vv. 157-158).
6
remarquables par leur fécondité, et donc nécessairement hospitalières.
Dans le Prométhée au contraire, la jeune fille ne rencontre que pays et
peuples sauvages. Tout d'abord en Europe, Io doit traverser des "arpents non
labourés" (ἀνηρότους γύας, v. 708), qui rappellent singulièrement, par l'emploi
de l'adjectif ἀνήροτος, le pays des Cyclopes8 dans l'Odyssée (tav g∆ a[sparta kai;
ajnhvrota pavnta fuvontai, IX, 109) et l'île Petite en face de la Cyclopie, "non
ensemencée et non labourée, tous les jours, elle est vide d'hommes et nourrit
des chêvres bêlantes" (h{ g∆ a[sparto" kai; ajnhvroto" h[mata pavnta / ajndrw'n
chreuvei, bovskei dev te mhkavda" ai\ga", IX, 123-124).
Puis Prométhée prédit à Io qu'elle arrivera chez les "Scythes nomades, qui
habitent des demeures d'osier tressé juchées sur des chars" (vv. 709-711) : il lui
recommande de les éviter (οἷς μὴ πελάζειν, v. 712). Cette terre est donc peuplée,
contrairement aux précédentes, mais les habitants sont si sauvages qu'il vaut
mieux ne pas avoir de contact avec eux. Nomadisme et étrangeté de l'habitat
sont donc associés au caractère inhospitalier de ce peuple.
La jeune fille parviendra ensuite chez les Chalybes qui, comme les
Scythes, travaillent le fer (σιδηροτέκτονες, v. 714) et ne semblent pas labourer la
terre. D'eux aussi Io devra se garder (οὓς φυλάξασθαί σε χρή, v. 715) :
ajnhvmeroi ga;r oujde; provsplatoi xevnoi".
Car ils sont farouches et inabordables pour les étrangers (v. 716)9.
À terres sauvages répondent paysages désolés et peuples farouches.
Prométhée évoque encore le fleuve Hybristès, "dont le nom de ment pas"
(ὑβριστὴν ποταμὸν οὐ ψευδώνυμον, v. 717) et le Caucase, "le plus haut des
monts" (ὀρῶν / ὕψιστον, vv. 719-720) — mention déjà effrayante en soi —, d'où
le fleuve "exhale la fureur de ses eaux" (vv. 721-722). Les éléments du paysage
eux-mêmes participent donc de la sauvagerie générale.
Le Titan poursuit son récit par une énumération de noms propres destinés
à ancrer le récit dans le réel, ou du moins à créer une illusion de réalisme. Il ne
fait pas de longue description, mais évoque, pour chaque lieu et chaque peuple,
8
Les Cyclopes, qui "habitent les cimes des hautes montagnes" (uJyhlw'n ojrevwn naivousi kavrhna,
v. 113) sont des êtres "arrogants et sans lois" (uJperfiavlwn ajqemivstwn, v. 106), aux pratiques
anthropophages.
9 Ce passage constitue l'unique occurrence dans le Prométhée de l'adjectif ajnhvmero", autre
terme exprimant le caractère sauvage, "non apprivoisé" d'une personne ou d'une chose.
7
un ou deux éléments qui fonctionnent comme topoi de la sauvagerie. Tous les
détails vont dans le même sens : le paysage et les peuples sont hostiles et
sauvages. Prométhée conclut de cette première partie des aventures d'Io :
oJ tw'n qew'n tuvranno" ej" ta; pavnq∆ oJmw'"
bivaio" ei\nai...
le souverain des dieux en tout également
se montre violent... (vv. 736-737).
Il dénonce les excès de Zeus, "cruel prétendant" (pikrou'... mnhsth'ro",
vv. 739-740), comme d'autant plus scandaleux que celui-ci est un dieu qui
tourmente une mortelle : son indignation est suggérée par le rapprochement
des mots qnhth'/ et qeov" (th'/de ga;r qnhth'/ qeov", v. 737). Le Titan ponctue son
discours de mentions des maux qu'Io a connus et doit encore connaître, tandis
que le chœur s'apitoie à son tour sur le sort de la malheureuse jeune fille. Tout
concourt à souligner la culpabilité de Zeus. Et Io elle-même reconnaît qu'elle
doit ses souffrances à Zeus (ἐκ Διὸς πάσχω κακῶς, 759).
Puis Prométhée continue sa prédiction. L'errance d'Io doit encore se
poursuivre en Asie. Là les pays décrits deviennent parfaitement fabuleux,
rappelant par certains aspects les récits de la Théogonie. Io rencontrera ainsi les
Phorkides, "trois vierges antiques, au corps de cygne, qui n'ont qu'un même œil
et une seul dent" (dhnaiai; kovrai / trei'" kuknovmorfoi, koino;n o[mm∆
ejkthmevnai, / monovdonte", vv. 794-7)10. Ces femmes sont remarquables par la
monstruosité de leur apparence, — monstruosité par hybridation, fréquente en
particulier dans les catalogues de monstres hésiodiques.
Outre les Phorkides, Prométhée mentionne également les Gorgones11
(vv. 798-800), les Griffons au bec aigu (ojxustovmou", v. 803) et les Arimaspes à
l'œil unique (mounw'pa, v. 804), habitant au bord du "fleuve Pluton qui charrie
l'or" (vv. 804-806) — ce détail même prend une valeur inquiétante dans le
contexte. Prométhée précise d'ailleurs qu'Io ne doit pas s'approcher de ces êtres
non plus (τούτοις σὺ μὴ πέλαζε, v. 807).
Enfin, après avoir si longtemps erré, la jeune fille doit parvenir en Égypte,
"pays éloigné" (τηλουρὸν δὲ γῆν, v. 807) au "peuple noir" (κελαινὸν φῦλον,
v. 808). Ainsi la présentation de l'Égypte même est amorcée sur un mode qui
10
11
Cf. chez Hésiode, les Grées, filles de Phorkys (Théogonie 270-273).
Cf. Théogonie 274-276.
8
paraît au premier abord inquiétant, jusqu'à ce que le Titan mentionne enfin
l'eau du Nil, "auguste et bonne à boire" (septo;n... eu[poton, v. 812).
Le Titan évoque donc longuement les souffrances multiples d'Io, chassée
de chez elle par son père, malgré lui et malgré elle. Ce long récit a en partie
pour fonction de mettre en lumière la sauvagerie de Zeus12 : celle-ci se
manifeste par la bestialité des désirs du dieu et la monstruosité du traitement
qu'il inflige à la malheureuse jeune fille, physiquement transformée en bête13.
Prométhée prédit d'ailleurs que le roi des dieux devra à ces "vains caprices" sa
perte (kenofrovnwn bouleumavtwn, v. 762).
D'autre part, Zeus est également coupable de sauvagerie envers
Prométhée. Injuste pour celui qui lui a permis de remporter la guerre contre les
Titans, il se comporte comme un jeune et brutal tyran "à l'âme inflexible"
(a[gnampton novon, v. 163), dont la dureté et les violences sont constamment
dénoncées : le chœur l'accuse d'"exerce(r) un pouvoir sans règle" (ajqevtw"
kratuvnei, v. 150).
Ainsi les vents, les liens, le rocher de Prométhée et les espaces traversés
par Io ont en commun un même caractère de sauvagerie. Cette forte présence
de la sauvagerie n'est certes pas anodine, elle remplit une fonction dramatique
précise. Elle permet, d'une part, de dénoncer la violence et la cruauté de Zeus
et, d'autre part, de dresser un parallèle entre Prométhée et Io et, plus
généralement, de rapprocher toutes les victimes de Zeus. Les personnage euxmêmes soulignent ce parallélisme en s'apitoyant sur le sort les uns des autres
tout au long de la pièce. Enfin, en plaçant ainsi la sauvagerie au cœur de la
tragédie, le dramaturge réussit à susciter la pitié du public lui-même, non
seulement pour Io, mais aussi et surtout pour Prométhée, pitié guidée par celle
qu'éprouvent aussi tour à tour Héphaistos, le chœur et même Océan.
12
Il est intéressant de remarquer combien est également différente la présentation que donnent
les Suppliantes du personnage de Zeus. Les Danaïdes insistent en effet sur l'aspect guérisseur,
sauveur du dieu : il a libéré la jeune fille de ses maux en lui touchant le front. Ce récit gomme
entièrement la brutalité et le caractère sauvage du dieu.
13 Sur ce point également le récit conté dans les Suppliantes diffère de celui de Prométhée : la
transformation d'Io en vache est expressément imputée à Héra dans les Suppliantes (bou`n th;n
gunai`kæ e[qhken jArgeiva qeov", v. 299), alors qu'elle est, plus généralement, l'œuvre des dieux
dans le Prométhée (qeovssuton ceimw`na kai; diafqoravn / morfh`", vv. 643-644) et même
implicitement sans doute attribuée à Zeus : Io lie en effet de façon révélatrice dans son récit la
mention du "frein de Zeus" (Dio;" calino;" pro;" bivan... , v. 672), qui matérialise la contrainte
subie par son père et par elle-même, et l'altération de sa forme et de sa raison (Eujqu;" de; morfh;
kai; frevne" diavstrofoi / h\san, vv. 673-674).
9
Si la pièce souligne à de multiples reprises le caractère sauvage du roi des
dieux, elle ne brosse pas pour autant un portrait dichotomique des deux
principaux adversaires du conflit. Prométhée n'est en effet nullement exempt
de cette sauvagerie qui règne sur l'ensemble de la tragédie.
Il est remarquable que le dramaturge, dans cette pièce, n'hésite pas à
modifier la généalogie traditionnelle de son héros : alors qu'Hésiode le donne
comme fils du Titan Japet (lui-même fils de Gaia et d'Ouranos) et de l'Océanide
Clymène, Eschyle ne lui mentionne pas de père et en fait le fils de la Terre,
Gaia, qu'il identifie explicitement à Thémis14. Ce détail est par ailleurs
surprenant, et digne d'intérêt, puisqu'au début des Euménides le dramaturge
présente Thémis comme fille de Terre15. Cette nouvelle filiation recèle divers
avantages. Elle justifie d'une part le fait que Prométhée partage avec sa mère
Thémis, — qui en est la traditionnelle dépositaire16 —, le secret de l'hymen qui
risque de coûter son trône à Zeus.
D'autre part, l'identification de Thémis à Gaia permet de faire remonter
Prométhée d'une génération, pour en faire un Titan : le texte précise ainsi que le
héros est le frère du Titan Atlas (κασιγνήτου, v. 347). Prométhée appartient
donc à une génération divine plus ancienne que celle de Zeus, plus proche
aussi de celles de ces inquiétantes divinités primordiales. Le chœur désigne en
effet ces derniers sous le terme de "colosses d'antan" (τὰ πρὶν πελώρια, v. 151),
impliquant par le vocabulaire qu'il emploie — πελώρια — l'idée de
monstruosité. De plus, les Titans sont les premiers adversaires du jeune Zeus,
dont ils ont contesté la souveraineté : c'est pourquoi ce dernier a résolu de les
détruire. Aussi Prométhée s'apitoie-t-il sur le sort de son "frère" Atlas, victime
de la cruauté de Zeus. Mais il est également ému de pitié à la vue du
monstrueux Typhée (ἰδὼν ᾤκτιρα, δάϊον τέρας, v. 352), le "fils de la Terre" (τὸν
γηγενῆ, v. 351). De tels sentiments à l'égard de Typhée sont inhabituels même
chez Eschyle. L'image de Typhée est en effet connotée de façon tout à fait
négative dans les Sept contre Thèbes : représentée sur le blason du quatrième
chef argien, le géant Hippomédon, elle contribue à souligner l'extraordinaire
hybris du personnage(Sept 493-496). Prométhée a donc à cœur de se proclamer
frère ou du moins proche de ces colosses antiques, en grande partie marqués
14
ἐμοὶ δὲ μήτηρ (...), Θέμις / καὶ Γαῖα, πολλῶν ὀνομάτων μορφὴ μία, "ma mère (…) Thémis, ou
Terre, de noms multiples, unique figure" (vv. 209-210).
15 Euménides 2-4 : τὴν πρωτόμαντιν Γαῖαν· ἐκ δὲ τῆς Θέμιν, / ἣ δὴ τὸ μητρὸς δευτέρα τόδ'
ἕζετο / μαντεῖον, ..., "(...) la première prophétesse, la Terre ; à sa suite, Thémis, qui alors s'assit
en second sur ce trône oraculaire hérité de sa mère".
16 Cf. Pindare, Huitième Olympique.
10
par la sauvagerie voire la monstruosité. On peut déceler une volonté délibérée
d'Eschyle de placer son héros sur le même plan que les Titans de la
Titanomachie (qui méprisèrent pourtant les conseils de Prométhée, ne se fiant
qu'en leur force brutale), et que Typhée même. Cet autre Titan prend donc
aussi part, en une certaine mesure, à la sauvagerie qui caractérise ces êtres. Et
surtout, il continue leur combat contre le nouveau souverain. En ce sens, le
Prométhée enchaîné se situe dans la continuité de la Théogonie et le drame
présente une forte dimension épique.
D'autre part, Prométhée est lui-même présenté dans la pièce comme un
être plein d'orgueil et de démesure. Son arrogance face au jeune maître du
monde touche à l'impiété et à l'hybris. Le chœur même le lui fait remarquer,
l'appelant "arrogant" (θράσυς, v. 179) et Océan précise que le Titan n'est
toujours pas "humble" (σὺ δ' οὐδέπω ταπεινός, v. 320). Son opiniâtreté est
soulignée par le fait que, malgré les souffrances qu'il endure, il continue à
"parle(r) trop librement" (ἄγαν ἐλευθεροστομεῖς, v. 180). L'adverbe ἄγαν est
employé à diverses reprises pour qualifier les actions de Prométhée, mettant en
relief le caractère hybristique du personnage17. Il est en outre, comme il le dit
lui-même au chœur, le seul à avoir eu l'audace (ἐγὼ δ' ἐτόλμησα, v. 235) de
sauver les hommes.
Non content d'avoir désobéi à Zeus, il n'hésite pas à proférer des menaces
à l'encontre du nouveau souverain. Et ses paroles manifestent une haineuse et
menaçante violence, car, il en a l'assurance, un jour viendra où Zeus aura
besoin de lui : "alors, je le jure, ni les sortilèges d'une éloquence aux mots de
miel n'auront pouvoir de me charmer, ni l'effroi des plus dures menaces ne me
fera révéler ce secret à moins qu'il n'ait d'abord desserré ces liens farouches et
consenti à payer le prix dû à pareil outrage" (vv. 170-176). Prométhée sera, tout
comme son ennemi, inflexible.
À l'égard d'Océan, toute l'attitude du Titan est empreinte de hauteur,
d'ironie et d'orgueil. Et il finit par faire partir le dieu, à force de sarcasmes
(vv. 340-392). Hermès, enfin, dénonce la "rage" du héros (σφοδρύνῃ, v. 1011) et
son "opiniâtreté" (αὐθαδία, v. 1012).
Lui qui a enseigné aux hommes l'art de la domestication refuse de se
laisser dompter par Zeus (δάμναται, v. 163). Le rappel constant des liens qui
enchaînent Prométhée est à mettre en relation avec la métaphore du cheval
17
Cf. vv. 318-319 : τῆς ἄγαν ὑψηγόρου γλώσσης, Προμηθεῦ, "ta langue trop fière, Prométhée" ;
v. 327 : μηδ᾿ ἄγαν λαβροστόμει, "ne montre pas trop d'intempérance dans ton langage" ; v. 543 :
σέβῃ θνατοὺς ἄγαν, Προμηθεῦ, "tu honores trop les mortels, Prométhée"…
11
entravé et du "harnois de Prométhée", que J. Dumortier considère comme la
principale métaphore de la tragédie18. Prométhée en effet ne cesse de "regimber
contre l'aiguillon" (πρὸς κέντρα κῶλον ἐκτενεῖς, v. 323). Et Hermès le compare à
un "poulain novice au joug" (vv. 1009-1010) qui "mord le frein" (δάκων), "résiste
et se bat contre les rênes" (βιάζῃ καὶ... μαχῃ).
Pourtant c'est lui qui a sauvé les hommes, au prix des souffrances mêmes
qu'il endure. Et c'est le rôle de protecteur des hommes, parallèlement à
l'arrogance dont il fait preuve, qui confèrent au personnage de Prométhée son
ambiguïté tragique19.
À la violence et la démesure de Zeus répondent donc exactement celles de
Prométhée, selon un parallélisme qui permet d'écarter toute vision
manichéenne des personnages. Le vocabulaire souligne ce parallélisme : ainsi
l'adjectif ὑψηγόρος, "hautain", qui n'est employé que deux fois dans la pièce,
caractérise d'abord le langage de Prométhée (v. 318), puis celui de Zeus (v. 360).
Ainsi, les deux adversaires se ressemblent plus qu'il n'y paraît au premier
abord. Et l'opposition de ces deux colosses divins contribue à la dimension
épique du drame.
Si les divers aspects de la sauvagerie que nous avons pu relever au cours
de cette étude contribuent à dénoncer à la fois la brutalité de Zeus et la violence
de Prométhée, la sauvagerie joue encore un autre rôle dans le Prométhée
enchaîné. Étant donné la place qu'elle occupe dans le drame (on peut penser à la
longueur exceptionnelle de la prédiction du Titan concernant les errances d'Io
ou aux diverses descriptions de chaos apocalyptique dans la pièce), il semble
justifié de parler d'une esthétique de la sauvagerie dans le Prométhée enchaîné.,
— comme on peut parler d'une esthétique de la monstruosité dans la Théogonie
hésiodique.
D'autre part, si la sauvagerie se révèle la plupart du temps par l'évocation
de quelques traits caractéristiques, constituant un topos, elle est aussi parfois le
résultat d'un jeu littéraire intertextuel : ici ou là, on voit en effet clairement
apparaître la figure du Cyclope de l'Odyssée, celle des Grées ou des Gorgones
de la Théogonie…
18
J. DUMORTIER, Les Images dans la poésie d'Eschyle, Paris, (1935) 1975, pp. 56 ss. Cf. également
A. MOREAU, Eschyle : la violence et la chaos, Paris, 1985, pp. 65-66.
19 Cf. A. MOREAU, Eschyle : la violence et la chaos, pp. 137-138.
12
Enfin se révèle, derrière certaines représentations de la sauvagerie dans la
pièce, le goût de l'époque pour les récits ethnographiques et géographiques,
situés à la frontière entre mythe et réalité, et dont témoigne notamment
l'Enquête d'Hérodote.
Les ambiguïtés que recouvre la notion de sauvage dans la pièce
concourent donc à illustrer les ambivalences des personnages et à mettre en
lumière la complexité de la pièce. Cependant la représentation de la sauvagerie
participe aussi d'une esthétique et d'un plaisir littéraire intertextuel —
caractéristique de la conception de la création dans l'Antiquité.

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