Reconnaissances de dettes

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Reconnaissances de dettes
Editions Lexbase - Février 2012
Reconnaissances de dettes :
le piège du défaut de remise des fonds
Par Jérome Rivkine
Avocat au Barreau de Paris
Docteur en relations internationales
Pendant longtemps, les "billets non
causés", c'est à dire les reconnaissances de
dettes
unilatérales,
généralement
succinctement établies et ne comportant
pas les raisons de l'engagement contracté,
étaient valables mais a priori suspectes. Il
appartenait alors au créancier qui en
réclamait l'exécution de prouver non
seulement la réalité de la cause mais
encore la remise des fonds à l'emprunteur,
à titre de validité de l'acte de prêt.
I - La libéralisation des conditions de
validité et de preuve d'une créance
Une grande partie de la doctrine i s'est
longtemps inscrite dans ce courant,
considérant que le prêt présentait alors le
caractère d'un contrat réel de sorte que la
remise des fonds était ainsi une formalité
préalable indispensable à la réalisation du
contrat.
Selon la Haute juridiction, une reconnaissance de
dette est aujourd'hui réputée valable quoique le
formalisme de l'article 1326 du Code civil n'est pas
respecté, c'est à dire quand bien même la mention
de la somme prêtée litigieuse ne figurerait pas, de
façon manuscrite, en lettres et en chiffres dans
l'acte.
Le contrat de prêt n'était alors formé que
par la remise des fonds à l'emprunteur.ii
Dans l'espèce rapportée, un époux demandait à son
épouse de lui rembourser un prêt matérialisé par
un écrit qui toutefois, ne comportait pas la mention
de la somme due de façon manuscrite en chiffres et
en lettres, comme le prévoit l'article 1326 du Code
civil. La Cour d'appel de Nîmes avait retenu que la
reconnaissance de dette devait pour être valable à
défaut d'une telle mention, être corroborée d'autres
preuves comme la preuve du versement effectif des
fonds litigieux. La Cour de cassation a toutefois
censuré cette décision considérant au contraire que
l'acte était valable et que le remboursement de la
dette n'exigeait pas l'existence d'un acte répondant
aux conditions de forme prescrites par l'article
Ces dernières années, au fil de plusieurs
décisions de la première chambre civile
dont un arrêt récent du 12 janvier 2012iii, la
solution s'est peu à peu assouplie pour finir
par se libéraliser considérablement en
matière de reconnaissances de dettes (I) de
sorte qu'il appartient aujourd'hui à
l'emprunteur avisé de se conformer à
d'importantes
précautions
pour
se
prémunir de devoir rembourser des fonds
dont il conteste la tradition (II).
A - La preuve de l'existence d'un acte
Aux termes de l'arrêt du 12 janvier 2012 précité, la
première chambre civile de la Cour de cassation
s'inscrit dans le droit fil de dernières décisions
rendues en cette matière et libéralise fortement les
possibilités, pour un créancier, d'obtenir le
remboursement de sa créance.
1326 précité aux motifs qu'"en déboutant Monsieur C
de son action en paiement fondée sur une reconnaissance de
dette au motif qu'il ne rapportait pas la preuve de la remise
des fonds, la Cour d'appel a inversé la charge de la preuve et
ainsi violé l'article 1315 du Code civil ensemble l'article
1132 du même code".
Par ce nouvel arrêt, la Haute juridiction confirme
la libéralisation de la jurisprudence établie par sa
première chambre civile ces dernières annéesiv sous
le visa de l’article 1132 du Code civil qui institue
une présomption d'existence de la cause et rend
inopérantes les conditions de forme de l'article
1326.
La Cour de cassation affirme ainsi la prééminence
de l'existence ou de la réalité de la cause sur son
effectivité matérielle. Il s'ensuit que la règle de fond
sur l'existence de la cause étant remplie au sens de
l'article 1132 du Code civil, le débat judiciaire aux
fins de recouvrement se déplace alors sur le terrain
de la preuve de l'efficacité de l'acte.
B - La charge de la preuve de la remise des
fonds
La présomption de cause établie, appartient-il au
créancier de prouver la remise des fonds ou au
débiteur l'absence de remise des fonds ?
Le courant libéral sur la cause de l'existence de
l'engagement tend à se dupliquer aujourd'hui en
matière de charge de la preuve de l'effectivité de
l'engagement. En effet, après de vifs débats et
malgré quelques décisions isolées faisant peser la
charge de la preuve de la remise des fonds sur le
créancier,v la solution se dégage aujourd'hui dans le
sens d'une présomption d'existence de la cause et,
incidemment, de la réalité de la remise des fonds,
de sorte que la charge de la preuve de remise des
fonds repose sur celui qui demande l'annulation de
l'acte ou prétend échapper à une action en
exécution, en l'occurrence le débiteur défaillantvi.
Telle était, dans une espèce plus récente, la solution
admise par la Haute juridiction le 14 janvier 2010vii
selon laquelle il appartenait aux débiteurs
signataires des reconnaissances de dettes litigieuses
qui prétendaient, pour en contester l'existence, que
les sommes qu'elles mentionnaient ne leur avaient
pas été́ remises, d'apporter la preuve de l'absence
de remise des fonds, pour ne pas être tenu au
remboursement des fonds litigieux.
Telle a été également la solution rendue par l'arrêt
du 10 janvier 2012 précité : " c'est à l'emprunteur
signataire d'une reconnaissance de dette qui prétend que les
fonds ne lui ont pas été remis et allègue ainsi d'un défaut de
cause, d'en rapporter la preuve (...)". Un tel
renversement de la charge de la preuve n'en n'est
en réalité pas un en ce que la décision se trouve
parfaitement conforme à la lettre de l'article 1315
al. 2 du Code civil.
Elle n'en demeure toutefois pas moins difficile à
mettre en oeuvre en pratique, mettant à charge
d'un débiteur contestant sa qualité d'emprunteur
l'obligation d'apporter une preuve "négative" d'une
absence de remise de fonds.
Par ces deux décisions proches, la Cour de
cassation affirme ainsi la prééminence de
l'existence ou de la réalité de la cause sur son
effectivité matérielle et renforce considérablement
au créancier la voie de recouvrement de sa créance
sans que ce dernier, à l'appui d'un acte valablement
causé, ne se trouve devoir apporter la preuve d'une
remise effective des fonds prêtés.
II - Le renforcement des précautions
contractuelles nécessaires
A - La formalisation d'un acte de prêt causé
et licite
La présomption édictée par l'article 1132 précité
étant une présomption simple, la partie qui se
prévaut du défaut de cause peut en rapporter la
preuve par tous moyens, mais à l'impossible nul
n'est tenu.
Le contexte actuel affirmant la prééminence de
l'efficacité des actes sur l'effectivité ou la réalité
même de leur cause appelle ainsi à la plus grande
vigilance, de part et d'autre, ce qui suppose un
effort accru de contractualisation de la relation
envisagée.
Du côté du créancier, la preuve de l'existence et de
la réalité de sa créance sera simple dès lors que
l'acte sera présumé valable, même en l'absence de
toute mention manuscrite de la somme prêtée en
chiffres et en lettres ou d'une quelconque
justification de remise des fonds visés.
Un tel libéralisme n'empêchera toutefois pas le
créancier avisé de faire figurer dans l'acte un
certain nombre de mentions spécifiques pour
circonscrire et renforcer les circonstances de cette
cause et se prémunir d'un défaut de
remboursement.
L'acte en question pourra ainsi comporter des
clauses d'usage sur le sens donné à la convention
comme par exemple :
- un préambule rappelant la relation entre le
prêteur et l'emprunteur, les circonstances
ayant amené le prêteur à consentir ledit prêt
- une mention expresse décrivant la nature de la
cause de l'engagement de prêt, même
l'intention libérale, effective et licite, étant
rappelé d'une part que l'illicéité de la cause
peut conduire à la nullité de l'acteviii et d'autre
part que l'illicéité ou l'immoralité de la cause
peuvent être soulevées d'office par le juge
- une durée de l'engagement, avec une clause de
déchéance du terme à défaut de
remboursement d'une échéance
- l'impossibilité d'une quelconque autorisation
de compensation sous quelque forme que ce
soit
- une clause de solidarité entre les héritiers et/ou
représentants de l'emprunteur en cas de décès
de ce dernier
L'acte pourra encore utilement être enregistré
auprès d'un officier ministériel pour permettre de
lui conférer date certaine.
B - La preuve d'une remise matérielle et
effective des fonds
Du côté du débiteur, en l'état de la jurisprudence,
l'emprunteur se trouvera fort démuni pour opposer
un défaut de remboursement de sa dette sur simple
présentation, par le créancier, d'un billet, même
imparfait, circonscrivant les circonstances d'une
cause licite à son engagement.
En pratique, ne lui restera, pour s'exonérer de son
obligation de remboursement, que la possibilité
d'établir, autant que faire se peut, la preuve que les
fonds litigieux ne lui ont pas été remis.
Ainsi que cela a été rappelé plus haut, la
production d'une telle preuve, négative par nature,
sera difficile pour ne pas dire impossible à
rapporter dans le vif du conflit.
Il appartiendra donc au débiteur vigilant
d'anticiper le risque d'un tel défaut en se
prémunissant dès en amont contre le risque de
défaut de remise des fonds par le créancier. La
démarche consistera alors à obtenir la remise des
fonds concomitamment à la signature de l'acte.
Généralement et, a fortiori, en cas de remise de
fonds différée, il conviendra de bannir tout mode
de paiement faisant obstacle à la bonne traçabilité
des fonds.
La prudence conduira encore à prévoir l'insertion
dans l'acte de mentions d'usage mais précises sur les
conditions et modalités du versement à effectuer
comme par exemple :
- la désignation du mode de paiement exigé à
l'exclusion de tout autre : "par chèque n° xxx tiré
sur la banque xxx le xxx"
- la mention de bonne réception des fonds avec
"quittance sous réserve d'encaissement" ou "sous réserve
de paiement effectif"
- la mention d'une date limite de remise des
fonds selon l'une des conditions précitées,
assortie d'une clause de caducité de l'acte de
plein droit à défaut d'une telle remise aux
conditions et date indiquées
La libéralisation du contexte appelle ainsi à la plus
grande vigilance et à l'encadrement de pratiques
aujourd'hui révolues. Elle implique une
formalisation accrue de la relation pour permettre
au débiteur de se prémunir contre un défaut
d'exécution du créancier et réciproquement, pour
ce dernier, de renforcer l'efficacité juridique de
l'acte.
Conclusion :
Dans un contexte d'incertitude, le créancier avisé pourra encore utilement assortir son offre
d'une condition de garantie, de nature hypothécaire ou à première demande par exemple.
Se trouveront alors fortement dénués de toute possibilité d'échapper à leurs engagements
les emprunteurs défaillants, déjà forts dépourvus.
En pratique, la nécessité d'une telle contractualisation des échanges par protection peut
toutefois paraître paradoxale si l'on considère qu'elle a principalement vocation à
s'appliquer à des opérations par nature souvent informelles.
Notes
i R. Libchaber obs., ss Cass. 1re civ., 27 nov. 2001, n° 99-10.633 : JurisData n° 2001-011877 ; Defrénois 2002, art. 37486, p. 259
Cass. req., 29 nov. 1887 : DP 1889, I, 159. - Cass. 1re civ., 20 juill. 1981 : JCP G 1981, IV, 369 ; Defrénois 1992, 1085, obs. J.L. Aubert
iii Cass. civ. 1, 12 janvier 2012, n° 10-24.614, P+B+I
iv Cass. civ. 1, 20 mars 1980, Bull. civ. I, no 103; Cass. civ. 1, 14 juin 1988, no 86-15435, Bull. civ. I, no 190 ; RTD civ. 1989.
300, obs. J. Mestre ; D. 1989. Somm. 230, obs. Aubert ; JCP 1988. IV. 298 ; Gaz. Pal. 1989. 2, p. 625, note Taisne; Cass. civ. 1,
17 nov. 1999 ; Dechatrette c/ La Poste. De même, dans une décision antérieure, la valeur probante de la mention manuscrite
avait déjà été affaiblie par la Haute juridiction qui admettait que les exigences de l’article 1326 du Code civil relatives à la
mention en chiffres et en lettres de la somme due pouvaient être satisfaites lorsque cette mention est inclue dans un acte sous
seing privé même seulement dactylographié à l’exception de la signature manuscrite. Cass. civ.1, 13 mars 2008, n° 06-17.534 :
JCP G 2008, II, 10081 ; D. 2008, act. jurispr. p. 911, obs. I. Galkmeister ; D. 2008, jurispr. p. 1956, note I. Maria
v Cass. 1re civ., 7 mars 2006, n° 02-20.374 : JurisData n° 2006-032543 ; Bull. civ. 2006, I, n° 138 ; JCP G 2006, II, 10109, note
Piedelièvre. – V. aussi Cass. 1re civ., 13 mars 2007, n° 06-12.774 : JurisData n° 2007-037907 ; Bull. civ. 2007, I, n° 111 ; JCP G
2007, IV, 1814: CA Amiens, 31 mai 2007 : JurisData n° 2007-336622
vi Cass. civ. 1, 7 avril 1992, n° 90-19.858; dans le même sens: Cass. 1re civ., 8 oct. 2009, n° 08-14.625 : D. 2010, p. 128, note
V. Rebeyrol
vii Cass. civ. 1, 14 janvier 2010, n° 08-18.581. Au terme de cette décision, la Cour de cassation avait admis qu'une la Cour
d'appel violait l'article 1315 du Code civil et l'article 1132 du Code civil en rejetant une demande de remboursement au motif
qu'il incombait à la personne se prétendant créancière d'une somme d'argent de rapporter la preuve du versement de celle-ci,
nonobstant l'existence d'une reconnaissance de dette. Alors que selon la Cour d'appel l'absence de preuve rapportée de la remise
des sommes prétendument prêtées devait conduire à rejeter la demande de remboursement, la Cour de cassation a considéré,
sous le double visa des articles 1315 et 1132 du Code civil, que la convention n'était pas moins valable quoique la cause n'en soit
pas exprimée et qu'il appartenait au débiteur défaillant d'apporter la preuve d'un défaut d'exécution de la convention
viii Cass. 1re civ., 3 nov. 2004 ; Assoc. X c/ S. : Juris-Data n° 2004-025433
ii

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