(No) escape from Rio Bravo
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(No) escape from Rio Bravo
(No) escape from Rio Bravo L'accueil réservé à Vampires dans les organes les plus respectables de la cinéphilie française prédsentait tous les symptômes de ce qu'on peut appeler un "délire critique". Quels sont les signes de cette curieuse pathologie ? Pourquoi se sont-ils cristallisés sur ce film précis ? Voici quelques éléments de réponses où l'on s'apercevra, en fouillant dans les généalogies respectives du cinéaste et de ses délirants exégètes, qu'ils ont un ancêtre commun... 1. Vampires et délires En lisant attentivement divers articles consacrés au dernier opus de John Carpenter - ceux de Yannick Dahan dans Positif, Samuel Blumenfeld dans Le Monde, Fréderic Bonnaud dans Les Inrockuptibles, Hélène Frappat dans La Lettre du Cinéma, et de Julien Carbon dans Mad Movies -, il apparaît que quelque chose se noue et se joue autour de Carpenter (et, plus largement, autour du cinéma américain) chez les jeunes critiques français (1). Dans leur enthousiasme et les distorsions que leurs interprétations impriment au sens du film, on retrouve ainsi nombre de valeurs implicites de la critique "à la française". L'accueil de Vampires dans les textes précités se caractérise d'abord par une certaine surestimation (pour Blumenfeld, "Vampires n'est donc que son dernier chef d'œuvre en date") d'un film que, pour ma part, j'estime passionnant mais éminemment discutable. Cet enthousiasme excessif s'explique en partie par la concomitance de la sortie du film avec la rétrospective, tout à fait justifiée, de l'œuvre de Carpenter à la Cinémathèque Française. Voulant voir en lui beaucoup plus qu'un "petit maître" (ce qui n'est pas obligatoirement une injure), ses admirateurs accumulent les comparaisons prestigieuses pour le faire rentrer à tout prix dans le panthéon des grands auteurs : Fritz Lang et Jacques Tourneur chez Nicolas Saada (qui reste tout de même le défenseur le plus cohérent du cinéaste) ou un impressionnant appareil critique (Jankélévitch, Kristeva, Deleuze et cie...) dans le livre de JeanBaptiste Thoret et Luc Lagier... Au moins, pour Carpenter, ces louanges doivent-elles le changer agréablement du dédain de la critique américaine à son égard. En effet, dans son pays, il est surtout considéré comme une gloire du passé incapable de se remettre en selle après le bide monumental des Aventures de Jack Burton - ses gros budgets ultérieurs, Les aventures d'un homme invisible et Los Angeles 2013, ayant été des échecs au box-office. Plus que tout autre film de Carpenter, Vampires est un parfait "tremplin" aux commentateurs imaginatifs. Tout d'abord, par son mélange des genres fantastique et western. Il est remarquable que le côté fantastique ait été plutôt délaissé dans les analyses : personne, par exemple, n'a relevé l'influence prégnante du fantastique italien, pourtant évidente avec la citation musicale du Suspiria de Dario Argento qui ouvre le film. Ont été soulignés, en priorité, les emprunts à l'esthétique du western, ce qui a amené nos critiques à se livrer à un de leur sport favori, qui consiste à voir dans la majorité des films américains des transpositions de westerns - la "forme absolue de fiction américaine" selon Yannick Dahan. Ce n'est pas en soi totalement faux, mais c'est le genre d'affirmation péremptoire qui fait l'économie d'une vraie réflexion sur ce que recouvre réellement le genre western, au-delà de ses atours décoratifs. Résultat : pour le film de Carpenter, les références sont parfois appropriées (Peckinpah), mais le plus souvent déplacées (Walsh, Delmer Daves, Richard Brooks...). Quant à l'opposition entre le bien et le mal, à la fois tranchée (les vampires sont vraiment méchants) et brouillée (Valek est un ancien prêtre, le "héros" est peu sympathique...), elle ne pouvait manquer de faire jaser - cf. l'article de Yannick Dahan qui s'intitule "Le Mal ecclésiastique contre la maladie du Bien". Mais c'est peut-être plus par ses défauts que par ses qualités, plus par ce qu'on veut y voir que ce par qu'on y voit vraiment, que le film invite au délire interprétatif. Son aspect ingrat - il est moins tenu formellement que les autres Carpenter - et son peu d'originalité dans le traitement du vampire obligent en fait le critique à une lecture au second degré où tous les excès sont permis. Dans l'introduction de son article, Frédéric Bonnaud résume bien cette attitude : "(...) sous ses habits de film de série, Vampires ne va plaire que ceux pour lesquels le cinéma est autre chose qu'une entreprise publicitaire" - sous-entendu : il ne sera compris que par une élite, dont moi qui vais vous révéler ce que le spectateur moyen ne peut voir. Tout concourt à faire de Vampires le type même du parfait "mauvais objet" dont peut se délecter l'exégète inventif qui n'a qu'à se remettre à son inspiration du moment pour concocter un texte échevelé. Ces débordements prêteraient peu à conséquence si l'exercice d'admiration ne s'accompagnait de nombreux contresens sur l'interprétation qui est donnée des relations entre personnages et de la signification générale du film, qui sont pourtant assez limpides - Vampires étant sans doute, avec Invasion Los Angeles, le film le plus au premier degré de Carpenter. A force de chercher un second film en filigrane (Blumenfeld : "Comme beaucoup de grands films, Vampires raconte deux histoires"), on finit par perdre de vue ce qu'on nous raconte vraiment sur l'écran. Pour Samuel Blumenfeld, le film "témoigne d'une démarche que le cinéma américain cultivait à merveille : le regard de l'autre, la découverte de l'altérité". L'affirmation, discutable en soi (l'altérité dans le cinéma américain est à interroger), apparaît totalement inappropriée pour un film où les vampires ne sont rien de plus que des vilaines bêtes à exterminer, qui n'apparaissent sur l'écran que pour être aussitôt embrochées. Les contresens les plus révélateurs se font à propos du personnage de la prostituée (Sheryl Lee). Après qu'elle ait été "infectée" par Valek, Crow ne la laisse vivre que parce qu'elle est un appât (grâce à sa communication télépathique avec Valek). Le scénario et la mise en scène ne lui laissent pas un seul instant la chance d'être autre chose qu'un objet à peine doué de conscience et de parole. Or, pour Hélène Frappat, ce personnage constamment somnolent, traînée et molestée par Crow (ce qui fait beaucoup rire le public) "prend la relève du héros fatigué, en sursis, incarné par Kurt Russell dans Escape from New York puis Escape from L.A." ! Quant à sa relation avec Montoya, l'adjoint de Crow, Blumenfeld veut y voir un remake de la romance entre le Blanc James Stewart et l'Indienne Debra Paget dans La Flèche brisée de Delmer Daves... Seul Yannick Dahan a bien compris la fonction du personnage, "pute contaminée qui parcourt le film, telle Laura Palmer, sans que Carpenter ne s'attache à son sort" - mais cela ne semble pas vraiment lui poser de problème. En fait, on observe dans le rapport des critiques au film le même phénomène qu'entre Carpenter et sa fiction : l'absence de distance. Voulue par Carpenter qui a réussi un film méchant et déplaisant, cette absence se révèle plus gênante dans des articles où certaines formulations semblent échapper (on l'espère) à leur auteur. Ainsi, Yannick Dahan peut-il écrire, sans qu'on sente l'ironie : "Aussi sont-ils peu nombreux ces croisés de l'Eglise, dernière ligne de défense face à l'invasion des goules, étrangers fanatiques qu'il faut trucider, mutiler, décapiter et brûler pour que le reste de l'humanité vive, le coeur serein et la conscience tranquille". Cet écart entre la réalité du film et ses interprétations fausses s'explique aussi, peut-être, par le fait que personne n'ose dire clairement sauf, partiellement, Julien Carbon, qui "aimera ces westerners quoiqu'il arrive" - le plaisir qu'il a pris devant le spectacle des mauvais penchants de cette brutale chasse auxvampires. Auraient-ils quelque scrupule à avouer qu'ils ont adoré le film parce qu'ils l'ont trouvé, comme ce spectateur enthousiaste interrogé à la télé, "bestial" ? 2. HH, évidemment Nul besoin de revenir en détail sur l'influence de Hawks - et plus particulièrement de son film emblématique, Rio Bravo - sur Carpenter, qui a déclaré à ce sujet : "Je puise l'essentiel de mon inspiration créatrice chez Howard Hawks. (...) Au plan visuel, dramatique et sûrement au plan des relations hommes-femmes, son professionnalisme, son goût pour les femmes sûres, solides et sa façon de minuter m'ont influencé." (2) Carpenter se pose donc en héritier de conceptions esthétiques et dramaturgiques et, également (les deux sont liés), d'options idéologiques - notamment en ce qui concerne le rapport aux femmes. Dans un texte écrit l'année de la mort de Serge Daney, Charles Tesson voit dans Rio Bravo (sujet du premier article de Daney) "le tracé littéral de ce qu'est la cinéphilie et de ce que sont les Cahiers au moment où [Daney] désire y entrer" ; c'est "une vision idéalisée, voire paradisiaque, de l'appartenance à un groupe qu'on se choisit". Le paradigme de la cinéphilie des années 50 et du début des années 60 étant encore celui qui gouverne la critique actuelle (malgré une tentative de rupture des Cahiers du Cinéma et de quelques autres revues après 68), on peut donc toujours considérer Rio Bravo comme modèle canonique et fantasmé de l'appartenance à une revue. C'est peut-être dans ce background inconscient mais toujours opérant - qu'il faut trouver certaines raisons de l'enthousiasme provoqué par Vampires, film où Carpenter emprunte largement au versant le plus "sombre" de l'inspiration hawksienne, que ce soit l'excitation de la chasse (l'équipement des chasseurs de vampires rappelle celui de l'équipe d'Hatari !), la rude amitié virile (la relation entre Jack Crow et le jeune prêtre que Carpenter compare à Mitchum et Wayne dans El Dorado) et son corollaire, la mise à l'écart de la femme ("Quant à la femme, elle est pour John Wayne confinée dans le hors-champ de ce décor de prison (Angie Dickinson, dans son hôtel) ou, pour Dean Martin, le hors-champ d'une expérience passée que le groupe va permettre de résorber.", C. Tesson). On peut aussi voir dans les aveuglements de certains admirateurs de Carpenter les avatars de ceux qui se produisent autour de Hawks. Evoquer la misogynie de ce dernier, comme lors des deuxièmes assises de la critique indépendante (cf. Tausend Augen # 13), ou indiquer que l'idéologie de Carpenter est marquée par des valeurs de droite provoquent immanquablement, dans les deux cas, des réactions de rejet viscérales, preuve que l'on touche là à quelque chose d'extrêmement sensible et essentiel dans les bases de la cinéphilie. Les films de Carpenter - qui est parfaitement conscient de ses penchants conservateurs (3) -, comme ceux de Hawks, sont de bons révélateurs de l'acuité du regard critique. Avant de se pencher sur un cinéaste comme Carpenter, il paraît indispensable de s'interroger triplement : sur les films proprement dits, sur les influences (celle de Hawks induit un certain conservatisme ; en s'inspirant du progressiste Jack Arnold dans Starman, il réalise son film le plus "détendu") et enfin sur ses propres bases d'analyse (ce qui permet d'éviter d'écrire des choses fâcheuses). Si John Carpenter est bien une "sentinelle" (c'est le titre de l'article de N. Saada), il l'est d'un territoire étroit, esthétiquement et idéologiquement, dont ses commentateurs feraient bien de questionner de manière plus scrupuleuse les frontières. Thierry Laurent Références des articles cités : Yannick Dahan, "Le Mal ecclésiastique contre la maladie du Bien", Positif n°446, avril 1998, pp. 40-41. Samuel Blumenfeld, "Le Vatican contre les buveurs de sang", Le Monde, jeudi 16 avril 1998, p. 25. Frédéric Bonnaud, "Nouveau Western", Les Inrockuptibles n°147, 15-21 avril 1998, p. 47. Hélène Frappat, "John Carpenter's Nouveau Lexique", La Lettre du Cinéma n°6, été 1998, pp. 4-9. Julien Carbon, "Le crépuscule des héros", Mad Movies n°112, mars 1998, p. 18. Nicolas Saada, "John Carpenter, la sentinelle", et "Frères humains", entretien avec John Carpenter, Cahiers du Cinéma n°523, avril 1998, pp. 38-47. Charles Tesson, "La cinéphilie en question : voir, parler, écrire", Cahiers du Cinéma, Hors-série 1992, pp. 114-118. Notes 1. La "vieille garde" est plus réservée : dans sa notule du Dictionnaire du cinéma (Larousse, 1995), Michel Ciment dit de l'œuvre de Carpenter qu'elle est celle d'"un petit maître non dénué de charme ni d'éclat" ; quant à Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, ils sont, dans Cinquante ans de cinéma américain, franchement négatifs. 2. Propos tenus dans l'émission de télé américaine Premières œuvres (datant apparemment de 1989), diffusée sur Ciné-Cinémas. 3. "Pour les critiques de cinéma de gauche, le Mal est toujours en nous. Les critiques de droite préfèrent penser que ce sont des hommes-écrevisses venus de l'espace qui nous apportent le Mal. Moi j'aime bien les hommes-écrevisses" (Starfix n° 59, avril 1988, p. 60). Ou encore : "J'ai souvent une représentation du mal. Le mal est là et il va nous tomber dessus. C'est vrai que c'est une idée républicaine de droite" (Premières œuvres). ©tausendaugen/1999