L`enfance au Service de la Guerre Froide - TRAN-B
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L'ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE Le voyage de Samantha Smith en URSS (juillet 1983) Andreï Kozovoï Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2007/4 - n° 96 pages 195 à 207 ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kozovoï Andreï, « L'enfance au service de la guerre froide » Le voyage de Samantha Smith en URSS (juillet 1983), Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2007/4 n° 96, p. 195-207. DOI : 10.3917/ving.096.0195 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-4-page-195.htm VING_2007-04.book Page 195 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM L’enfance au service de la guerre froide Le voyage de Samantha Smith en URSS (juillet 1983) Utiliser les enfants comme messagers de la paix ? C’est ce que tenta l’URSS d’Andropov en invitant une jeune Américaine au pays des Soviets en juillet 1983. Andreï Kozovoï revient sur les péripéties et les enjeux de cet épisode insolite de la guerre froide. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po À la fin du mois de novembre 1982, Samantha Smith, une Américaine de 10 ans originaire de la petite ville de Manchester dans le Maine, écrit à Iouri Andropov pour lui faire part de ses inquiétudes et lui demander pourquoi il veut conquérir le monde, ou du moins les ÉtatsUnis. La jeune écolière ne reçoit pas de réponse. Toutefois, cinq mois plus tard, le 11avril 1983, des extraits de sa lettre sont publiés dans la Pravda. Pour le quotidien officiel du parti communiste soviétique, Samantha est la preuve vivante de l’influence absurde et dangereuse de la propagande antisoviétique aux États-Unis, en particulier sur les enfants. À l’instigation de ses proches, la petite fille s’adresse à l’ambassadeur soviétique, Anatoli Dobrynine, pour tenter d’obtenir une réponse et, à sa grande surprise, une semaine plus tard, elle reçoit un appel en provenance de l’ambassade qui l’avertit de l’imminence d’une réponse écrite d’Andropov. La famille croit à un canular, mais la lettre arrive bel et bien : le dirigeant y explique qu’en aucune façon l’URSS n’a l’intention de commencer les hostilités, que la politique soviétique est fondamentalement pacifique 1. Et pour que la jeune Américaine puisse s’en rendre compte par elle-même, il l’invite à un voyage (1) Pravda, 27 avril 1983. VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 96, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007, p. 195-207 estival, à la découverte des Soviétiques de son âge. Les Smith acceptent et se rendent en URSS pendant deux semaines, du 8 au 22 juillet 1983. Le voyage éclair de Samantha Smith peut apparaître aujourd’hui comme une banale opération de propagande soviétique qui a échoué. Cet échec se lit dans la chronologie de la guerre froide de la fin de l’année 1983 : le séjour de l’écolière n’a absolument aucun effet apaisant sur les rhétoriques soviétique et américaine qui se déchaînent début septembre, après la tragédie de l’avion de ligne sud-coréen KAL-007, abattu par les Soviétiques pour violation de leur espace aérien. Cependant, l’étude de cet épisode présente un triple intérêt. D’une part, le voyage de Samantha Smith fut, sur le moment, une opération exploitée par le Kremlin pour sa « propagande de la politique de la paix », et elle le fut avec un certain succès, même si les archives ne permettent pas à l’heure actuelle d’en connaître tous les tenants et les aboutissants 2. D’autre part, le voyage de Samantha Smith s’inscrit dans une longue tradition de visiteurs étrangers 3, mais il marque à la fois un (2) L’histoire soviétique, dès que l’on a affaire à des périodes relativement récentes et à des sujets aussi sensibles que la mise en place d’une opération de propagande, ne peut malheureusement se passer d’hypothèses, faute d’archives – celles du MID et du KGB sont actuellement indisponibles pour ces années. Mes hypothèses se fondent cependant toutes sur des précédents connus et décrits, mentionnés en note. Le lecteur est libre de faire siens les rapprochements effectués, mais je ne crois pas m’avancer de manière excessive dans ce domaine, la propagande soviétique opérant avec un ensemble d’outils finalement limité. (3) Pour les voyages en URSS avant 1945, voir en particulier l’ouvrage de Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir ? Le voyage en Union soviétique, 1919-1939, Paris, Odile Jacob, 2002. Sur les voyages d’Américains pendant la guerre froide, il n’existe pas à l’heure actuelle de synthèse, le meilleur ouvrage étant 195 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po Andreï Kozovoï VING_2007-04.book Page 196 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po aboutissement et un tournant important pour la propagande soviétique : aucun enfant étranger ne s’était alors rendu en URSS dans le but de contribuer à l’efficacité de cette propagande. Enfin, loin des clichés sur l’incrédulité générale de la population soviétique face aux discours du régime, ou au contraire, sur sa candeur au début des années 1980, il semble que, pour une partie non négligeable des jeunes Soviétiques, l’opération fut une réussite, pour des raisons inattendues cependant 1. En un mot, l’on s’intéressera moins ici à la « vraie » Samantha Smith qu’au personnage créé par les médias soviétiques et à ses effets, pour tenter de mieux comprendre comment la guerre froide fut vécue à l’intérieur de l’URSS – une question encore peu étudiée par les historiens 2. celui de Yale Richmond, Cultural Exchange and the Cold War : Raising the Iron Curtain, University Park, Pennsylvania State University Press, 2003. (1) L’image d’une population totalement crédule face à la propagande d’en haut, au début des années 1980, fut défendue en son temps par Pierre Lorrain, L’Évangile selon Saint Marx : la pression idéologique dans la vie quotidienne en URSS, Paris, Belfond, 1982. On retrouve cette interprétation pour la période stalinienne dans Peter Kenez, The Birth of the Propaganda State : Soviet Methods of Mass Mobilization, 1917-1929, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Pour une opinion inverse, voir Matthew Wyman, Public Opinion in Postcommunist Russia, New York, St Martin’s Press, 1997. (2) Le plus souvent, faute d’archives disponibles et en raison du caractère relativement récent des événements, les travaux existants concernent essentiellement les attitudes de la population face aux questions de désarmement et à la peur d’un conflit nucléaire. Ils sont par ailleurs tous l’œuvre de politistes, psychologues et sociologues et, pour la plupart, antérieurs à 1991. Voir, par exemple, les articles suivants : Brenda J. Boyd., Charlotte Wallinga, Patsy Skeen et Ligaya Paguio, « Children’s and Adolescents’ Response to the Prospect of Nuclear War », International Journal of Behavioral Developement, 17 (4), 1994, p. 697-715 ; Robert Mandel, « Public Opinion and Superpower Strategic Arms », Armed Forces & Society, 17 (3), printemps 1991, p. 409-427 ; et surtout plusieurs articles de Political Psychology, 9 (1), mars 1988, dont Michail Galperin, Robert Holt et Polly Howells, « What Soviet Émigré Adolescents Think About Nuclear War », p. 1-12. L’histoire de Samantha Smith est notablement absente des ouvrages consacrés à la politique du KGB, tels que Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest, 1917-1991, Paris, Fayard, 2001. On trouve néanmoins quelques éléments dans l’ouvrage polémique de Mona Charen, Useful Idiots. How Liberals Got it Wrong in the Cold War and Still Blame America First, Washington, Perennial, 2004, p. 148-150. 196 Exploiter une peur enfantine ? L’« opération Samantha Smith » a-t-elle été entièrement planifiée par les Soviétiques ou, au contraire, est-elle le résultat d’heureuses coïncidences ? Le personnage de l’Américaine a-t-il été créé de toutes pièces par les médias aux ordres du Kremlin ou reflétait-il en partie la vraie Samantha Smith ? En l’absence d’archives du parti et du KGB disponibles pour cette période, de nombreuses questions restent sans réponse, ce qui n’empêche pas d’émettre des hypothèses. Il convient en premier lieu d’écarter la théorie selon laquelle l’affaire fut entièrement montée par le KGB, ou conjointement par les services soviétiques et américains. Au moins deux éléments suggèrent que la lettre fut bel et bien écrite par l’écolière. D’une part, les archives des organisations de jeunesse soviétique abondent en courrier aussi fourni qu’ancien, en provenance de jeunes Américains qui s’adressent, pour des raisons variées, au gouvernement soviétique 3. La lettre de l’Américaine n’est donc nullement une exception dans ce domaine. D’autre part, les inquiétudes croissantes et partagées au sein de la population américaine (et soviétique), en particulier parmi les plus jeunes, quant à la probabilité d’un conflit nucléaire au début des années 1980, constituent une trame essentielle. En ce sens, les craintes de Samantha Smith en font une jeune fille de son temps 4 . (3) Voir les archives de l’organisation des pionniers (VLKSM) du RGASPI (archives d’histoire politique et sociale, Moscou), et en particulier le Comité des organisations de jeunesse (fonds 3, inventaire 9). (4) Voir les articles sur le contexte de peur d’une guerre nucléaire au sein de l’opinion publique occidentale et soviétique. Samantha Smith aurait décidé de se lancer dans la rédaction de la lettre après avoir regardé une émission sur le risque d’une guerre nucléaire. Son inquiétude se renforce après la lecture par sa mère d’un numéro de Time consacré au nouveau secrétaire général soviétique (Time, 120 (21), 22 novembre 1982). Y voir en particulier la conclusion de l’article de Charles Alexander, « Sinking Deeper into a Quagmire », où l’auteur soutient que plus l’URSS est affaiblie économiquement, plus elle demeure dangereuse et imprévisible militairement. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po ANDREÏ KOZOVOÏ VING_2007-04.book Page 197 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’impulsion première est donc bien celle de l’Américaine. Pour autant, la question de la sélection de la deuxième lettre par les Soviétiques, ainsi que l’origine de la décision de l’inviter en URSS demeurent ouvertes. Le courrier est reçu et traité pendant la période de transition qui se déroule de la mort de Brejnev à l’installation aux commandes d’Andropov. Le nouveau dirigeant soviétique cherche alors à se positionner favorablement face aux États-Unis. Cela se traduit dans les médias et, c’est devenu une habitude, par une trêve momentanée de la rhétorique anti-américaine. Le pouvoir décide sans aucun doute de garder la lettre, en attendant de voir comment évolue la situation. Or, les relations américano-soviétiques se dégradent sérieusement au cours des premiers mois de 1983. Si les mois de janvier et de février 1983 apparaissent assez calmes, il en va autrement du mois de mars, marqué par deux discours essentiels de Ronald Reagan : celui où le président qualifie l’URSS d’« Empire du Mal », le 8, et celui où il annonce le lancement du programme Strategic Defense Initiative (SDI) 1, le 23. Le programme est officiellement condamné par Moscou le 2 avril et les réactions anti-américaines des médias reprennent de plus belle. En outre, les cinq mois qui séparent l’envoi de la première lettre de sa publication dans la Pravda ont sans doute permis aux services de renseignements soviétiques de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un canular, que Samantha Smith n’était pas le pseudonyme d’un provocateur quelconque. Les Soviétiques ont pu aussi évaluer la probabilité que la famille accepte l’invitation, voire peut-être découvrir que ses liens avec la Russie étaient en fait anciens : le grandpère de Samantha Smith était déjà venu en (1) L’ Initiative de défense stratégique est qualifiée à tort de programme « guerre des étoiles ». URSS avec la firme General Electrics 2. Ceci a certainement pesé dans la décision finale. Les Soviétiques ont également dû tenir compte du fait que « Samantha Smith » était un nom américain tout à fait typique pour les Russes et qui faisait immédiatement référence aux simples Américains, ceux à qui l’Union soviétique n’a jamais voulu faire la guerre si l’on en croit la propagande. En un mot, Samantha Smith doit servir une propagande particulièrement pauvre, et ce depuis un certain temps. Dans le contexte de guerre des mots qui suit l’entrée en fonction de Reagan, la première lettre a pu être utilisée à des fins de propagande intérieure : montrer à quel point la rhétorique antisoviétique reaganienne est néfaste pour les jeunes esprits américains. Mais par cette constatation, Moscou admet que l’ennemi américain a une influence réelle sur sa population et, par la même occasion, que sa propagande « pacifique » est tenue en échec. La riposte, passive et peu constructive, consistant à répondre aux accusations américaines par leur déni était depuis longtemps un outil connu des Soviétiques. C’est certainement ce que l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine a dû faire remarquer à ses supérieurs hiérarchiques dans une dépêche dont il était coutumier 3. (2) Voir le journal Pionerskaia pravda du 10 décembre 1985. L’hypothèse d’une vérification par le KGB du milieu familial découle des méthodes habituelles utilisées par le service de renseignements à l’étranger, décrites dans l’ouvrage de Christopher Andrew (op. cit.), ainsi que dans les suivants : Christopher Andrew et Oleg Gordievsky, Le KGB dans le monde, 1917-1990, Paris, Fayard, 1990 ; Christopher Andrew et Vasili Mitrokhine, The World Was Going Our Way. The KGB and the Battle for the Third World, New York, Basic Books, 2005. (3) On sera bien en peine de trouver cette information dans les Mémoires de l’ancien ambassadeur (Anatoli F. Dobrynine, In Confidence : Moscow’s Ambassador to America’s Six Cold War Presidents (1962-1986), New York, Times Books, 1995 ; la version russe date de 1996, je l’utilise ici). Les archives du parti sont plus explicites : par exemple, au début 1975, un journaliste des Izvestia rapporte que Dobrynine propose d’y publier des articles du correspondant à Washington, Stanislav Kondrachov, 197 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE VING_2007-04.book Page 198 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po Quoi qu’il en soit, la nécessité de reprendre l’initiative aux Américains s’inscrit parfaitement dans la volonté de réformer la machine de propagande. Depuis les années 1960, mais surtout la fin des années 1970, l’URSS cherche à accroître son efficacité face aux attaques américaines, démultipliées depuis l’arrivée au pouvoir de Reagan 1. La rapidité avec laquelle arrive le courrier d’Andropov a de quoi surprendre : moins de vingt jours séparent la publication de la première lettre dans la Pravda d’une première mention de la réponse du secrétaire général à Samantha Smith, le 27 avril, dans le quotidien Komsomolskaia pravda qui s’adresse à un public d’adolescents. Les médias américains sont mis au courant par les Soviétiques, et la pression s’abat du jour au lendemain sur la petite famille : les Smith peuvent difficilement refuser la proposition d’Andropov. Tout ceci permet d’expliquer sans difficulté la mise en place de l’opération, son impulsion spontanée, puis son instrumentalisation. Le séjour de la famille de Manchester est naturellement suivi de près par les médias soviétiques qui, à n’en pas douter, reçoivent des directives précises d’en haut, ce qui est la règle pour tout événement sortant de l’ordinaire, comme les visites d’Américains importants 2. Jusqu’à l’arrivée des Smith, début juillet, les médias restent prudents et ne s’attar- afin de répondre aux « inventions » de l’observateur politique John Anderson, conseil suivi à la lettre (Rgani, archives d’État d’histoire contemporaine, Moscou, fonds 5, inventaire 68, dossier 478, folios 11-12, lettre datée du 8 juillet 1975). Par extension, il est fort possible que Dobrynine ait joué un rôle dans le choix de la politique à mener concernant Samantha. (1) Rappelons que ladite réforme (il est possible d’évoquer une « réaction idéologique ») ne date absolument pas d’Andropov : on tente de la réaliser sous Brejnev dès la fin des années 1960 et différentes tentatives aboutissent dans les années 1970 au décret d’avril 1979. Andropov semble, lui, beaucoup plus énergique dans ce domaine. (2) Sur le fonctionnement de la machine de presse soviétique, voir Jonathan A. Becker, Soviet and Russian Press Coverage of the United States : Press, Politics and Identity in Transition, New York, St. Martin’s Press, 1999. 198 dent guère sur le sujet : fin avril-début mai, le nom de Samantha Smith n’évoque encore rien, ou presque, aux jeunes lecteurs soviétiques 3. Ce n’est qu’à partir du lendemain de l’arrivée de la famille à Moscou, le 9 juillet, que des informations quasi quotidiennes, mais relativement limitées, sont rapportées dans la presse et à la télévision. Au cours du passage éclair de Samantha au camp de pionniers Artek en Crimée, du 12 au 16 juillet, les médias mentionnent quelques anecdotes témoignant de la simplicité de la fillette. Malgré cette maigreur relative de l’information, il est possible de dégager un tableau d’ensemble. Loin de faire référence à la Pravda, dans laquelle Samantha Smith était présentée comme une victime de la propagande antisoviétique des États-Unis, les nouveaux articles ne comportent quasi aucune allusion idéologique. Samantha est une fille comme les autres, ou à peine différente. Son caractère exceptionnel, elle le doit à la mission dont elle s’est chargée – contribuer à la paix entre les deux nations. Il va de soi que l’information la concernant demeure soigneusement épurée : ainsi, tous les épisodes peu en accord avec l’image idéale d’un camp de vacances modèle sont censurés afin de montrer une Samantha apparemment pleinement satisfaite de son séjour 4 . La visite de la jeune fille ne figure jamais en première page des quotidiens concernés et, globalement, l’information semble bridée. Surtout, l’opération manque d’achopper sur un obstacle de taille qui met en péril son accomplissement parfait : Samantha ne rencontre pas (3) Le 29 avril 1982, la réponse d’Andropov à Samantha Smith est publiée en première page dans la Pionerskaia pravda. Smith est alors simplement appelée « l’écolière américaine ». (4) Olga Sakhatova, la monitrice qui accompagne Samantha lors de son séjour, témoigne de la réaction désapprobatrice de la fillette à la faible qualité de l’alimentation, et à la mention de la présence d’agents du KGB dans le camp. (http://artekovetc.ru/samsmitvoj.html) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po ANDREÏ KOZOVOÏ VING_2007-04.book Page 199 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po Andropov comme prévu, mais s’entretient un quart d’heure avec lui par téléphone. Le secrétaire général est alors incapable de sortir de son lit d’hôpital : il cumule des problèmes d’insuffisance rénale et de diabète, et se trouve depuis février sous hémodialyse. Officiellement, « le secrétaire général est trop occupé ». Andropov ne reçoit pas Samantha, aussi bien à cause de son état de santé que pour des raisons d’image : une conversation entre une jeune fille de 10 ans, pleine de vitalité, et un vieillard visiblement voué à la mort aurait pu être interprétée comme la métaphore d’une Amérique énergique et dynamique face à une URSS en fin de vie 1. Dans ce court entretien téléphonique, il se contente de répéter ce qu’il avait déjà dit dans sa lettre : l’URSS ne veut pas la guerre, les Soviétiques savent trop bien ce qu’elle signifie pour avoir repoussé les nazis. Les détails de la conversation sont par ailleurs éludés dans les médias. Les Soviétiques pallient l’absence d’entrevue avec Andropov en lui substituant une rencontre avec le responsable du département de l’information internationale du Comité central, l’ancien directeur de TASS, Leonid Zamiatine. Rien de particulier ne sera dit lors de cet entretien, si l’on en croit la presse, outre les assurances habituelles. Samantha repart convaincue sinon de la bonne volonté soviétique, du moins du bien-fondé de son voyage. « Les Russes ne veulent pas la guerre » : cette phrase tant de fois relayée par la propagande soviétique outre-Atlantique, retentit de nou- (1) Tout le contraire de l’effet produit par les images de Staline avec des enfants, la première étant la pionnière Nina Strogova en 1935. Voir le travail de Catriona Kelly, Children’s World : Growing Up in Russia, 1890-1991, New Haven, Yale University Press, à paraître ; id., « Little Citizens of the Big Country : Internationalism, Children and the Soviet Propaganda », NLO, 60, 2003, http://magazines.russ.ru/nlo/2003/ 60/katrion.html ; id., The Little Citizens of a Big Country. Childhood and International Relations in the Soviet Union, Trondheim, Norwegian University of Science and Technology, 2002. veau sauf que, cette fois, la « nature innocente » d’une enfant lui confère un poids inédit. Une partie des médias américains sont cependant méfiants devant ce qu’ils considèrent comme de l’angélisme 2. Le départ de l’Américaine d’URSS ne marque nullement la fin de l’opération, mais le début de la mémoire de l’événement, ce qui est au moins aussi important. Plusieurs articles consacrés au séjour sont publiés par la suite dans la presse soviétique, rappelant le rôle essentiel que Samantha a endossé et les leçons que les « fauteurs de guerre » américains doivent en tirer 3. Au début de l’année 1985, le jeune public peut découvrir la traduction du journal officiel de son séjour en URSS, illustré de nombreuses photos 4 . Toutefois, c’est le décès tragique de la jeune fille la même année, dans un accident d’avion, qui fournit aux Soviétiques le prétexte d’une commémoration confinant au culte d’une « martyre de la paix 5 ». Ce dernier rebondissement est parfaitement exploité : plusieurs officiels de haut rang assistent à l’enterrement, dont l’ambassadeur Anatoli Dobrynine. « L’opération Samantha Smith » est cependant loin de constituer une nouveauté : le (2) Voir, par exemple, Charles Krauthammer, « Deep Down We’re All Alike, Right ? Wrong », Time magazine, 122 (7), 15 août 1983. Voir également le témoignage de Todd Wildrick (http://www.samanthasmith.info/testimonials.htm). (3) Samantha s’autoproclame « ambassadrice de la paix » et fait plusieurs voyages par la suite, dont un au Japon en janvier 1984, avant de mener de front une carrière comme actrice d’une série télévisée, « Lime Street », série qui ne survit pas à sa mort. (4) Voyage en Union soviétique, paru aux États-Unis en janvier 1985 et traduit peu après en russe. (5) La Pionerskaia pravda publie le 25 août et le 6 septembre deux articles fleuves. Le 2 décembre est organisé un téléport Moscou-Minnesota, consacré à Samantha Smith. Le 6, on rapporte le télégramme de Gorbatchev au père de Smith. Enfin, le 17, une pleine page lui est consacrée, avec quelques anecdotes de séjour. Surtout, le 25 décembre, fait exceptionnel, un timbre est dédié « à la mémoire de Samantha Smith ». Remarquons que ni la conférence de Genève ni celle de Reykjavik, pourtant toutes deux des symboles forts d’un renouveau de l’entente, ne font l’objet d’un timbre. 199 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE VING_2007-04.book Page 200 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM modèle créé par la propagande soviétique se trouve au croisement de plusieurs archétypes anciens, dont il représente une forme d’aboutissement. Sa spécificité tient à un contexte particulier, à la fois international (apogée de la « guerre fraîche ») et intérieur : la figure de Samantha est convoquée pour renouveler une machine de propagande en mauvais état. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po Renouveler la propagande En déconstruisant l’image de Samantha Smith créée par la propagande soviétique apparaissent deux catégories principales de modèles, que le pouvoir a, depuis les origines de l’URSS, présentées à sa population, avec le double objectif de légitimer auprès de l’étranger le régime existant et de favoriser l’identification des Soviétiques à celui-ci. Le premier archétype est illustré par un ensemble d’adultes occidentaux ; le second, par des enfants soviétiques exceptionnels, les deux étant toujours dissociés avant la visite de Samantha 1. Dès les premières années du régime bolchevique, mais surtout après la guerre civile, dans les années 1920, les Occidentaux furent appelés à venir cautionner le nouveau pouvoir et rassurer les inquiets. Si les visiteurs européens renforcent la légitimité du nouveau régime essentiellement par leur réputation d’intellectuels, les Américains célèbres qui voient leur image associée à celle de l’URSS sont d’abord des entrepreneurs et des journalistes, du moins avant 1945 2. La longévité des mythes de John Reed (1887-1920), journaliste et cofondateur (1) À l’exception notable de l’affaire du pionnier américain Harry Eisman, arrêté en raison de ses activités communistes, pour la libération duquel une campagne est conduite dans la Pravda de 1929. L’enfant est libéré et envoyé en URSS, « à sa plus grande joie ». Voir Catriona Kelly, « Little Citizens… », op. cit. (2) Mentionnons que plusieurs écrivains américains ont visité le pays des Soviets. Un exemple célèbre est celui de Theodor Dreiser, l’un des auteurs américains les plus publiés (mais pas des plus lus) pour l’époque qui nous intéresse. 200 du parti communiste américain, auteur de Dix Journées qui ébranlèrent le monde, et d’Armand Hammer (1898-1990), l’un des premiers industriels à traiter avec le Kremlin, est tout à fait symptomatique. Ces deux hommes sont à l’origine de bien des personnages d’Américains présents dans les œuvres de fiction soviétiques, notamment au cinéma 3. À ces deux mythes succèdent, dans les années 1950 et surtout dans les années 1960, des militants politiques dont l’époque est prodigue. Paul Robeson (1898-1976) est le premier de toute une lignée de musiciens contestataires, auxquels viendra se joindre plus tard le chanteur, compositeur et guitariste « maudit » Dean Reed (1938-1986). Ces deux artistes se rendent régulièrement en URSS 4 . Parmi les femmes, Angela Davis (née en 1944), qui visite l’URSS en 1972, et Jane Fonda (née en 1937), qui accorde de nombreuses interviews aux journalistes soviétiques, sont des figures également marquantes. De ce point de vue, la présence de ces personnalités se fait cependant beaucoup plus discrète dans la seconde partie des années 1970 et surtout au début des années 1980. Cette période voit en effet la disparition quasi complète des pages de la presse ou des écrans de télévision de personnages progressistes forts, « amis de l’URSS ». Ceci est le reflet de la situation qui prévaut en Occident. La guerre du Vietnam correspond à l’apogée des mouvements contestataires, et la fin des années (3) Pour Armand Hammer, voir le long métrage méconnu Le Droit de prime signature, réalisé en 1978 par Viktor Tchebotarev, où on le reconnaît sous les traits de Vikas, un industriel américain « progressiste » ; pour John Reed, voir les deux films de Sergeï Bondartchouk réalisés en 1982, Les Cloches rouges, d’après l’œuvre de Reed, et le personnage du journaliste progressiste présent dans de nombreux films et téléfilms, tels que TASS est autorisée à communiquer de Valentin Fokine, diffusé au cours de l’été 1984. (4) On consultera avec prudence la biographie récente de Reggie Nadelson, Comrade Rockstar. The Life and Mystery of Dean Reed, the All-American Boy who Brought Rock’n’Roll to the Soviet Union, New York, Walker & Company, 2006. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po ANDREÏ KOZOVOÏ VING_2007-04.book Page 201 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po 1970 est marquée par un repli de l’Amérique, occupée à panser ses plaies après l’affaire du Watergate et la débâcle en Asie du Sud-Est. En même temps, la militarisation et l’expansion apparente de l’URSS et du communisme dans la péninsule indochinoise, puis, à partir de 1975, en Afrique, rendent délicate toute affiliation d’éventuels contestataires américains au mouvement communiste international. Sans parler des dossiers de la dissidence qui passent au premier plan aux États-Unis à partir de l’expulsion de Soljenitsyne en 1974 et deviennent une affaire d’État américaine peu après l’élection de Carter. Le crédit accumulé par Moscou pendant la seconde guerre mondiale apparaît bel et bien épuisé. Le temps des visites spectaculaires de célébrités occidentales fascinées par la « réussite » soviétique est dès lors révolu. La dernière grande campagne dans les médias de cette période est celle de Luis Corvalan, dirigeant du parti communiste chilien, échangé secrètement contre le dissident Vladimir Boukovski à la fin 1976. Par la suite, les modèles américains présents dans les médias soviétiques prennent soin de ne pas s’affilier à l’URSS, de même que les nombreuses organisations de Noirs « défenseurs des droits de l’homme », à l’image d’un Ben Chavis (né en 1948) 1. Après ce panthéon d’adultes « progressistes », le second archétype à l’origine de la figure « Samantha Smith » est celui de l’enfant-modèle. L’histoire soviétique est riche en enfants-martyrs du nouveau régime : on trouve pour l’entre-deux-guerres des pionniers délateurs comme Pavlik Morozov ou Kolia Mia- (1) Voir le rapport pessimiste daté du début de 1978 d’un membre du Comité des organisations de jeunesse après son séjour aux États-Unis, rapport dans lequel il écrit que l’URSS ne suscite plus l’enthousiasme parmi les militants afro-américains (RGASPI, fonds 5m, inventaire 3, dossier 92, folio 71). gotine 2 ; des enfants « stakhanovistes » comme la tadjike Mamlakat Nakhangova ; des enfantsrésistants pendant la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945, comme Goulia Koroleva et Zoïa Kosmodemianskaia. Tous ces modèles imprègnent l’imaginaire collectif même si, naturellement, les enfants de la Grande Guerre patriotique bénéficient d’un culte incomparablement plus important que ceux des autres périodes de l’histoire soviétique. Ces figures d’enfants deviennent moins nombreuses après 1945, car l’époque des grands drames est révolue. Les enfants-héros de la guerre froide sont loin d’égaler leurs aînés en popularité, à l’image d’une Natalia Korosteleva qui écrit une lettre à Pinochet pour que celui-ci libère Luis Corvalan. L’affaiblissement de la politisation des jeunes, leur indifférence croissante à l’égard des institutions et des valeurs communistes suscitent à maintes reprises l’inquiétude des organisations responsables, qui appellent de leurs vœux l’avènement de nouveaux modèles, réels ou fictifs, sur le modèle d’un Tchapaev 3. L’indifférence aux modèles communistes traditionnels est comblée par (2) Pavlik Morozov a fait l’objet d’une biographie récente écrite par Catriona Kelly, qu’un auteur russe, Iouri Droujnikov, a accusée de plagiat. Voir Catriona Kelly, Comrade Pavlik. The Rise and Fall of a Soviet Boy Hero, Londres, Granta books, 2005, et les détails de l’affaire sur http://www.lebed.com/ 2005/art4278.htm. (3) Rappelons que Vassili Ivanovitch Tchapaev (1887-1919) fut un révolutionnaire et un commandant de l’Armée rouge. Ce n’est qu’à partir de 1935, année de sortie du film le mettant en scène, qu’il va acquérir le statut d’idole aux yeux de plusieurs générations de spectateurs, selon une étude « sur certaines particularités de la réception des films par des spectateurs enfants et adolescents » mentionnée lors d’une réunion du studio de cinéma Gorky le 15 janvier 1976 (archives de la ville de Moscou, CAODM, fonds 2942, inventaire 1, dossier 56, folios 20-23). À noter que l’étude ne dit rien sur l’immense corpus d’anecdotes qui circulent alors en URSS sur Vassili Ivanovitch (voir l’interview d’Aleksandra Arkhipova, spécialiste russe des anecdotes, http:/ /www.svoboda.org/programs/td/2003/td.111603.asp). L’appel à un nouveau modèle est par exemple l’objet d’une intervention lors d’une conférence sur l’éducation de la jeunesse en février 1977 à Moscou (RGASPI, fonds 1m, inventaire 34, dossier 975a, folios 29-103). 201 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE VING_2007-04.book Page 202 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po l’efficacité des images positives associées à l’Occident et aux États-Unis en particulier, images transmises surtout par les films américains diffusés en URSS. En 1983, les modèles soviétiques pour la jeunesse sont déjà bien anciens et proviennent surtout de la littérature : Timur et son équipe d’Arkadij Gajdar, par exemple, datent de 1940, même si l’œuvre est adaptée au cinéma en 1976 1. Les héros soviétiques ne sont pas les seuls à pouvoir servir de modèles aux jeunes Russes : parmi les romans les plus influents en URSS au début des années 1980 figure toujours Les Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain (1835-1910). Il est tout à fait symptomatique que dans la réponse qu’il envoie à Samantha Smith, Andropov la compare à l’héroïne du livre, Becky Thatcher. L’assimilation de l’Américaine à la protagoniste d’un roman américain du 19e siècle indique bien le but recherché par la propagande : inscrire Samantha Smith dans une filiation favorable, dans une manœuvre idéologique destinée à séduire la jeunesse, en majorité philo-américaine, du moins en ce qui concerne la culture 2. Le personnage de Samantha Smith est ainsi nourri de la rencontre inédite de deux héritages dans l’histoire des représentations collectives de la population soviétique : celui du réseau d’amis étrangers de l’URSS et celui du répertoire d’« enfantshéros ». (1) Vania Solntsev, lui, est un orphelin de la Grande Guerre patriotique dans le roman de Valentin Kataev, Le Fils du régiment (1944), tandis que Vasia Trubatchev est le héros de la trilogie Vasek Trubatchev et ses camarades (1947-1952) de Valentina Oseeva. (2) Il va sans dire qu’Andropov a voulu mettre en valeur son « humanité » en citant une œuvre si populaire parmi la jeunesse, tout en flattant l’Américaine par la référence à un auteur de son pays, apprécié en URSS. L’Union soviétique ne peut donc être l’ennemie de l’Amérique ! 202 Trois objectifs Naturellement, l’« opération Samantha Smith » répond également à des préoccupations politiques plus immédiates, moins destinées à la population soviétique qu’à l’étranger, et qui n’ont rien de particulièrement original : convaincre l’Amérique (et le monde) du caractère pacifique de la politique étrangère de Moscou. Cette idée est en effet mise à mal après l’invasion de l’Afghanistan et les événements en Pologne, qui ruinent les efforts entrepris depuis la période de détente de 1972-1975. Jusqu’aux années 1980, la direction du parti ne juge pas digne de s’attaquer de manière argumentée au « mythe de la menace militaire soviétique » qui sévit en Occident. Mais au cours de la réunion du Politburo du 20 octobre 1981, pour la première fois, les décideurs soviétiques admettent que les ÉtatsUnis, dans l’élaboration de leur politique étrangère, partent du principe que l’URSS pense gagner la guerre nucléaire. Il devient alors nécessaire de procéder à un certain nombre de mesures publiques, pour tenter de dénier à cette idée tout fondement 3. L’expérience d’Andropov à la tête du KGB ne fait que renforcer ces craintes. La visite de Samantha Smith est, de ce fait et en premier lieu, une opération destinée à couper l’herbe sous les pieds des « faucons » de Washington. Cependant, en même temps que l’idée d’une menace communiste regagne du terrain dans l’opinion américaine, la méfiance envers les États-Unis croît également de manière importante au sein de la direction soviétique. Après plusieurs discours violemment anticommunistes, la déclaration de Reagan du 9 mai 1982, à l’Eureka College dans l’Illinois, au cours de (3) Brejnev donne alors une interview dans la Pravda, qui s’efforce de ridiculiser cette idée (voir Anatoli F. Dobrynine, op. cit., p. 528). De nombreuses études effectuées alors aux États-Unis, comme en Europe occidentale, montrent que le public est particulièrement préoccupé par la menace soviétique (voir les articles mentionnés dans la première note). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po ANDREÏ KOZOVOÏ VING_2007-04.book Page 203 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po laquelle le président propose à l’URSS un plan de réduction d’armements stratégiques, est interprétée comme une manœuvre de propagande cachant une volonté de suprématie militaire. Quelque peu limitée par Brejnev, même malade, cette vision paranoïaque, reflet caricatural de ce que l’on trouve outre-Atlantique, devient officielle sous Andropov 1. Le secrétaire général craint réellement une attaque nucléaire américaine : en mai 1981, le KGB (alors dirigé par Andropov) et le GRU, le service de renseignements de l’armée, lancent l’opération « Rayan », destinée à recueillir les indices allant dans ce sens. L’opération est plus que jamais à l’ordre du jour en 1983 2. Faire venir Samantha Smith en URSS, c’est en faire un agent potentiel qui, une fois aux États-Unis, militera contre le réarmement américain. Au-delà de ces objectifs immédiats, cette opération s’inscrit dans une stratégie de contre-propagande globale, qui remonte à la fin des années 1970 3. Andropov cherche à reprendre l’initiative, à récupérer le terrain perdu durant l’ère Brejnev. Il faut une « réaction idéo- (1) La proposition de Reagan était sincère et participait d’un tournant du gouvernement américain vers la coopération. Voir notamment Paul Lettow, Ronald Reagan and his Quest to Abolish Nuclear Weapons, New York, Random House, 2005. (2) Voir le document « A Cold War Conundrum » de Jonathan Fischer, consacré à la panique nucléaire de 1983 en URSS (https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-of-intelligence/ csi-publications/books-and-monographs/a-cold-war-conundrum/ source.htm). (3) La « contre-propagande » est définie dans un ouvrage soviétique de 1985 comme « un système de mesures idéologiques efficace et durable, destiné à empêcher et neutraliser l’influence […] de la propagande bourgeoise, à dévoiler son fond de classe et ses objectifs réels ». C’est un terme ancien : en 1920, lors du congrès de l’Union des soviets, Lénine a proposé de se défendre « contre les attaques de la bourgeoisie » au moyen de la contre-propagande (Lénine, Œuvres complètes, Moscou, 5e éd. 1971-1975, vol. 42, p. 116, cité dans Kontrpropaganda – vajnoe napravlenie ideologitcheskoi raboty. Metoditcheskie rekomendatsii massovym bibliotekam [La Contre-propagande, une direction importante du travail idéologique. Recommandations méthodiques aux bibliothèques de masse] Moscou, 1985, p. 24. Mais la fréquence de son emploi sous Andropov est démultipliée, elle devient le terme clé qui résume à lui seul les objectifs de la machine de propagande soviétique. logique », retrouver les « vraies valeurs », relire Lénine « dans le texte ». 1983 est une année décisive : à la mi-mars se déroule à Moscou un conseil des secrétaires des comités centraux des partis communistes des pays socialistes autour des questions d’idéologie et de politique internationale. L’objectif est de s’opposer à la « croisade anticommuniste » des Occidentaux, de mieux comprendre les motivations des États-Unis. En juin, un plénum du parti est entièrement consacré aux questions idéologiques, le rapport de Tchernenko sur la réforme de la propagande s’étale sur plusieurs pages dans la Pravda 4 . Dans ce contexte, il n’est guère étonnant qu’Andropov prenne la peine de répondre à la petite Américaine. L’heure est aux « opérations de communication » du secrétaire : la mention de la lettre d’Andropov à Samantha du 27 avril s’inscrit entre une interview au Spiegel, donnée le 19, et une « réponse aux scientifiques américains » contre « l’utilisation d’armes dans l’espace », publiée le 29 dans plusieurs périodiques soviétiques, à la suite d’une pétition que ceux-ci ont adressée à Reagan (cette dernière intervention fait référence au programme SDI). Aussi, la contre-propagande passe par un pied de nez à ceux qui, à l’Ouest, accusent le pouvoir soviétique d’avoir perdu l’adhésion de sa jeunesse. En visitant le camp Artek, Samantha doit se rendre compte par elle-même que cette jeunesse est non seulement pacifique, mais en outre nullement tentée par les sirènes occidentales. « L’opération Samantha Smith » est donc censée répondre à des objectifs pluriels : si le premier est naturellement de rassurer les États-Unis sur la bonne volonté soviétique, le second, non moins important, est de présenter le visage d’une jeunesse patriotique. En troisième lieu, il s’agit enfin de contribuer à l’amélioration (4) Pravda, 16 juin 1983. 203 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE VING_2007-04.book Page 204 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM de l’efficacité de la propagande soviétique. Si les objectifs politiques d’apaisement échouent, comme le montrent les événements dramatiques de l’automne 1983, les choses sont bien plus complexes en ce qui concerne l’impact qu’a pu avoir la campagne auprès du jeune public soviétique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po Une « génération Samantha Smith » ? L’annonce de l’arrivée de Samantha Smith en URSS est d’abord loin de susciter l’engouement général 1. Outre l’indifférence caractérisée des aînés, de nombreux jeunes adoptent une posture sceptique, pour ne pas dire cynique : ils sont convaincus que l’opération est soit une vulgaire action de propagande montée conjointement par le KGB et la CIA 2, soit la preuve de la sénilité aggravée de la direction politique. La photo largement diffusée d’un Brejnev en fin de vie, le visage absent, apparemment hors de la réalité, entouré de jeunes pionniers lors de son passage au camp Artek en août 1979, est un précédent récent, prétexte à de nombreuses anecdotes sur le prétendu « amour » des dirigeants envers les enfants. Les informations sur le séjour de Samantha, notamment au camp Artek, sont accueillies avec ricanement, certaines filles avouent leur jalousie 3. (1) Comme dans d’autres domaines touchant à la réception de la propagande en URSS, l’historien se heurte au problème de la carence, ainsi qu’au caractère biaisé, des sources. De fait, nous disposons de trois types d’informations qu’il faut manier avec prudence : quelques rares documents officiels, notamment des sténogrammes de réunions de l’organisation des pionniers, plusieurs témoignages, dont celui de la monitrice Olga Sakhatova, et une assez grande quantité de témoignages de personnes qui se souviennent de l’événement, trouvés essentiellement sur Internet. (2) Le physique avenant de Samantha Smith amène d’aucuns à penser à un casting planifié par les services de renseignements. L’un des moniteurs du camp Artek lance à Olga Sakhatova, devant la photo de Samantha : « C’est sûr, ils vont pas nous envoyer un crocodile. » (Olga Sakhatova, op. cit.) (3) Voir le commentaire de « Diadia Volodia » sur l’ironie partagée, selon lui, par sa génération (http://www.ruskino.ru/ acter/forum.php?class=sov&aid=3569). 204 En ce qui concerne le séjour de l’Américaine en Crimée, il semble bien que tout ne se passe pas comme les autorités le souhaitent. Pour commencer, on ne sait pas avec certitude si Samantha a vécu dans un dortoir parmi les enfants, ou si elle a été isolée des autres. Dans tous les cas, la rencontre avec une fille anglophone, Irina, semble avoir été arrangée 4 . Les réactions des jeunes sont également marquées d’un point d’interrogation : le témoignage d’Olga Sakhatova entre ici en contradiction avec un document trouvé dans les archives qui, sans être particulièrement explicite, n’en suggère pas moins que les échos ne furent pas toujours dignes d’enfants-modèles soviétiques. Le document reprend les discussions de représentants de l’organisation des pionniers et mentionne « de grandes difficultés » dans la « préparation idéologique » des enfants à l’arrivée de Samantha 5. Il s’agissait d’empêcher les enfants de montrer à l’Américaine le visage d’une jeunesse obsédée par la consommation d’artefacts d’outre-Atlantique 6 et de la forcer à défendre activement la politique étrangère nationale contre celle du gouvernement Reagan, s’il y avait lieu de le faire. De son côté, Olga Sakhatova, sans cacher les quelques incidents qui émaillent le séjour de Samantha Smith – et qui auraient pu créer une image défavorable des conditions de vie en URSS –, n’en écrit pas moins que « les enfants (4) La version du dortoir est celle d’Olga Sakhatova (Olga Sakhatova, op. cit.). La version selon laquelle l’Américaine a eu droit à un appartement privé de deux pièces, dans lequel on a même installé une télévision couleur, luxe inouï pour le camp, est celle de l’interprète de la famille Smith en URSS, Tatiana Mironova (http://www.suuk.su/knigi/mk_2.htm). (5) RGASPI, fonds 2m, inventaire 3, dossier 632, folios 23-24. Sténogramme du conseil central de l’organisation des pionniers daté du 12 août 1983. (6) Les jeunes Américains avec qui les Soviétiques entrent en contact prolongé : on échange des souvenirs russes contre des chewing-gums, des autocollants, etc. Voir l’opinion de « Major Tom » du 30 septembre 2003 (http://70s-children.livejournal.com/4215.html?page=1#comments). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po ANDREÏ KOZOVOÏ VING_2007-04.book Page 205 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po s’habituent rapidement à la présence de la touriste et l’acceptent comme l’une des leurs, sans l’ennuyer par des questions [matérielles] 1 ». Pour la monitrice, le séjour de l’Américaine marque une étape dans son appréhension de l’Autre. Lors de la soirée d’adieu, la jeune femme fait la connaissance d’un journaliste américain qui, au premier abord, lui avait paru désagréable : après un tour de danse, l’image globalement négative des Américains véhiculée par les médias et par de nombreux stéréotypes s’effondre. Le changement d’attitude envers les États-Unis se produit ici grâce non à Samantha, mais à une personne plus âgée. En revanche, la personnalité rayonnante de la fillette a joué en faveur d’une image positive des Américains auprès des plus jeunes. La visite de Samantha Smith constitue pour eux un précédent : d’après certains témoignages, c’est la première fois qu’un enfant « aussi beau et aussi heureux » arrive au camp. Auparavant, les Soviétiques avaient plutôt l’habitude de voir des enfants de membres importants des partis communistes européens ou des victimes des guerres civiles africaines, suscitant davantage la pitié que la fascination 2. La rupture avec une image négative des Américains provoquée par le séjour de Samantha est encore bien plus forte au sein de l’immense majorité des enfants qui ne découvrent l’écolière que dans les pages des journaux ou à la télévision : nous en possédons de très nombreux témoignages, même s’il est impossible de les quantifier. Les rédactions de plusieurs périodiques sont submergées de lettres de jeunes pionniers qui témoignent de leur désir de devenir, eux aussi, des « messagers de la paix », autrement dit de partir à l’étranger. Si l’on en croit Olga Larionova, secrétaire du VLKSM (l’Union nationale léniniste du komsomol), organisation d’État de la jeunesse soviétique du comité de la ville de Moscou, des centaines de courriers de ce type ont été adressées au journal Moskovskii komsomolets et au Comité d’État de Moscou au moment du séjour de la jeune Américaine, lettres toutes remplies d’« histoires authentiques sur la vie des jeunes Soviétiques, leur volonté de lutter pour la paix 3 ». Les documents à disposition – tous des résumés du courrier, jamais des originaux – permettent difficilement de savoir si les motivations premières n’étaient justement pas d’abord de partir pour les États-Unis, pays de loin le plus fascinant pour les jeunes. Mais il ne fait guère de doute que les enfants de l’âge de Samantha furent aussi les plus facilement mobilisables pour les grandes campagnes « pour la paix » ou « pour le désarmement », si fréquentes à cette époque : les pionniers voulaient la « paix » et rien d’autre. Samantha était ainsi l’occasion d’illustrer de manière vivante les pratiques soviétiques devenues, au fil du temps, trop routinières. Plus prosaïquement, mais cet aspect demeure sans aucun doute le plus partagé, l’image radieuse de Samantha, toujours souriante, sa manière naturelle de se tenir est immédiatement notée, et tranche avec les mines grises et les poses travaillées des écoliers soviétiques vues à la télévision. De très nombreuses personnes souhaitent rencontrer Samantha, devenir son ami(e), connaître plus de détails sur son séjour : on se plaint que l’information ne soit dispensée qu’au compte-gouttes. Il y a à cela d’abord des raisons idéologiques et, dans une moindre mesure, technologiques : le témoignage (1) Olga Sakhatova, op. cit. (2) Voir Dmitri Bykov et Irina Loukianova, « Trois années de Samantha Smith », Sobesednik, 2000, http://artekovetc.ru/ press6.html. (3) Pour Olga Larionova, le séjour de Samantha s’est avéré aussi intense que bref. (RGASPI, fonds 2m, inventaire 3, dossier 632, folios 5-6, sténogramme du Conseil central de l’organisation des pionniers, 12 août 1983) 205 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE VING_2007-04.book Page 206 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po d’Olga Sakhatova nous indique que les journalistes furent tenus à l’écart du séjour, à quelques très rares exceptions près, afin de contribuer au contact « naturel » des enfants avec l’Américaine, mais aussi d’empêcher les chroniqueurs occidentaux, présents sur place à la suite d’un accord, de dévoiler des aspects peu glorieux de la vie au camp. En outre, lors de la soirée d’adieu, le cameraman soviétique est le seul du groupe à manquer de pellicule pour filmer l’événement – signe des temps de pénurie généralisée. Par ailleurs, les garçons sont apparemment aussi intéressés que les filles : pour beaucoup, Samantha nourrit les fantasmes les plus intimes et inspire les pires cancres à faire des progrès en anglais. Les filles, elles, cherchent à imiter sa façon de s’habiller, sa manière si détendue de se tenir. Certains sont surpris de découvrir une fillette qui ne correspond pas à leur représentation peu flatteuses des Américains, des « obèses souffrant d’acné 1 ». Pour résumer, le séjour de Samantha a dans bien des cas modifié pour beaucoup l’image que les enfants soviétiques se font des Américains 2. En revanche, les enfants soviétiques sont convaincus bien avant le séjour de la fillette que « tous les Américains ne veulent pas faire la guerre à l’URSS ». En outre, l’animosité envers Reagan, largement partagée, ne disparaît pas complètement 3. Les aspects politiques de l’affaire passent donc la plupart du temps au second plan, si l’on en juge par les témoignages anonymes récents. Quelle postérité ? Il en va tout autrement des réactions à l’annonce de la mort de l’Américaine en août 1985. Samantha, on l’a vu, n’a pas été complètement oubliée, même si la période qui suit son séjour n’est pas favorable à la survivance de son souvenir, tant l’actualité politique est alors saturée : la fin des années Andropov est marquée par une montée sans précédent, depuis 1962, du risque de conflit, et il s’ensuit une baisse des tensions pendant le court intermède Tchernenko. Enfin, Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir en mars 1985. On est donc d’autant plus surpris de constater que l’annonce de la tragique nouvelle est l’occasion de manifestations d’une souffrance collective assez bien partagée, non seulement au sein d’une même classe d’âge, les 12-14 ans, ceux qui se souviennent de la visite de l’Américaine deux ans plus tôt, mais également d’enfants plus jeunes qui ne l’ont pas connue. Samantha acquiert immédiatement l’aura d’une « martyre de la Paix ». Sa mort enlève les derniers doutes quant à la sincérité de sa démarche : pour de nombreuses personnes qui accueillent la nouvelle comme le dénouement d’une histoire digne de figurer dans un film – et auquel ils auraient indirectement participé –, les insinuations soviétiques d’un complot de la CIA visant à éliminer une activiste gênante ne sont pas dénuées de tout fondement, des rumeurs en ce sens circulent 4 . Certains se prennent alors à rêver d’un engagement pour le désarmement 5. L’État, qui cherche à récu- (1) Voir Yuri Tanin, « La fille qui a déchiré le rideau », Sobesednik, 2005 http://artekovetc.ru/samanta20.html. (2) Voir le témoignage de « Mariannah », 29 septembre 2003, http://70s-children.livejournal.com/4215.html?page=1#comments. D’autres réactions, minoritaires, vont de l’incrédulité face à l’affaire, qui serait inventée de toutes pièces (voir l’opinion de « Marcia »), à de la jalousie, du moins au début. (3) Voir la réponse de « Tatianka », http://phorum.artek.org/ showthread.php3?s=&threadid=2893. (4) Thèse en contradiction avec celle selon laquelle Samantha a été envoyée par les services de renseignements américains à des fins de propagande (http://phorum.artek.org/ index.php3?s=). Voir entre autres l’opinion de « Marcia » (http:/ /70s-children.livejournal.com/4215.html?page=1#comments). (5) Voir le témoignage de Tatiana Mironova, supra. Consulter aussi les réactions de contemporains de Samantha (http:// www.samanthasmith.info/testimonials.htm) : Lena Nelson parle de son « esprit courageux, de sa contagieuse énergie et de son sourire éclatant » qui ont été déterminants dans son adhésion à la cause de la paix en 1983, adhésion apolitique devenue 206 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po ANDREÏ KOZOVOÏ VING_2007-04.book Page 207 Thursday, September 27, 2007 4:57 PM Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po pérer à son compte la popularité posthume de Samantha Smith, décide d’envoyer en 1986 aux États-Unis Katia Lytcheva, reçue, elle, par Reagan. Pour la plupart des jeunes, la pionnière-modèle au sourire figé n’est cependant qu’une pâle copie de l’original et Lytcheva sombre dans l’oubli encore plus rapidement que son aînée 1. Le retour progressif à un climat de détente entre les deux puissances à partir de 1986 fait oublier le degré de tensions atteint en 1983 2, et la visite de Samantha Smith devient apparemment un lieu de mémoire relativement important en Russie, bien plus qu’aux ÉtatsUnis 3. Son extrême popularité en 1983-1985 révèle le caractère dramatique de l’isolement dans lequel vit alors la population soviétique. On a vu que le passage de l’Américaine, aussi bref qu’intense, est finalement peu profitable pour le régime sur la longue durée : une partie de la jeunesse, la plus réceptive à la propagande, n’a pas le temps d’exploiter son envie de participer aux campagnes de désarmement, en raison du bouleversement rapide du cours politique après 1985 – lorsque le « désarmement » ne devient plus un objet de chantage, mais de négociation concrète au sommet. Surtout, les contradictions de la machine de propagande empêchent le succès complet de l’opération. Celui-ci dépend du profil exceptionnel de la protagoniste, profil qui, simultanément, renforce l’américanophilie d’une bonne partie de la jeunesse, et affaiblit dès lors la portée politique que le pouvoir veut conférer au message. En avalisant de manière officielle et médiatisée le droit, pour de simples enfants, de voyager d’un pays à un autre, tout en refusant officieusement la sortie à ceux qui en font la demande, le régime totalitaire ouvre la boîte de Pandore : les Soviétiques qui demeurent dans leur immense majorité isolés du monde, ne peuvent comprendre ces situations contradictoires. Si la visite de Samantha Smith représente l’un des derniers instants de répit où le pouvoir soviétique réussit à se rapprocher de sa jeunesse, la perestroïka ne lui laisse pas le temps d’en engranger les bénéfices. Andreï Kozovoï est l’auteur d’une thèse d’histoire intitulée « Présences des États-Unis en URSS, 1975-1985 : le grand public soviétique et les pratiques péri-américaines des pouvoirs », dirigée par Marie-Pierre Rey. ([email protected]) plus engagée lorsqu’elle a 12 ans. Aleksandr Khodakov, qui a douze ans en 1983, est également conquis par le charme de l’Américaine, ce qui le pousse à regarder le bulletin d’informations Vremia pendant sa visite – un exploit pour un enfant de cet âge, vu le caractère soporifique de l’émission. (1) Voir les témoignages de « Suzjavochka » et d’« Anya_g », 29 septembre 2003 (http://70s-children.livejournal.com/ 4215.html?page=1#comments). (2) Voir, entre autres, le témoignage de « Checat », 30 septembre 2003 (http://70s-children.livejournal.com/ 4215.html?page=1#comments). (3) La mort de Samantha et le voyage de Lytcheva relancent le phénomène de la « child diplomacy » (diplomatie enfantine), si l’on en juge par les traces au cinéma. En 1987, au moins deux longs métrages américains exploitent cette thématique : The Quest for Peace, réalisé par Sidney J. Furie, et Amazing Grace and Chuck (La Force du silence), réalisé par Mike Newell. 207 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.200.31 - 17/12/2014 00h03. © Presses de Sciences Po L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE