VITA LATINA Anno MMXIII - Numéro 187-188

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VITA LATINA Anno MMXIII - Numéro 187-188
VITA LATINA
Anno MMXIII - Numéro 187-188
Giambattista CAIRO, Quelques considérations sur les sept rois de Rome (I)
Reprenant la question de la période royale de Rome, l’auteur choisit — après avoir fait
un état de la question — de renverser la perspective habituelle selon laquelle c’est la liste
canonique des sept rois qui aurait permis par un calcul rétrospectif de définir la “date” de la
fondation de Rome : pour l’auteur, c’est la date de la fondation qui aurait été préexistante au sein
de la tradition annalistique et c’est à partir de cette donnée que la liste des rois, fondée sur le
« principe empirique des générations », aurait été constituée. L’auteur en tire deux conclusions :
1. la succession se ferait du grand-père au petit-fils (en sautant une génération) – 2. les femmes
joueraient un rôle essentiel dans ce processus. Pour que le schéma soit respecté, il faudrait
considérer que le premier chef de la communauté romaine est Hostilius (le compagnon de
Romulus) et en faire le grand-père de Tullus Hostilius, lequel serait le premier roi de Rome.
Nicolas LEVI, L’Épicharme et le prologue des Annales d’Ennius, ou les débuts de la
révélation pythagoricienne dans la littérature latine
Cet article montre comment, dans deux textes d’Ennius, l’opuscule intitulé Epicharmus
et le prologue des Annales, l’expérience du songe de révélation sert de support à l’exposé de
certains aspects de la philosophie pythagoricienne (la doctrine des éléments, la
métempsycose). Ce faisant, ce travail se propose de faire mieux connaître des textes
fragmentaires peu étudiés en France, qui sont cependant importants dans l’histoire des idées,
notamment en raison de la postérité, dans la littérature latine, de cette alliance entre le
paradigme apocalyptique et la philosophie pythagoricienne.
Sabine LUCIANI, Tempora et philosophie dans le De officiis de Cicéron
Le De officiis de Cicéron est un ouvrage de circonstance dans le sens où il est, tant par
sa forme que par son contenu, étroitement lié au contexte biographique, familial, social et
politique qui a présidé à sa composition. Cependant l’impératif du seruiendum tempori ne suffit
pas à rendre compte du traité cicéronien, qui vise à dégager les enjeux éthiques des pratiques
sociales. Point de rencontre de la philosophie et de l’action, les tempora constituent le matériau
d’élaboration de la pensée théorique. En insistant sur le « temporalisme » des devoirs, Cicéron
tend à actualiser l’exigence morale dans le cadre de la communauté humaine.
Paul-Marius MARTIN, Tite-Live, historien du mythe dans le livre I
Ayant à rendre compte des données traditionnelles sur la Rome des origines, Tite-Live
s’est trouvé confronté à un matériau légendaire qui relève plus de la poésie que de l’histoire…
du moins pour nous. Pour les historiens anciens, en effet, les différents aspects du mythe ne sont
pas incompatibles avec le récit historique. Pour eux, la distinction est moins entre le vrai et
l’imaginaire qu’entre le vraisemblable et l’invraisemblable. Le critère du récit crédible, pour
Tite-Live, est qu’il ne soit pas invraisemblable philosophiquement, religieusement ou
politiquement. Là où nous discernons chez lui du scepticisme ou de la distanciation, il ne faut, le
plus souvent, voir que l’application faite par Tite-Live de ses critères de crédibilité appliqués aux
traditions sur la Rome royale.
Evrard DELBEY, Le motif élégiaque de l’ira : une écriture progressive du passionnel
dans le politique (II)
La colère est un motif que l’élégie latine reprend à l’épopée homérique et réécrit. Ce
motif n’est pas exclusivement psychologique ; Catulle inscrit la colère pathétique d’Ariane dans
le temps politique qui commence lorsque l’Age d’or prend fin. Ovide se distingue de Tibulle et
de Properce en représentant des colères passionnelles et la colère du Prince. Ainsi, la question
de l’exercice du pouvoir, posée par les Métamorphoses, est indissociable de celle que pose, dans
les élégies d’Ovide, la présence double de la colère passionnelle et politique : est-il légitime
d’exercer le pouvoir en manifestant de la passion ?
Claire BECHEC, La métamorphose ovidienne du poète élégiaque en poète fantôme
Des Amours aux élégies d'exil, en passant par les Métamorphoses, un changement du statut
du poète s'opère dans l’œuvre d'Ovide, ainsi qu'une évolution du traitement littéraire des
thèmes surnaturels. Alors que la métamorphose pouvait offrir une alternative à la mort, les
Tristes et les Pontiques, écrites depuis un enfer métaphorique, mettent en scène une mort
omniprésente et aliénante : en prenant la parole comme umbra, Ovide écrit ses élégies à la façon
d'une épitaphe qui annonce une évolution de la place des fantômes dans la littérature latine.
Marie-Ange JULIA, Créer est-ce « faire exister » ? (à propos d’Ovide, Métamorphoses
I, et de la Genèse)
Les similitudes entre la création du monde dans des cosmogonies anciennes et dans le
texte massorétique, procédant d’une séparation du chaos initial, permettent de conduire une
réflexion sur la question morpho-sémantique du premier verset de la Genèse. Nous chercherons
à comprendre pourquoi la Septante et les Vieilles Latines n’ont pas retenu l’idée de séparation
de l’original ‒ que l’on retrouve dans la première Mét. d’Ovide ‒ en privilégiant un verbe
« faire », ποιεῖν / facere, et pourquoi la Vulgate semble se différencier avec le verbe creāre. Ce
parallèle biblique entre facere et creāre, déjà attesté par Plaute, conduit à poser pour creāre le
sens premier de « faire » et non de « faire exister (à partir de rien) » et une formation
dénominative à partir d’un nom d’agent « qui fait, crée, construit », parallèle au gr. ποιητής « le
fabricant, le poète, le constructeur » et bâti sur la même racine *k h - « faire ».
Robin GLINATSIS, La Satire I, 7 d’Horace : « une créature étrange » ?
Dans son ouvrage Roman satire paru en 2007, Daniel Hooley souligne la marginalité de la
satire I, 7 à l’intérieur du premier livre satirique d’Horace et rappelle que la critique moderne a
eu tendance à la regarder comme « une créature étrange ». À y bien regarder, le poème
entretient pourtant des liens assez étroits avec les autres pièces du livre. Il peut d’abord faire
l’objet d’une lecture autobiographique et être ainsi rapproché des satires I, 5 et I, 6, par
exemple, où sont exposés des fragments de la vie de l’auteur. Il s’attache ensuite à parodier
Homère et à affirmer par là même la dimension triviale de la satire, particulièrement mise en
lumière dans les satires I, 1 à I, 3. Il tisse enfin un réseau d’allusions lexicales et thématiques au
genre satirique et à la conception qu’Horace en véhicule dans l’ensemble du recueil ; de ce point
de vue, il semble préparer les démonstrations métagénériques des satires I, 4 et I, 10.
Jean-Pierre AYGON, Redit memoria... (v. 768) : l’intériorisation du conflit tragique
dans Œd p s de Sénèque
Très souvent mal comprise et méjugée par rapport à la parfaite construction de la tragédie
homonyme de Sophocle, la cohérence de l’Oedipus de Sénèque apparaît clairement si l’on prête
attention au rôle centrale joué dans la progression dramatique par les différents états d’esprit
et émotions d’Œdipe (peurs obsessionnelles, aveuglement, contradictions, duplicité). Par
conséquent, le drame est conforme à la théorie stoïcienne des passions, du destin et de la
liberté.
Marie-Hélène GARELLI, Le spectacle de l’intime. Espace et circulation de la parole
dans l’Œdipe de Sénèque
Une étude de l’usage des conventions spatiales et des didascalies internes dans Œd pe
montre que Sénèque connaît et respecte les conventions dramatiques antiques (celles de son
modèle comme celles du théâtre romain). La comparaison du nombre, de la place et de la
fonction des didascalies dans Œd pe ro de Sophocle et Œdipe de Sénèque, montre que
Sénèque fait le choix de didascalies à valeur émotionnelle qui signalent, tels des « marqueurs »,
les scènes d’extériorisation des monstres intérieurs d’Œdipe, alors que sont négligées les
didascalies qui structuraient les scènes d’interrogatoire et de découverte progressive de sa
culpabilité par le héros. Sénèque stylise en outre les échanges rituels préalables aux dialogues en
supprimant les relais de parole en début de scène : une didascalie en fin de chœur transmet la
parole au héros, permettant l’extériorisation théâtrale d’une culpabilité déjà connue.
Pascale PARE-REY, Le personnage d’Œdipe (Œd pe, Sénèque) à la lumière de son
modèle grec (Œd pe Ro , Sophocle)
Cette contribution vise à comprendre quelle est la part d’originalité de l’Œdipe latin par
rapport au héros tragique sophocléen. On examine la place et la fonction de son nom, ainsi que
la façon dont il est désigné, puis ses caractéristiques physiques, qui en font un personnage hors
du commun. On mesure combien la tragédie latine est focalisée sur le drame intérieur du
personnage, dont les passions sont un puissant moteur dramatique. Ces traits psychologiques
dominants, la peur et la culpabilité, mais aussi la farouche détermination à comprendre l’origine
de ses maux, dessinent le caractère exceptionnel de ce protagoniste d’emblée plongé dans le
malheur.
Aldo SETAIOLI, La philosophie comme thérapie, transformation de soi et style de vie
chez Sénèque
Le premier but de la philosophie sénéquienne est la thérapie de l’âme, c’est-à-dire le
progrès moral de ses lecteurs aussi bien que de lui-même. Il s’agit d’un processus comportant
divers étages. Le thérapeute philosophique s’adressera d’abord aux émotions du destinataire
encore éloigné de la sagesse et de la raison, il prônera ensuite des « exercices » ascétiques, et
sera enfin en mesure de faire appel à la raison. Un rôle important dans ce progrès spirituel
revient aussi à la lecture.
Régine UTARD, Quelle parole pour quels personnages dans les livres I et II des
Annales de Tacite ?
Les discours dans les livres I et II des Annales de Tacite participent à l’élaboration des
portraits des principaux personnages, qui se forment par touches successives. Plus
précisément, une étude stylistique de ces discours permet de faire ressortir les principaux traits
de caractère propres à chaque personnage. Aussi chaque discours se module-t-il en fonction
des circonstances de l’échange et des enjeux, si bien qu’à chaque situation de parole correspond
une ou plusieurs stratégies langagières qui, les unes additionnées aux autres, permettent de
dégager un portrait tout en nuances ou un trait de personnalité bien défini.
Michèle DUCOS, La justice et les procès dans les livres I et II des Annales de Tacite
Dans les livres I et II des Annales, Tacite décrit un certain nombre de procès : poursuites
pour concussion, adultère ou maiestas. Il mentionne les accusations et les sentences, mais
s’intéresse surtout aux accusés, aux délateurs et au comportement de Tibère. Ainsi, les procès
font partie de la réflexion politique sur la liberté, la justice et le principat.
Marie TURCAN, Quand, pour qui, pourquoi le De pallio ou de l’intérêt de lire les
textes avant de les interpréter
Le De pallio passe pour un ouvrage difficile. À juste titre. Mais, pour qui veut bien le lire
sans préjugé, il est clair quant à la date qu’il faut lui assigner et aux intentions de Tertullien
quand il l’écrivit. Sans aucun doute, les allusions historiques conduisent à situer le traité dans les
années 205-211, probablement vers 209 – et non pas à la fin de la carrière de l’Africain, ni à son
tout début. Et il s’agit d’un opuscule parénétique, allègre et non pas morose, adressé à la bonne
société païenne de Carthage : la prise du manteau n’est pas un signe d’ascétisme, c’est une
revendication de liberté – et d’abord de liberté de parole, pour fustiger les vices et amener à la
vérité, biblique et chrétienne.
Paul MATTEI, Spectacles des derniers temps. Tertullien, De Spectaculis 30. Texte et
traduction. Commentaire
Le dernier chapitre du De spectaculis donne à voir les vrais spectacles des chrétiens – en
l'occurrence, les spectacles des derniers temps, nommément la juste punition des ennemis du
Christ. C’est une page brillante que ce morceau de péroraison. Une page choquante aussi :
beaucoup de critiques lui reprochent sa violence, et sa tonalité fort peu évangélique. Les
critiques vont vite en besogne. Pour comprendre cette page, il faut la lire dans sa globalité, la
replacer dans son contexte historique et culturel, en analyser avec soin les procédés
stylistiques et les schémas mentaux, et en peser au plus juste les intentions. Alors se
découvre un texte plus complexe et plus secret, plus émouvant peut-être aussi – dont l’écho dans
l’esprit du lecteur trace son chemin plus profondément que ne feraient les somptueux éclats
d’un cruel feu d’artifice.
Marianne BERAUD, Dédier comme une mère. Autour des stratégies maternelles
dans l’épigraphie à partir des inscriptions des provinces nord-occidentales
À partir de l’épigraphie des contrées septentrionales de l’Occident romain, la spécificité
d’un discours maternel peut être identifiée dans les épitaphes dédiées à leurs enfants.
L’épitaphe constitue un enjeu faisant l’objet de stratégies pour exprimer une parole maternelle.
Observés par le prisme du texte lapidaire, le père et la mère adoptent des comportements
dédicatoires sinon résolument antagonistes, du moins bien circonscrits aux sphères
épigraphiques qui sont les leurs. Il s’agit de déceler ce qui, dans le formulaire épigraphique, est
susceptible de trahir des attitudes commémoratives proprement maternelles. Aussi le
formulaire constitue-t-il un observatoire privilégié des rôles commémoratifs impartis à chacun
des parents. En sanctionnant des comportements parentaux intimement liés soit au père, soit à
la mère, le genre préside à une différenciation sexuée de l’approche du fait commémoratif. La
mise à l’épreuve de la documentation par le critère générique permet d’ébaucher les premiers
linéaments du rôle de la mère dans la famille dans l’Antiquité romaine. Le genre constitue ici
le facteur dont on veut vérifier l’impact sur l’expression de ces deux membres de la famille.
Alice LAMY, Ars sive natura. La fortune des êtres artificiels à l’université de Paris au
XIVe siècle
À l’Université de Paris, les maîtres de la scolastique relèvent deux traits philosophiques
paradoxaux de la pensée aristotélicienne sur l’art et la nature : si les produits de l’art
présentent une faiblesse et une dépendance ontologiques évidentes au regard de la nature, les
artificialia comme les naturalia partagent un idéal de perfection. Les discussions médiévales
engagent progressivement l’art et la nature dans des convergences et des complémentarités plus
profondes que celles envisagées dans l’Antiquité. Au cœur de leurs oppositions dans la querelle
des universaux, les médiévaux enrichissent l’art de facultés génératrices nouvelles et
l’envisagent comme forme de composition, figure géométrique, principe de connaissance.