Pourquoi devrait-on considérer que les

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Pourquoi devrait-on considérer que les
Punir
les hommes
Mis en œuvre en Suède depuis dix ans, le projet
de pénaliser les clients des prostitué(e)s arrive en
France, où il est accueilli avec enthousiasme par de
nombreuses personnalités politiques de droite et
de gauche. Pour eux, le sexe payant doit être puni.
Pourquoi ? Est-ce acceptable dans une démocratie ?
•
Ruwen Ogien, philosophe, est
directeur de recherche au CNRS.
Il est notamment l’auteur de La morale
a-t-elle un avenir ? (Pleins feux, 2006),
La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique
(Grasset, 2009) et Le corps et l’argent
(La Musardine, 2010) et publie en
octobre 2011 L’influence de l’odeur des
croissants chauds sur la bonté humaine
et autres questions de philosophie morale
expérimentale (Grasset).
Le projet de punir clients et prostitué(e)s me
semble absurde pour au moins trois raisons. D’une
part, il est peu cohérent puisqu’il laisse des personnes libres de vendre ce que personne n’aurait
le droit d’acheter. Il est ensuite peu respectueux
des droits fondamentaux, puisqu’il préconise
l’usage de la menace et de la force contre des
citoyens qui ne commettent aucun délit (la prostitution n’est pas un délit en France). Il consacre
enfin une forme de moralisme d’État difficilement acceptable dans une démocratie laïque et
pluraliste, puisqu’il voudrait dicter au citoyen la
meilleure façon d’avoir une relation sexuelle.
Six mois d’emprisonnement. Pratiquement, ce projet vise à dissuader les gens
de solliciter des services sexuels contre de l’argent en les menaçant de graves sanctions s’ils font de telles propositions : six mois
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d’emprisonnement et une amende de 3 000 euros. Les peines sont
augmentées en cas de sollicitation de mineures ou de personnes
particulièrement vulnérables. Cependant, dans le même temps,
la liberté des personnes majeures de vendre des services sexuels
n’est pas remise en cause. La prostitution ne devient pas un délit.
Elle reste licite entre adultes consentants à certaines conditions
spécifiées par la loi.
C’est donc un projet qu’on peut appeler « paradoxal », si on
veut rester charitable. Mais le plus juste serait de dire qu’il est
complètement incohérent. Toutes proportions gardées, imaginez
que vous ayez le droit d’ouvrir une cave à vins, mais que vos clients
risquent six mois d’emprisonnement et 3 000 euros d’amende
s’ils viennent vous acheter une bouteille. C’est de cette façon
absurde que se présente le projet de pénalisation des clients des
prostitué(e)s.
Atteinte aux droits fondamentaux. Dans le régime pénal présent, le client des
prostitué(e)s ne commet aucun délit s’il sollicite une personne
majeure, dont la santé physique ou mentale n’est pas manifestement déficiente. Mais il est soumis au droit commun. Il lui est donc
interdit en principe de chercher à obtenir le service sexuel désiré
par la menace ou la force. Il lui est également interdit de le faire
auprès de personnes mineures ou handicapées au point de ne pas
avoir la capacité de consentir. Cela signifie que, contrairement à
ce que prétendent les avocats les plus excités de sa pénalisation,
le client n’est pas complètement à l’abri des poursuites dans le
régime pénal présent.
Le but réel du projet n’est donc pas d’introduire la pénalisation
du client dans le droit, puisqu’elle s’y trouve déjà. Il consiste seulement à étendre la répression aux cas dans lesquels la personne
sollicitée n’est pas mineure ou handicapée mais adulte et en bonne
santé. Cette extension est-elle légitime ?
Avant de répondre, il faut, je crois, prendre en compte le fait que
tout supplément de répression demande à être très sérieusement
justifié dans une société démocratique, où l’usage de la menace
et de la force par l’État contre ses propres citoyens doit être parcimonieux. Sa nécessité et son urgence doivent être démontrées
au-delà de tout doute raisonnable. C’est encore loin d’être le cas.
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L’argument de « la commercialisation du corps ». Au total, ni le client qui demande
un service sexuel rémunéré, ni le ou la prostitué(e) qui l’offre,
ne commettent un délit tant qu’ils respectent certaines limites
spécifiées par la loi. Les partisans de la pénalisation des clients soutiennent cependant que ces limites sont insuffisantes car la vente
et l’achat de services sexuels pourraient être considérés comme
des atteintes au principe de « non patrimonialité », c’est-à-dire de
« non commercialisation » du corps humain affirmée par le code
civil, et devrait donc être interdite même entre adultes consentants.
C’est une erreur de lecture du code. En réalité, seuls la vente
et l’achat de tissus, d’organes et de produits du corps humain
sont considérés comme des infractions à ce principe. La vente et
l’achat de services sexuels entre adultes consentants ne tombe pas
plus sous le coup du principe de non commercialisation du corps
humain que la vente ou l’achat de services médicaux ou esthétiques, comme le massage, la coiffure ou l’épilation intégrale.
Finalement, celles et ceux qui proposent des services sexuels et
leurs clients sont des innocents au sens légal ou moral. Et s’ils sont
innocents, n’est-ce pas une injustice flagrante de vouloir les punir ?
“
L’argument utilitariste. Il existe cependant une doctrine morale qui permet
d’accepter le sacrifice d’innocents, au sens légal et moral, au nom
du bien-être du plus grand nombre. C’est la doctrine utilitariste
dans certaines de ses versions radicales. Les partisans de la pénalisation des clients des prostitué(e)s sont-ils des utilitaristes radicaux ? Et s’ils le sont,
que vaut leur doctrine ?
Imag inons qu’u n
juge se trouve face à
une foule de manifestants furieux. Ils exigent qu’on retrouve
l’auteur d’un meurtre
barbare commis sur un membre de leur communauté. Faute de
quoi, ils menacent de se venger en attaquant le quartier où résident les membres d’une autre communauté, qu’ils soupçonnent de
protéger l’assassin. Le juge ignore l’auteur du crime. Pour éviter le
saccage d’un quartier de la ville et le massacre d’un grand nombre
Pourquoi devrait-on considérer que
les relations sexuelles payantes sont
toujours moralement inférieures ?
”
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de ses habitants, il décide d’accuser une personne innocente au
hasard et de la faire exécuter. Qu’en pensez-vous ? Le juge a-t-il
eu raison d’agir ainsi ?
C’est le philosophe américain Robert Nozick qui a inventé cette
expérience de pensée pour montrer ce qui ne va pas dans la doctrine morale des utilitaristes. En effet, pour les utilitaristes, une
action est bonne si elle contribue, plus que toute autre possible,
« au plus grand bonheur du plus grand nombre ». La décision
du juge de sacrifier un innocent apportera certainement plus de
bonheur et moins de malheur au total. Mais, selon Nozick, la plupart des gens estimeront qu’elle est répugnante. Ils penseront que
le juge n’aurait pas dû sacrifier un innocent, même pour le plus
grand bonheur du plus grand nombre.
Le projet de pénaliser les clients des prostitué(e)s est utilitariste,
en ce sens qu’il admet, comme le juge face à la foule déchaînée,
qu’il est légitime de sacrifier quelques personnes innocentes pour
le bonheur supposé du plus grand nombre. Il dit en effet : « Même
si le client est innocent du point de légal, puisque la vente et
l’achat de services sexuels n’est pas un délit, il faut le punir quand
même, parce que cela aura des conséquences positives pour tout le
monde ». L’idée est que punir le client est un bon moyen de « tarir
la demande sexuelle » et d’affaiblir ainsi les réseaux mafieux qui se
remplissent les poches d’argent sale en contraignant des milliers
de personnes dans le monde à se prostituer pour leur bénéfice.
Ces effets sont très loin d’être avérés.
Le point de vue des travailleurs du sexe. Selon certaines associations de travailleurs du sexe, les conséquences de la politique de pénalisation
des clients seraient désastreuses du point de vue sanitaire et de
la sécurité des prostitué(e)s. Son efficacité dans la lutte contre la
traite des personnes serait plus que douteuse. Elle n’affaiblirait
en rien les réseaux mafieux internationaux, qui s’arrangeraient
pour délocaliser leurs activités.
À supposer cependant que la pénalisation des clients ait vraiment certaines conséquences que la majorité des gens pourraient
apprécier, il faudrait encore justifier sa logique utilitariste, que
certains penseurs ont tendance à juger absolument révoltante. On
ne peut pas dire que cela ait été fait jusqu’à présent…
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Le dernier argument est toujours moral. Après avoir interrogé 2 000 personnes,
deux psychologues de l’université du Texas étaient arrivés à la
conclusion qu’il existait 237 raisons d’avoir un rapport sexuel –
de « Je voulais me sentir proche de Dieu » à « J’étais complètement saoul ». On n’a pas besoin de ce genre d’études un peu
absurdes pour savoir que les raisons d’avoir un rapport sexuel
gratuit sont nombreuses et incroyablement variées. Mais je ne vois
pas pourquoi il n’y en aurait pas autant d’avoir un rapport sexuel
payant : discrétion et secret professionnel plus ou moins garanti
quand la police ne se mêle pas de ces affaires, absence de dette
affective à l’égard de celui qui vous donne du plaisir, possibilité
de demander n’importe quel service sexuel sans s’exposer à la
réprobation morale, etc.
Pourquoi devrait-on considérer que les relations sexuelles
payantes sont toujours moralement inférieures aux relations
sexuelles gratuites ? Il y a des relations sexuelles gratuites horribles
et des relations sexuelles payantes parfaitement satisfaisantes du
point de vue du respect réciproque. La loi sur la pénalisation des
clients affirme explicitement que l’un de ses buts est de moraliser
le client, de lui faire prendre conscience du caractère ignoble des
échanges de services sexuels contre de l’argent, et de sa complicité
avec un système qui porte atteinte à la dignité des femmes.
C’est un parti pris sur la signification de ces échanges qu’on
n’est pas obligé de partager. Et toute tentative d’imposer ce parti
pris par la menace et la force, avec tous les moyens policiers dont
dispose l’État, est une grave infraction au pluralisme moral qui
est l’honneur des sociétés démocratiques modernes.

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