Isaac Rosenberg (1890

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Isaac Rosenberg (1890
Isaac Rosenberg (1890-1918)
Dans le cimetière militaire de Bailleul Road East, à SaintLaurent-Blangy, la stèle d'Isaac Rosenberg porte les mots suivants
: Artiste et poète. Sa famille a fait graver cette inscription en 1927,
quand son corps a été officiellement identifié. Mort à l'âge de 28
ans, Rosenberg n’a pas connu la notoriété littéraire de son vivant.
Sa renommée posthume a également été très lente. Il faut attendre
1937 et la publication de ses oeuvres complètes pour découvrir
l'une des voix majeures de la littérature britannique de la Grande
Guerre. Il faut dire que ni ses origines modestes, ni sa personnalité,
plutôt effacée, ne lui permettaient d’attirer l’attention du monde
littéraire et artistique. Pourtant, il est à bien des égards un des
écrivains-combattants britanniques les plus originaux et les plus talentueux. C’est le seul des
"poètes des tranchées" de renom à être resté seconde classe tout au long de la guerre. Il est
aussi le seul à avoir mené de front une œuvre de poète et de peintre. Enfin, aucun autre poètecombattant juif n’a autant que lui célébré sa religion et ses origines.
Isaac Rosenberg est le fils d'émigrants qui avaient fui la Lituanie dans les années 1880
pour échapper à la vague d'antisémitisme qui sévissait alors dans cette partie de l'empire
russe. Son père, Barnett Rosenberg, s'établit d'abord à Leeds, où il gagne sa vie comme
commerçant, puis à Bristol, où le rejoignent sa femme, Anna, et sa fille. C'est dans un des
quartiers pauvres de Bristol que naît Isaac le 25 novembre 1890. Son frère jumeau meurt à la
naissance.
En 1897, date à laquelle la famille s'installe dans le quartier de l'East End, à Londres,
trois autres enfants sont nés. Les Rosenberg vivent au sein d'une communauté juive très
soudée, qui aide les immigrants à s'insérer et à survivre dans les dures conditions auxquelles
ils sont confrontés. Chez les Rosenberg, on suit scrupuleusement la loi et la religion juives.
L'influence du yiddish sera décelable dans certains des poèmes d'Isaac.
Les parents d'Isaac sont pauvres, mais ils ne le découragent pas quand il montre dès le
plus jeune âge des talents pour le dessin. Ils l’inscrivent à des cours du soir pour qu’il puisse
progresser. Très tôt, il découvre Keats et Byron, et se met à écrire lui-même des poèmes. Le
premier d’entre eux, Ode à la harpe de David, date de 1905.
Isaac quitte l'école en 1904. Si sa famille reconnaît ses talents artistiques, elle est trop
pauvre pour l'envoyer aux Beaux-Arts. Il entre comme apprentis chez un graveur et continue
d’écrire des poèmes qui célèbrent la culture de sa communauté. Il côtoie les membres du
groupe de Whitechapel, communauté d'artistes grâce à laquelle les habitants de l'East End
peuvent jouir d'un minimum de vie culturelle. Son éducation est fondamentalement différente
de celle des autres poètes du cercle, qui ont tous suivi un enseignement classique. Rosenberg
se démarque également par son écriture poétique. Mais à cette époque, il se considère plus
comme un futur peintre que comme un poète. Il s'exerce à peindre aussi bien les personnes de
son entourage que les paysages d'Epping Forest. Son emploi d'assistant graveur lui apparaît
cependant comme une entrave à sa liberté artistique. En 1911, il franchit le pas et décide de se
consacrer exclusivement à son art. C'est en copiant un tableau à la National Gallery qu'il
rencontre Mrs Herbert Cohen, laquelle, impressionnée par la qualité de son travail, le présente
à ses amies peintres. Celles-ci croient en lui et lui paient les droits d'entrée à l'institut Slade en
octobre 1911.
Parallèlement à ses études artistiques, Rosenberg continue d'écrire de la poésie. Son
premier recueil, Night and Day, paraît en 1912. L’année suivante, il rencontre Edward Marsh,
l'éditeur du mouvement des poètes georgiens. Rosenberg peut ainsi entrer en contact avec
d'autres poètes et personnalités intellectuelles telles que Hulme et Ezra Pound. Les rapports
entre Rosenberg et les poètes du groupe georgien ne sont pas faciles. La différence de milieu,
d'origine et d'éducation aboutit de part et d'autre à une certaine incompréhension. Si
Rosenberg souhaite se faire un nom comme poète et non comme "poète juif", il ne se tourne
pas moins à cette époque vers la culture hébraïque à la recherche de l'inspiration. Son long
poème Moïse reflète cette volonté de retour aux sources.
Quand il quitte l'institut Slade, les difficultés matérielles de la vie d'artiste se font à
nouveau cruellement sentir et pèsent sur sa santé fragile. Son médecin lui recommande un
séjour sous un climat plus chaud que celui de l'Angleterre. C'est alors qu'il décide d'aller
rendre visite à sa soeur, qui avait émigré en Afrique du Sud. Ce voyage lui sera bénéfique,
tant du point de vue physique qu'artistique : la lumière sud-africaine est en effet idéale pour
un peintre. A la déclaration de la guerre, il ne s'empresse pas de revenir en Angleterre pour
s'engager. Ce n'est qu'en mai 1915 qu'il revient au pays. Il commence alors à gagner un peu
d'argent avec sa peinture. Marsh l'aide à publier un recueil de poèmes, Youth, en juin, mais
celui-ci passe inaperçu, le public ne s'intéressant qu'à la guerre, ou à la littérature directement
inspirée par celle-ci.
Ses lettres de 1915 attestent de son conflit intérieur par rapport à l'idée d'engagement.
Les vues pacifistes de sa famille sont profondément ancrées en lui. Il considère d'abord qu'il
serait immoral de s'engager sans convictions patriotiques. Avec une maturité et une
clairvoyance surprenantes, il écrit : Je ne me suis pas engagé par patriotisme. Rien ne peut
justifier la guerre. Mais ne faut-il pas que nous allions tous nous battre pour en finir ? (...) Et
puis, quand on ne gagne pas sa vie, la tentation de s'enrôler est certainement plus grande.
Beaucoup n'aboutiront à cette lucidité qu'après un an ou deux de guerre. Isaac Rosenberg fait
partie des derniers volontaires, la conscription étant votée en janvier 1916. Il souhaite faire
partie des services de santé du front, l'idée de tuer lui étant intolérable, mais, en raison de sa
condition physique, il n’est accepté que dans le bataillon Bantam du 12e Suffolk. Les
bataillons Bantam avaient été créés en 1915 quand la taille minimum requise pour être engagé
avait été abaissée. En janvier 1916, Rosenberg est versé dans le 12e South Lancs, puis un peu
plus tard dans le 11e bataillon des King's Own Royal Lancaster.
Il est certain qu'Isaac Rosenberg n'est pas fait pour la vie militaire, ni physiquement ni
mentalement. Il restera jusqu'à sa mort soldat de seconde classe, malgré ses capacités
intellectuelles. Son intégration au sein de la troupe est laborieuse. Pour lui, les Bantams sont
une horrible bande de dévoyés, à côté desquels les épouvantails de Falstaff font figure
d’anges. Une autre raison de son inadaptation à la réalité militaire est l'antisémitisme qu'il
suspecte chez les autres combattants. Les témoignages des officiers le dépeignent comme un
soldat calme et très réservé, qui était dans l'incapacité totale de comprendre la discipline
militaire et de s'y conformer. Son isolement est dû à plusieurs facteurs. Si sa judaïcité en est
un, son caractère peu sociable est certainement tout aussi important. Les relations qu'il
entretient en tant que peintre avec ses éventuels acheteurs ne sont guère diplomatiques,
comme l’indique ce commentaire : J'ai balancé mes protecteurs, ils étaient devenus
insupportables, et comme je suis incapable de faire du travail commercial et que je n'ai pas
d'autre type d'oeuvre à montrer, me voilà dans la mouise. Ses relations avec Edward Marsh
sont d'un autre ordre. Mais si l'éditeur du mouvement georgien s'intéresse aux tableaux de
Rosenberg, il n'a jamais clairement cru dans le poète et n'a publié qu'un seul de ses poèmes.
En juin, son bataillon est envoyé en France. Arrivé dans le secteur de Béthune,
Rosenberg est épouvanté par les dégâts que la guerre inflige au paysage. En juillet, son unité
est envoyée à Loos et c'est en septembre qu'il écrit son célèbre poème Lever du jour sur la
tranchée. Son activité poétique est intense, et ce malgré les conditions de vie au front en
qualité de simple soldat.
En novembre, la division de Rosenberg est envoyée dans la Somme. Le temps est froid
et pluvieux, ce qui aggrave ses problèmes pulmonaires. Dans son poème Les Immortels, il
laisse libre cours à son indignation. Il y dépeint la mort dans toute son inutilité. Si Marsh
apprécie l'énergie qui se dégage du poème, il émet toutefois quelques réserves sur sa forme.
Inquiets pour sa santé, sa famille et ses amis demandent à Marsh d'intervenir pour qu'il
soit déclaré inapte. On le fait passer devant un conseil médical, mais celui-ci le juge apte à
continuer à servir dans les tranchées. Rosenberg continue d'écrire des poèmes et des lettres où
il parle de la voracité de la boue et des nombreuses punitions qu'il écope pour son
"étourderie".
En mars 1917, la 40e division est envoyée en arrière du front, dans le secteur d'Arras,
pour réparer les routes et les voies ferrées. L'été que passe Rosenberg est en conséquence
relativement calme. En septembre, il obtient enfin une permission. Si la joie de revoir sa mère,
à laquelle il est très attaché, est immense, Rosenberg parvient difficilement à réintégrer, même
brièvement, la vie civile. De retour en France, il est hospitalisé pendant deux mois. Pendant ce
temps le régiment des Bantam subit de lourdes pertes au cours de la bataille de Cambrai.
Rosenberg ne cache pas sa joie d’avoir échappé à cette épreuve. Son séjour à l'hôpital lui
permet de se consacrer davantage à la littérature. Ce sera sa dernière période véritablement
créative.
Il est ensuite intégré au 1er bataillon, les King's Own Royal Lancasters, et envoyé à
Bullecourt. Irrité par cette affectation, il demande à rejoindre le bataillon juif en
Mésopotamie. En dépit des démarches de sa soeur, la réponse ne viendra jamais. En mars
1918, son unité essaie de contenir l'avancée allemande. Le 28, il envoie à Marsh une lettre où
il se plaint de ne pas pouvoir écrire de poésie tant les conditions dans lesquelles il vit sont
difficiles.
Isaac Rosenberg trouve la mort le 1er avril, lors d'une patrouille.
LEVER DU JOUR DANS LA TRANCHÉE
Lentement les ténèbres s'émiettent :
Le temps vénéré des Druides toujours revient.
Seule une petite vie saute au-dessus de ma
main :
Un étrange rat facétieux,
Tandis que je cueille le coquelicot du parapet
Pour le mettre à mon oreille.
Drôle de rat, ils t'abattraient s'ils savaient
Tes sympathies cosmopolites.
Maintenant que tu as touché cette main
anglaise
Tu t'en iras frôler celle d'un Allemand;
Bientôt, si tel est ton bon plaisir,
Après avoir traversé cette étendue verte qui
dort.
On dirait que tu souris quand tu frôles
Ces yeux vigoureux, ces beaux membres,
Tous ces arrogants corps d'athlètes,
Moins doués que toi pour la vie,
Enchaînés aux caprices du meurtre,
Vautrés dans les entrailles de la terre,
Les champs déchirés de la France.
Que vois-tu dans nos yeux
Au fer hurlant et à la flamme
Projetés dans la sérénité des cieux ?
Quel tremblement dans la voix ?
Quel coeur horrifié ?
Des coquelicots dont les racines plongent
Dans les veines des hommes
N'en finissent pas de fléchir;
Mais le mien est intact à mon oreille,
Il n'est qu'un peu blanchi par la poussière.
BREAK OF DAY IN THE TRENCHES
The darkness crumbles away It is the same old druid Time as ever.
Only a live thing leaps my hand A queer sardonic rat As I pull the parapet's poppy
To stick behind my ear.
Droll rat, they would shoot you if they
knew
Your cosmopolitan sympathies.
Now you have touched this English
hand
You will do the same to a German Soon, no doubt, if it be your pleasure
To cross the sleeping green between.
It seems you inwardly grin as you
pass
Strong eyes, fine limbs, haughty
athletes
Less chanced than you for life,
Bonds to the whims of murder,
Sprawled in the bowels of the earth,
The torn fields of France.
What do you see in our eyes
At the shrieking iron and flame
Hurled through still heavens ?
What quaver - what heart aghast ?
Poppies whose roots are in man's
veins
Drop, and are ever dropping;
But mine in my ear is safe,
Just a little white with the dust.
[lettres de février-mars 1918]
A Mlle Seaton
14 février 1918
Nous avons été à rude épreuve récemment dans les tranchées avec toute cette boue,
mais maintenant nous voilà en repos pour quelque temps, et j'essaierai d'écrire de
plus longues lettres. Vous savez certainement ce que signifie le repos à l'arrière. Les
soirées, de l'heure du thé jusqu'à l'extinction des feux, sont libres, mais il n'y a pas
moyen de s'isoler et pour le moment il m'est impossible d'écrire de la poésie. Parfois,
je baisse les bras et je suis atterré par les dégâts de ce genre de vie sur l’esprit. Tout
en moi s'est émoussé. On dirait que je suis incapable de diriger ma volonté dans une
direction précise, tout ce que je fais est sans énergie et mon manque d'intérêt est
total.
Cher Rodker
23 février
...Je suppose que je pourrais écrire un peu si j'essayais de travailler sur une
lettre comme s'il s'agissait d'une idée, mais quand je m'assieds pour écrire après une
journée harassante de tâches en tous genres et d'ennui, je me sens comme abruti.
Quand nous attacherons-nous aux choses faites pour durer ?
A Gordon Bottomley
26 février 1918
Je voulais vous envoyer des passages que j'ai écrits pour la Licorne quand j'étais à
l'hôpital, et si je les trouve je les joindrai à cette lettre. J'ai essayé de suivre vos
suggestions et j'ai donc divisé le texte en quatre actes, mais depuis que j'ai quitté
l'hôpital toute trace de poésie m'a quitté. J'en arrive même à oublier les mots, et je
crois que si je rencontrais quelqu'un ayant des idées je ne pourrais même pas
échanger avec lui. Aucune drogue ne peut être plus abrutissante que notre métier de
soldat (pour moi en tous cas), c'est un peu comme cette vieille torture de l'eau, où les
gouttes tombent une à une sans jamais s'arrêter et contre laquelle on ne peut pas
lutter.
A Gordon Bottomley
7 mars 1918
Je pense que l'interlude est bientôt terminé et que nous allons remonter en ligne à
tout moment. C'est pourquoi je vous réponds tout de suite. Si seulement cette guerre
était finie, nous n'aurions plus constamment nos yeux braqués sur la mort : on dirait
que même nos pensées les plus secrètes en sont pénétrées. Pourtant, bien que
personne ne l'ait frôlée autant que moi l'idée même de mourir ne m'a quasiment
jamais traversé l'esprit. J'aime me considérer comme un poète; c'est pourquoi ce que
vous dites me procure un immense plaisir, même si je trouve le compliment exagéré.
A Mademoiselle Seaton
8 mars 1918
...Vous ai-je envoyé un petit poème intitulé L'incendie du Temple ? Je ne le trouvais
pas très bon, ou plutôt laborieux dans son expression, mais G. Bottomley l'aime
beaucoup. Et vous qu'en avez-vous pensé ? Si j'ai la chance de m'en sortir sain et
sauf, j'ai l'intention de mettre tout mon vécu le plus secret dans la Licorne. Je veux
que ce texte symbolise la guerre et toutes les forces dévastatrices qu’elle a libérées.
L'été dernier, j'en ai écrit des passages et j'ai établi un plan général, mais depuis lors
je n'ai pas eu l'occasion d'y travailler, et peut-être est-il possible aussi que tout soit
parti de mon esprit.