Annuaire International de Justice Constitutionnelle XXIX

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Annuaire International de Justice Constitutionnelle XXIX
Institut Louis Favoreu
Groupe d'Études et de Recherches
comparées sur la Justice Constitutionnelle
Équipe associée au CNRS (UMR7318)
Aix-en-Provence
Annuaire
International
de Justice
Constitutionnelle
XXIX
2013
(extraits)
ECONOMICA
49, rue Héricart
75015 Paris
PRESSES UNIVERSITAIRES
D'AIX-MARSEILLE
3, Avenue R. Schuman
13628 Aix-en-Provence cedex 01
2014
TABLE RONDE
LA MULTIPLICATION DES GARANTIES ET DES JUGES
DANS LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX :
COEXISTENCE OU CONFLIT
ENTRE LES SYSTÈMES CONSTITUTIONNELS,
INTERNATIONAUX ET RÉGIONAUX ?
ÉVOLUTION D’UNE DÉCENNIE
TUNISIE
par Rafaâ BEN ACHOUR *
I.- LE CONTENU ET L’APPLICABILITÉ DES CATALOGUES DE PROTECTION
DES DROITS FONDAMENTAUX
A.- Les catalogues normatifs de protection des droits fondamentaux
applicables dans l’ordre juridique interne
1) Le contenu des catalogues normatifs
En droit constitutionnel tunisien, la Constitution est la norme de référence
suprême en matière des droits fondamentaux, en l’absence de chartes ou de
déclarations de droits.
Cela est vrai aussi bien pour la défunte Constitution du 1er juin 1959 que
dans la phase transitionnelle actuelle.
La Constitution de 1959 constituait le seul catalogue de référence pour le
juge en matière de droits fondamentaux. Après sa suspension (15 mars 2011) suite à
la Révolution du 14 janvier 2011, plusieurs voix se sont élevées réclamant l’adoption
d’une charte ou d’une déclaration des droits et des libertés, mais aucun de ces appels
n’a abouti. L’Institut arabe des droits de l’homme a lancé une initiative soutenue par
plusieurs organisations et personnalités de la société civile1 ainsi que par la FIDH
consistant en un Pacte de Tunisie des droits et des libertés2 proclamé le 25 juillet
2012 et proposé aux Constituants. Mais ce Pacte n’a pas été officialisé malgré sa
*
1
2
Professeur de droit à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis.
L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), de la Ligue tunisienne pour la défense des
droits de l’Homme (LTDH), du Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT), de l’Ordre national des
avocats tunisiens (ONAT), de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Amnesty
(section Tunisie).
Texte du Pacte : http://www.fidh.org/Pacte-de-Tunisie-des-droits-et-libertes-12910
Annuaire international de justice constitutionnelle, XXIX-2013
466
PLURALISME DES GARANTIES ET DES JUGES ET DROITS FONDAMENTAUX
signature par des milliers de citoyens tunisiens et une campagne internationale de
soutien3.
Le projet de Constitution publié le 1er juin 2013 révèle un changement
d’approche dans la conception des droits fondamentaux par rapport au texte de 1959.
a) Au niveau de la structure
Alors que la Constitution de 1959 était plutôt concise (10 articles seulement
sur les droits fondamentaux intégrés dans le chapitre intitulé « dispositions
générales » avec un catalogue pratiquement réduit aux droits et libertés civiles et
politiques4. Hormis le droit de propriété garanti par l’article 14 et le droit syndical
garanti par l’article 8, on ne trouve aucune trace des droits économiques sociaux et
culturels. Cependant, le préambule mentionne dans le sillage de sa consécration du
régime républicain « la protection de la famille et le droit des citoyens au travail, à la santé
et à l’instruction »), le projet actuel de Constitution (1er juin 2013) présente une
approche nouvelle des droits fondamentaux. Le projet se veut exhaustif et opte pour
un catalogue plutôt détaillé. Il consacre un chapitre spécifique, le chapitre II intitulé
« les droits et les libertés »5, qui comporte 29 articles. Ce chapitre se caractérise par
la diversité des droits et libertés garantis et par une ouverture sur les différentes
générations de droits, y compris ceux de la troisième génération [droit au patrimoine
culturel (art. 41 al.3), droit à l’eau (art. 43), droit à un environnement sain (art. 44)].
Les droits sociaux, économiques et culturels y occupent une place de choix. Le projet
leur consacre pas moins de huit articles (article 20 alinéa premier et les articles de 35
à 42) : droit à la santé, droit à l’enseignement, droit à la culture et même le droit au
loisir et au sport (art. 42). Certains droits consacrés sont fortement influencés par le
contexte de la Révolution (droit de grève, droit au travail).
Quant aux droits civils et politiques, ils constituent la catégorie la plus large
dans ce chapitre (16 articles, de l’article 20 alinéa 2 jusqu’à l’article 34 et article 36).
À côté des droits et libertés classiques (droit à la vie, à l’intégrité physique, à la
protection de la vie privée, le droit de vote et de se porter candidat, la liberté
d’opinion…), ces dispositions consacrent de nouvelles libertés par rapport à la
Constitution de 1959, telle que la liberté académique (art. 32) et le droit d’accès à
l’information (art. 31). Les constituants s’étalent aussi sur certains droits tels que les
droits de la défense et les droits des détenus (articles 26, 27, 28 et 29) et le droit
d’asile politique.
De même, des dispositions ont consacré des droits en faveur de certaines
catégories : la femme (art. 42), l’enfant (art. 45) et le handicapé (art. 44).
Cette énumération qui se veut exhaustive des droits et libertés manque
toutefois de cohérence dans le projet de Constitution. On remarque en effet une
3
4
5
Cf. http://www.fidh.org/Soutenez-le-Pacte-de-Tunisie-des-droits-et-libertes-12904
Inviolabilité de la personne humaine, liberté de conscience, libre exercice des cultes, (art 5) ; égalité
devant la loi (art 6) ; libertés d’opinion, d’expression, de presse, de publication, de réunion et
d’association (article 8) ; inviolabilité du domicile et secret de la correspondance (article 9) ; liberté
de circulation à l’intérieur et territoire et d’en sortir et de fixer le domicile (art 10) ; interdiction du
bannissement (art 11) ; présomption d’innocence (article 12) ; personnalité de la peine et non
rétroactivité de la loi pénale (art 13).
L’égalité et la non-discrimination, le droit à la vie, la dignité et l’intégrité physique ; la torture et
les traitements inhumains ; la vie privée, le domicile, la correspondance, les données à caractère
personnel ; l’interdiction de déchéance de la citoyenneté, d’exil et extradition des citoyens et de
retourner dans son pays ; asile politique ; le droit à un procès équitable ; la non-rétroactivité de la
loi pénale ; le droit à la liberté et la sureté ; l’exécution des peines ; la liberté d’expression ; l’accès à
l’information ; l’éducation et science ; le droit de vote ; la liberté d’association ; le droit syndical et
de grève ; la liberté de réunion ; la santé ; le travail ; le droit de propriété ; les droits à la culture, au
sport, à l’eau, à un environnement sain ; la protection de l’enfant.
TUNISIE
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redondance de plusieurs dispositions relatives aux droits et libertés. C’est le cas par
exemple de l’article 105 (chapitre relatif au pouvoir juridictionnel) dont le contenu
répète les articles 26, 27 et 28 (droit au procès équitable, droits de la défense).
Certaines dispositions relatives aux droits fondamentaux échappent au chapitre des
droits et libertés. C’est le cas de la liberté de conscience et de culte qui se trouve
énoncée à l’article 6, dans le chapitre premier des dispositions générales.
Il est à noter, à cet égard, que la Constituante a choisi, dès le début, dans son
règlement intérieur de consacrer, à une commission sur les six, la charge de la
rédaction du projet de Constitution sur le thème des droits et libertés, et ce,
contrairement au procédé adopté par les constituants de 1959. Ce choix qui paraît, à
première vue, louable compte tenu de la place qu’il donne à la question des droits et
libertés, s’avère au bout de l’analyse critiquable, puisqu’il mène à la centralisation du
débat sur les droits fondamentaux alors qu’il s’agit d’une question transversale
intéressant toutes les commissions. L’effort de synthèse s’avère alors incomplet
puisqu’il s’est limité à un montage des différentes parties rédigées par les
commissions sans véritable coordination et sans satisfaire aux exigences
méthodologiques de plan.
b) La manière de concevoir les droits fondamentaux
Dans la Constitution de 1959, les normes relatives à la protection des droits
fondamentaux ont été caractérisées par une grande stabilité malgré des révisions
fréquentes de la constitution. Ce n’est qu’avec la révision constitutionnelle du
27 octobre 1997 que les dispositions relatives aux droits et libertés ont été touchées
pour la première fois. Cette révision s’est contentée d’ajouter à l’article 8 relatif aux
libertés publiques (liberté d’opinion, de presse, de publication, de réunion et
d’association) les paragraphes de 3 à 7 introduisant la définition des partis politiques
et les conditions de leur constitution. Cette modification reste liée au contexte d’une
pseudo-ouverture politique marquée par un multipartisme toléré (on note la
première entrée de l’opposition à la Chambre des Députés à partir des élections
législatives de 1994 avec quatre partis occupant 19 sièges). Le corpus reste alors le
même sans véritable évolution. Le deuxième changement a été l’œuvre de la révision
constitutionnelle du 1er juin 2002 qui a introduit « la protection des données
personnelles » dans l’article 9, les garanties relatives à la garde à vue dans l’article 12
et le traitement humain des détenus dans l’article 13. Par ailleurs une modification
de taille a concerné l’article 5 qui a consacré l’« acception universelle, globale,
complémentaire et interdépendante » des libertés fondamentales et des droits de
l’Homme. L’alinéa 2 de cet article fait des « principes de l’État de droit et du
pluralisme » les fondements de la République qui « œuvre pour la dignité de
l’Homme et le développement de sa personnalité ». En somme, le catalogue des
droits fondamentaux n’avait pas connu de véritable élargissement. La révision de
2002, comme celle de 1997, reste une opération plastique qui a permis le maintien
du régime autoritaire tout en forgeant un discours officiel de changement
institutionnel prônant l’approfondissement de la démocratie et des droits de
l’Homme.
Quant au projet actuel de Constitution, le débat est encore inachevé. Il est
évident que l’approche exhaustive adoptée vise à embrasser toute la matière des
droits fondamentaux. Probablement, la mise en œuvre de tous ces droits donnera
lieu à certains ajustements qu’imposeraient la nouvelle réalité institutionnelle, la
dynamique politique et sociale, mais surtout le rôle du juge, notamment
constitutionnel, dans la consolidation des droits et libertés. La mise en œuvre des
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PLURALISME DES GARANTIES ET DES JUGES ET DROITS FONDAMENTAUX
droits fondamentaux et l’évolution de leur catalogue restent, à l’évidence, liées aux
garanties juridiques et à l’équilibre institutionnel qui existent.
Notons par ailleurs que l’article 141 immunise contre la modification « les
acquis des droits de l’Homme et des libertés garantis par la Constitution ». Cette
disposition ne peut toutefois compromettre l’éventuel enrichissement du catalogue
par d’autres droits.
c) Catalogues constitutionnels et catalogues internationaux
Si la différence structurelle était visible entre le catalogue de la Constitution
de 1959 et les catalogues internationaux (nombre des droits garantis, énoncé), le
catalogue des droits dans l’actuel projet de Constitution tend à suivre la structure
classique des catalogues de protection des droits fondamentaux (succession des trois
générations de droits). L’on remarque, toutefois, une mise en avant du principe
d’égalité sur les droits et libertés individuelles et publiques dans l’article 20, premier
article du chapitre relatif aux droits et libertés. Ce choix pourrait à première vue
paraître délibéré, dans le sens où il entérine une revendication populaire d’égalité et
de justice élevée pendant la Révolution. La logique adoptée par cet article n’a
toutefois pas été suivie, par la suite. C’est ainsi que le premier bouquet a été consacré
aux droits de la première génération (articles 21 à 34 et article 36), suivi de ceux de
la deuxième génération (article 35 et articles de 37 à 42) puis ceux de la troisième
génération (articles 41 alinéa 3, 43 et 44). Reste à discuter, à cet égard,
l’emplacement du droit syndical et de grève incorporé parmi les libertés politiques
(articles 34 et 35).
On remarque enfin que certains droits fondamentaux protégés par les
instruments internationaux ne figurent pas dans le projet de Constitution : il s’agit
du droit au respect de la vie familiale (article 17 ICCPR ; un principe général oblige
seulement l’État à assurer la protection de la famille), l’interdiction de l’esclavage, la
servitude et le travail forcé (article 8 ICCPR) ; le principe du ne bis in idem (article 14
§ 7 ICCPR).
d) La densité sémantique des textes de protection des droits et libertés fondamentales
La Constitution de 1959 a été rédigée dans un style concis. Plusieurs
dispositions ne mentionnaient pas expressément le contenu normatif du droit ou de
la liberté. Le texte se contentait de déclarer l’existence du droit. La Constitution de
1959 réitère, par ailleurs, les renvois à la loi pour la détermination des conditions,
des limites ou des exceptions à l’exercice des droits garantis (articles 7, 8, 9, 10, 13,
14). À cet égard, le Conseil constitutionnel (1988-2011) est parvenu à travers son
œuvre interprétative à élargir le champ de contrôle de la constitutionnalité des
projets de loi en explicitant certains droits non mentionnés dans le dispositif de la
Constitution, tels que « le droit des citoyens au travail, à la santé et à l’instruction »
figurant dans le préambule dans le sillage de sa consécration du régime républicain
(voir en ce sens Avis du CC n° 27-2 006 et 37-2006, droit à la santé). Le Conseil
constitutionnel ira, par son travail d’interprétation du préambule, jusqu’à créer une
nouvelle catégorie permettant de qualifier et de regrouper un ensemble de normes. Il
s’agit des « objectifs proclamés dans le préambule », tel que l’objectif de la
protection de la famille (Avis n° 2-2006 et Avis n° 31-2 006).
Quant au projet actuel de La Constitution, le nombre important d’articles
relatifs aux droits fondamentaux ne peut aucunement occulter les sérieux problèmes
de rédaction et de confection des normes. De tels problèmes rendent équivoque,
voire artificielle, la garantie des droits. On note à cet égard une faiblesse de la portée
TUNISIE
469
normative du texte. Si l’on peut parler d’une certaine densité sémantique dans les
dispositions du projet de Constitution, leur degré de précision reste toutefois faible :
- Certains articles s’avèrent dépourvus de toute normativité et se réduisent à
des énoncés descriptifs ou à des constructions vides (article 8 : « la jeunesse est une
force active dans la construction de la nation » ; article 41 « le droit à la culture »,
article 42 « le droit à l’eau »).
- D’autres articles se contentent d’annoncer l’existence du droit sans
précisions des modalités de sa mise en œuvre. L’article 44 dispose que « le droit à un
environnement sain et équilibré est garanti ». Rien dans cet article ne précise
toutefois le sens de la garantie et qui en est responsable. Cette rédaction générique ne
tient pas compte de la spécificité des droits de la troisième génération qui sont par
définition des droits de solidarité impliquant l’idée d’engagement et de concert de
tous les acteurs et non pas seulement la responsabilité de faire (comme pour les
droits-créances) ou de s’abstenir de faire de l’État (comme pour les droits-libertés).
Une telle rédaction imprécise ne fournit en réalité aucune garantie envisageable en
pratique et se contente de déclarer la reconnaissance du droit.
Le même problème se pose pour l’article 46 relatif aux droits de l’enfant. La
rédaction de cet article impose l’obligation constitutionnelle de garantir les droits à
la charge non seulement de l’État mais également des individus. S’il est de l’essence
même de l’idée de Constitution de définir les droits comme une obligation pour
l’État, il n’en demeure pas moins que faire supporter de telles obligations aux
individus au même titre que l’État est une aberration. L’article 46 alinéa premier
dispose curieusement que « Le droit de l’enfant envers ses parents et envers l’État
consiste en la garantie de la dignité, du soin, de l’éducation, de l’enseignement et de
la santé ». Une telle rédaction sera lourde de conséquences quant à l’appréciation des
obligations et quant à la nature de la responsabilité (la responsabilité
constitutionnelle de l’État se vérifie à travers l’établissement des politiques
publiques, celle des parents reste à définir !)
- Le préambule constitue, par ailleurs, l’illustration patente de la faiblesse
normative du projet de Constitution. Le préambule, tout en rappelant les droits
humains à plusieurs reprises, en se référant aux « valeurs humaines et [aux] principes
universels et nobles des droits de l’Homme » renvoie aux « prescriptions de l’Islam et de ses
finalités qui se caractérisent par l’ouverture et la modération ». Cet assemblage forcé
réessaye de concilier des référentiels parfois contradictoires. Le préambule a du mal à
reconnaître l’universalité des droits de l’Homme et impose l’islam comme un
système normatif concomitant.
D’emblée, le style de rédaction du préambule et la manière d’évoquer les
droits fondamentaux feront l’objet d’un dur exercice d’interprétation pour le juge. Il
n’en demeure pas moins que la conception générale du préambule risque de
compromettre la garantie des droits fondamentaux en limitant la latitude du juge et
sa marge de manœuvre dans la lecture du texte. Particulièrement, le paragraphe
deuxième du préambule comporte un problème de taille. Il dispose : « Se basant sur
les prescriptions de l’Islam et ses finalités caractérisées par l’ouverture et la modération, et sur
les valeurs humaines et les principes des droits de l’Homme universels et nobles… ».
L’expression « se basant sur » semble renvoyer à une certaine supraconstitutionnalité.
Une disposition pareille comporte le danger de réduire le contrôle de la
constitutionnalité en le ramenant à un contrôle de conformité aux prescriptions de
l’Islam. Quant à l’expression « principes des droits de l’Homme universels », elle ne
manque pas d’ambivalence car elle renvoie à l’universalité des principes et non à celle
droits de l’Homme.
470
PLURALISME DES GARANTIES ET DES JUGES ET DROITS FONDAMENTAUX
En somme, la faiblesse normative de ces dispositions et l’incertitude des
garanties ne font qu’augmenter le doute sur leur applicabilité, voire sur leur
effectivité. La capacité du texte à fournir un cadre d’exercice s’avère donc douteuse.
2) Les conditions de mise en œuvre des droits et libertés
Il est vrai que le juge et le législateur se trouveront devant un catalogue plus
diversifié et plus détaillé que celui de la Constitution de 1959. Toutefois, la mise en
œuvre de ces droits sera sérieusement confrontée à des difficultés inhérentes à la
qualité de rédaction du texte et à l’approche parfois restrictive vis-à-vis des droits et
libertés. on note en effet :
a) Une multiplication excessive des renvois à la loi
Les rédacteurs du projet de Constitution ont emprunté à la Constitution de
1959 la technique du renvoi quasi-systématique à la loi pour définir et déterminer la
portée et la limite des droits et des libertés. Cette habilitation faite à la loi s’avère
même plus grande que celle dans la Constitution de 1959. Elle touche à la majorité
des libertés individuelles et publiques mais aussi à quelques droits économiques et
sociaux (articles 21, 23, 25, 30, 33, 34, 36, 37 et 40). Même le droit à la vie, le
premier des droits fondamentaux a été soumis aux limitations par la loi. L’article 21
prévoit expressément la possibilité pour la loi de prévoir des exceptions à ce droit. Il
dispose de manière spectaculaire que « le droit à la vie est sacré. Il est interdit d’y porter
atteinte sauf dans des cas extrêmes prévus par la loi ». Une telle disposition compromet
toute garantie réelle de ce droit fondamental et nourrit davantage le débat toujours
ouvert sur la question de l’abolition de la peine de mort, l’euthanasie, etc.
Pis encore, les formes de renvoi à la loi s’avèrent plus diversifiées que celles
dans la Constitution de 1959. Ainsi lit-on des expressions patentes prévoyant
l’exercice du droit carrément « dans la limite de la loi » (article 40) ou
« conformément à la loi » (articles 23, 33, 34, 36 et 37). Cette grande marge de
manœuvre offerte à la loi compromet de manière inconditionnée la garantie des
droits et libertés. Même si l’article 64 prévoit que les droits et libertés relèvent du
domaine des lois organiques, rien ne garantit un contrôle de constitutionnalité de ces
lois par la Cour constitutionnelle. Curieusement, et contrairement à l’article 72 de la
Constitution de 1959 qui prévoit la saisine obligatoire du Conseil constitutionnel
pour les projets de lois organiques, l’article 117 du présent projet ne prévoit aucune
saisine obligatoire. Il se limite à prévoir que « la Cour constitutionnelle a la compétence
exclusive de contrôler la constitutionnalité de :
- tous les projets de loi qui lui sont soumis par le président de la République avant leur
promulgation ». Rien dans cette disposition n’impose au président de la République
de saisir la Cour. Ce recours reste en vertu de la rédaction actuelle de l’article 117
une faculté dont l’exercice dépend du seul pouvoir discrétionnaire du président de la
République. L’embarras est d’autant plus grand face à l’absence de toute possibilité
pour les parlementaires de saisir la Cour, excepté le président de la Chambre des
députés pour les lois constitutionnelles. Notons toutefois qu’une telle possibilité
figurait dans le projet original de la commission des juridictions.
Le renforcement de la loi en matière de droits fondamentaux ne s’arrête,
toutefois, pas ici. Comme si les renvois quasi-systématiques faits dans tous ces
articles n’étaient pas suffisants, l’article dispose que « La loi détermine les restrictions
relatives aux droits et libertés garanties par la présente Constitution et de leur exercice, sans
que cela ne porte atteinte à leur essence. La loi n’est adoptée que pour protéger les droits d’autrui
ou pour des raisons de sécurité publique, de défense nationale ou de santé publique. […] ».
TUNISIE
471
Cette clause est ainsi applicable à tous les droits protégés au chapitre II (sauf aux
droits absolus tel l’interdiction de la torture et des traitements inhumains). Les
dispositions relatives à certains droits protégés au chapitre II contiennent néanmoins
une clause qui permet d’en restreindre l’exercice : c’est le cas pour les droits au
respect de la vie privée (article 23), à la liberté d’expression (article 30) et à la liberté
de rassemblement (article 36).
Deux remarques s’imposent, d’abord, si l’article 48 contient des garanties
importantes et bienvenues tels le principe de légalité et la prescription qu’une
restriction à l’exercice d’un droit fondamental ne doit pas porter atteinte à son
essence, il présente néanmoins une lacune, dans la mesure où il omet d’exiger que
toute ingérence respecte le principe de proportionnalité et de « nécessité dans une
société démocratique ». Il conviendrait par conséquent d’ajouter ce principe à
l’article 48. Par ailleurs, l’article 48 doit être coordonné avec les clauses spécifiques
relatives à chaque droit et liberté. La solution actuellement contenue dans le projet
de Constitution n’est pas satisfaisante, car la prévision d’une clause spécifique
seulement pour certains droits ne s’explique pas et prête à confusion. Les buts
légitimes mentionnés à l’article 48 (la protection des droits d’autrui, la sécurité
publique, la défense nationale et la santé publique) ne sont pas tous applicables à
l’ensemble des droits, et d’autres buts légitimes sont reconnus par les normes
internationales. Il serait souhaitable, par conséquent, de reformuler la seconde phrase
de l’article 48 en termes généraux, en retirant la mention de certains buts légitimes,
et d’ajouter une clause spécifique pour chaque droit et liberté pertinents, calquée sur
les instruments internationaux de protection des droits de l’homme. Il en résulterait
que l’article 48 énonce les principes généraux, dont l’application est réglée de
manière spécifique pour chaque droit.
b) Un élargissement du spectre des limites
L’article 48 contribue aussi à l’élargissement de la liste des limites aux droits
et libertés : droits des tiers, sûreté publique, défense nationale, santé publique. À
côté de cette liste étendue, on note le recours à certains paramètres flous qui
contribuent à compromettre les libertés. Il s’agit notamment de la notion floue,
subjective, non juridique et indéterminée du « sacré », évoquée à l’article 6 relatif à
la liberté de conscience et de culte. L’article 6 dispose : « L’État préserve la religion. Il
garantit la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice des cultes, il est le protecteur du
sacré, garant de la neutralité des mosquées et des lieux de culte par rapport à toute
instrumentalisation partisane ».
Non seulement cet article ne figure pas dans le chapitre des droits et libertés
mais aussi sa rédaction prend un sens qui heurte la liberté de conscience et de culte
en l’associant au même titre à une obligation de l’État de préserver la religion et de
protéger le sacré. La limite de cette liberté est déjà annoncée dans l’article. elle ne
doit pas aller au-delà de la religion et du sacré garantis par l’État. Elle doit alors être
exercée dans la limite de cette religion et de ce sacré. L’on ignore toutefois les limites
du sacré, sa définition étant inexistante. L’épreuve paraît de taille pour le juge si
l’article 6 garde cette rédaction. L’épreuve est d’autant plus compliquée avec les
dispositions de l’article 141 qui immunisent contre la révision constitutionnelle
aussi bien « l’Islam en tant que religion de l’État » que « les acquis des droits de l’Homme et
des libertés garantis par la présente Constitution ». Visiblement, les droits et libertés ne
sont reconnus qu’à la limite de cette notion de religion de l’État.
472
PLURALISME DES GARANTIES ET DES JUGES ET DROITS FONDAMENTAUX
c) Une faiblesse de la garantie juridictionnelle des droits
Alors que les articles 48 et 100 consacrent la fonction juridictionnelle de
protection des droits et libertés, la mise en œuvre de cette fonction s’avère
problématique face au problème de l’indépendance de la justice. En effet, si l’article
100 proclame l’indépendance de la justice et l’autonomie du juge, cette
indépendance n’est pas évidente dans la composition de la Cour constitutionnelle
(article 115) et du Conseil supérieur de la magistrature (article 109) ainsi que par le
mode de désignation des juges. L’article 112 hésite à reconnaître de manière claire
l’autonomie du ministère public par rapport au pouvoir exécutif (ministre de la
justice). Or, une véritable garantie des droits fondamentaux passe obligatoirement
par l’indépendance de la justice. C’est ainsi qu’on pourra garantir un activisme
jurisprudentiel (audace dans l’interprétation…).
d) L’épreuve de l’interprétation
L’article 144 prévoit que « les dispositions de la présente Constitution s’interprètent
l’une par l’autre comme une unité cohérente ». En fait, la cohérence des différentes
dispositions du projet de Constitution est parfois difficile à établir. Ainsi en est-il
par exemple des dispositions du préambule. Comment établir une cohérence entre
l’universalité des droits de l’Homme d’une part et les prescriptions de l’Islam,
d’autre part, même quelle cohérence peut-on tirer de la combinaison de l’article 1er et
de l’article 141. Ce dernier article contient en effet une liste de principes immuables
et non révisables. Il érige « l’Islam en tant que religion de l’État » en tant que
principe immuable ce qui va bien au-delà de la formule de l’article 1er (reprise de
l’article 1 de la Constitution de 1959) objet d’un consensus général en Tunisie.
L’Islam, religion « de l’État » se concilie mal également avec l’article 2 énonçant le
principe de l’État civil, ainsi qu’avec les garanties de la neutralité de l’État contenues
aux articles 14 et 15.
Dans le cas tunisien, on ne peut parler vraiment de « dialogue
intercatalogues ». Bien que la Tunisie ait ratifié la majorité des instruments
internationaux et régionaux relatifs aux droits fondamentaux (DUDH, PIDCP et
PIDESC, Charte arabe des droits de l’Homme, Charte africaine des droits de
l’Homme…), la référence reste primordialement faite à la norme constitutionnelle.
S’il est arrivé au Conseil constitutionnel (1988-2011) de se référer dans sa
jurisprudence à des Conventions internationales, cette référence est restée toutefois
assez exceptionnelle.
B.- Les catalogues complémentaires ou supplétifs
1) L’incidence de l’existence d’autres catalogues utilisés par le juge pour
interpréter les droits constitutionnellement protégés
Le Conseil constitutionnel (1988-2011) a eu quelques occasions de recourir
aux conventions internationales en tant que normes de référence. Toutefois, ce
recours était rare, bien qu’il ait permis, à travers une interprétation courageuse de
l’article 32 de la Constitution de 1959, d’exercer le contrôle de constitutionnalité
dans sa large dimension. Pour le CCT (1988-2011) le législateur doit respecter
toutes les normes que la Constitution intègre dans l’ordre juridique interne
(conventions ratifiées), notamment pour la garantie des droits fondamentaux. Dans
son Avis n° 2-2006, le Conseil constitutionnel a explicitement fait référence à la
Convention internationale sur les droits de l’enfant pour se prononcer sur la
TUNISIE
473
constitutionnalité du projet de loi. Il déclare que « les principes communs consacrés par
les Conventions internationales » s’imposent au législateur.
La future Cour constitutionnelle sera sans aucun doute appelée à confirmer
cette jurisprudence et compte tenu de la diversité des droits et des libertés garantis à
opérer des passerelles entre le catalogue constitutionnel et les catalogues universels et
régionaux.
2) Fonction attribuée par le juge aux catalogues interprétatifs
dans la mise en œuvre des droits et libertés fondamentaux
Le recours du juge national à des instruments internationaux de protection
des droits fondamentaux étant rare, voire exceptionnel, la notion de catalogues
complémentaires ou interprétatifs n’est pas envisageable dans la jurisprudence
tunisienne. La future Cour constitutionnelle l’imposera sans doute.
Notons, tout d’abord, qu’aucune allusion n’est faite aux traités relatifs aux
droits fondamentaux. Par ailleurs, la valeur juridique attribuée aux traités n’est pas
claire. En effet, d’après l’article 19 « les traités approuvés par la Chambre des députés et
ratifiés sont de valeur supra législative et infraconstitutionnelle ». Toutefois, l’article 66
alinéa premier dresse une liste limitative des traités soumis à l’approbation de la
Chambre. Dans cette liste, on ne voit pas figurer les traités relatifs aux droits
fondamentaux. Hormis le problème que pose une telle disposition sur le sens de
l’approbation (autorisation à la ratification, différence entre les traités ratifiés par le
président de la République sans passer par l’approbation du législatif et les accords
en forme simplifiés relevant de la compétence du chef de gouvernement, et donc le
sens de la ratification sans l’approbation…), une lecture a contrario de l’article 66
implique que les traités ne figurant pas dans la liste ne sont pas soumis à
l’approbation de la Chambre des députés. Ils entrent vigueur par la seule ratification
(article 66 alinéa 2). Leur valeur juridique est problématique au regard des
conditions cumulatives de l’article 19. Le juge, quel qu’il soit, sera confronté à une
telle problématique. On craint que de telles dispositions accentuent le repli du juge
national sur son texte interne et compromettent toute aspiration à l’ouverture et à
l’évolution de la jurisprudence et des méthodes interprétatives.
L’ambiguïté de la valeur juridique des traités non soumis à l’approbation est
d’autant plus grande que l’article 64 prête une importance particulière à l’acte
d’approbation en l’élevant au rang des lois organiques. Une telle exigence reflète une
réticence certaine à l’égard des textes internationaux en rendant plus difficile la
procédure d’adoption de la loi d’approbation (majorité absolue).
L’article 81, pour sa part, prévoit la possibilité de soumettre à référendum des
projets de loi portant approbation de traités. Une telle soumission donnera-t-elle lieu
à des textes à valeur particulière ? À côté de la question du rang de ces lois
référendaires et de leur portée juridique, l’on se trouvera en somme devant des traités
à objet beaucoup moins important que ceux des traités relatifs aux droits et libertés
mais ayant une valeur juridique beaucoup plus importante.
II.- LE PLURALISME JURIDICTIONNEL
A.- Quels sont les juridictions, les juges et/ou les organes compétents
assurant la garantie des droits fondamentaux ?
Si l’on s’en tient à la lettre de la Constitution du 1er juin 1959, aucune
mention n’était faite des juridictions ou des juges ou des organes compétents pour
assurer la garantie des droits fondamentaux. Les articles relatifs aux droits et libertés
474
PLURALISME DES GARANTIES ET DES JUGES ET DROITS FONDAMENTAUX
n’évoquent aucune spécificité concernant les juges appelés à les garantir, exceptés
deux cas particuliers : celui de l’article 12 qui renvoyait au juge judiciaire pour
autoriser et ordonner une détention préventive et pour contrôler la régularité de la
garde à vue, et celui des articles 40 et 72 qui érigeaient le Conseil constitutionnel en
juge électoral. Exceptés ces deux cas de figure, aucune mention n’était faite, ni dans
le chapitre relatif au pouvoir juridictionnel, ni dans celui concernant le Conseil
d’État à une quelconque compétence générale ou spécifique attribuée aux juges
judiciaire, administratif, financier, ou au Conseil constitutionnel créé en 1987.
Depuis l’institution du Conseil constitutionnel en 1988, et malgré son
caractère non juridictionnel6, cet organe a été en réalité chargé de contrôler la
constitutionnalité des projets de loi surtout dans les domaines touchant les libertés7.
Si l’on s’attache maintenant à la pratique de la protection juridictionnelle des
droits fondamentaux, notons que le juge administratif a toujours été le principal
protecteur des droits et libertés des personnes.
Dans le projet actuel de Constitution, les articles 488 et 1009 attribuent au
juge une mission générale de protéger les droits fondamentaux sans aucune autre
précision.
Par ailleurs, de l’article 100 § 2 dispose que « le juge est soumis dans ses fonctions
à l’autorité de la Constitution et de la loi » alors que dans la Constitution de 1959, il
n’était fait mention que de la loi. Il s’agit là d’une ouverture intéressante qui
permettra au juge ordinaire de statuer sur les exceptions d’inconstitutionnalité de la
loi et de déférer la loi contestée au contrôle de la future Cour constitutionnelle. En
effet, l’exception d’inconstitutionnalité est prévue par le 6e alinéa de l’article 118 et
par l’article 120. Elle est soulevée par une partie à un procès, la Cour est tenue par
les moyens d’inconstitutionnalité invoqués et statue dans un délai de trois mois
renouvelable une fois. L’inconstitutionnalité d’une disposition législative entraîne,
conformément à l’article 120, sa suspension. La possibilité pour les justiciables
d’invoquer l’inconstitutionnalité d’une loi qui leur est applicable est un progrès
certain. Toutefois, on peut noter que l’absence de filtre conjuguée à la non-limitation
des matières pouvant faire l’objet d’une question préjudicielle, risque de surcharger
la cour voire de paralyser son fonctionnement.
Pour ce qui est du contrôle non juridictionnel, le projet de Constitution du
1er juin 2013 instaure quelques autorités indépendantes dont la mission touche aux
droits et libertés. Il s’agit d’abord de l’instance des droits de l’Homme (article 125)
chargée de contrôler « le respect des droits et libertés » et de « veiller à leur promotion ». Il
s’agit ensuite de l’instance de l’information (article 124) chargée de veiller à la
garantie de « la liberté de l’expression et des médias et du droit d’accès à l’information ».
6
7
8
9
Cf. Rafâa BEN ACHOUR, « Le contrôle consultatif de la constitutionnalité des lois », Mélanges en
l’honneur de Jean Gicquel. Constitutions et pouvoirs, Paris, Montchrestien, 2008, pp. 17-24.
Article 72 : « Le Conseil constitutionnel examine les projets de loi qui lui sont soumis par le président de la
République quant à leur conformité ou leur compatibilité avec la Constitution.
La saisine du Conseil est obligatoire pour les projets de loi organiques, les projets de loi prévus à l’article 47 de
la Constitution, ainsi que les projets de loi relatifs aux modalités générales d’application de la Constitution, à
la nationalité, à l’état des personnes, aux obligations, à la détermination des crimes et délits et aux peines qui
leur sont applicables, à la procédure devant les différents ordres de juridictions, à l’amnistie, ainsi qu’aux
principes fondamentaux du régime de la propriété et des droits réels, de l’enseignement, de la santé publique, du
droit du travail et de la sécurité sociale.
De même, le président de la République soumet obligatoirement, au Conseil Constitutionnel les traités visés à
l’article 2 de la Constitution.
Il peut également lui soumettre toutes questions touchant l’organisation et le fonctionnement des institutions ».
Article 48 in fine : « Les instances juridictionnelles veillent à la protection des droits et libertés de toute
violation ».
Article 100§1 : « La justice est indépendante, c’est un pouvoir qui garantit l’instauration de la justice, la
suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et des libertés ».
TUNISIE
475
B.- La clef de répartition des compétences entre les différentes
juridictions, juges et organes chargés d’assurer la protection
des droits fondamentaux
La question de la répartition des compétences entre les juridictions –
juridiction constitutionnelle et juridictions ordinaires et le cas échéant, entre les
organes juridictionnels et les organes non juridictionnels ainsi qu’entre les systèmes
régionaux ou internationaux de protection d’une part et les systèmes nationaux de
protection d’autre part ne se pose pas en l’état actuel des choses en Tunisie. En effet,
il n’existe pas une répartition des compétences entre les juges constitutionnels d’un
côté et les juges supranationaux de l’autre, la construction supranationale n’étant pas
du tout envisagée ni dans le cadre arabe, ni dans le cadre africain ni encore dans le
cadre maghrébin. La Tunisie ne fait pas partie d’une organisation d’intégration
continentale ou sous continentale. Elle est certes membre de l’Union africaine (ex
OUA), de la ligue des États arabes, de l’Organisation de la coopération islamique (ex
Organisation de la Conférence islamique) et de l’Union du Maghreb arabe.
Cependant toutes ces institutions régionales sont des organisations de coopération
avec une mention spéciale pour l’UA dont l’objectif est la constitution des ÉtatsUnis d’Afrique. L’UA est actuellement dotée d’une Cour africaine des droits de
l’homme et des peuples 10chargée notamment de l’application de la Charte africaine
des droits de l’homme et des peuples de 1981, mais à ce jour, la Tunisie n’a pas eu à
se défendre devant cette cour pour une violation de la Charte.
Il en est de même d’une éventuelle répartition de compétences entre les juges
ordinaires et les juridictions régionales et internationales
C.- Comparaison en ce qui concerne les techniques et les méthodes
de raisonnement mobilisées par « les juges des droits
fondamentaux » dans l’exercice de leur office contentieux
Face à l’absence d’un système national de protection des droits fondamentaux
qui procède à une répartition des compétences, le juge tunisien n’a pas développé de
contrôle propre en la matière. On peut avancer que la protection des droits
fondamentaux se fait en général à titre incident, à l’occasion de l’examen des requêtes
qui relèvent de sa compétence ordinaire et généralement dans le cadre d’un contrôle
de légalité ou de conventionalité.
La question relative au juge supranational ne se pose pas en l’état actuel du
droit et de la jurisprudence tunisienne, vue l’absence de toute interaction avec des
juridictions supranationales.
De ce fait, il n’y a pas de similitude de raisonnement dans l’approche de la
protection des droits entre les juges judiciaire et administratif (rappelons que le
Conseil constitutionnel ne faisait pas office de juge en matière des droits
fondamentaux). Alors que la jurisprudence du juge judiciaire était toujours attachée
à l’école exégétique en matière d’interprétation des textes, ce qui réduisait
énormément sa marge de manœuvre en matière d’interprétation et la portée de sa
10
La Cour a été créée par le Protocole adopté par la 34e Session ordinaire de l’Assemblée des Chefs
d’États et de Gouvernement réunie à Ouagadougou, Burkina Faso du 8 au 10 juin 1998 au cours de
laquelle, trente États membres ont signé le Protocole. Le Protocole est entré en vigueur le 25
janvier 2004 après sa ratification par 15 pays. Aujourd’hui, 26 États en sont membres dont la
Tunisie. Le Protocole prévoit que l’État partie doit faire une déclaration spéciale d’acceptation de la
compétence de la Cour pour permettre aux citoyens de saisir la Cour. En mars 2013, seuls 6 États
ont fait cette déclaration. La Tunisie ne l’a pas faite encore.
476
PLURALISME DES GARANTIES ET DES JUGES ET DROITS FONDAMENTAUX
jurisprudence, le juge administratif avait toujours témoigné davantage de flexibilité
et de courage en matière d’interprétation. Notons à titre d’exemple que le juge
administratif a annulé une décision ministérielle pour violation du droit à
l’instruction dont la consécration est déduite du préambule de Constitution de 1959
(voir en ce sens, arrêt TA n° 17972, 1ère instance, 16 mars 2002, Karim Bouabdelli c/
ministre de l’enseignement supérieur), par contre la Cour de cassation dans son recours au
texte de la Constitution s’est limitée à évoquer le préambule pour rappeler la
conformité à la Constitution des dispositions auxquelles elle s’est référée (arrêt de
cassation civile n° 2000 du 15 mai 1979, RJL n° 12, 1980).
D.- La circulation accélérée des différentes jurisprudences, nationales,
régionales et internationales dans le domaine de la protection
des droits et libertés
Actuellement, il n’y a aucune communication entre les différents systèmes de
protection parce qu’à la base il n’y a pas de système national de protection ni dans la
Constitution de 1959 ni dans le projet actuel de Constitution. Le système
juridictionnel national est renfermé sur lui-même et l’actuel projet de Constitution
favorise ce repli.
III.- PLURALISME DES JURIDICTIONS ET PLURALISME
DES JURISPRUDENCES : L’ORDONNANCEMENT DU PLURALISME
A.- L’ordonnancement de la protection des droits fondamentaux
entre les juges constitutionnels et les juges supranationaux
On ne peut pas parler de protectionnisme constitutionnel. En effet, le Conseil
constitutionnel (1987-2011) avait une conception étroite et classique de sa mission :
il contrôlait la conformité (et la compatibilité) des projets de lois à la norme
constitutionnelle, le recours aux normes internationales reste limité. Cela n’excluait
pas les emprunts de certaines techniques aux juridictions constitutionnelles
comparées.
Il n’existe pas non plus d’impérialisme puisque le système est presque fermé
sur lui-même et n’est confronté à aucune juridiction supranationale. Cette
problématique n’est pas envisageable en Tunisie. Même au niveau interne, les
juridictions tunisiennes fonctionnent dans une large mesure comme des vases clos.
Les emprunts sont rares et certains conflits peuvent naître, mais il ne s’agit pas d’une
volonté de confrontation. Le juge tunisien préfère toujours rester sur un terrain qui
lui est familier.
B.- Les tensions et concurrences entre les juges
et leur tentative de résolution
Il n’y a pas en Tunisie de tensions et de concurrence entre les juges11. Il y a
plutôt des différences de positions, des solutions divergentes mais pas de véritables
conflits. D’où l’inexistence d’un discours sur la résolution des conflits. Une remarque
est à faire à cet égard : le juge judiciaire est assez conservateur lorsqu’il est amené à
assurer la protection des libertés, il se contente d’appliquer la loi. Le juge
11
Les éventuels conflits de compétence entre le juge judiciaire et le juge administratif sont du ressort
du Conseil des conflits créé par la loi organique n° 96-38 du 03/06/1996 relative à la répartition
des compétences entre les tribunaux judiciaires et le Tribunal administratif et à la création d’un
Conseil des conflits de compétence.
TUNISIE
477
administratif a fait preuve, malgré une conjoncture politique difficile, d’avantgardisme et a parfois pris des libertés avec l’interprétation de la loi.
C.- Les solutions de réduction des conflits
Cet aspect n’est pas développé en Tunisie mais si jamais la question se posait,
deux techniques se distingueraient : la hiérarchie des juges et l’équivalence des
protections. Le projet de Constitution n’établit aucune hiérarchie des juges. Il fait
incomber indifféremment à tous les juges la fonction de protection des droits et
libertés (articles 48 et 100). La seule supériorité qu’on pourrait déduire de cette
Constitution serait celle de la Cour constitutionnelle pour laquelle on a consacré la
deuxième partie du chapitre du pouvoir juridictionnel, alors que la première partie
de ce chapitre a englobé tous les autres ordres juridictionnels (judiciaire,
administratif et financier). L’article 117 dote la Cour constitutionnelle de la
compétence exclusive en matière de contrôle de constitutionnalité. En vertu de cet
article, la constitutionnalité constitue une question préjudicielle, le juge ordinaire
qui trouve devant lui une exception d’inconstitutionnalité n’a pas le droit de statuer,
il la soumet à la Cour constitutionnelle, la seule habilitée à examiner la
constitutionnalité de la loi en question.
Notons aussi que ce projet de Constitution, s’il a chargé le juge de protéger
les droits fondamentaux (art. 48 et 100), il n’a par ailleurs prévu de moyens pour le
juge pour accomplir cette mission (recours particuliers…)