La technique du brise-glace

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La technique du brise-glace
Technique _Brise-glace
La technique
du brise-glace
Les brise-glace sont de véritables titans des mers.
Ils sont non seulement dotés d’une technique de
propulsion spéciale, mais également de systèmes
pour faire craquer une glace dure comme l’acier.
Daniel B. Peterlunger
Le capitaine Wladimir Zajerko ne sourcille pas lorsqu’il
aperçoit soudain des blocs de glace de plusieurs
tonnes émerger du brouillard à la proue de son bateau. Nous allons entrer en collision avec ces blocs à
une vitesse de 12 nœuds. Un baiser glacial qui enverrait un bateau normal par le fond. L’exemple le
plus célèbre est le Titanic. Mais le «Kapitan ­Dranitsyn»
est un brise-glace battant pavillon russe. Il a été conçu
pour naviguer à travers des glaces plus épaisses et
plus dures encore. Un grondement. Sa vitesse? Toujours la même. Le second ne quitte pas la carte maritime des yeux lorsqu’il signale notre position: 76
­degrés 40 minutes Nord, 69 degrés 25 minutes Est.
Nous avons croisé notre premier champ de glaces
flottantes de l’Arctique russe.
De véritables titans
Nous avons laissé Mourmansk loin derrière nous.
Avec 300 000 habitants, la plus grande ville située
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au nord du cercle polaire est aussi le port d’origine
de la flotte russe nordique, des sous-marins atomiques et des brise-glace, et notamment du ­«Yamal»,
le brise-glace plus puissant du monde avec une propulsion nucléaire de 75 000 CV. Avec ses 132 m de
long, le Kapitan Dranitsyn est un brise-glace dieselélectrique avec un tiers de cette puissance et une
propulsion conventionnelle. Ses six générateurs diesel Wärtsilä-Sulzer affichent une puissance totale
de 24 840 CV et fournissent de l’électricité à trois
moteurs électriques à courant continu qui actionnent à leur tour trois hélices de 4,8 mètres de diamètre. Les cargos de même taille n’utilisent qu’un
quart de cette puissance. La transmission n’est pas
nécessaire dans un système diesel-électrique. C’est
un avantage, puisque la transmission est un élément
mécanique sensible qui ne permet pas d’inversion
de poussée rapide en cas de changements de charge
soudains sous force motrice élevée. Une situation
qui se produit fréquemment sur un brise-glace: plein
gaz en marche avant et lorsque le bateau est bloqué
dans la glace, marche arrière immédiate afin de reprendre de l’élan. Par ailleurs, une transmission souffrirait vraisemblablement des blocages soudain des
hélices par des blocs de glace de la taille d’une
chambre. Des changements de charge important se
produisent également lorsqu’il s’agit de libérer des
bateaux prisonniers des glaces (l’une des missions
les plus fréquentes sur un brise-glace).
La glace sous toutes ses formes
La glace est très épaisse sous le 82e parallèle Nord,
à la pointe septentrionale de l’archipel Severnaïa
Zemlia. Des vents puissants empêchent tout vol de
reconnaissance avec l’un des deux hélicoptères que
l’on retrouve sur tous les brise-glace. Les images satellite envoyées par e-mail sont aujourd’hui très
utiles: la glace présente différentes épaisseurs et nous
trouvons un trajet optimal. Le procédé permettant
de briser la glace est à chaque fois différent selon le
type de glace. Naviguer à travers des blocs de glace
flottants est le plus simple: à vitesse moyenne tout
droit à travers cette soupe de glace. Les blocs se brisent, s’émiettent et sont poussés de côté. En été, les
champs de glaces flottantes présentent de grandes
fissures où les blocs peuvent s’écarter. De par leur
masse, les grands blocs de glace dont seule la pointe
sort de l’eau sont très inertes: ils ne s’écartent pas
et restent souvent à la proue du bateau. Le briseglace se dresse sur le bloc, puis le pousse ou se fait
pousser de côté.
La banquise, qui peut être aussi dure et dense que
de l’acier, nécessite par contre la pleine puissance
des moteurs. Le Kapitan Dranitsyn s’en sort jusqu’à
une épaisseur de près de 2 mètres grâce à sa vitesse
élevée: on entend des craquements puissants, comme
si le bateau frottait contre une falaise ou sur des
hauts-fonds. Le brise-glace éloigne les éléments avec
une facilité et une désinvolture surprenantes: sa proue
et le premier tiers de sa coque sont conçus en alliage
de titane et d’acier de 45 mm d’épaisseur. Les bateaux normaux de cette taille affichent une coque
en acier de 18 mm.
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_02
_01 La première masse est brisée –
la couche de glace se désagrège.
_02 La proue renforcée avec du titane
n’en est pas moins malmenée.
_03 Des panneaux avertissent des
dangers dans la salle des machines.
_04 Les photos satellite servent à
planifier la route à travers la glace.
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Jouer avec le poids
Lorsque la glace fait plus de 2 mètres d’épaisseur, le
brise-glace se hisse à pleine vitesse sur les plaques
de glace: la glace se brise alors lentement sous le
poids important du bateau, la proue s’affaisse, les
plaques de glace sont poussées de côté et une longue fissure se forme dans le sens de la marche du
bateau avant que le brise-glace continue sa route.
Une étrave à la coupe plate et arrondie, un tirant
d’eau de 8,5 mètres seulement et une couche de
peinture spéciale réduisant le frottement avec la glace
permettent à cette tactique de fonctionner. De plus,
les deux côtés de la coque comportent chacun 24
buses sous la ligne de flottaison. Celles-ci propulsent de l’air afin de réduire le frottement et de souffler les blocs de glace créés de côté afin qu’ils n’endommagent pas les hélices de propulsion à la poupe.
A la proue, un réservoir est rempli de 880 tonnes
d’eau afin que le bateau puisse briser la glace avec
son propre poids dans des zones où les glaces sont
très compactes. Si ce gain de poids temporaire ne
suffit pas, il faut alors recourir à la dernière solution:
un balancement vigoureux! Trois longs réservoirs sont
ainsi installés de chaque côté de la moitié avant du
bateau. Il est ainsi possible de charger chaque côté
de la coque de 360 tonnes supplémentaires. Des
pompes remplissent et vident automatiquement ces
réservoirs. L’eau change ainsi de côté en 30 secondes
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et fournit au bateau un mouvement latéral de balancier. Le bateau roule sous contrôle de tribord à
bâbord et de bâbord à tribord, brisant ainsi la glace.
La technique du balancier est également utilisée sur
les cours d’eau recouverts d’une épaisse couche de
glace afin de libérer les voies navigables les plus
larges possibles.
Le boulot des brise-glace
Le rôle principal de tous les brise-glace est de créer
des voies navigables dans la glace devant des cargos. Avec un brise-glace diesel-électrique, ce service coûte environ 50 000 francs par jour. C’est ainsi
que le passage du Nord-Est devient navigable en
été. Celui-ci permet de relier Mourmansk à l’Asie via
le détroit de Bering, un trajet qui compte 7000 km
de moins que la route passant par La Manche, la mer
Méditerranée, le canal de Suez, Singapour, la mer de
Chine et le Japon. En hiver, le passage du Nord-Est
n’est même pas navigable pour les brise-glace les
plus puissants. Mais la mer Blanche, au large de
Mourmansk, la mer de Barents et la mer de Kara ainsi
que les grandes embouchures de fleuves jusqu’au Ienisseï restent navigables durant toute l’année grâce
aux brise-glace (et ce même à -50 °C). Ce n’est qu’à
partir de -60 °C que la situation devient délicate: les
structures d’acier tels que le pont de navigation se
ratatinent, des tensions apparaissent, les vitres des
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fenêtres se brisent et il arrive même qu’une extrémité du pont se brise tout simplement.
Jusqu’en automne, les brise-glace approvisionnent
également les scientifiques des stations météorologiques et de recherche de l’Arctique. Des coopérations internationales sont également possibles depuis la chute de l’Union soviétique: le Kapitan
Dranitsyn a par exemple été loué par une équipe de
recherche américano-canadienne afin de poser des
bouées pour des mesures sismographiques.
Les brise-glace sont des bateaux très chers et il est
important de beaucoup les utiliser. En 1980, la
construction du Kapitan Dranitsyn avait coûté près
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«»
Il faut attaquer la glace à pleine puissance,
car elle peut être très compacte.
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maximum. Avec un réservoir de 2990 m3 rempli, le
brise-glace peut naviguer pendant 28 jours.
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_01 Un homme important dans
son royaume: l’ingénieur en chef
Leonid Juschenko.
de 100 millions de francs. Aujourd’hui, cette occasion en bon état coûterait près de 10 millions de
francs. Le prix élevé du pétrole rend les coûts d’exploitation encore beaucoup plus chers car les six générateurs consomment énormément de fioul: lorsqu’il
traverse la glace spécialement dure des embouchures
de fleuve (mélange d’eau douce et d’eau de mer), le
Kapitan Dranitsyn consomme 90 tonnes de fioul par
jour à pleine puissance! Cette consommation diminue à peine de moitié dans les champs de glaces
­flottantes à une allure de croisière de 15 nœuds au
Le futur avec Azipod
L’histoire des brise-glace est très récente. La Russie
tsariste a commandé le premier brise-glace de l’histoire baptisé Yermack il y a 106 ans. En 1977, l’Arctica russe était le premier brise-glace à atteindre le
pôle nord. Ces dernières années, la Finlande, pays
leader du secteur de la construction des brise-glace,
a construit des modèles diesel-électriques équipés
d’une nouvelle technique de propulsion baptisée
­A zipod: l’hélice et le moteur électrique correspondant se trouvent ici dans une nacelle rotative montée sous la coque. En règle générale, ces bateaux sont
équipés de deux Azipods rotatifs à 360 degrés. Le
safran classique devient tout simplement inutile. Les
changements de direction, les marches avant et arrière ainsi que les manœuvres sont effectués en tournant les Azipods. Ces derniers sont en outre plus efficients du point de vue énergétique. Les anciens
brise-glace conventionnels devraient être transformés à l’avenir en véritables bateaux multifonctions
afin qu’ils puissent servir de câbliers ou de centrales
électriques flottantes pour chantiers maritimes.
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