COM 39, Axe 1 QUI PARLE LORSQUE J`ECRIS ? Laure Razon Je

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COM 39, Axe 1 QUI PARLE LORSQUE J`ECRIS ? Laure Razon Je
COM 39, Axe 1
QUI PARLE LORSQUE J’ECRIS ?
Laure Razon
Je viens de terminer l’écriture d’une monographie sur Maud Mannoni, psychanalyste
française (1923-1998). Après avoir présenté quelques grands axes la singularisant
dans sa pensée, je développerai mon propos autour des deux questions suivantes :
- Qu’est-ce qui noue un “écrivant” à l’objet de son étude ?
- Comment se mettent en place des points saillants liant des éléments d’enfance à
l’architecture d’une pensée ?
Maud MANNONI
L’histoire de la psychanalyse inscrit Maud Mannoni sur la scène d’une pensée ayant
ouvert de nouvelles perspectives de soin. Ce qui a révolutionné l’approche
psychanalytique qu’elle a proposée, avec la publication de son premier livre :“L’enfant
arriéré et sa mère”, en 1964, fut l’ouverture de la porte d’un inconscient unissant mère
et enfant. Ouvrir cette porte unissant dans la souffrance et la violence ces deux êtres
permet d’entrevoir comment délivrer l’un de l’autre. La force de ses convictions ainsi
que sa créativité la menait à trouver le lieu d’où un sujet, aussi fou soit-il puisse avoir
une parole, une place et une existence propre. Maud Mannoni offrit des perspectives de
vie hors institution psychiatrique.
Elle fut une femme d’engagements. Engagements politique et psychanalytique, se
résumant ainsi : donner à tout individu une place de sujet, tant sur le versant social que
psychique. Ainsi sa lutte ne fut pas exclusivement liée aux institutions psychiatriques
enfermantes, mais également axée contre toutes lois exilantes.
Voici, en trois mots-clefs ce qui sous-tendait sa démarche. Nous aborderons, dans la
dernière partie de cet exposé, combien ces points sont nés de son histoire personnelle.
La Liberté : celle du sujet, en premier lieu, toujours plus apte à fabriquer
inlassablement sa propre prison plutôt que de s’en évader. Inscrire le travail
thérapeutique dans cette démarche fut pour Maud Mannoni, l’essence même de sa
lutte.
La Passion : A la limite d’une intransigeance extrême, la passion ne se commande
pas, elle gouverne. Chez Maud Mannoni, la passion de l’autre fut la force de son
engagement, de ses certitudes inébranlables, toujours ouvertes à ce qui peut jouer en
la faveur de l’autre.
La Créativité : à l’origine de tout : du monde, de la naissance, de la transformation, de
la continuité d’une vie qui se métamorphose constamment. Toute création passe par
une présence humaine. Tout sujet advient dans cet espace-là.
De cela naît chez Maud Mannoni un positionnement éthique centré sur le devenir des
enfances en souffrance. La folie devient son terrain de jeu.
1) Qu’est-ce qui noue un « écrivant » à l’objet de son étude ? Mouvements de
l’écriture et de la rencontre
Comme l’a écrit Maud Mannoni : “c’est en tant que parlante que l’écriture s’accomplit.
Elle n’exprime pas, elle crée, au sens de produire du signifiant. Entrer dans l’écriture,
c’est donc y advenir comme sujet, être entraîné par elle au-delà de son être de sujet,
dans une relation à l’Autre symbolique.”(12;113)
Que connaît-on de quelqu’un dont on tente d’esquisser les ombres et les lumières ?
Comment saisir ce jeu de miroirs ?
J’ignore ce que j’écris, puisque j’ignore la résonance de mes mots en chaque lecteur ou
auditeur. C’est néanmoins, au creux de cette ignorance que se situe tout rendez-vous.
Je vais néanmoins tenter d’élucider quelques éléments que j’ai pu analyser entre le
mouvement de mon écriture et la rencontre subjective.
Parler ou écrire à propos de quelqu’un consiste à témoigner d’un lien aux espaces
d’affection, d’intelligence mais aussi d’ignorance, qui nous lient dans une intimité
unique. Chacun est une énigme pour l’autre, alors il importe d’interroger ces lieux
psychiques où les inconscients se rencontrent, surtout dans l’objectif d’une démarche
de restitution et de transmission.
Pour écrire ce livre, je suis donc partie du lieu de ma rencontre avec Maud Mannoni.
L’écoute de mes résonances intérieures fut précieuse pour entrer dans l’univers et
l’intimité, ce heimlich, si étranger et si proche de celui dont on emboîte le pas. Ecrire du
champ d’un autre, se rendre au lieu d’un autre, faire ce chemin au bord de l’union et de
la séparation consiste, tout d’abord à trouver un univers commun. Faire lien entre
l’univers de Maud Mannoni et le mien, tel fut le premier mouvement, aux flux
imprévisibles, d’un livre s’écrivant en s’inventant de lui-même.
Trouver un nouveau langage, identifier les points dominants, ne pas être dans un écho
de sa parole, ne pas être dans l’erreur de mes projections, chercher cette aire restituant
au plus juste ce que mon écriture illustre de la sienne, fut une odyssée. Il est complexe
de décrypter le langage d’un autre, se l’approprier pour ensuite s’en décaler. J’ai
éprouvé à quel point s’engager dans le langage d’un autre passe d’abord par la
connaissance de son propre langage, afin de mieux s’en décaler au profit de celui qui
s’énonce. Ecrire une biographie, consiste selon moi, à prendre le risque de l’incertitude
dans cette rigueur d’une constante écoute de deux vérités à découvrir dans un même
mouvement.
J’ai très peu rencontré Maud Mannoni de son vivant et de ce manque, est né mon
travail. Je fais connaissance avec elle à travers son œuvre, certes mais en m’appuyant
sur ce que j’ai ressenti au plus intime de mon être lors de nos rares rencontres. Elle a
réveillé en moi des lieux laissés en jachère. Travailler sur Maud Mannoni fut donc
incontournablement travailler sur moi-même, sur ce qu’elle touchait au plus intime de
mon être pour mobiliser un tel désir d’écriture. Parcourant ses livres, elle m’a mobilisée
sur la singularité de mon enfance : ces moments d’exclusion et d’abandon, de solitude
et de révolte, avec ce sentiment qu’elle m’autorisait à advenir dans mes contradictions,
ma colère, ma révolte. Ces lieux communs à tous, bien que pris dans des dimensions
singulières, nous ont Maud Mannoni et moi, liés. En conséquence, je pense qu’une
biographie consiste tout autant à traverser un chemin intérieur qu’à témoigner de celui
d’un autre, compagnon de route.
Alors, les mots tentent de se livrer en montant à la surface d’une écoute flottante. Dans
les silences intérieurs, la parole réalise ce qui déjà s’accomplissait à mon insu.
L’écriture vient donc de surcroît. Le manque et le silence, présents dans ce livre, sont
ces espaces nécessaires pour que puisse s’entendre l’essentiel qui nous échappe.
“Tout ce qui existe dans la parole existe aussi dans le silence.” (Proverbes Touareg,
Editions Librairie du labyrinthe, Amiens, 2005, 126p.)
Le portrait n’est jamais fidèle. La vérité se livre d’elle-même et se traduit toujours de
notre subjectivité. Le portrait que j’ai tracé de Maud Mannoni est métamorphosé par
mon regard et il le sera ensuite par celui du lecteur. D’ailleurs, mon objectif n’a jamais
été de faire le portrait d’une personnalité, mais d’entendre ce qui d’une personnalité, de
traits de vie enracinés dans une manière de saisir son enfance et son rapport au
monde, fonde et forge un art singulier d’être analyste. Son travail nous éclaire sur la
personne et sa personne nous éclaire sur son travail ; de cet enlacement s’entend un
sujet au travail.
Mais alors pourquoi écrire sur un auteur ? La source n’est-elle pas plus limpide ? Je
pense que tout décalage donne un nouvel angle de lecture, de compréhension peutêtre, mais surtout propose d’unifier un travail en tentant de restituer la charpente d’une
pensée.
2) Comment se mettent en place des points saillants liant des éléments d’enfance
à l’architecture d’une pensée ?
“Quel est donc le trajet qui a fait de moi une analyste ? Pour tenter de le dire, je ne peux
séparer mes antécédents, mon travail et mes livres des événements et accidents qui
ont émaillé ma vie. Trois d'entre eux me paraissent décisifs, d'autant qu'ils ne sont pas
sans rapport avec mon intérêt pour l'arriération et la psychose.”(13; p.11)
Dans l’ignorance de ce qui noue les enjeux de notre histoire au moment où nous la
vivons, émerge cependant des effets orientant notre rapport au monde et aux autres.
Mannoni était discrète sur ce qui la constituait et pourtant, tout ce qu’elle put écrire et sa
manière d’écrire, parlait immanquablement d’elle.
Les effets de son histoire résonnent à travers un certain nombre d’axes porteurs. Son
travail se situe au point d’intersection d’un contexte historique, familial et personnel
tissant une singularité quant à sa manière d’être. J’ai tenté d’unifier ces différents axes,
de les poser dans leur spécificité et différence, dans leurs influences les uns envers les
autres.
Pour cela, je vous propose de parcourir les moments clef de son histoire, en repérant
les échos à l’œuvre dans sa vie professionnelle.
La langue originaire. Sa petite enfance se passe à Colombo (Sri Lanka) où son
rapport aux langues sectorise ses liens relationnels et affectifs : l’anglais est échangé
avec ses parents alors que le hindi référé à sa nourrice se présente comme le lieu
d’une langue maternante. Dans son ouvrage Ce qui manque à la vérité pour être dite,
Maud Mannoni nous découvrons la diversité de la langue de l’infans : la langue
familière et étrangère à la fois, la langue de la présence, celle de l’absence, celle de
l’affectif, celle de la violence, puis la langue du sujet, comme autant de rapport à soi
dans le langage par lequel nous sommes portés et nous nous inscrivons au monde.
Maud Mannoni explora la complexité de son univers intérieur, afin de mieux saisir
ensuite dans sa pratique comment un enfant se structure ou se perd dans un langage
de « fou ». La langue originelle comme fondatrice d’un sujet en devenir ou l’enfermant
dans une impasse comme pour le psychotique.
La Séparation. « Puis survient l'événement qui fait basculer l'univers dans lequel je
vis : la rupture avec Aya, ressentie comme un abandon d'autant plus terrifiant qu'aucun
mot ne l'accompagne. Dans cette détresse qui s'abat sur moi, je n'arrive plus à
reconnaître qui je suis, où je vais. Mais là, tout devient tragique, parce que cela s'inscrit
dans un radical hors repères.” (13; p.14)
L’Histoire se tisse pour Maud Mannoni lorsqu’elle quitte par une tranchante coupure et
non une séparation mise en sens, ce lieu d’enfance. Elle distingua toujours ces deux
termes « «rupture » et « séparation » : le premier spécifiant une perte radicale, violente
et irrévocable alors que le second signe la continuité d’un mouvement de vie.
Nouée aux traces de cette première rupture dans l’impuissance de sa propre parole,
Maud Mannoni nous incite à penser que la séparation peut se jouer sous le sceau de la
violence, du traumatisme faisant basculer l’enfant vers une dépression ou l’adolescent
vers une violence liée à un effondrement intérieur. En partant du lieu de la question de
la séparation nécessaire, Maud Mannoni travaille au dépassement de la souffrance, à
l’élaboration de l’errance propre à certaines psychoses, afin de réinstaurer la dimension
vitale de toute séparation.
L’exil du sujet et l’étiquette comme identité. Son départ fut vécu comme un exil
intérieur et une nouvelle langue s’apprend : celle d’un faux-self, où les enjeux
émotionnels et affectifs s’évincent du lien à l’autre. Elle côtoie cette désertification
extrême des adultes envers le drame qui l’habite.
Dans son ouvrage “Le symptôme et le savoir”, Maud Mannoni nous livre peut-être la
part la plus intime de ce qui l’anime depuis l’enfance ; cette part scellant son rapport au
monde, mais aussi, celle, forgeant sa perception et son intrication au travail de
thérapeute qu’elle mena toute sa vie. Ce qu’éprouve le “débile”, elle le ressent
parfaitement, puisqu’il s’agit de l’écho de son histoire qu’elle repère, elle-même fut mise
à cette place au sein de sa famille alors que son silence signait sa souffrance.
Son expérience d’enfance lui permet d’entendre que toute débilité a un sens inscrit
dans une histoire rattachée à un conflit étouffé et ne correspond pas restrictivement à
un état de fait irrémédiable. L’une des grandes découvertes de Maud Mannoni fut de
mettre en lumière que bien souvent la débilité revêt une souffrance psychique n’ayant
trouvé comme forme d’expression que ce lieu. L’enfant prend place là où on l’autorise à
exister et à s’exprimer sans que son désir d’être soit mis en expression. Le sujet est
condamné lorsque l’être n’a plus d’espace pour se mouvoir. L’étiquette fait alors
identité. Arracher les étiquettes et décoller l’enfant de celle-ci, mobilisa Maud Mannoni
tout au long de son parcours d’analyste.
Dès ses études universitaires, Maud Mannoni questionna le sens même de
l’intelligence, posant cette dernière comme mise en perspective d’un enjeu où l’enfant
est en impasse, face à sa famille et à son histoire, ou encore face à la société et
l’institution scolaire. Elle avance l’hypothèse d’un lien entre inhibition intellectuelle,
conflit psychique et souffrance silencieuse ; la thèse sera fréquemment vérifiée au fil de
son travail.
Hors les murs tout est possible. Sa dernière année universitaire se déroule sous fond
de seconde guerre mondiale. « A cause de la guerre, une étonnante liberté et
beaucoup d'initiative. Je me rends alors compte assez vite que le patient parle
autrement hors de l'asile que dans les murs.” (13; p.18) Maud Mannoni détecte dans
l’inattendu quelques points d’appui la faisant renouer avec le langage de son enfance.
Elle trouve de nouveaux repères dans cette marge où quelque chose peut se libérer.
Elle renoue ainsi avec la créativité de son enfance, comme issue et solution
d’adaptation face à un monde tant intérieur qu’extérieur, instable, dévastateur et sans
limites. De cette liberté de son enfance, paradoxalement exhumée dans la violence de
la guerre, naquit ce perpétuel mouvement de créativité qu’elle instaura et transmis
comme axe principal de travail, principalement à l’école de Bonneuil qu’elle fonda, en
1969.
L’éthique est là, se forgeant au fil d’une histoire personnelle et de rencontres : celle de
Mannoni fut d’œuvrer inlassablement afin que tout enfant, aussi exilé soit-il de luimême, puisse avoir l’opportunité d’advenir comme sujet ; sujet de son histoire, sujet
humain adapté à son milieu environnant, et par conséquent citoyen ayant trouvé sa
place du lieu de son existence. A nous de leur offrir cette perspective.
Maud Mannoni m’a transmis quelque chose, je ne sais quoi exactement, mais c’est cela
que je vous transmets à mon tour. Elle m’a autorisé à la liberté, je l’ai prise totalement,
pour écrire ce livre.
Bibliographie :
Mannoni M., 1964, L’enfant arrièré et sa mère, Paris, Collection Points, 1981
Mannoni M, 1976, Bonneuil, Un lieu pour vivre, Paris, Le champ freudien, Seuil
Mannoni M, 1988, Ce qui manque à la vérité pour être dite, Paris, L’espace analytique,
Denoël
Mannoni M, 1993, Amour, haine, séparation. Renouer avec la langue perdue de
l’enfance, Paris, L’espace analytique, Denoël