Questions de droit judiciaire inspirées de l`«affaire Fortis»

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Questions de droit judiciaire inspirées de l`«affaire Fortis»
La balance des intérêts
ou l’incertitude traditionnelle du référé
Xavier taton
Avocat
Assistant à l’Université Libre de Bruxelles
« Quelques personnes ont paru craindre qu’il ne fût facile
d’abuser des cas d’urgence […]. Nous croyons que cette
inquiétude n’est pas fondée et que […] la loi s’explique assez
clairement, en n’attribuant à l’audience du référé que les cas
d’urgence ; le discernement, la probité du président ou du juge
délégué feront le reste. »
Réal au Corps législatif 1
I. InTRoducTIon
1. Objet des présentes observations. Lors de sa conférence du 16 mars
2010, J.-Fr. van Drooghenbroeck a démontré que le juge des référés ne
peut pas s’affranchir du droit et que la Cour de cassation doit exercer son
contrôle habituel de légalité sur les décisions de référé. À l’issue de cette
conférence et à la lecture de la contribution écrite figurant dans le présent
ouvrage 2, il m’a paru vain de vouloir commenter et, a fortiori, de prétendre
compléter ce discours convaincant.
À l’inverse, il m’a semblé utile d’accompagner cette démonstration de
quelques observations sur la théorie de la balance des intérêts. En effet, à
côté du contrôle réduit de la Cour de cassation, la balance des intérêts apparaît comme une autre cause de la large marge d’appréciation qui est traditionnellement reconnue au juge des référés. Les deux sujets sont donc liés 3.
2. Les origines étrangères de la balance des intérêts. La théorie de la
balance des intérêts est apparue dans la jurisprudence des juges belges de
référé pendant les années 1960. À ma connaissance, c’est un arrêt de la Cour
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2
3
Réal au Corps législatif, séance du 11 avril 1806, Locré, t. X, p. 202, cité par P. Rouard,
Traité élémentaire de droit judiciaire privé, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1975, p. 695.
Voy. spéc. les nos 5 à 18 de la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Le juge des
référés hors la loi ? ».
Voy. la description que D. Mougenot fait de la thèse favorable à l’application du droit par
le juge des référés, qui « devrait alors dépasser la simple balance des intérêts en présence et
se prononcer sur les droits des parties… » (D. Mougenot, « Principes de droit judiciaire
privé », Rép. not., t. XIII, l. 0, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 192, no 206).
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d’appel de Liège du 30 mars 1966 qui a pour la première fois motivé sa
décision sur la base d’une comparaison entre les positions respectives des
parties (en l’occurrence les conséquences graves de la mesure sollicitée pour
le défendeur vis-à-vis des faibles apparences de droit pour le demandeur) 4.
Avant cette date, le concept de balance des intérêts n’apparaît ni dans la
jurisprudence 5 ni dans la doctrine belges 6.
Cette notion de balance des intérêts s’est notamment développée sous
l’influence de sources d’inspiration étrangères émanant tant de nos voisins
du Nord que de ceux du Sud. Il s’agit, en particulier, d’un arrêt du Hoge
Raad néerlandais du 8 février 1946 7 et d’une thèse de doctorat qui a été
publiée par un auteur français, P. Jestaz, en 1968 8.
La théorie de la balance des intérêts a été rapidement reçue par la jurisprudence et la doctrine belges. Elle ne semble avoir fait l’objet d’aucune
contestation à l’époque 9. Au début des années 1980, elle est ainsi considérée comme un critère de l’intervention du juge belge des référés 10.
3. Une remise en cause récente de la balance des intérêts. Ce n’est que
récemment que la balance des intérêts a été remise en question par certaines
décisions 11 et par certains auteurs. Dans un article paru en 2004, J. Verlinden
a ainsi soutenu que la balance des intérêts ne devrait pas être un critère
d’appréciation de la demande en référé. Elle pourrait, tout au plus, intervenir dans l’appréciation de la mesure provisoire à ordonner sur la base des
apparences de droit du demandeur 12.
S’ils n’ont pas analysé la balance des intérêts en tant que telle, d’autres
auteurs ont défendu la thèse selon laquelle le juge des référés peut non
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Liège (réf.), 30 mars 1966, R.W., 1965-1966, col. 1761, et la note de L.P. Suetens, col. 1763
et s., spéc. note 1, qui réforme Civ. Hasselt (réf.), 16 septembre 1965, R.W., 1965-1966,
col. 1001. Voy. égal. dans le même litige : Bruxelles (réf.), 18 janvier 1966, R.W., 19651966, col. 1685, qui réforme pour défaut d’urgence Civ. Turnhout (réf.), 16 septembre
1965, R.W., 1965-1966, col. 994, et la note de W. van Gerven, col. 997 et s.
Dans le même sens : D. Lindemans, Kort geding, Anvers, Kluwer, 1985, pp. 84 et 85,
no 118.
Voy. R.P.D.B., v° Référés, Bruxelles, Bruylant, 1940, spéc. pp. 124, 125, 139 et 140, nos 23 à
43 et 262 à 275 ; Pand. b., Bruxelles, Larcier, 1906, v° Référé (matière civile), spéc. col. 58 à
62 et 183 à 192, nos 7 à 30 et 722 à 774, et v° Référé (matière commerciale), spéc. col. 272
à 278, nos 41 à 66bis ; A. Moreau, De la juridiction des référés, Bruxelles, Bruylant, 1890,
spéc. pp. 20 à 31, nos 21 à 34.
Hoge Raad, 8 février 1946, N.J., 1946, no 166.
Ph. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, Paris, L.G.D.J., 1968.
Voy. infra, no 16.
Voy. C. Cambier, Droit judiciaire civil, t. II, La compétence, Bruxelles, Larcier, 1981,
p. 338 ; I. Verougstraete, « Het kort geding. Recente trends », T.P.R., 1980, pp. 258 et s.,
spéc. p. 263, no 10.
Voy. Anvers (réf.), 25 avril 2007, I.R.D.I., 2007, p. 248 (seulement en matière d’infraction
à un brevet).
J. Verlinden, « Beoordeling van de rechten van partijen en belangenafweging in kort
geding », note sous Cass., 6 juin 2003, R.D.C., 2004, pp. 262 et s., spéc. pp. 266 et 267, nos 9
et 10.
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seulement examiner les droits des parties 13, mais doit en outre appliquer
correctement les règles de droit et voir ses décisions soumises, en degré
de cassation, au même contrôle de légalité que les jugements au fond 14.
La contribution publiée par J.-Fr. van Drooghenbroeck dans cet ouvrage
abonde dans le même sens.
4. Plan des présentes observations. Pour apprécier la portée de cette
critique récente de la balance des intérêts, mes observations porteront sur
les deux aspects suivants.
Premièrement, j’examinerai en quoi consiste la « théorie de la balance des
intérêts ». Il apparaîtra que cette notion donne lieu à de multiples controverses sur son fondement juridique, ses conditions d’application et ses effets
sur la décision de référé. Ce sont les « incertitudes actuelles » de la balance
des intérêts (II).
Ensuite, j’adopterai une perspective historique, dont je crois pouvoir
déduire la constatation suivante. La balance des intérêts n’est qu’un développement actuel d’une conception séculaire selon laquelle le juge des
référés dispose d’une large marge d’appréciation en opportunité. Il y a une
« tradition d’un référé en opportunité » (III).
La confrontation de ces deux constats donnera un autre éclairage à la
remise en cause actuelle de la balance des intérêts. Comme pour la question
du contrôle de la Cour de cassation 15, il ne s’agit pas seulement de savoir
quelle solution peut se prévaloir des sources du droit les plus convaincantes.
En réalité, la critique actuelle pose la question plus fondamentale du rôle du
juge des référés dans la société d’aujourd’hui : « quel référé voulons-nous
pour le XXIe siècle ? » (IV).
II. les InceRTITudes acTuelles
5. Quel est le fondement de la balance des intérêts ? Plusieurs thèses ont
été avancées en guise de fondement de la balance des intérêts.
13
14
15
J. Van Compernolle, « L’application des garanties du procès équitable aux procédures
tendant à l’obtention de mesures provisoires : une clarification de la jurisprudence européenne », obs. sous C.E.D.H., Micallef c. Malte, arrêt du 15 octobre 2009, J.L.M.B., 2010,
pp. 827 et s., spéc. p. 831, no 7c ; J. Englebert, « Le référé judiciaire : principes et questions
de procédure », in Le référé judiciaire, éd. Conférence du Jeune barreau de Bruxelles, 2003,
pp. 5 et s., spéc. pp. 28 à 50, nos 34 à 57.
J. Englebert, « Quels accès pour quelle justice ? », in Les droits de l’homme et l’efficacité de la justice, Bruxelles, Larcier, 2010, pp. 95 et s., spéc. pp. 119 à 123, nos 25 à 29 ;
H. Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé,
comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes) : principes, conditions et
caractéristiques », in Le tribunal de commerce : procédures particulières et recherche d’efficacité, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 2006, pp. 7 et s., spéc. pp. 20 et 21, no 22 ; J.-Fr. van
Drooghenbroeck, « Aspects actuels du référé-provision », in Les procédures en référé,
Liège, Formation permanente C.U.P., vol. 25, décembre 1998, pp. 5 et s., spéc. p. 19, no 16.
Voy. J. Englebert, « Quels accès pour quelle justice ? », op. cit., pp. 119 à 121, nos 25 et 27,
et la contribution de J-Fr. van Drooghenbroeck, nos 10 et 11.
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Selon une première conception très répandue, la balance des intérêts est
un critère d’appréciation de l’urgence 16. Cette analyse est issue de la thèse de
1968 de P. Jestaz, selon laquelle « il y a urgence lorsque la protection rapide
du droit ou de l’intérêt menacé est utile et juste parce qu’elle ne s’effectue
qu’aux dépens d’un intérêt ou d’un droit de valeur moindre » 17.
Une telle balance des intérêts n’a pas été reprise dans la définition de
l’urgence qui a été retenue par la Cour de cassation, et selon laquelle il y a
urgence « dès que la crainte d’un préjudice d’une certaine gravité, voire d’inconvénients sérieux, rend une décision immédiate souhaitable » et dès que
« la procédure ordinaire serait impuissante à résoudre le différend en temps
voulu » 18. Cependant, la balance des intérêts n’a pas davantage été rejetée
par la Cour de cassation 19, qui a reconnu dans le même temps « au juge des
16
17
18
19
Bruxelles (réf.), 22 décembre 2006, R.D.J.P., 2007, p. 296 ; Liège (réf.), 14 janvier 2000 et
22 mai 2001, et Civ. Tournai (réf.), 25 octobre 2000, cités par J. Englebert, « Inédits de
droit judiciaire – Référés (5) », J.L.M.B., 2005, pp. 140 et s., spéc. pp. 154 et 155 ; Liège (réf.),
31 août 1995, J.L.M.B., 1995, p. 1523, et la note de G. de L. ; Comm. Liège (réf.), 11 juillet
1991, cité par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire (VI) – Référés (2) », J.L.M.B., 1992,
pp. 508 et s., spéc. p. 512 ; Comm. Bruxelles (réf.), 9 décembre 1982, J.T., 1983, p. 399 ;
W. Weckhuysen, « Kort geding en gemeen recht », in Kort Geding, Vlaamse Conferentie
van de Balie te Antwerpen, Gand, Larcier, 2009, pp. 1 et s., spéc. p. 5, no 16 ; J. Laenens,
K. Broeckx, D. Scheers et P. Thiriar, Handboek gerechtelijk recht, 2e éd., Anvers,
Intersentia, 2008, p. 271, no 521 ; L. du Castillon, « Aspects actuels du référé en matière
contractuelle », in Les procédures en référé, Liège, Formation permanente C.U.P., vol. 25,
décembre 1998, pp. 37 et s., spéc. p. 44, no 4 ; P. Marchal, « Les référés », Rép. not., t. XIII,
l. VII, Bruxelles, Larcier, 1992, pp. 47 et 48, no 14 ; X. Dieux, « La formation, l’exécution et
la dissolution des contrats devant le juge des référés », note sous Civ. Liège (réf.), 2 février
1984, R.C.J.B., 1987, pp. 250 et s., spéc. pp. 258 et 259 ; G. Closset-Marchal, « Le référé
aujourd’hui », Ann. dr. Liège, 1986, pp. 310 et s., spéc. p. 312 ; J. Ronse, J.-M. Nelissen
Grade, K. Van Hulle, J. Lievens et H. Laga, « Overzicht van rechtspraak (1978-1985).
Vennootschappen », T.P.R., 1986, pp. 859 et s., spéc. pp. 1013 et 1014, no 180 ; L.J. Duplat,
« Tussenkomst van de voorzitter van de rechtbank van koophandel in handelszaken, meer
in het bijzonder in kort geding », T.P.R., 1986, pp. 653 et s., spéc. p. 657, no 5 ; B. Feron et
M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’intervention du
Président du tribunal de commerce », Ann. Dr. Louvain, 1985, pp. 259 et s., spéc. pp. 271,
272, 274 à 276 ; D. Lindemans, Kort geding, op. cit., pp. 82 à 85, nos 116 à 118 ; J. Laenens,
« Ger.W. Art. 584 », in Gerechtelijk recht. Artikelsgewijze commentaar met overzicht van
rechtspraak en rechtsleer, Anvers, Kluwer, f. mob., 1984, p. 7, no 10 ; A.-M. Stranart,
« Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de commerce », in L’évolution du
droit judiciaire au travers des contentieux économique, social et familial. Approche comparative, Bruxelles, Bruylant, 1984, pp. 561 et s., spéc. pp. 566 à 569, nos 9 à 11 ; G. Rommel,
« Bevoegdheid, urgentie en voorlopigheid in het sociaal kort geding. Tendenzen en perspektieven », J.T.T., 1982, pp. 65 et s., spéc. pp. 67 et 68, nos 18 à 20 ; I. Verougstraete,
« Het kort geding. Recente trends », op. cit., p. 263, no 10.
P. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, op. cit., p. 244, no 286.
Cass., 13 septembre 1990, Pas., 1990, I, p. 41 ; Cass., 21 mai 1987, Pas., 1987, I, p. 1160 ;
R.W., 1987-1988, p. 1425.
Dans le même sens, voy. J. Englebert, « Le référé judiciaire : principes et questions de
procédure », in Le référé judiciaire, éd. Conférence du Jeune barreau de Bruxelles, 2003,
p. 13, no 12 (selon lequel aucune règle ne peut être valablement dégagée en matière d’urgence).
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référés un large pouvoir d’appréciation en fait [de l’urgence] et, dans une
juste mesure, la plus grande liberté » 20.
Une deuxième analyse a lié la balance des intérêts et le caractère provisoire des mesures pouvant être ordonnées en référé 21. Cette thèse semble
trouver son origine dans l’arrêt du Hoge Raad néerlandais de 1946. Selon
cet arrêt, le fait qu’une mesure ne soit réparable que par des dommagesintérêts ne s’oppose pas à ce qu’elle soit ordonnée en référé, si elle est justifiée par une appréciation équitable des intérêts des parties 22. En droit belge,
les deux notions ont été liées d’une autre manière qu’en droit néerlandais.
En effet, la notion du provisoire a été interprétée par la Cour de cassation
comme impliquant de distinguer les mesures conservatoires pouvant être
ordonnées en présence de droits apparents, et les mesures d’anticipation
ne pouvant protéger que des droits non douteux 23. Dans ce cadre, il a été
soutenu que la balance des intérêts ne s’applique qu’en cas de contestation
sérieuse et de mesures conservatoires 24, et que la protection conservatoire
pouvant être obtenue en référé est fonction de l’apparence plus ou moins
importante de fondement des prétentions du demandeur 25.
Comme la distinction entre mesures conservatoires et mesures d’anticipation me semble critiquable en tant que telle, elle ne me paraît pas pouvoir
fonder le champ d’application de la balance des intérêts 26. Je renvoie sur
cette question à la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck 27.
20
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23
24
25
26
27
Cass., 13 septembre 1990, précité ; Cass., 21 mai 1987, précité.
J. Petit, « Arbeidsgerechten en sociaal procesrecht », A.P.R., Gand, Story-Scientia, 1980,
p. 260, no 416.
Hoge Raad, 8 février 1946, précité.
Voy. notamment : Cass., 25 novembre 1996, Pas., 1996, I, p. 1158 ; Cass., 13 mai 1991, Pas.,
1991, I, p. 797 ; Cass., 22 février 1991, Pas., 1991, I, p. 607 ; Cass., 29 septembre 1983, Pas.,
1984, I, p. 84.
Mons (réf.), 16 décembre 2009, J.L.M.B., 2010, p. 557 ; G. Demez, « Aspects actuels du
référé social », in Les procédures en référé, Liège, Formation permanente C.U.P., vol. 25,
décembre 1998, pp. 63 et s., spéc. p. 84, no 23 ; J. Van Compernolle, « Actualité du
référé », Ann. Dr. Louvain, 1989, pp. 141 et s., spéc. pp. 150 et 151 ; G. de Leval et J. Van
Compernolle, « L’évolution du référé : mutation ou renouveau ? », J.T., 1985, pp. 517 et s.,
spéc. pp. 520 et 521. Contra : A. Tallon, « Commercieel kort geding », in Kort geding,
Bruxelles, Larcier, 2009, pp. 39 et s., spéc. p. 43, selon lequel la question de la balance des
intérêts se pose particulièrement en présence de mesures d’anticipation.
Bruxelles (réf.), 3 janvier 1985, Rev. prat. soc., 1985, no 6332, p. 109 ; L. du Castillon,
« Les pouvoirs, au provisoire, du juge des référés : déraison de la mesure ou mesure de
la raison ? », in Les mesures provisoires en droit belge, français et italien. Étude de droit
comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 31 et s., spéc. pp. 36 à 40, nos 6 et 7.
H. Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé,
comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes) : principes, conditions et
caractéristiques », op. cit., pp. 18 et 19, no 20 ; J. Englebert, « Le référé judiciaire : principes et questions de procédure », op. cit., pp. 28 à 50, nos 34 à 57.
Voy. spéc. les nos 8, 9 et 40 de la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck.
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La balance des intérêts a également été justifiée sur la base de l’autonomie
dont la procédure en référé bénéficie vis-à-vis de la procédure ordinaire 28,
et selon laquelle la procédure de référé répond à une autre finalité qui lui
est spécifique 29. Selon cette thèse, le juge des référés est amené à prendre
des mesures de police civile urgentes 30 pour organiser des « situations équitables » pendant la période qui s’écoule entre la naissance des contestations
et leur solution amiable ou juridictionnelle 31. Le juge des référés est ainsi
considéré comme une sorte de sage (« dorpsoudste ») qui exerce une activité
quasi juridictionnelle 32 et qui n’est pas tenu d’appliquer les règles de droit 33.
Certains auteurs ont vu la consécration de cette thèse dans un arrêt de
la Cour de cassation du 4 février 2000 34. Ils en ont déduit qu’une demande
en référé « à l’état pur » ne devrait s’apprécier que selon les trois critères
de l’urgence, de la balance des intérêts et de la menace de préjudice 35. Il
s’agit cependant d’une interprétation inexacte de cet arrêt. En effet, celui-ci
a rejeté un moyen pris du défaut de réponse aux conclusions du défendeur
en référé. Or, l’obligation de motivation, consacrée par l’article 149 de la
Constitution, est une obligation de forme 36 qui reste étrangère à la perti-
28
29
30
31
32
33
34
35
36
F. Swennen et T. Toremans, « Kort geding en personen- en familierecht », in Kort
geding, Bruxelles, Larcier, 2009, pp. 83 et s., spéc. p. 89, no 18 ; H. Braeckmans, « Het
kort geding in vennootschapszaken », ibid., pp. 173 et s., spéc. p. 180, no 12 ; M. Storme et
P. Taelman, « Het kort geding : ontwikkelingen en perspectieven », in Procederen in nieuw
België en komend Europa, Anvers, Kluwer, 1991, pp. 3 et s., spéc. pp. 10, 49 et 69, nos 6, 45
et 63.
Voy. P. Lemmens, « De aanstelling van een sekwester in kort geding », note sous Comm.
Bruxelles (réf.), 8 décembre 1981, R.W., 1982-1983, col. 1146 et s., spéc. col. 1148, no 3 ;
G. Horsmans, « Le rôle du juge dans la vie des sociétés », in Les sociétés commerciales,
Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 1985, pp. 389 et s., spéc. p. 415, no 16, qui cite ensuite des
décisions de jurisprudence appliquant la balance des intérêts tant sur la base de la notion
d’urgence que sur le fondement du provisoire (ibid., pp. 416 à 418 et 420 à 422, nos 17 et
19).
Comm. Liège (réf.), 29 décembre 1982, J.L., 1983, p. 123, et les obs. A. Fettweis, p. 131.
Civ. Liège (réf.), 2 février 1984, R.C.J.B., 1987, p. 245, et la note critique précitée de
X. Dieux, spéc. p. 266 ; Civ. Liège (réf.), 11 janvier 1979, J.L., 1978-1979, p. 283.
J. Laenens, « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen », in
Actuele problemen van het arbeidsrecht 3, Anvers, Kluwer, 1990, pp. 291 et s., spéc. p. 308,
no 945 ; K. Broeckx, « Huidige ontwikkelingen van het kort geding (Verslag colloquium
gehouden te Gent op 17 maart 1989 naar aanleiding van de viering 25 jaar T.P.R.) », R.W.,
1988-1989, pp. 1206 et s., spéc. p. 1207 ; S. Raes, « Vijfentwintigjarig bestaan van het
Tijdschrift voor Privaatrecht », R.W., 1988-1989, p. 1205, spéc. no 2 ; E. Leboucq et
W. Van Eeckhoutte, « Het sociaalrechtelijk kort geding », R.W., 1982-1983, col. 1089
et s., spéc. col. 1096.
M. Storme, « Arbeidsrecht en gerechtelijk recht verstaan zij zich met elkaar ? », T.P.R.,
1999, pp. 61 et s., spéc. p. 68.
Cass., 4 février 2000, Bull., no 92.
M. Storme, « Kort geding omdat het moet », note sous Cass., 4 février 2000, R.W., 20002001, pp. 814 et 815. Voy. égal. : Liège (réf.), 28 mai 1991, J.L.M.B., 1991, p. 885 ; B.D.,
note sous Cass., 4 février 2000, R.D.C., 2000, p. 186, selon lequel « le fumus boni juris vient
ensuite, mais n’est pas aussi crucial ».
Cass., 6 décembre 1999, Bull., no 662.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
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nence ou à l’exhaustivité de la réponse 37. Du rejet du moyen de cassation, il
ne peut donc pas être déduit que la motivation de l’arrêt attaqué justifierait
légalement le prononcé d’une mesure en référé 38.
Un auteur semble lier la balance des intérêts et la théorie générale de
l’abus de droit 39. Cet auteur ne tire cependant pas les conséquences de cette
position, notamment en termes de conditions d’application de la balance
des intérêts.
Dans certaines matières, la balance des intérêts est enfin approuvée sur
la base de considérations de droit matériel. En droit des sociétés, elle est
ainsi liée à la règle selon laquelle le juge des référés doit éviter de s’immiscer
inutilement dans le fonctionnement des organes sociaux 40. À l’égard des
décisions d’autorités administratives, la balance des intérêts doit garantir
l’équilibre entre l’intérêt particulier immédiat et la continuité indispensable
du service public dans l’intérêt général 41. Ces considérations ne justifient
cependant pas que la balance des intérêts soit un critère transversal applicable à toutes les procédures en référé.
Le fondement de la balance des intérêts reste donc incertain. Parmi les
différents fondements proposés, l’urgence me paraît le plus convaincant.
Il s’agit, en effet, d’une notion qui est légalement consacrée et dont il est
admis qu’elle laisse une large marge d’appréciation au juge des référés 42. Il
ne peut toutefois en être déduit aucune conséquence quant à la position de
la balance des intérêts au sein du raisonnement du juge des référés. En effet,
pour autant que l’urgence soit invoquée dans la citation, son appréciation
relève du fondement de la demande en référé 43. Que la balance des intérêts
37
38
39
40
41
42
43
Cass., 17 octobre 2001, R.G. no P.01.1021.F ; Cass., 16 mai 2001, R.G. no P.01.0305.F ; Cass.,
7 février 2001, R.G. no P.00.1532.F ; Cass., 10 février 1999, Bull., no 76 ; B. Maes, De motiveringsverplichting van de rechter, Anvers, Kluwer, 1990, p. 5, no 4 ; F. Dumon, « De la
motivation des jugements et arrêts et de la foi due aux actes », J.T., 1968, pp. 465 et s., spéc.
p. 466, no 5.
J. Verlinden, « Beoordeling van de rechten van partijen en belangenafweging in kort
geding », op. cit., p. 264, no 5 ; R. Soetaert, « Un arrêt de cassation est-il lisible ? », J.T.,
1980, pp. 365 et s., spéc. p. 370. Comp. la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck,
no 41, qui lit dans cet arrêt une appréciation implicite de la pertinence des motifs de l’arrêt
attaqué.
E. Krings, « Het kort geding naar Belgisch recht », T.P.R., 1991, pp. 1059 et s., spéc.
p. 1067, no 19.
J. Van Ryn et P. Van Ommeslaghe, « Examen de jurisprudence (1972 à 1978). Les
sociétés commerciales (suite) », R.C.J.B., 1981, pp. 361 et s., spéc. pp. 395, 396 et 405, nos 68
et 73.
Bruxelles (réf.), 17 septembre 1981, J.T., 1982, p. 412, et obs. P. Quertainmont, pp. 413
et s. ; G. Rommel, « De feitelijkheid in het kort geding tegen de overheid », T.P.R., 1983,
pp. 1111 et s., spéc. pp. 1133 et 1134, no 32 ; J. Delva, « Het rechtsreeks bestrijden van
overheidsdaden vóór de burgerlijke rechter », T.P.R., 1967, pp. 383 et s., spéc. p. 427,
no 67. Voy. égal. : D. Lindemans, « Het kort geding tegen de overheid », R.W., 1983-1984,
col. 209 et s., spéc. col. 218 et 219, no 18.
L’urgence « offre une incontestable souplesse » (P. Lecocq, « Actions possessoires et
référé : étude comparative en droit positif », in Les procédures en référé, Liège, Formation
permanente C.U.P., vol. 25, décembre 1998, pp. 163 et s., spéc. p. 178, no 19). Dans le
même sens, la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 46.
Cass., 11 mai 1990 (deux arrêts), Pas., 1990, I, pp. 1045 et 1050.
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participe de l’appréciation de l’urgence n’implique donc pas qu’elle devrait
faire l’objet d’une appréciation préalable à l’examen des droits des parties 44.
6. En quoi consistent les « intérêts » à comparer ? Dès l’apparition de la
théorie de la balance des intérêts, plusieurs objets possibles de comparaison
ont été identifiés.
Le juge des référés peut comparer les préjudices qui seraient respectivement subis par les parties en présence et en l’absence de la mesure provisoire 45. Parmi les préjudices potentiels liés à l’octroi de la mesure demandée
figure notamment l’éventuelle irréversibilité de cette mesure en cas de jugement contraire au fond 46.
Dans la balance des intérêts en présence, le juge peut également apprécier
les prétentions respectives des parties 47. Certains auteurs ont proposé une
hiérarchie entre ces deux premiers objets de comparaison, en soutenant que
les droits respectifs des parties devraient être comparés par priorité vis-à-vis
des risques de préjudices respectifs 48.
La question s’est également posée de savoir si le juge des référés peut
apprécier des intérêts non protégés par des règles de droit objectif, comme
des intérêts socio-économiques non constitutifs de droits subjectifs. En
matière de conflits collectifs du travail, il a été soutenu que le juge des référés
pourrait statuer sur les revendications de tels intérêts non juridiques, en
procédant à une balance des intérêts en présence, et à un contrôle marginal
du respect du principe de proportionnalité 49.
Si l’urgence est retenue comme fondement de la balance des intérêts, je
n’aperçois pas à quel titre l’ensemble des intérêts à comparer pourrait être
limité. Tous les intérêts peuvent être pris en considération.
Cela ne signifie pas, pour autant, qu’après avoir librement reconnu l’urgence, le juge des référés pourrait statuer sur le fondement des mesures
44
45
46
47
48
49
S. Beernaert, « Algemene principes van het civiele kort geding », R.W., 2001-2002,
pp. 1341 et s., spéc. pp. 1344 et 1345, no 15 ; P. Marchal, « Les référés », op. cit., pp. 47
et 48, no 14.
Bruxelles (réf.), 22 décembre 2006, R.D.J.P., 2007, p. 296 ; Liège (réf.), 29 juin 1990, Rev.
prat. soc., 1990, no 6554, p. 281 ; Bruxelles (réf.), 31 août 1983, Rev. prat. soc., 1983, no 6245,
p. 294 ; Comm. Bruxelles (réf.), 27 novembre 1994, J.T., 1984, p. 721.
Civ. Liège (réf.), 6 novembre 2003, cité par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire
– Référés (5) », op. cit., p. 155 ; G. Suetens-Bourgeois, « De provisie in kort geding,
rechtsvergelijkend », note sous Bruxelles (réf.), 5 février 1987, R.G.D.C., 1988, pp. 232 et s.,
spéc. pp. 238 à 240, nos 14 et 15 (au sujet du droit néerlandais que l’auteur estime comparable au droit belge).
Comm. Bruxelles (réf.), 8 décembre 1981, R.W., 1982-1983, col. 1139, et la note précitée
de P. Lemmens, spéc. col. 1149, no 5 ; J. Van Compernolle, « Actualité du référé », op. cit.,
pp. 150 et 151 ; B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les
conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., pp. 274 et 275.
D. Lindemans, Kort geding, op. cit., p. 83, no 117 ; P. Jestaz, L’urgence et les principes
classiques du droit civil, op. cit., p. 240, no 279. Voy. égal. infra, no 8.
J. Laenens, « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen »,
op. cit., pp. 308 et 309, nos 943 à 947.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
163
demandées, en se basant sur des intérêts non juridiques et pas sur des règles
de droit 50.
7. Quels sont les titulaires des intérêts à comparer ? En lien avec cette
question des objets de comparaison, une discussion s’est développée sur le
point de savoir à qui devaient appartenir les intérêts à apprécier.
De nombreux auteurs se sont prononcés en faveur d’une thèse extensive,
selon laquelle la balance des intérêts ne se limiterait pas aux seuls intérêts
des parties, mais pourrait aussi prendre en considération les intérêts de tiers,
comme ceux de l’entreprise 51, des clients 52, des travailleurs 53, des créanciers 54 et des actionnaires, et même l’intérêt général 55.
Cette affirmation a été nuancée à deux niveaux, en fonction de la branche
du droit applicable et des intérêts des parties. En matière contractuelle, il a
ainsi été prétendu que le principe de l’autonomie de la volonté s’oppose à
ce que le juge des référés prenne en compte des intérêts tiers, sauf en cas
d’application de principes correcteurs reconnus en droit positif, tels que la
nullité pour contrariété à l’ordre public, la théorie de l’abus de droit ou une
disposition légale consacrant une règle d’intérêt général 56. Il a également été
soutenu que le juge des référés ne pourrait apprécier des intérêts tiers que
lorsque ceux-ci correspondent aux intérêts de l’une des parties en litige 57.
À nouveau, si la balance des intérêts est un critère d’appréciation de l’urgence, il convient de ne pas confondre cette question avec celle des règles
de droit applicables. Si tous les intérêts pourraient être pris en compte pour
déterminer l’urgence de la mesure demandée, seules les règles de droit
applicables à la relation entre les parties détermineraient l’examen des
droits respectifs des parties.
50
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52
53
54
55
56
57
Voy. infra, nos 7, 9 et 18.
Bruxelles (réf.), 3 janvier 1985, J.T., 1985, p. 73 ; Comm. Liège (réf.), 31 mars 2006, R.D.C.,
2006, p. 1044 ; Comm. Mons (réf.), 10 juillet 1979, Rev. prat. soc., 1979, no 6034, p. 254.
Liège (réf.), 12 novembre 1986, J.L., 1986, p. 705.
Gand (réf.), 3 février 1994, Chron. D.S., 1994, p. 115.
Comm. Malines (réf.), 3 avril 1981, R.W., 1981-1982, col. 1572.
Bruxelles (réf.), 6 octobre 1983, J.T., 1984, p. 134, et obs. L. Van Bunnen, pp. 136 et s. ;
S. Raes, « Het kort geding in vennootschapszaken », T.R.V., 1988, pp. 327 et s., spéc.
p. 333, no 16 ; B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers
les conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., pp. 275
et 276 ; A.-M. Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de
commerce », op. cit., pp. 568 et 570, nos 10 et 11 ; J. Van Compernolle, « Le rôle et la
mission du juge dans le contentieux économique et social : Crise ou transformation de la
fonction judiciaire ? », Rev. prat. soc., 1978, pp. 1 et s., spéc. p. 27.
Civ. Namur (réf.), 11 décembre 1992, cité par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire
(VII) – Référés (3) », J.L.M.B., 1993, pp. 1118 et s., spéc. p. 1130 ; X. Dieux, « La formation,
l’exécution et la dissolution des contrats devant le juge des référés », op. cit., pp. 267 à 269 ;
X. Dieux, « Le contrat : objet et instrument de dirigisme ? », in Les obligations contractuelles, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 1984, pp. 253 et s., spéc. p. 325, no 21.
J. Laenens, « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen »,
op. cit., p. 309, no 947 ; D. Lindemans, « Economische en andere belangen van derden
in kort geding », in L’entreprise économique sous « tutelle » judiciaire ? / De onderneming
onder gerechtelijk « voogdij » ?, Bruxelles, Creadif, 1989, pp. 107 et s., spéc. p. 116, no 22.
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Questions de droit judiciaire inspirées de l’« affaire Fortis »
8. Y a-t-il des critères objectifs pour comparer les intérêts en cause ?
Quel que soit le fondement assigné à la balance des intérêts, la doctrine
s’accorde pour considérer qu’il s’agit d’une appréciation souveraine du juge
des référés 58. La balance des intérêts aboutit à une décision discrétionnaire
en opportunité 59. Cette décision n’est pas pour autant arbitraire, car elle
doit être motivée par le juge des référés 60 et que le juge ne peut pas déduire
de ses constatations souveraines en fait des conséquences qui ne peuvent
pas y correspondre 61.
Certains auteurs avancent néanmoins des critères d’appréciation de la
balance des intérêts. Les thèses en présence se distinguent selon qu’elles
accordent la prééminence aux menaces de préjudices, à la valeur des droits
allégués, aux apparences de fondement de ces droits, voire qu’elles placent
tous ces critères sur un pied d’égalité.
Parmi les thèses se focalisant sur les menaces de préjudices, C. Cambier
affirme que ce qui profite à une partie « ne pourra nuire, sans nécessité, à
l’autre » 62. Dans le même sens, A.-M. Stranart considère que le demandeur
justifie, en toute hypothèse, l’urgence « chaque fois que le retard menace
un intérêt légitime, sans aucune chance de gain corrélatif appréciable pour
l’autre partie » 63.
Se fondant sur la thèse de P. Jestaz 64, G. Rommel a défendu la méthode
d’analyse suivante, dans laquelle la valeur des droits allégués apparaît comme
critère déterminant. Le juge des référés doit apprécier la balance entre les
droits et les intérêts opposés, en fonction de leur valeur hiérarchique. Le
droit d’une partie aura un poids d’autant plus important qu’il est fermement
établi en droit positif, qu’il est inspiré par l’intérêt général et qu’il est lié aux
fondements de notre civilisation. Si les droits et intérêts opposés sont de
valeur égale, leur hiérarchie sera déterminée par les dommages qui seraient
respectivement subis par l’une ou l’autre des parties selon que les mesures
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62
63
64
I. Verougstraete, « Het kort geding : recente trends », op. cit., pp. 260 et 261, nos 6 et 7.
Mons (réf.), 2 février 1989, Pas., 1989, II, p. 189 ; D. Lindemans, Kort geding, op. cit.,
p. 84, no 118 ; J. Laenens, « Ger.W. Art. 584 », in Gerechtelijk recht. Artikelsgewijze
commentaar met overzicht van rechtspraak en rechtsleer, Anvers, Kluwer, f. mob., 1984,
p. 7, no 10 ; A.-M. Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de
commerce », op. cit., p. 569, no 11.
B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., p. 275.
En ce sens au sujet de la notion d’urgence : M. Regout, « Le contrôle de la Cour de cassation sur les décisions de référé », in Le référé judiciaire, éd. Conférence du Jeune barreau
de Bruxelles, 2003, pp. 123 et s., spéc. p. 125, no 3 ; J. Van Compernolle et G. ClossetMarchal, « Examen de jurisprudence (1985 à 1998). Droit judiciaire privé (suite) »,
op. cit., pp. 59 et s., spéc. p. 154, no 357 ; X. Dieux, « La formation, l’exécution et la dissolution des contrats devant le juge des référés », op. cit., p. 259. Voy. égal. infra, no 12.
C. Cambier, Droit judiciaire civil, t. II, La compétence, Bruxelles, Larcier, 1981, p. 338.
A.-M. Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de commerce »,
op. cit., p. 566, no 9.
P. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, op. cit., pp. 235 à 238, nos 275
et 276.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
165
provisoires seraient ordonnées ou non 65. Malgré cette méthode d’analyse,
l’auteur reconnaît que le juge des référés dispose d’une large marge d’appréciation en opportunité 66.
Plutôt que de comparer la valeur hiérarchique des droits allégués, il a
aussi été soutenu que le juge des référés devrait comparer la force respective des prétentions des parties, en accordant une protection d’autant plus
importante que les droits sont démontrés 67.
Enfin, d’autres auteurs proposent plutôt d’appliquer « la règle de la
proportionnalité » tant vis-à-vis des menaces de préjudices que des apparences de droit. Selon cette thèse, le juge des référés apprécie l’opportunité
de la mesure demandée au regard des apparences de droit du demandeur
et de la gravité des conséquences de cette mesure pour celui qui la subit 68.
La comparaison repose donc sur l’importance économique 69 ou le poids
moral 70 des intérêts en présence, ainsi que sur une première appréciation
du fond du litige 71.
Quels que soient les mérites de ces tentatives de systématisation, elles ne
me semblent pas modifier le fait que la balance des intérêts conduit à une
décision discrétionnaire en opportunité.
9. Quel est l’effet d’une balance des intérêts défavorable ? La théorie de la
balance des intérêts est-elle seulement un moyen de défense tendant au rejet
de la demande en référé ou permet-elle également au demandeur de justifier
sa demande de condamnation ?
La thèse majoritaire considère la balance des intérêts comme une condition du référé, en ce sens qu’une balance des intérêts défavorable au demandeur entraîne le rejet de sa demande en référé, ou à tout le moins, le rejet de
tout ou partie des mesures provisoires qu’il a sollicitées 72. Dans d’autres cas,
65
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70
71
72
G. Rommel, « Bevoegdheid, urgentie en voorlopigheid in het sociaal kort geding.
Tendenzen en perspektieven », op. cit., p. 68, nos 19 et 20.
Ibid., p. 69, no 24.
B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., p. 275.
G. de Leval, « Le référé en droit judiciaire privé », Act. dr., 1992, pp. 855 et s., spéc.
pp. 879-880, no 38.
Voy. Civ. Bruxelles (réf.), 6 février 1995, R.G.D.C., 1996, p. 74.
Voy. Liège (réf.), 21 septembre 1993, R.R.D., 1993, p. 474, et note D. Paulet, « De
nouvelles dispositions transitoires au secours des dispositions transitoires du décret du
27 octobre 1988 sur les carrières », pp. 477 et s. ; Civ. Liège (réf.), 25 octobre 1995, Rev. not.
b., 1998, p. 53 ; Civ. Namur (réf.), 9 février 1993, cité par J. Englebert, « Inédits de droit
judiciaire (VII) – Référés (3) », op. cit., p. 1130.
Comm. Bruxelles (réf.), 22 septembre 1987, cité par P. Henry, « Inédits de droit judiciaire
(IV) – Référés », J.L.M.B., 1989, pp. 1330 et s., spéc. pp. 1340 et 1341 ; L. du Castillon,
« Les pouvoirs, au provisoire, du juge des référés : déraison de la mesure ou mesure de la
raison ? », op. cit., pp. 36 et 37, no 6.
Bruxelles (réf.), 31 août 1983, Rev. prat. soc., 1983, no 6245, p. 294 ; Civ. Liège (réf.),
14 novembre 1984, J.L., 1985, p. 191 ; Comm. Bruxelles (réf.), 31 décembre 1976, R.D.C.,
1977, p. 645 ; J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, « Examen de jurisprudence
(1985 à 1998). Droit judiciaire privé (suite) », op. cit., p. 161, no 363 ; G. Rommel, « De
feitelijkheid in het kort geding tegen de overheid », op. cit., p. 1134, no 32.
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le juge des référés a limité la durée des mesures demandées 73, les a assorties de conditions 74, ou leur a substitué d’autres mesures aux effets moins
irréversibles 75. Il a ainsi été soutenu qu’en raison de la balance des intérêts,
l’obtention d’une mesure en référé impose une plus grande force de conviction que dans le cadre de la procédure ordinaire 76.
Dans cette thèse, une balance des intérêts défavorable au défendeur en
référé ne suffit pas à justifier le prononcé d’une mesure provisoire 77. La
balance des intérêts ne peut servir que de moyen de défense.
Cette analyse doit être retenue si la balance des intérêts trouve son fondement dans la condition d’urgence 78, dans la notion du provisoire ou dans la
théorie de l’abus de droit.
Selon une autre conception, minoritaire, une balance des intérêts défavorable peut, le cas échéant, causer grief tant au demandeur qu’au défendeur,
en ce sens qu’elle peut, selon les circonstances, servir de justification au rejet
ou à l’accueil de la demande en référé 79. Dans cette thèse fondée sur l’autonomie du référé, la « pesée des intérêts » et l’urgence sont les seuls critères
déterminant s’il y a lieu d’ordonner une mesure provisoire 80.
10. Qui peut invoquer la balance des intérêts ? Il n’est pas douteux que les
parties peuvent faire valoir, en termes de conclusions et de plaidoiries, leurs
moyens et leurs arguments au sujet de la balance des intérêts.
Il n’est pas davantage contesté que le juge des référés peut soulever d’office
la question de la balance des intérêts 81. Dans ce cas, le juge doit cependant
ordonner la réouverture des débats, ou à tout le moins leur mise en conti-
73
74
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76
77
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80
81
Bruxelles (réf.), 21 juin 1988, J.T., 1988, p. 689 ; Bruxelles (réf.), 3 janvier 1985, Rev. prat.
soc., 1985, no 6332, p. 109.
Comm. Bruxelles (réf.), 17 septembre 1985, R.W., 1985-1986, col. 2581.
Comm. Hasselt (réf.), 11 décembre 2001, T.R.V., 2003, p. 428 et note A. Maurau,
« Onenigheid binnen de vennootschap : de opschorting van een besluit tot ontslag van
een bestuurder en de voorlopig bewindvoerder versus de deskundige » ; Comm. Bruxelles
(réf.), 14 août 1975, J.T., 1975, p. 662. Sur les réserves que cette jurisprudence appelle au
regard du principe dispositif, voy. infra, no 10.
M. Storme et P. Taelman, « Het kort geding : ontwikkelingen en perpectieven », op. cit.,
p. 69, no 63. À l’appui de cette constatation, voy. Bruxelles (réf.), 30 avril 2009, R.D.C.,
2010, p. 525 ; Bruxelles (réf.), 3 novembre 2008, I.R.D.I., 2009, p. 345.
D. Lindemans, « Economische en andere belangen van derden in kort geding », op. cit.,
p. 116, no 22.
À l’appui d’un tel raisonnement, voy. Civ. Bruxelles (réf.), 9 octobre 2007, I.R.D.I., 2008,
p. 44 ; Civ. Bruxelles (réf.), 6 février 1995, R.G.D.C., 1996, p. 74.
B.D., note sous Cass., 4 février 2000, R.D.C., 2000, p. 186.
M. Storme, « Kort geding omdat het moet », op. cit., pp. 814 et 815 ; H.R., « Le juge des
référés : en toute liberté ? », note sous Cass., 4 juin 1993, R.D.C., 1993, p. 931, no 1. En ce
sens, voy. C. trav. Liège (réf.), 8 juin 1998, J.T.T., 1998, p. 357.
En ce sens au sujet du caractère d’ordre public de la condition d’urgence : M. Regout, « Le
contrôle de la Cour de cassation sur les décisions de référé », op. cit., p. 124, no 2 ; J. Van
Compernolle et G. Closset-Marchal, « Examen de jurisprudence (1985 à 1998). Droit
judiciaire privé (suite) », op. cit., p. 152, no 354.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
167
nuation à bref délai 82, pour éviter de méconnaître le principe du contradictoire 83. Tout au plus pourrait-il être admis que dans certaines circonstances,
l’incidence de la balance des intérêts est tellement prévisible pour les parties,
que cette question est déjà incluse dans le débat et que le principe du contradictoire n’impose ni réouverture des débats ni mise en continuation 84.
La question s’est posée de savoir si le principe dispositif s’oppose à ce
que le juge des référés substitue aux mesures demandées, d’autres mesures
qui auraient une nature différente mais qui seraient plus conformes à son
appréciation de la balance des intérêts.
Il n’est pas contesté que l’article 1138, 2°, du Code judiciaire interdit au
juge des référés d’ordonner des mesures d’une intensité plus importante
que celles qui avaient été sollicitées par le demandeur. Par une telle décision,
le juge des référés statuerait ultra petita.
À l’inverse, il a été soutenu que le principe dispositif ne s’opposerait pas
à ce que le juge des référés ordonne d’autres mesures que celles qui ont été
demandées, pour autant qu’elles aient des effets plus limités sur le défendeur 85. Ces auteurs justifient cette analyse en considérant soit qu’en substituant une mesure aux effets plus limités, le juge statuerait infra petita 86, soit
qu’en matière de mesures conservatoires fondées sur des droits apparents,
le juge des référés s’émanciperait de la fonction juridictionnelle classique
82
83
84
85
86
Sur la possibilité pour le juge de substituer une mise en continuation à une réouverture des
débats, voy. notamment : Cass., 22 décembre 1986, Pas., 1987, I, p. 500 ; Cass., 6 septembre
1979, Pas., 1980, I, p. 13 ; X. Taton, « L’office du juge et la nullité en droit de la concurrence », note sous Bruxelles, 10 octobre 2008, R.D.C., 2009, pp. 492 et s., spéc. pp. 493
et 494, no 4 ; J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Le nouveau droit judiciaire, en principes »,
in Le droit judiciaire en effervescence, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 2007, pp. 325 et s.,
spéc. p. 428, no 94 ; X. Malengreau, « À propos de usages dans les tribunaux. Quelques
réflexions sur le rôle du juge à l’audience civile », J.T., 2000, pp. 673 et s. Voy. égal. J. Van
Compernolle, « L’application des garanties du procès équitable aux procédures tendant
à l’obtention de mesures provisoires : une clarification de la jurisprudence européenne »,
op. cit., p. 833, no 7f, et la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 30, qui réduisent la mise en continuation à la simple interpellation des plaideurs à la barre.
G. de Leval, « L’examen du fond des affaires par le juge des référés », J.T., 1982, p. 422,
no 12. Comp. Civ. Verviers (réf.), 8 juillet 1983, J.L., 1983, p. 567, et obs. G. de Leval,
p. 569.
L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans
l’instance en référé », in Les mesures provisoires en droit belge, français et italien. Étude de
droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 95 et s., spéc. p. 106, no 21 ; G. de L., note 2
sous Liège (réf.), 31 août 1995, J.L.M.B., 1995, p. 1524.
L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans
l’instance en référé », op. cit., p. 98, no 10 ; P. Taelman, « Het kort geding. Ontwikkeling
van de urgentievoorwaarde en het vereiste bij voorraad uitspraak te doen in de jaren ’90
alsook enkele procedureaspecten », R.D.J.P., 1997, pp. 257 et s., spéc. p. 268, no 19.
P. Taelman, op. cit., p. 268, no 19 ; S. Velu, « Le juge des référés et la liberté d’expression »,
in Présences du droit public et des droits de l’homme. Mélanges offerts à J. Velu, Bruxelles,
Bruylant, 1992, t. 3, pp. 1757 et s., spéc. pp. 1789 et 1790, no 43 ; G. de Leval, « L’examen
du fond des affaires par le juge des référés », op. cit., spéc. p. 422, no 12, note 30.
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et échapperait ainsi dans une certaine mesure à l’application du principe
dispositif, sauf accord formel et exprès des parties 87.
Ces justifications ne me paraissent pas convaincantes. En effet, il me
semble difficile de quantifier des injonctions différentes de faire ou de ne
pas faire, et par voie de conséquence, de déterminer si la mesure ordonnée
procède ou non de la réduction de la mesure demandée. Il faut donc
considérer qu’en prononçant une mesure différente que celle qui lui était
demandée, le juge des référés modifie l’objet de la demande 88. Pour le
surplus, outre les critiques qui ont été rappelées ci-dessus au sujet de la
distinction entre mesures conservatoires et mesures d’anticipation 89, il ne
me semble pas compatible avec la nature de principe général du droit du
principe dispositif 90, de considérer que le juge des référés y serait soumis ou
non, selon le type de mesures qu’il déciderait d’ordonner et selon les motifs
qu’il avancerait à l’appui de sa décision.
À mon avis, le juge des référés ne statue infra petita que lorsqu’il réduit
le montant d’une provision demandée ou qu’il limite la mesure demandée
dans le temps. Au contraire, il méconnaît le principe dispositif lorsqu’il
modifie l’objet de la mesure demandée 91.
11. Quelle partie supporte le risque d’équivalence des intérêts ? Le risque
d’équivalence des intérêts est une question qui n’a presque jamais été
abordée au sein de la doctrine. Le juge des référés pourrait cependant être
confronté à une contestation sérieuse des droits en présence, à des intérêts
de valeur équivalente et à des risques de préjudices symétriques. Dans cette
hypothèse, devrait-il statuer en faveur du demandeur ou du défendeur ?
S. Raes a émis l’opinion selon laquelle le demandeur en référé devrait
bénéficier d’un préjugé favorable dans de telles circonstances. Selon cet
auteur, si une décision ou une situation cause un préjudice ou des inconvénients sérieux au demandeur, et si la régularité de cette décision ou de cette
situation n’est pas incontestable, le demandeur devrait obtenir une protection provisoire de ses droits. Une telle protection ne devrait être refusée au
87
88
89
90
91
L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans l’instance en référé », op. cit., pp. 100 à 105, no 14 à 20. Dans le même sens, vis-à-vis des règles
de preuve, voy. G. Closset-Marchal, « Le juge du provisoire et les règles de preuve », in
Les mesures provisoires en droit belge, français et italien. Étude de droit comparé, Bruxelles,
Bruylant, 1998, pp. 155 et s., spéc. p. 158, no 8.
H. Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé,
comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes) : principes, conditions et
caractéristiques », op. cit., pp. 23 et 24, no 29. Voy. dans le même sens : L. du Castillon,
« Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans l’instance en référé »,
op. cit., pp. 99 et 100, no 12 (ce qui explique sa thèse hésitante en la matière).
Voy. supra, no 5.
Voy. Cass., 5 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 181 ; J. Linsmeau et X. Taton, « Le principe
dispositif et l’activisme du juge », in Finalité et légitimité du droit judiciaire. Het gerechtelijk
recht waarom en waarheen ?, Bruges, La Charte, 2005, pp. 103 et s., spéc. p. 114, nos 20 et 21.
Dans le même sens : Civ. Liège (réf.), 16 novembre 1979, J.L., 1980, p. 92.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
169
demandeur que si l’intérêt qu’il fait valoir est primé par d’autres intérêts qui
sont servis par le maintien de la situation existante 92.
En réalité, ce risque d’équivalence des intérêts en présence pose la question du caractère obligatoire ou facultatif de la balance des intérêts. En effet,
si le juge des référés est tenu d’apprécier cette condition, il faut déterminer
quelle partie doit succomber en cas de balance équilibrée. Au contraire, la
question perd sa pertinence si la balance des intérêts n’est qu’un critère d’application facultative. Dans ce dernier cas, le juge s’abstiendra de recourir à
ce critère, chaque fois que celui-ci ne lui fournira pas de motif de décider en
faveur de l’une ou de l’autre partie.
12. La balance des intérêts a-t-elle un caractère obligatoire ou facultatif ? La doctrine n’a pas non plus examiné, en tant que telle, la question de
savoir s’il s’impose au juge des référés d’apprécier la balance des intérêts en
présence, ou s’il ne s’agit que d’un exercice facultatif pour ce juge. Les thèses
suivantes me semblent cependant pouvoir être déduites de la manière dont
certains auteurs décrivent la théorie de la balance des intérêts.
Plusieurs auteurs attribuent à la balance des intérêts un caractère supplétif,
vis-à-vis de l’appréciation des préjudices ou des droits des parties. Selon
J. Laenens, bien que le juge doive apprécier la balance des intérêts lors de
son appréciation de l’urgence, le préjudice qui serait subi par le demandeur
en référé en l’absence de mesure provisoire, reste le critère déterminant en
la matière 93. Selon T. De Groeve, c’est en cas de doute quant au fondement
des prétentions des parties, que la balance des intérêts et d’autres considérations d’opportunité déterminent la décision du juge des référés 94.
D’autres auteurs présentent la balance des intérêts comme une condition
cumulative, ce qui tendrait à indiquer le caractère obligatoire de ce critère 95.
Il a ainsi été jugé que la balance des intérêts est l’une des deux conditions à
remplir pour qu’il y ait urgence à statuer. Le demandeur doit non seulement
établir que le juge du fond ne pourra pas lui assurer en temps opportun la
protection qu’il réclame, mais également qu’il invoque des intérêts apparemment plus légitimes que ceux de son adversaire 96. Dans le même sens, il
est aussi soutenu que la balance des intérêts est une appréciation qui s’ajoute
92
93
94
95
96
S. Raes, « Het kort geding in vennootschapszaken », op. cit., p. 333, no 16.
J. Laenens, « Ger.W. Art. 584 », op. cit., p. 7, no 10.
T. De Groeve, « De beschikking bij voorraad en de verhouding van het kort geding tot
het bodemgeschil – Over de interpretatie van art. 584 en 1039 Ger. W. », Jura Falc., 19831984, pp. 123 et s., spéc. p. 134, no 18. Dans le même sens, voy. Bruxelles (réf.), 28 juin
1995, A.J.T., 1996-1997, p. 360, et note M. Dalle, « Misbruik van bevoegdheid bij de
niet-toelating van een vennoot ter algemene vergadering op grond van artikel 125, lid 2
Vennootschapswet », pp. 365 et s.
G. Demez, « Aspects actuels du référé social », op. cit., pp. 80 et 81, nos 16 et 18.
Civ. Liège (réf.), 11 juin 1987, Ann. dr. Liège, 1989, p. 304.
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à celle des apparences de droit au niveau du fondement de la demande en
référé 97.
G. Closset-Marchal semble hésiter sur la position à adopter. En 1986, elle
présente la balance des intérêts comme l’un des deux critères alternatifs de
l’urgence : « il y a urgence chaque fois que la crainte d’un préjudice d’une
certaine gravité […] rend une décision immédiate souhaitable ou encore
chaque fois que le retard menace un intérêt légitime, sans aucune chance
de compensation pour l’autre partie » 98. À suivre cette présentation (« ou
encore »), une balance des intérêts défavorable ne suffirait pas à justifier un
défaut d’urgence à statuer. En 1998, le même auteur identifie la balance des
intérêts comme l’un des cinq critères d’appréciation de l’urgence, constate
que ces critères interviennent le plus souvent cumulativement 99, et soutient
que « pour apprécier l’existence de l’urgence [dans la perspective de la
balance des intérêts], le président doit obligatoirement porter une première
appréciation sur le fond du litige » 100. La balance des intérêts apparaît ici
comme une obligation pour le juge des référés.
Enfin, les partisans de la thèse fondée sur l’autonomie du référé considèrent qu’en cas d’urgence et de menace de préjudice, la balance des intérêts
est une condition à la fois suffisante et nécessaire de l’octroi des mesures
demandées 101.
À mon sens, la balance des intérêts ne constitue un critère d’application
obligatoire que si son omission ou sa mauvaise application est susceptible
d’entraîner la cassation de la décision de référé. Il convient donc d’examiner
les arrêts de la Cour de cassation dans lesquels cette notion apparaît. À ma
connaissance, ces arrêts sont au nombre de quatre.
Le premier arrêt, déjà cité ci-dessus, date du 4 février 2000 et rejette un
moyen pris du défaut de réponse aux conclusions du défendeur en référé.
J’ai déjà indiqué qu’il ne pouvait en être déduit aucun enseignement quant
à l’application de la balance des intérêts par le juge des référés 102.
Les deux arrêts suivants datent du 14 janvier 2005 et du 2 juin 2006, et
concernent des décisions de référé ayant ordonné des mesures restreignant
la liberté d’expression des parties défenderesses. Dans cette matière, la
97
98
99
100
101
102
M. Storme et P. Taelman, « Het kort geding : ontwikkelingen en perpectieven », op. cit.,
p. 69, no 63. Dans le même sens : Comm. Courtrai (réf.), 29 avril 1996, R.D.C., 1996,
p. 1010, et note H. Van Gompel, « De buitengerechtelijke ontbinding van een overeenkomst en de remediëringsbevoegdheid van de rechter in kort geding », pp. 1017 et s., spéc.
p. 1018. Voy. égal. en droit néerlandais : H.A. Groen, « Het kort geding naar Nederlands
recht », T.P.R., 1991, pp. 1025 et s., spéc. pp. 1037 et 1038.
G. Closset-Marchal, « Le référé aujourd’hui », op. cit., p. 312.
G. Closset-Marchal, « L’urgence », in Les mesures provisoires en droit belge, français et
italien. Étude de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 19 et s., spéc. p. 19.
Ibid., p. 22.
M. Storme, « Kort geding omdat het moet », op. cit., pp. 814 et 815. Dans le même sens,
voy. Liège (réf.), 28 mai 1991, J.L.M.B., 1991, p. 885.
Voy. supra, no 5.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
171
balance des intérêts résulte d’une disposition de droit matériel 103. En effet,
aux termes de l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de
l’homme, la liberté d’expression peut faire l’objet de restrictions légales,
notamment si celles-ci constituent des mesures nécessaires, dans une
société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
En degré de cassation, un des moyens a fait grief aux arrêts attaqués d’avoir
mal appliqué cette balance des intérêts. L’arrêt du 14 janvier 2005 rejette le
moyen au motif que le juge d’appel a effectué la balance des intérêts requise
d’une façon non déraisonnable 104. Quant à l’arrêt du 2 juin 2006, il déclare
le moyen irrecevable au motif qu’il n’a pas invoqué la violation de l’article 584 du Code judiciaire 105. Il résulte de ces arrêts que lorsqu’une mise
en balance d’intérêts opposés résulte d’une disposition de droit matériel, la
Cour de cassation ne casse la décision du juge des référés qu’en cas d’appréciation déraisonnable de la part de celui-ci 106. J’estime qu’il peut en être
déduit que la Cour de cassation se limitera au même contrôle marginal, en
cas d’application de la balance des intérêts comme critère général d’appréciation en référé.
Le dernier arrêt date du 19 février 2010, et est issu de l’affaire qui a donné
lieu à l’organisation de ce cycle de conférences. Cet arrêt casse la décision
attaquée, au motif qu’elle n’a pas répondu aux conclusions de la défenderesse
en référé, selon lesquelles les demandes étaient, à défaut d’urgence, dépourvues de fondement en raison de la mise en péril de l’intérêt général 107. Cet
arrêt confirme que le juge des référés doit répondre aux moyens que les
parties invoquent au sujet de la balance des intérêts 108.
Certes, aucun de ces arrêts ne porte spécifiquement sur la question du
caractère obligatoire ou facultatif de la balance des intérêts. Néanmoins, si la
Cour de cassation n’effectue qu’un contrôle marginal en présence de dispositions de droit matériel imposant la balance des intérêts, il me semble improbable qu’en l’absence de toute obligation de droit matériel, la Cour casse une
décision de référé pour omission d’appliquer cette balance des intérêts. Il
s’agit donc d’un critère d’application facultative pour le juge des référés.
103
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105
106
107
108
Dans le même sens, voy. Civ. Bruxelles (réf.), 6 novembre 2008, J.T., 2008, p. 724. Pour
d’autres circonstances où la balance des intérêts semble résulter du droit matériel, voy.
Liège (réf.), 2 mai 2006, J.L.M.B., 2007, p. 1376, et obs. J.-M. Dermagne, « Le contrôle
judiciaire de la discipline scolaire », pp. 1383 et s. ; Civ. Namur (réf.), 28 juin 2005, J.L.M.B.,
2006, p. 1285.
Cass., 14 janvier 2005 (réponse à la deuxième branche du deuxième moyen), Pas.,
2005, p. 95 ; R.C.J.B., 2006, p. 497, et note J.-Fr. van Drooghenbroeck et S. van
Drooghenbroeck, « Référé et procès équitable », pp. 507 et s.
Cass., 2 juin 2006 (réponse au second moyen), J.L.M.B., 2006, p. 1402, et obs. F. Jongen,
« L’intervention du juge des référés dans le domaine de la liberté d’expression, suite et
fin ? », pp. 1414 et s.
Voy. dans le même sens, en matière d’intérêt légitime comme condition de recevabilité de
la demande en référé : Cass., 20 février 2009, Pas., 2009, p. 532. Voy. égal. la contribution
de J.-Fr. van Drooghenbroeck, nos 12 à 16.
Cass., 19 février 2010, J.L.M.B., 2010, p. 392 et obs. G. de L. ; R.A.B.G., 2010, p. 691, et note
M. Baetens-Spetschinsky, « De toegang tot de cassatierechter », pp. 696 et s.
Voy. la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 35.
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13. Conclusion sur les incertitudes actuelles. Au terme de cette analyse, il
me semble établi que la balance des intérêts est un critère facultatif, auquel
le juge des référés peut recourir s’il veut fonder sa décision notamment sur
une appréciation discrétionnaire en opportunité.
Si nous admettons que la balance des intérêts trouve son fondement
dans la notion d’urgence, alors nous pouvons ajouter que le juge des référés
peut prendre tous les intérêts en considération, qu’ils soient juridiques ou
non, et qu’ils protègent les parties, les tiers ou l’intérêt général. En tant que
critère d’appréciation de l’urgence, l’appréciation des intérêts en présence
peut conduire au rejet de la demande en référé. Au contraire, elle ne peut
pas justifier l’octroi des mesures demandées, qui dépend de l’examen des
droits des parties. La balance des intérêts ne peut servir que de moyen de
défense 109.
La question de savoir si la balance des intérêts permettrait au juge des
référés de substituer d’office aux mesures demandées, d’autres mesures aux
effets plus réduits, reste délicate. Selon moi, le principe dispositif s’oppose à
cette conséquence, indépendamment du fondement retenu pour la balance
des intérêts.
III. la TRadITIon d’un RéféRé en oppoRTunITé
14. La balance des intérêts se situe dans la continuation du droit antérieur. La balance des intérêts n’apparaît pas dans la jurisprudence et la
doctrine avant les années 1960 110. Il ne faudrait cependant pas en déduire
que l’apparition de cette théorie constituerait une rupture par rapport au
droit antérieur.
Au contraire, D. Lindemans a démontré que la balance des intérêts était
une cause de décision en opportunité, qui n’était pas nécessaire pour la jurisprudence antérieure. En effet, avant l’apparition de cette théorie, les juges
des référés motivaient déjà leurs décisions de rejet en constatant, avec une
large marge d’appréciation, que l’urgence faisait défaut ou qu’il n’y avait pas
lieu d’ordonner la mesure demandée 111. Ce pouvoir d’appréciation n’était
pas critiqué par la doctrine 112.
En ce sens, la balance des intérêts apparaît comme un développement
théorique conforme à la jurisprudence antérieure.
109
110
111
112
Dans le même sens, voy. Bruxelles (réf.), 6 novembre 1981, J.T., 1982, p. 428 ; Comm.
Bruxelles (réf.), 15 octobre 1986 et 28 octobre 1986, R.D.C., 1987, p. 765 et p. 768, et obs.,
pp. 777 et s.
Voy. supra, no 2.
D. Lindemans, Kort geding, op. cit., p. 84, no 118. Voy. Comm. Liège (réf.), 8 octobre 1937,
Rev. prat. soc., 1938, no 3688, p. 22, et obs., pp. 24 et s. ; Comm. Bruxelles (réf.), 16 février
1926, J.C.B., 1926, p. 167 ; Comm. Anvers (réf.), 12 décembre 1923, Rev. prat. soc., 1924,
no 2567, p. 244, et obs. P.M., pp. 245 et s. ; Comm. Bruxelles (réf.), 6 juillet 1923, Rev. prat.
soc., 1924, no 2566, p. 243.
R.P.D.B., v° Référés, op. cit., pp. 124 et 139, nos 24 et 267 ; A. Moreau, De la juridiction des
référés, op. cit., pp. 23 et 30, nos 25 et 32.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
173
15. Une appréciation en opportunité remontant à l’ancien droit français. Le pouvoir d’appréciation en opportunité du juge des référés dispose
d’ailleurs d’origines très anciennes.
En effet, le droit belge des référés – comme le droit néerlandais – trouve
son origine historique dans l’ancien droit français 113, et plus précisément
dans la coutume du Châtelet de Paris 114, qui permettait d’obtenir une
« provisio » accordée par voie d’« ordinatio ». Ces termes signifiaient que la
décision du juge n’était pas dictée par des règles de droit, mais bien par des
raisons d’équité et d’efficacité 115.
Cette pratique a été consacrée dans un édit du 22 janvier 1685, dont l’article 6 consacre la liberté d’appréciation du juge. En effet, cette disposition
énumère une série de litiges dans lesquels « si le Lieutenant Civil le juge
ainsi à propos pour le bien de la justice, il pourra ordonner que les parties
comparoîtront le jour même dans son Hôtel, pour y être entendues et être
par lui ordonné par provision, ce qu’il estimera juste, sans aucunes vacations ni frais à son égard » 116.
La pratique consacrée dans l’édit de 1685 a ensuite servi de modèle aux
articles 806 à 811 du Code de procédure civile du 24 avril 1806 117. Les
articles 806 et 809, alinéa 1er, de ce Code disposent respectivement que « dans
tous les cas d’urgence, ou lorsqu’il s’agira de statuer provisoirement sur les
difficultés relatives à l’exécution d’un titre exécutoire ou d’un jugement,
il sera procédé ainsi qu’il va être réglé ci-après » et que « les ordonnances
sur référés ne feront aucun préjudice au principal ; elles seront exécutoires
par provision, sans caution, si le juge n’a pas ordonné qu’il en serait fourni
une » 118. Les travaux préparatoires de ces dispositions confirment le maintien d’une grande liberté d’appréciation pour le juge des référés. En effet,
le discours de Réal cité à l’entame des présentes observations fixe l’urgence
comme seul critère légal et renvoie au « discernement » et à la « probité » du
président pour le reste.
113
114
115
116
117
118
D. Lindemans, « Geschiedenis van het kort geding ter verklaring van het woordgebruik
in de artikelen 584 en 1039 van het Gerechtelijk Wetboek », R.W., 1980-1981, col. 2777
et s., spéc. col. 2778, no 3, qui compare également le référé avec d’autres institutions plus
anciennes remontant au droit romain.
C. Cézar-Bru et P. Hébraud, Traité théorique et pratique des référés et des ordonnances
sur requête, t. I, Des référés, Paris, Marchal et Billard, 1938, p. 10, no 2.
E.M. Meijers, Het kort geding, Zwolle, W.E.J. Tjeenk Willink, p. 4, no 4.
Cité par D. Lindemans, « Geschiedenis van het kort geding ter verklaring van het woordgebruik in de artikelen 584 en 1039 van het Gerechtelijk Wetboek », op. cit., col. 2789, no 16,
qui renvoie aussi à l’art. 9 du même édit qui est relatif à une « procédure sur référé » en
matière de difficultés d’exécution, et qui dispose notamment qu’il sera « pourvu, ainsi [que
ledit Lieutenant Civil] avisera bon être ».
Par l’intermédiaire de Pigeau, qui a théorisé la pratique du Châtelet et qui a servi de
cheville ouvrière à la commission de rédaction du Code de procédure civile (D. Lindemans,
« Geschiedenis van het kort geding ter verklaring van het woordgebruik in de artikelen 584
en 1039 van het Gerechtelijk Wetboek », op. cit., col. 2790, 2791, 2795 et 2796, nos 18, 19,
25 et 26).
Code de procédure civile, Paris, Imprimerie impériale, 1806, p. 172.
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Questions de droit judiciaire inspirées de l’« affaire Fortis »
Les lois belges du 25 mars 1876 et du 26 décembre 1891 ont modifié les
règles de compétence, en permettant notamment au président du tribunal
de commerce de statuer en référé 119. Ces lois n’ont pas pour autant abrogé
les articles 806 et 809 du Code de procédure civile 120, qui sont restés en
vigueur en Belgique jusqu’au Code judiciaire du 10 octobre 1967.
16. Les travaux préparatoires du Code judiciaire. Le Code judiciaire ne
me semble pas non plus avoir rompu avec cette conception traditionnelle
selon laquelle le juge des référés dispose d’un pouvoir d’appréciation en
opportunité. Au contraire, ce pouvoir est expressément reconnu dans le
rapport de Ch. Van Reepinghen : « le concept [d’urgence] laisse au juge des
référés un large pouvoir d’appréciation et son imprécision même, dans une
juste mesure, la plus grande liberté » 121. Lors de la description de la notion
du provisoire, le même rapport constate également un pouvoir d’appréciation en opportunité : « l’essentiel – le texte proposé y pourvoit – est que le
juge des référés puisse prendre des mesures urgentes, apparemment opportunes, même si elles créent une situation irréversible, dès lors que le juge du
fond ne sera pas lié par les formes et les suites de l’ordonnance » 122.
La notion de balance des intérêts est apparue dans notre droit à la même
période que l’entrée en vigueur du Code judiciaire 123. Si les premiers
ouvrages des années 1970 n’ont pas traité de cette nouvelle notion 124,
aucun auteur de l’époque n’a émis l’opinion que celle-ci serait contraire au
nouveau Code 125.
Nous pouvons d’ailleurs nous demander si la balance des intérêts n’a
pas trouvé un accueil d’autant plus favorable dans la jurisprudence et la
doctrine belges qu’elle leur fournissait une analyse théorique séduisante
au sujet d’un pouvoir d’appréciation en opportunité qui était reconnu de
119
120
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122
123
124
125
Voy. P. Rouard, Traité élémentaire de droit judiciaire privé, t. 2, op. cit., pp. 696 et 697,
nos 844 et 845. En matière sociale, le référé devant le président du tribunal du travail n’est
apparu qu’avec le Code judiciaire (E. Leboucq et W. Van Eeckhoutte, « Het sociaalrechtelijk kort geding », op. cit., col. 1089 ; G. Demez, « Le référé social », Chron. D.S., 1982,
pp. 61 et s., spéc. p. 61).
Voy. Cass., 15 novembre 1923, Pas., 1924, I, p. 28.
Rapport de M. Charles Van Reepinghen, in Code judiciaire et son annexe. Loi du
10 octobre 1967, Bruxelles, Bruylant, 1967, pp. 302 et s., spéc. p. 395.
Ibid., pp. 395 et 396.
Voy. supra, no 2.
Voy. A. Fettweis, Handboek voor gerechtelijk recht, t. II, Bevoegdheid, Anvers, Standaard,
1971, qui constate que le Code judiciaire reprend l’essentiel du système antérieur en
matière de référé (p. 247, no 458) et que le juge des référés dispose d’un pouvoir discrétionnaire d’appréciation de l’urgence (p. 255, no 469). Voy. égal. P. Rouard, Traité élémentaire de droit judiciaire privé, t. 2, op. cit., pp. 688 à 790, nos 831 à 930, qui constate aussi
que l’urgence est une question de fait laissée à l’appréciation souveraine et discrétionnaire
du juge des référés (pp. 756 et 757, no 909).
Voy. J. Laenens, « Overzicht van rechtspraak (1970-1978). De bevoegdheid », T.P.R., 1979,
pp. 247 et s., spéc. p. 292, no 86 ; E. Gutt et A.-M. Stranart-Thilly, « Examen de jurisprudence (1965 à 1970). Droit judiciaire privé », R.C.J.B., 1973, pp. 91 et s., spéc. pp. 190
et 191, no 53 ; G. Horsmans, « Le juge des référés et le droit des sociétés », Rev. prat. soc.,
1969, no 5470, pp. 47 et s., spéc. pp. 55 à 57, nos 15 et 18.
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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé
175
longue date. En toute hypothèse, la notion ne semble pas avoir été perçue, à
l’époque, comme une modification du droit en vigueur, mais plutôt comme
une nouvelle forme de motivation des décisions de référé.
IV. quel RéféRé pouR le xxIe sIècle ?
17. Les fondements de la critique actuelle de la balance des intérêts. Il a
été établi ci-dessus que la balance des intérêts procède de sources anciennes,
est appliquée par une jurisprudence abondante et est reconnue par une
doctrine largement majoritaire. Il est d’autant plus intéressant d’analyser les
arguments avancés à l’appui de la critique récente de cette théorie.
L’article de J. Verlinden avance des arguments de deux ordres.
Premièrement, il démontre qu’aucune règle n’impose la balance des
intérêts au juge des référés. L’auteur remarque que la notion n’apparaît pas
dans la définition de l’urgence résultant des travaux préparatoires du Code
judiciaire et de la jurisprudence de la Cour de cassation, et qu’en droit néerlandais, elle ne constitue pas un critère absolu qui supplanterait l’examen
des apparences de droit 126. Ces affirmations sont exactes. Elles n’établissent toutefois pas qu’une règle interdirait au juge des référés d’apprécier la
balance des intérêts en présence.
Deuxièmement, J. Verlinden avance des arguments relatifs au rôle du
juge des référés. Il considère que celui-ci doit intervenir comme tout autre
juge, que ses décisions peuvent avoir des effets importants sur les parties,
qu’il doit statuer sur la base des apparences de droit, et qu’il ne peut pas
ordonner des mesures qui ne pourraient pas être prononcées par le juge
du fond. La balance des intérêts est, à ses yeux, incompatible avec ces principes, et pourrait, tout au plus, servir de critère d’appréciation de la mesure
à ordonner en cas d’accueil de la demande en référé 127.
Cette deuxième série d’arguments conduit à s’interroger sur le rôle du
juge des référés dans la société d’aujourd’hui. Ou bien le juge des référés
statue sur la seule base d’une balance des intérêts sans appliquer le droit
matériel, ou bien ce juge exerce une fonction juridictionnelle et reste soumis
aux règles de droit 128.
18. Quelques observations sur l’avenir de la balance des intérêts. Je
n’ai pas l’ambition de résoudre cette question dans le cadre limité de ce
commentaire. Je me limiterai aux deux observations suivantes.
Premièrement, si nous considérons la balance des intérêts comme un
critère facultatif d’appréciation de l’urgence, et de ce fait comme une condi126
127
128
J. Verlinden, « Beoordeling van de rechten van partijen en belangenafweging in kort
geding », op. cit., pp. 264 et 266, no 7 et 8(e).
Ibid., pp. 265 à 267, nos 8(a) à 8(d), 9 et 10.
P. Lemmens, « Het onderzoek van de ogenschijnlijke rechten van de partijen door
de rechter in kort geding en het toezicht door het Hof van Cassatie », note sous Cass.,
22 février 1991, R.D.C., 1991, pp. 675 et s., spéc., p. 680, no 9.
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tion du référé, la balance des intérêts ne pourra servir que de moyen de
défense. Seuls les demandeurs en référé subiront, dans certains cas, les effets
d’une balance des intérêts défavorable. Les demandeurs déboutés pourront
toujours faire valoir leurs prétentions de principe devant le juge du fond,
même si la durée plus longue de la procédure ordinaire risque d’empêcher
l’obtention des mêmes mesures que celles qu’ils souhaitaient à l’entame du
litige. Par exemple, la réparation pourrait avoir lieu par équivalent plutôt
qu’en nature 129. Il s’agit peut-être d’une façon de limiter certains excès que
A. Fettweis signalait déjà en 1987 130. En outre, dans cette conception, la
théorie de la balance des intérêts ne remet pas en cause la thèse exposée
dans la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck. En effet, il peut toujours
être soutenu qu’après avoir librement reconnu l’urgence, le juge des référés
est tenu de statuer sur le fondement des mesures demandées en appliquant
correctement les règles de droit.
Deuxièmement, avant d’interdire la balance des intérêts, il s’agit à mon
avis de déterminer si les procédures de référé se déroulent aujourd’hui dans
des conditions tellement différentes de celles qui prévalaient auparavant,
qu’une marge d’appréciation en opportunité serait devenue inadmissible 131.
Dans notre système, c’est au législateur qu’il revient de répondre à cette
question. Cela fait plus de trois siècles que la notion d’urgence n’est pas
légalement définie 132. Les conditions du XXIe siècle requièrent-elles que le
législateur supprime cette liberté d’appréciation réaffirmée en 1967 ? Il s’agit
là aussi d’une question d’opportunité…
129
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132
Dans le même sens : Civ. Nivelles (réf.), 22 décembre 1989, Amén., 1990, p. 118.
A. Fettweis, Manuel de procédure civile, 2e éd., op. cit., pp. 327 à 329.
Voy. dans le même sens la justification des revirements de jurisprudence par la Chambre
des Lords anglaise : A. Guinchard, « Sécurité juridique en Common Law », in Sécurité
juridique et droit économique, Bruxelles, Larcier, 2008, pp. 101 et s., spéc. pp. 116 à 118,
nos 15 à 17.
G. Rommel, « Bevoegdheid, urgentie en voorlopigheid in het sociaal kort geding.
Tendenzen en perspektieven », op. cit., p. 66, no 12.
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