L`enfance au Service de la Guerre Froide - TRAN-B

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L`enfance au Service de la Guerre Froide - TRAN-B
L'ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE
Le voyage de Samantha Smith en URSS (juillet 1983)
Andreï Kozovoï
Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire
2007/4 - n° 96
pages 195 à 207
ISSN 0294-1759
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kozovoï Andreï, « L'enfance au service de la guerre froide » Le voyage de Samantha Smith en URSS (juillet 1983),
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2007/4 n° 96, p. 195-207. DOI : 10.3917/ving.096.0195
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L’enfance au service de la guerre froide
Le voyage de Samantha Smith en URSS
(juillet 1983)
Utiliser les enfants comme messagers de la
paix ? C’est ce que tenta l’URSS d’Andropov
en invitant une jeune Américaine au pays
des Soviets en juillet 1983. Andreï Kozovoï
revient sur les péripéties et les enjeux de
cet épisode insolite de la guerre froide.
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À la fin du mois de novembre 1982, Samantha
Smith, une Américaine de 10 ans originaire de
la petite ville de Manchester dans le Maine,
écrit à Iouri Andropov pour lui faire part de ses
inquiétudes et lui demander pourquoi il veut
conquérir le monde, ou du moins les ÉtatsUnis. La jeune écolière ne reçoit pas de réponse.
Toutefois, cinq mois plus tard, le 11avril 1983,
des extraits de sa lettre sont publiés dans la Pravda. Pour le quotidien officiel du parti communiste soviétique, Samantha est la preuve vivante
de l’influence absurde et dangereuse de la propagande antisoviétique aux États-Unis, en particulier sur les enfants. À l’instigation de ses
proches, la petite fille s’adresse à l’ambassadeur
soviétique, Anatoli Dobrynine, pour tenter
d’obtenir une réponse et, à sa grande surprise,
une semaine plus tard, elle reçoit un appel en
provenance de l’ambassade qui l’avertit de
l’imminence d’une réponse écrite d’Andropov.
La famille croit à un canular, mais la lettre
arrive bel et bien : le dirigeant y explique qu’en
aucune façon l’URSS n’a l’intention de commencer les hostilités, que la politique soviétique est fondamentalement pacifique 1. Et pour
que la jeune Américaine puisse s’en rendre
compte par elle-même, il l’invite à un voyage
(1) Pravda, 27 avril 1983.
VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 96, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2007, p. 195-207
estival, à la découverte des Soviétiques de son
âge. Les Smith acceptent et se rendent en URSS
pendant deux semaines, du 8 au 22 juillet 1983.
Le voyage éclair de Samantha Smith peut
apparaître aujourd’hui comme une banale opération de propagande soviétique qui a échoué.
Cet échec se lit dans la chronologie de la guerre
froide de la fin de l’année 1983 : le séjour de
l’écolière n’a absolument aucun effet apaisant
sur les rhétoriques soviétique et américaine qui
se déchaînent début septembre, après la tragédie de l’avion de ligne sud-coréen KAL-007,
abattu par les Soviétiques pour violation de leur
espace aérien. Cependant, l’étude de cet épisode présente un triple intérêt. D’une part, le
voyage de Samantha Smith fut, sur le moment,
une opération exploitée par le Kremlin pour sa
« propagande de la politique de la paix », et
elle le fut avec un certain succès, même si les
archives ne permettent pas à l’heure actuelle
d’en connaître tous les tenants et les aboutissants 2. D’autre part, le voyage de Samantha
Smith s’inscrit dans une longue tradition de
visiteurs étrangers 3, mais il marque à la fois un
(2) L’histoire soviétique, dès que l’on a affaire à des périodes
relativement récentes et à des sujets aussi sensibles que la mise
en place d’une opération de propagande, ne peut malheureusement se passer d’hypothèses, faute d’archives – celles du MID et
du KGB sont actuellement indisponibles pour ces années. Mes
hypothèses se fondent cependant toutes sur des précédents connus et décrits, mentionnés en note. Le lecteur est libre de faire
siens les rapprochements effectués, mais je ne crois pas m’avancer de manière excessive dans ce domaine, la propagande soviétique opérant avec un ensemble d’outils finalement limité.
(3) Pour les voyages en URSS avant 1945, voir en particulier l’ouvrage de Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir ? Le voyage
en Union soviétique, 1919-1939, Paris, Odile Jacob, 2002. Sur
les voyages d’Américains pendant la guerre froide, il n’existe
pas à l’heure actuelle de synthèse, le meilleur ouvrage étant
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aboutissement et un tournant important pour la
propagande soviétique : aucun enfant étranger
ne s’était alors rendu en URSS dans le but de
contribuer à l’efficacité de cette propagande.
Enfin, loin des clichés sur l’incrédulité générale de la population soviétique face aux discours du régime, ou au contraire, sur sa candeur au début des années 1980, il semble que,
pour une partie non négligeable des jeunes
Soviétiques, l’opération fut une réussite, pour
des raisons inattendues cependant 1. En un mot,
l’on s’intéressera moins ici à la « vraie » Samantha
Smith qu’au personnage créé par les médias
soviétiques et à ses effets, pour tenter de mieux
comprendre comment la guerre froide fut vécue
à l’intérieur de l’URSS – une question encore
peu étudiée par les historiens 2.
celui de Yale Richmond, Cultural Exchange and the Cold War :
Raising the Iron Curtain, University Park, Pennsylvania State
University Press, 2003.
(1) L’image d’une population totalement crédule face à la
propagande d’en haut, au début des années 1980, fut défendue
en son temps par Pierre Lorrain, L’Évangile selon Saint Marx : la
pression idéologique dans la vie quotidienne en URSS, Paris, Belfond, 1982. On retrouve cette interprétation pour la période stalinienne dans Peter Kenez, The Birth of the Propaganda State :
Soviet Methods of Mass Mobilization, 1917-1929, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Pour une opinion inverse, voir
Matthew Wyman, Public Opinion in Postcommunist Russia, New
York, St Martin’s Press, 1997.
(2) Le plus souvent, faute d’archives disponibles et en raison
du caractère relativement récent des événements, les travaux
existants concernent essentiellement les attitudes de la population face aux questions de désarmement et à la peur d’un conflit
nucléaire. Ils sont par ailleurs tous l’œuvre de politistes, psychologues et sociologues et, pour la plupart, antérieurs à 1991.
Voir, par exemple, les articles suivants : Brenda J. Boyd., Charlotte
Wallinga, Patsy Skeen et Ligaya Paguio, « Children’s and Adolescents’ Response to the Prospect of Nuclear War », International Journal of Behavioral Developement, 17 (4), 1994, p. 697-715 ;
Robert Mandel, « Public Opinion and Superpower Strategic
Arms », Armed Forces & Society, 17 (3), printemps 1991, p. 409-427 ;
et surtout plusieurs articles de Political Psychology, 9 (1), mars
1988, dont Michail Galperin, Robert Holt et Polly Howells,
« What Soviet Émigré Adolescents Think About Nuclear War »,
p. 1-12. L’histoire de Samantha Smith est notablement absente
des ouvrages consacrés à la politique du KGB, tels que Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine, Le KGB contre l’Ouest,
1917-1991, Paris, Fayard, 2001. On trouve néanmoins quelques éléments dans l’ouvrage polémique de Mona Charen,
Useful Idiots. How Liberals Got it Wrong in the Cold War and Still
Blame America First, Washington, Perennial, 2004, p. 148-150.
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Exploiter une peur enfantine ?
L’« opération Samantha Smith » a-t-elle été entièrement planifiée par les Soviétiques ou, au
contraire, est-elle le résultat d’heureuses coïncidences ? Le personnage de l’Américaine a-t-il été
créé de toutes pièces par les médias aux ordres du
Kremlin ou reflétait-il en partie la vraie Samantha
Smith ? En l’absence d’archives du parti et du
KGB disponibles pour cette période, de nombreuses questions restent sans réponse, ce qui
n’empêche pas d’émettre des hypothèses.
Il convient en premier lieu d’écarter la théorie
selon laquelle l’affaire fut entièrement montée
par le KGB, ou conjointement par les services
soviétiques et américains. Au moins deux éléments suggèrent que la lettre fut bel et bien
écrite par l’écolière. D’une part, les archives
des organisations de jeunesse soviétique abondent en courrier aussi fourni qu’ancien, en provenance de jeunes Américains qui s’adressent,
pour des raisons variées, au gouvernement
soviétique 3. La lettre de l’Américaine n’est donc
nullement une exception dans ce domaine.
D’autre part, les inquiétudes croissantes et partagées au sein de la population américaine (et
soviétique), en particulier parmi les plus jeunes,
quant à la probabilité d’un conflit nucléaire au
début des années 1980, constituent une trame
essentielle. En ce sens, les craintes de Samantha
Smith en font une jeune fille de son temps 4 .
(3) Voir les archives de l’organisation des pionniers
(VLKSM) du RGASPI (archives d’histoire politique et sociale,
Moscou), et en particulier le Comité des organisations de jeunesse (fonds 3, inventaire 9).
(4) Voir les articles sur le contexte de peur d’une guerre
nucléaire au sein de l’opinion publique occidentale et soviétique. Samantha Smith aurait décidé de se lancer dans la rédaction de la lettre après avoir regardé une émission sur le risque
d’une guerre nucléaire. Son inquiétude se renforce après la lecture par sa mère d’un numéro de Time consacré au nouveau
secrétaire général soviétique (Time, 120 (21), 22 novembre
1982). Y voir en particulier la conclusion de l’article de Charles
Alexander, « Sinking Deeper into a Quagmire », où l’auteur
soutient que plus l’URSS est affaiblie économiquement, plus
elle demeure dangereuse et imprévisible militairement.
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L’impulsion première est donc bien celle de
l’Américaine. Pour autant, la question de la
sélection de la deuxième lettre par les Soviétiques, ainsi que l’origine de la décision de l’inviter en URSS demeurent ouvertes. Le courrier
est reçu et traité pendant la période de transition qui se déroule de la mort de Brejnev à
l’installation aux commandes d’Andropov. Le
nouveau dirigeant soviétique cherche alors à se
positionner favorablement face aux États-Unis.
Cela se traduit dans les médias et, c’est devenu
une habitude, par une trêve momentanée de la
rhétorique anti-américaine. Le pouvoir décide
sans aucun doute de garder la lettre, en attendant de voir comment évolue la situation. Or,
les relations américano-soviétiques se dégradent sérieusement au cours des premiers mois
de 1983. Si les mois de janvier et de février
1983 apparaissent assez calmes, il en va autrement du mois de mars, marqué par deux discours essentiels de Ronald Reagan : celui où le
président qualifie l’URSS d’« Empire du Mal »,
le 8, et celui où il annonce le lancement du programme Strategic Defense Initiative (SDI) 1,
le 23. Le programme est officiellement condamné par Moscou le 2 avril et les réactions
anti-américaines des médias reprennent de
plus belle.
En outre, les cinq mois qui séparent l’envoi
de la première lettre de sa publication dans la
Pravda ont sans doute permis aux services de
renseignements soviétiques de vérifier qu’il ne
s’agissait pas d’un canular, que Samantha Smith
n’était pas le pseudonyme d’un provocateur
quelconque. Les Soviétiques ont pu aussi évaluer la probabilité que la famille accepte l’invitation, voire peut-être découvrir que ses liens
avec la Russie étaient en fait anciens : le grandpère de Samantha Smith était déjà venu en
(1) L’ Initiative de défense stratégique est qualifiée à tort de
programme « guerre des étoiles ».
URSS avec la firme General Electrics 2. Ceci a
certainement pesé dans la décision finale. Les
Soviétiques ont également dû tenir compte du
fait que « Samantha Smith » était un nom
américain tout à fait typique pour les Russes et
qui faisait immédiatement référence aux simples Américains, ceux à qui l’Union soviétique
n’a jamais voulu faire la guerre si l’on en croit
la propagande. En un mot, Samantha Smith
doit servir une propagande particulièrement
pauvre, et ce depuis un certain temps.
Dans le contexte de guerre des mots qui suit
l’entrée en fonction de Reagan, la première lettre a pu être utilisée à des fins de propagande
intérieure : montrer à quel point la rhétorique
antisoviétique reaganienne est néfaste pour les
jeunes esprits américains. Mais par cette constatation, Moscou admet que l’ennemi américain a une influence réelle sur sa population et,
par la même occasion, que sa propagande
« pacifique » est tenue en échec. La riposte,
passive et peu constructive, consistant à répondre aux accusations américaines par leur déni
était depuis longtemps un outil connu des
Soviétiques. C’est certainement ce que l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine a dû faire
remarquer à ses supérieurs hiérarchiques dans
une dépêche dont il était coutumier 3.
(2) Voir le journal Pionerskaia pravda du 10 décembre 1985.
L’hypothèse d’une vérification par le KGB du milieu familial
découle des méthodes habituelles utilisées par le service de renseignements à l’étranger, décrites dans l’ouvrage de Christopher
Andrew (op. cit.), ainsi que dans les suivants : Christopher
Andrew et Oleg Gordievsky, Le KGB dans le monde, 1917-1990,
Paris, Fayard, 1990 ; Christopher Andrew et Vasili Mitrokhine,
The World Was Going Our Way. The KGB and the Battle for the
Third World, New York, Basic Books, 2005.
(3) On sera bien en peine de trouver cette information dans
les Mémoires de l’ancien ambassadeur (Anatoli F. Dobrynine,
In Confidence : Moscow’s Ambassador to America’s Six Cold War
Presidents (1962-1986), New York, Times Books, 1995 ; la version russe date de 1996, je l’utilise ici). Les archives du parti
sont plus explicites : par exemple, au début 1975, un journaliste
des Izvestia rapporte que Dobrynine propose d’y publier des
articles du correspondant à Washington, Stanislav Kondrachov,
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Quoi qu’il en soit, la nécessité de reprendre
l’initiative aux Américains s’inscrit parfaitement dans la volonté de réformer la machine
de propagande. Depuis les années 1960, mais
surtout la fin des années 1970, l’URSS cherche
à accroître son efficacité face aux attaques américaines, démultipliées depuis l’arrivée au pouvoir de Reagan 1. La rapidité avec laquelle arrive
le courrier d’Andropov a de quoi surprendre :
moins de vingt jours séparent la publication de
la première lettre dans la Pravda d’une première mention de la réponse du secrétaire
général à Samantha Smith, le 27 avril, dans le
quotidien Komsomolskaia pravda qui s’adresse à
un public d’adolescents. Les médias américains
sont mis au courant par les Soviétiques, et la
pression s’abat du jour au lendemain sur la
petite famille : les Smith peuvent difficilement
refuser la proposition d’Andropov. Tout ceci
permet d’expliquer sans difficulté la mise en
place de l’opération, son impulsion spontanée,
puis son instrumentalisation.
Le séjour de la famille de Manchester est
naturellement suivi de près par les médias
soviétiques qui, à n’en pas douter, reçoivent
des directives précises d’en haut, ce qui est la
règle pour tout événement sortant de l’ordinaire, comme les visites d’Américains importants 2. Jusqu’à l’arrivée des Smith, début
juillet, les médias restent prudents et ne s’attar-
afin de répondre aux « inventions » de l’observateur politique
John Anderson, conseil suivi à la lettre (Rgani, archives d’État
d’histoire contemporaine, Moscou, fonds 5, inventaire 68, dossier
478, folios 11-12, lettre datée du 8 juillet 1975). Par extension, il
est fort possible que Dobrynine ait joué un rôle dans le choix de
la politique à mener concernant Samantha.
(1) Rappelons que ladite réforme (il est possible d’évoquer
une « réaction idéologique ») ne date absolument pas
d’Andropov : on tente de la réaliser sous Brejnev dès la fin des
années 1960 et différentes tentatives aboutissent dans les
années 1970 au décret d’avril 1979. Andropov semble, lui,
beaucoup plus énergique dans ce domaine.
(2) Sur le fonctionnement de la machine de presse soviétique, voir Jonathan A. Becker, Soviet and Russian Press Coverage
of the United States : Press, Politics and Identity in Transition, New
York, St. Martin’s Press, 1999.
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dent guère sur le sujet : fin avril-début mai, le
nom de Samantha Smith n’évoque encore rien,
ou presque, aux jeunes lecteurs soviétiques 3.
Ce n’est qu’à partir du lendemain de l’arrivée
de la famille à Moscou, le 9 juillet, que des
informations quasi quotidiennes, mais relativement limitées, sont rapportées dans la presse et
à la télévision. Au cours du passage éclair de
Samantha au camp de pionniers Artek en Crimée,
du 12 au 16 juillet, les médias mentionnent
quelques anecdotes témoignant de la simplicité
de la fillette.
Malgré cette maigreur relative de l’information, il est possible de dégager un tableau
d’ensemble. Loin de faire référence à la Pravda,
dans laquelle Samantha Smith était présentée
comme une victime de la propagande antisoviétique des États-Unis, les nouveaux articles
ne comportent quasi aucune allusion idéologique. Samantha est une fille comme les autres,
ou à peine différente. Son caractère exceptionnel, elle le doit à la mission dont elle s’est chargée – contribuer à la paix entre les deux nations.
Il va de soi que l’information la concernant
demeure soigneusement épurée : ainsi, tous les
épisodes peu en accord avec l’image idéale d’un
camp de vacances modèle sont censurés afin de
montrer une Samantha apparemment pleinement satisfaite de son séjour 4 . La visite de la
jeune fille ne figure jamais en première page
des quotidiens concernés et, globalement, l’information semble bridée.
Surtout, l’opération manque d’achopper sur
un obstacle de taille qui met en péril son accomplissement parfait : Samantha ne rencontre pas
(3) Le 29 avril 1982, la réponse d’Andropov à Samantha
Smith est publiée en première page dans la Pionerskaia pravda.
Smith est alors simplement appelée « l’écolière américaine ».
(4) Olga Sakhatova, la monitrice qui accompagne Samantha
lors de son séjour, témoigne de la réaction désapprobatrice de
la fillette à la faible qualité de l’alimentation, et à la mention de
la présence d’agents du KGB dans le camp. (http://artekovetc.ru/samsmitvoj.html)
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ANDREÏ KOZOVOÏ
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Andropov comme prévu, mais s’entretient un
quart d’heure avec lui par téléphone. Le secrétaire général est alors incapable de sortir de son
lit d’hôpital : il cumule des problèmes d’insuffisance rénale et de diabète, et se trouve depuis
février sous hémodialyse. Officiellement, « le
secrétaire général est trop occupé ». Andropov
ne reçoit pas Samantha, aussi bien à cause de
son état de santé que pour des raisons d’image :
une conversation entre une jeune fille de
10 ans, pleine de vitalité, et un vieillard visiblement voué à la mort aurait pu être interprétée
comme la métaphore d’une Amérique énergique et dynamique face à une URSS en fin de
vie 1. Dans ce court entretien téléphonique, il
se contente de répéter ce qu’il avait déjà dit
dans sa lettre : l’URSS ne veut pas la guerre, les
Soviétiques savent trop bien ce qu’elle signifie
pour avoir repoussé les nazis. Les détails de la
conversation sont par ailleurs éludés dans les
médias.
Les Soviétiques pallient l’absence d’entrevue avec Andropov en lui substituant une rencontre avec le responsable du département de
l’information internationale du Comité central, l’ancien directeur de TASS, Leonid
Zamiatine. Rien de particulier ne sera dit lors
de cet entretien, si l’on en croit la presse, outre
les assurances habituelles. Samantha repart
convaincue sinon de la bonne volonté soviétique, du moins du bien-fondé de son voyage.
« Les Russes ne veulent pas la guerre » : cette
phrase tant de fois relayée par la propagande
soviétique outre-Atlantique, retentit de nou-
(1) Tout le contraire de l’effet produit par les images de Staline avec des enfants, la première étant la pionnière Nina Strogova en 1935. Voir le travail de Catriona Kelly, Children’s
World : Growing Up in Russia, 1890-1991, New Haven, Yale
University Press, à paraître ; id., « Little Citizens of the Big
Country : Internationalism, Children and the Soviet Propaganda », NLO, 60, 2003, http://magazines.russ.ru/nlo/2003/
60/katrion.html ; id., The Little Citizens of a Big Country. Childhood and International Relations in the Soviet Union, Trondheim,
Norwegian University of Science and Technology, 2002.
veau sauf que, cette fois, la « nature innocente »
d’une enfant lui confère un poids inédit. Une
partie des médias américains sont cependant
méfiants devant ce qu’ils considèrent comme
de l’angélisme 2.
Le départ de l’Américaine d’URSS ne marque nullement la fin de l’opération, mais le
début de la mémoire de l’événement, ce qui est
au moins aussi important. Plusieurs articles
consacrés au séjour sont publiés par la suite
dans la presse soviétique, rappelant le rôle
essentiel que Samantha a endossé et les leçons
que les « fauteurs de guerre » américains doivent en tirer 3. Au début de l’année 1985, le
jeune public peut découvrir la traduction du
journal officiel de son séjour en URSS, illustré
de nombreuses photos 4 . Toutefois, c’est le
décès tragique de la jeune fille la même année,
dans un accident d’avion, qui fournit aux
Soviétiques le prétexte d’une commémoration
confinant au culte d’une « martyre de la
paix 5 ». Ce dernier rebondissement est parfaitement exploité : plusieurs officiels de haut
rang assistent à l’enterrement, dont l’ambassadeur Anatoli Dobrynine.
« L’opération Samantha Smith » est cependant loin de constituer une nouveauté : le
(2) Voir, par exemple, Charles Krauthammer, « Deep
Down We’re All Alike, Right ? Wrong », Time magazine,
122 (7), 15 août 1983. Voir également le témoignage de Todd
Wildrick (http://www.samanthasmith.info/testimonials.htm).
(3) Samantha s’autoproclame « ambassadrice de la paix » et
fait plusieurs voyages par la suite, dont un au Japon en janvier
1984, avant de mener de front une carrière comme actrice d’une
série télévisée, « Lime Street », série qui ne survit pas à sa mort.
(4) Voyage en Union soviétique, paru aux États-Unis en janvier
1985 et traduit peu après en russe.
(5) La Pionerskaia pravda publie le 25 août et le 6 septembre
deux articles fleuves. Le 2 décembre est organisé un téléport
Moscou-Minnesota, consacré à Samantha Smith. Le 6, on rapporte le télégramme de Gorbatchev au père de Smith. Enfin,
le 17, une pleine page lui est consacrée, avec quelques anecdotes de séjour. Surtout, le 25 décembre, fait exceptionnel, un
timbre est dédié « à la mémoire de Samantha Smith ». Remarquons que ni la conférence de Genève ni celle de Reykjavik,
pourtant toutes deux des symboles forts d’un renouveau de
l’entente, ne font l’objet d’un timbre.
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modèle créé par la propagande soviétique se
trouve au croisement de plusieurs archétypes
anciens, dont il représente une forme d’aboutissement. Sa spécificité tient à un contexte
particulier, à la fois international (apogée de la
« guerre fraîche ») et intérieur : la figure de
Samantha est convoquée pour renouveler une
machine de propagande en mauvais état.
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Renouveler la propagande
En déconstruisant l’image de Samantha Smith
créée par la propagande soviétique apparaissent deux catégories principales de modèles,
que le pouvoir a, depuis les origines de l’URSS,
présentées à sa population, avec le double
objectif de légitimer auprès de l’étranger le
régime existant et de favoriser l’identification
des Soviétiques à celui-ci. Le premier archétype est illustré par un ensemble d’adultes occidentaux ; le second, par des enfants soviétiques
exceptionnels, les deux étant toujours dissociés
avant la visite de Samantha 1.
Dès les premières années du régime bolchevique, mais surtout après la guerre civile, dans
les années 1920, les Occidentaux furent appelés à venir cautionner le nouveau pouvoir et
rassurer les inquiets. Si les visiteurs européens
renforcent la légitimité du nouveau régime
essentiellement par leur réputation d’intellectuels, les Américains célèbres qui voient leur
image associée à celle de l’URSS sont d’abord
des entrepreneurs et des journalistes, du moins
avant 1945 2. La longévité des mythes de John
Reed (1887-1920), journaliste et cofondateur
(1) À l’exception notable de l’affaire du pionnier américain
Harry Eisman, arrêté en raison de ses activités communistes,
pour la libération duquel une campagne est conduite dans la
Pravda de 1929. L’enfant est libéré et envoyé en URSS, « à sa
plus grande joie ». Voir Catriona Kelly, « Little Citizens… »,
op. cit.
(2) Mentionnons que plusieurs écrivains américains ont
visité le pays des Soviets. Un exemple célèbre est celui de
Theodor Dreiser, l’un des auteurs américains les plus publiés
(mais pas des plus lus) pour l’époque qui nous intéresse.
200
du parti communiste américain, auteur de Dix
Journées qui ébranlèrent le monde, et d’Armand
Hammer (1898-1990), l’un des premiers industriels à traiter avec le Kremlin, est tout à fait
symptomatique. Ces deux hommes sont à l’origine de bien des personnages d’Américains
présents dans les œuvres de fiction soviétiques,
notamment au cinéma 3.
À ces deux mythes succèdent, dans les
années 1950 et surtout dans les années 1960,
des militants politiques dont l’époque est prodigue. Paul Robeson (1898-1976) est le premier de toute une lignée de musiciens contestataires, auxquels viendra se joindre plus tard le
chanteur, compositeur et guitariste « maudit »
Dean Reed (1938-1986). Ces deux artistes se
rendent régulièrement en URSS 4 . Parmi les
femmes, Angela Davis (née en 1944), qui visite
l’URSS en 1972, et Jane Fonda (née en 1937),
qui accorde de nombreuses interviews aux journalistes soviétiques, sont des figures également
marquantes. De ce point de vue, la présence de
ces personnalités se fait cependant beaucoup
plus discrète dans la seconde partie des années
1970 et surtout au début des années 1980.
Cette période voit en effet la disparition
quasi complète des pages de la presse ou des
écrans de télévision de personnages progressistes forts, « amis de l’URSS ». Ceci est le reflet
de la situation qui prévaut en Occident. La
guerre du Vietnam correspond à l’apogée des
mouvements contestataires, et la fin des années
(3) Pour Armand Hammer, voir le long métrage méconnu
Le Droit de prime signature, réalisé en 1978 par Viktor Tchebotarev, où on le reconnaît sous les traits de Vikas, un industriel
américain « progressiste » ; pour John Reed, voir les deux
films de Sergeï Bondartchouk réalisés en 1982, Les Cloches rouges, d’après l’œuvre de Reed, et le personnage du journaliste
progressiste présent dans de nombreux films et téléfilms, tels
que TASS est autorisée à communiquer de Valentin Fokine, diffusé au cours de l’été 1984.
(4) On consultera avec prudence la biographie récente de
Reggie Nadelson, Comrade Rockstar. The Life and Mystery of
Dean Reed, the All-American Boy who Brought Rock’n’Roll to the
Soviet Union, New York, Walker & Company, 2006.
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1970 est marquée par un repli de l’Amérique,
occupée à panser ses plaies après l’affaire du
Watergate et la débâcle en Asie du Sud-Est. En
même temps, la militarisation et l’expansion
apparente de l’URSS et du communisme dans
la péninsule indochinoise, puis, à partir de
1975, en Afrique, rendent délicate toute affiliation d’éventuels contestataires américains au
mouvement communiste international. Sans parler des dossiers de la dissidence qui passent au
premier plan aux États-Unis à partir de l’expulsion de Soljenitsyne en 1974 et deviennent une
affaire d’État américaine peu après l’élection
de Carter. Le crédit accumulé par Moscou
pendant la seconde guerre mondiale apparaît
bel et bien épuisé.
Le temps des visites spectaculaires de célébrités occidentales fascinées par la « réussite »
soviétique est dès lors révolu. La dernière
grande campagne dans les médias de cette
période est celle de Luis Corvalan, dirigeant du
parti communiste chilien, échangé secrètement contre le dissident Vladimir Boukovski à
la fin 1976. Par la suite, les modèles américains
présents dans les médias soviétiques prennent
soin de ne pas s’affilier à l’URSS, de même que
les nombreuses organisations de Noirs « défenseurs des droits de l’homme », à l’image d’un
Ben Chavis (né en 1948) 1.
Après ce panthéon d’adultes « progressistes »,
le second archétype à l’origine de la figure
« Samantha Smith » est celui de l’enfant-modèle. L’histoire soviétique est riche en enfants-martyrs du nouveau régime : on trouve
pour l’entre-deux-guerres des pionniers délateurs comme Pavlik Morozov ou Kolia Mia-
(1) Voir le rapport pessimiste daté du début de 1978 d’un
membre du Comité des organisations de jeunesse après son
séjour aux États-Unis, rapport dans lequel il écrit que l’URSS
ne suscite plus l’enthousiasme parmi les militants afro-américains (RGASPI, fonds 5m, inventaire 3, dossier 92, folio 71).
gotine 2 ; des enfants « stakhanovistes » comme
la tadjike Mamlakat Nakhangova ; des enfantsrésistants pendant la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945, comme Goulia Koroleva et
Zoïa Kosmodemianskaia. Tous ces modèles imprègnent l’imaginaire collectif même si, naturellement, les enfants de la Grande Guerre patriotique bénéficient d’un culte incomparablement
plus important que ceux des autres périodes de
l’histoire soviétique.
Ces figures d’enfants deviennent moins nombreuses après 1945, car l’époque des grands
drames est révolue. Les enfants-héros de la
guerre froide sont loin d’égaler leurs aînés en
popularité, à l’image d’une Natalia Korosteleva
qui écrit une lettre à Pinochet pour que celui-ci
libère Luis Corvalan. L’affaiblissement de la
politisation des jeunes, leur indifférence croissante à l’égard des institutions et des valeurs
communistes suscitent à maintes reprises l’inquiétude des organisations responsables, qui
appellent de leurs vœux l’avènement de nouveaux modèles, réels ou fictifs, sur le modèle
d’un Tchapaev 3. L’indifférence aux modèles
communistes traditionnels est comblée par
(2) Pavlik Morozov a fait l’objet d’une biographie récente
écrite par Catriona Kelly, qu’un auteur russe, Iouri Droujnikov, a accusée de plagiat. Voir Catriona Kelly, Comrade
Pavlik. The Rise and Fall of a Soviet Boy Hero, Londres, Granta
books, 2005, et les détails de l’affaire sur http://www.lebed.com/
2005/art4278.htm.
(3) Rappelons que Vassili Ivanovitch Tchapaev (1887-1919)
fut un révolutionnaire et un commandant de l’Armée rouge. Ce
n’est qu’à partir de 1935, année de sortie du film le mettant en
scène, qu’il va acquérir le statut d’idole aux yeux de plusieurs
générations de spectateurs, selon une étude « sur certaines particularités de la réception des films par des spectateurs enfants et
adolescents » mentionnée lors d’une réunion du studio de
cinéma Gorky le 15 janvier 1976 (archives de la ville de Moscou,
CAODM, fonds 2942, inventaire 1, dossier 56, folios 20-23). À
noter que l’étude ne dit rien sur l’immense corpus d’anecdotes
qui circulent alors en URSS sur Vassili Ivanovitch (voir l’interview d’Aleksandra Arkhipova, spécialiste russe des anecdotes, http:/
/www.svoboda.org/programs/td/2003/td.111603.asp). L’appel à
un nouveau modèle est par exemple l’objet d’une intervention
lors d’une conférence sur l’éducation de la jeunesse en février
1977 à Moscou (RGASPI, fonds 1m, inventaire 34, dossier
975a, folios 29-103).
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l’efficacité des images positives associées à
l’Occident et aux États-Unis en particulier,
images transmises surtout par les films américains diffusés en URSS.
En 1983, les modèles soviétiques pour la
jeunesse sont déjà bien anciens et proviennent
surtout de la littérature : Timur et son équipe
d’Arkadij Gajdar, par exemple, datent de 1940,
même si l’œuvre est adaptée au cinéma en
1976 1. Les héros soviétiques ne sont pas les
seuls à pouvoir servir de modèles aux jeunes
Russes : parmi les romans les plus influents en
URSS au début des années 1980 figure toujours
Les Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain
(1835-1910). Il est tout à fait symptomatique
que dans la réponse qu’il envoie à Samantha
Smith, Andropov la compare à l’héroïne du livre,
Becky Thatcher. L’assimilation de l’Américaine
à la protagoniste d’un roman américain du
19e siècle indique bien le but recherché par la
propagande : inscrire Samantha Smith dans
une filiation favorable, dans une manœuvre
idéologique destinée à séduire la jeunesse, en
majorité philo-américaine, du moins en ce
qui concerne la culture 2. Le personnage de
Samantha Smith est ainsi nourri de la rencontre inédite de deux héritages dans l’histoire des
représentations collectives de la population
soviétique : celui du réseau d’amis étrangers
de l’URSS et celui du répertoire d’« enfantshéros ».
(1) Vania Solntsev, lui, est un orphelin de la Grande Guerre
patriotique dans le roman de Valentin Kataev, Le Fils du régiment (1944), tandis que Vasia Trubatchev est le héros de la trilogie Vasek Trubatchev et ses camarades (1947-1952) de Valentina
Oseeva.
(2) Il va sans dire qu’Andropov a voulu mettre en valeur son
« humanité » en citant une œuvre si populaire parmi la jeunesse, tout en flattant l’Américaine par la référence à un auteur
de son pays, apprécié en URSS. L’Union soviétique ne peut
donc être l’ennemie de l’Amérique !
202
Trois objectifs
Naturellement, l’« opération Samantha Smith »
répond également à des préoccupations politiques plus immédiates, moins destinées à la population soviétique qu’à l’étranger, et qui n’ont
rien de particulièrement original : convaincre
l’Amérique (et le monde) du caractère pacifique de la politique étrangère de Moscou. Cette
idée est en effet mise à mal après l’invasion de
l’Afghanistan et les événements en Pologne, qui
ruinent les efforts entrepris depuis la période de
détente de 1972-1975. Jusqu’aux années 1980,
la direction du parti ne juge pas digne de s’attaquer de manière argumentée au « mythe de la
menace militaire soviétique » qui sévit en Occident. Mais au cours de la réunion du Politburo
du 20 octobre 1981, pour la première fois, les
décideurs soviétiques admettent que les ÉtatsUnis, dans l’élaboration de leur politique étrangère, partent du principe que l’URSS pense
gagner la guerre nucléaire. Il devient alors
nécessaire de procéder à un certain nombre de
mesures publiques, pour tenter de dénier à cette
idée tout fondement 3. L’expérience d’Andropov
à la tête du KGB ne fait que renforcer ces
craintes. La visite de Samantha Smith est, de ce
fait et en premier lieu, une opération destinée
à couper l’herbe sous les pieds des « faucons »
de Washington.
Cependant, en même temps que l’idée d’une
menace communiste regagne du terrain dans
l’opinion américaine, la méfiance envers les
États-Unis croît également de manière importante au sein de la direction soviétique. Après
plusieurs discours violemment anticommunistes, la déclaration de Reagan du 9 mai 1982, à
l’Eureka College dans l’Illinois, au cours de
(3) Brejnev donne alors une interview dans la Pravda, qui
s’efforce de ridiculiser cette idée (voir Anatoli F. Dobrynine,
op. cit., p. 528). De nombreuses études effectuées alors aux
États-Unis, comme en Europe occidentale, montrent que le
public est particulièrement préoccupé par la menace soviétique
(voir les articles mentionnés dans la première note).
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laquelle le président propose à l’URSS un plan
de réduction d’armements stratégiques, est
interprétée comme une manœuvre de propagande cachant une volonté de suprématie militaire. Quelque peu limitée par Brejnev, même
malade, cette vision paranoïaque, reflet caricatural de ce que l’on trouve outre-Atlantique,
devient officielle sous Andropov 1. Le secrétaire général craint réellement une attaque
nucléaire américaine : en mai 1981, le KGB
(alors dirigé par Andropov) et le GRU, le service de renseignements de l’armée, lancent
l’opération « Rayan », destinée à recueillir les
indices allant dans ce sens. L’opération est plus
que jamais à l’ordre du jour en 1983 2. Faire
venir Samantha Smith en URSS, c’est en faire
un agent potentiel qui, une fois aux États-Unis,
militera contre le réarmement américain.
Au-delà de ces objectifs immédiats, cette
opération s’inscrit dans une stratégie de contre-propagande globale, qui remonte à la fin
des années 1970 3. Andropov cherche à reprendre l’initiative, à récupérer le terrain perdu
durant l’ère Brejnev. Il faut une « réaction idéo-
(1) La proposition de Reagan était sincère et participait
d’un tournant du gouvernement américain vers la coopération.
Voir notamment Paul Lettow, Ronald Reagan and his Quest to
Abolish Nuclear Weapons, New York, Random House, 2005.
(2) Voir le document « A Cold War Conundrum » de Jonathan
Fischer, consacré à la panique nucléaire de 1983 en URSS
(https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-of-intelligence/
csi-publications/books-and-monographs/a-cold-war-conundrum/
source.htm).
(3) La « contre-propagande » est définie dans un ouvrage
soviétique de 1985 comme « un système de mesures idéologiques efficace et durable, destiné à empêcher et neutraliser
l’influence […] de la propagande bourgeoise, à dévoiler son
fond de classe et ses objectifs réels ». C’est un terme ancien :
en 1920, lors du congrès de l’Union des soviets, Lénine a proposé de se défendre « contre les attaques de la bourgeoisie » au
moyen de la contre-propagande (Lénine, Œuvres complètes,
Moscou, 5e éd. 1971-1975, vol. 42, p. 116, cité dans Kontrpropaganda – vajnoe napravlenie ideologitcheskoi raboty. Metoditcheskie rekomendatsii massovym bibliotekam [La Contre-propagande,
une direction importante du travail idéologique. Recommandations méthodiques aux bibliothèques de masse] Moscou,
1985, p. 24. Mais la fréquence de son emploi sous Andropov
est démultipliée, elle devient le terme clé qui résume à lui seul
les objectifs de la machine de propagande soviétique.
logique », retrouver les « vraies valeurs »,
relire Lénine « dans le texte ». 1983 est une
année décisive : à la mi-mars se déroule à Moscou un conseil des secrétaires des comités centraux des partis communistes des pays socialistes autour des questions d’idéologie et de
politique internationale. L’objectif est de s’opposer à la « croisade anticommuniste » des Occidentaux, de mieux comprendre les motivations
des États-Unis. En juin, un plénum du parti est
entièrement consacré aux questions idéologiques, le rapport de Tchernenko sur la réforme
de la propagande s’étale sur plusieurs pages
dans la Pravda 4 .
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant
qu’Andropov prenne la peine de répondre à la
petite Américaine. L’heure est aux « opérations de communication » du secrétaire : la
mention de la lettre d’Andropov à Samantha du
27 avril s’inscrit entre une interview au Spiegel,
donnée le 19, et une « réponse aux scientifiques
américains » contre « l’utilisation d’armes
dans l’espace », publiée le 29 dans plusieurs
périodiques soviétiques, à la suite d’une pétition que ceux-ci ont adressée à Reagan (cette
dernière intervention fait référence au programme SDI). Aussi, la contre-propagande
passe par un pied de nez à ceux qui, à l’Ouest,
accusent le pouvoir soviétique d’avoir perdu
l’adhésion de sa jeunesse. En visitant le camp
Artek, Samantha doit se rendre compte par
elle-même que cette jeunesse est non seulement pacifique, mais en outre nullement tentée
par les sirènes occidentales.
« L’opération Samantha Smith » est donc
censée répondre à des objectifs pluriels : si le
premier est naturellement de rassurer les
États-Unis sur la bonne volonté soviétique, le
second, non moins important, est de présenter le
visage d’une jeunesse patriotique. En troisième
lieu, il s’agit enfin de contribuer à l’amélioration
(4) Pravda, 16 juin 1983.
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de l’efficacité de la propagande soviétique. Si
les objectifs politiques d’apaisement échouent,
comme le montrent les événements dramatiques de l’automne 1983, les choses sont bien
plus complexes en ce qui concerne l’impact
qu’a pu avoir la campagne auprès du jeune
public soviétique.
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Une « génération Samantha Smith » ?
L’annonce de l’arrivée de Samantha Smith en
URSS est d’abord loin de susciter l’engouement général 1. Outre l’indifférence caractérisée des aînés, de nombreux jeunes adoptent
une posture sceptique, pour ne pas dire cynique : ils sont convaincus que l’opération est soit
une vulgaire action de propagande montée
conjointement par le KGB et la CIA 2, soit la
preuve de la sénilité aggravée de la direction
politique. La photo largement diffusée d’un
Brejnev en fin de vie, le visage absent, apparemment hors de la réalité, entouré de jeunes
pionniers lors de son passage au camp Artek en
août 1979, est un précédent récent, prétexte à
de nombreuses anecdotes sur le prétendu
« amour » des dirigeants envers les enfants.
Les informations sur le séjour de Samantha,
notamment au camp Artek, sont accueillies
avec ricanement, certaines filles avouent leur
jalousie 3.
(1) Comme dans d’autres domaines touchant à la réception
de la propagande en URSS, l’historien se heurte au problème
de la carence, ainsi qu’au caractère biaisé, des sources. De fait,
nous disposons de trois types d’informations qu’il faut manier
avec prudence : quelques rares documents officiels, notamment des sténogrammes de réunions de l’organisation des
pionniers, plusieurs témoignages, dont celui de la monitrice
Olga Sakhatova, et une assez grande quantité de témoignages
de personnes qui se souviennent de l’événement, trouvés
essentiellement sur Internet.
(2) Le physique avenant de Samantha Smith amène
d’aucuns à penser à un casting planifié par les services de renseignements. L’un des moniteurs du camp Artek lance à Olga
Sakhatova, devant la photo de Samantha : « C’est sûr, ils vont
pas nous envoyer un crocodile. » (Olga Sakhatova, op. cit.)
(3) Voir le commentaire de « Diadia Volodia » sur l’ironie
partagée, selon lui, par sa génération (http://www.ruskino.ru/
acter/forum.php?class=sov&aid=3569).
204
En ce qui concerne le séjour de l’Américaine
en Crimée, il semble bien que tout ne se passe
pas comme les autorités le souhaitent. Pour
commencer, on ne sait pas avec certitude si
Samantha a vécu dans un dortoir parmi les
enfants, ou si elle a été isolée des autres. Dans
tous les cas, la rencontre avec une fille anglophone, Irina, semble avoir été arrangée 4 . Les
réactions des jeunes sont également marquées
d’un point d’interrogation : le témoignage
d’Olga Sakhatova entre ici en contradiction
avec un document trouvé dans les archives qui,
sans être particulièrement explicite, n’en suggère pas moins que les échos ne furent pas toujours dignes d’enfants-modèles soviétiques. Le
document reprend les discussions de représentants de l’organisation des pionniers et mentionne « de grandes difficultés » dans la « préparation idéologique » des enfants à l’arrivée
de Samantha 5. Il s’agissait d’empêcher les
enfants de montrer à l’Américaine le visage
d’une jeunesse obsédée par la consommation
d’artefacts d’outre-Atlantique 6 et de la forcer à
défendre activement la politique étrangère
nationale contre celle du gouvernement Reagan, s’il y avait lieu de le faire.
De son côté, Olga Sakhatova, sans cacher les
quelques incidents qui émaillent le séjour de
Samantha Smith – et qui auraient pu créer une
image défavorable des conditions de vie en
URSS –, n’en écrit pas moins que « les enfants
(4) La version du dortoir est celle d’Olga Sakhatova (Olga
Sakhatova, op. cit.). La version selon laquelle l’Américaine a eu
droit à un appartement privé de deux pièces, dans lequel on a
même installé une télévision couleur, luxe inouï pour le camp,
est celle de l’interprète de la famille Smith en URSS, Tatiana
Mironova (http://www.suuk.su/knigi/mk_2.htm).
(5) RGASPI, fonds 2m, inventaire 3, dossier 632, folios 23-24.
Sténogramme du conseil central de l’organisation des pionniers
daté du 12 août 1983.
(6) Les jeunes Américains avec qui les Soviétiques entrent
en contact prolongé : on échange des souvenirs russes contre
des chewing-gums, des autocollants, etc. Voir l’opinion de
« Major Tom » du 30 septembre 2003 (http://70s-children.livejournal.com/4215.html?page=1#comments).
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s’habituent rapidement à la présence de la touriste et l’acceptent comme l’une des leurs, sans
l’ennuyer par des questions [matérielles] 1 ».
Pour la monitrice, le séjour de l’Américaine
marque une étape dans son appréhension de
l’Autre. Lors de la soirée d’adieu, la jeune
femme fait la connaissance d’un journaliste
américain qui, au premier abord, lui avait paru
désagréable : après un tour de danse, l’image
globalement négative des Américains véhiculée par les médias et par de nombreux stéréotypes s’effondre. Le changement d’attitude envers
les États-Unis se produit ici grâce non à
Samantha, mais à une personne plus âgée. En
revanche, la personnalité rayonnante de la
fillette a joué en faveur d’une image positive
des Américains auprès des plus jeunes. La visite
de Samantha Smith constitue pour eux un
précédent : d’après certains témoignages, c’est
la première fois qu’un enfant « aussi beau et
aussi heureux » arrive au camp. Auparavant, les
Soviétiques avaient plutôt l’habitude de voir
des enfants de membres importants des partis
communistes européens ou des victimes des
guerres civiles africaines, suscitant davantage la
pitié que la fascination 2.
La rupture avec une image négative des Américains provoquée par le séjour de Samantha
est encore bien plus forte au sein de l’immense
majorité des enfants qui ne découvrent l’écolière que dans les pages des journaux ou à la
télévision : nous en possédons de très nombreux témoignages, même s’il est impossible de
les quantifier. Les rédactions de plusieurs
périodiques sont submergées de lettres de jeunes pionniers qui témoignent de leur désir de
devenir, eux aussi, des « messagers de la paix »,
autrement dit de partir à l’étranger. Si l’on en
croit Olga Larionova, secrétaire du VLKSM
(l’Union nationale léniniste du komsomol),
organisation d’État de la jeunesse soviétique du
comité de la ville de Moscou, des centaines de
courriers de ce type ont été adressées au journal Moskovskii komsomolets et au Comité d’État
de Moscou au moment du séjour de la jeune
Américaine, lettres toutes remplies d’« histoires authentiques sur la vie des jeunes Soviétiques, leur volonté de lutter pour la paix 3 ».
Les documents à disposition – tous des résumés du courrier, jamais des originaux – permettent difficilement de savoir si les motivations premières n’étaient justement pas d’abord
de partir pour les États-Unis, pays de loin le
plus fascinant pour les jeunes. Mais il ne fait
guère de doute que les enfants de l’âge de
Samantha furent aussi les plus facilement mobilisables pour les grandes campagnes « pour la
paix » ou « pour le désarmement », si fréquentes à cette époque : les pionniers voulaient la
« paix » et rien d’autre. Samantha était ainsi
l’occasion d’illustrer de manière vivante les
pratiques soviétiques devenues, au fil du temps,
trop routinières.
Plus prosaïquement, mais cet aspect demeure
sans aucun doute le plus partagé, l’image
radieuse de Samantha, toujours souriante, sa
manière naturelle de se tenir est immédiatement notée, et tranche avec les mines grises et
les poses travaillées des écoliers soviétiques
vues à la télévision. De très nombreuses personnes souhaitent rencontrer Samantha, devenir son ami(e), connaître plus de détails sur son
séjour : on se plaint que l’information ne soit
dispensée qu’au compte-gouttes. Il y a à cela
d’abord des raisons idéologiques et, dans une
moindre mesure, technologiques : le témoignage
(1) Olga Sakhatova, op. cit.
(2) Voir Dmitri Bykov et Irina Loukianova, « Trois années
de Samantha Smith », Sobesednik, 2000, http://artekovetc.ru/
press6.html.
(3) Pour Olga Larionova, le séjour de Samantha s’est avéré
aussi intense que bref. (RGASPI, fonds 2m, inventaire 3, dossier 632, folios 5-6, sténogramme du Conseil central de l’organisation des pionniers, 12 août 1983)
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d’Olga Sakhatova nous indique que les journalistes furent tenus à l’écart du séjour, à quelques très rares exceptions près, afin de contribuer au contact « naturel » des enfants avec
l’Américaine, mais aussi d’empêcher les chroniqueurs occidentaux, présents sur place à la
suite d’un accord, de dévoiler des aspects peu
glorieux de la vie au camp. En outre, lors de la
soirée d’adieu, le cameraman soviétique est le
seul du groupe à manquer de pellicule pour filmer l’événement – signe des temps de pénurie
généralisée. Par ailleurs, les garçons sont apparemment aussi intéressés que les filles : pour
beaucoup, Samantha nourrit les fantasmes les
plus intimes et inspire les pires cancres à faire
des progrès en anglais. Les filles, elles, cherchent à imiter sa façon de s’habiller, sa manière
si détendue de se tenir. Certains sont surpris de
découvrir une fillette qui ne correspond pas à
leur représentation peu flatteuses des Américains, des « obèses souffrant d’acné 1 ». Pour
résumer, le séjour de Samantha a dans bien des
cas modifié pour beaucoup l’image que les
enfants soviétiques se font des Américains 2.
En revanche, les enfants soviétiques sont
convaincus bien avant le séjour de la fillette que
« tous les Américains ne veulent pas faire la
guerre à l’URSS ». En outre, l’animosité
envers Reagan, largement partagée, ne disparaît pas complètement 3. Les aspects politiques
de l’affaire passent donc la plupart du temps au
second plan, si l’on en juge par les témoignages
anonymes récents.
Quelle postérité ?
Il en va tout autrement des réactions à l’annonce
de la mort de l’Américaine en août 1985.
Samantha, on l’a vu, n’a pas été complètement
oubliée, même si la période qui suit son séjour
n’est pas favorable à la survivance de son souvenir, tant l’actualité politique est alors saturée :
la fin des années Andropov est marquée par
une montée sans précédent, depuis 1962, du
risque de conflit, et il s’ensuit une baisse des tensions pendant le court intermède Tchernenko.
Enfin, Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir
en mars 1985. On est donc d’autant plus surpris de constater que l’annonce de la tragique
nouvelle est l’occasion de manifestations d’une
souffrance collective assez bien partagée, non
seulement au sein d’une même classe d’âge, les
12-14 ans, ceux qui se souviennent de la visite de
l’Américaine deux ans plus tôt, mais également
d’enfants plus jeunes qui ne l’ont pas connue.
Samantha acquiert immédiatement l’aura
d’une « martyre de la Paix ». Sa mort enlève les
derniers doutes quant à la sincérité de sa démarche : pour de nombreuses personnes qui
accueillent la nouvelle comme le dénouement
d’une histoire digne de figurer dans un film
– et auquel ils auraient indirectement participé –,
les insinuations soviétiques d’un complot de la
CIA visant à éliminer une activiste gênante ne
sont pas dénuées de tout fondement, des
rumeurs en ce sens circulent 4 . Certains se
prennent alors à rêver d’un engagement pour
le désarmement 5. L’État, qui cherche à récu-
(1) Voir Yuri Tanin, « La fille qui a déchiré le rideau »,
Sobesednik, 2005 http://artekovetc.ru/samanta20.html.
(2) Voir le témoignage de « Mariannah », 29 septembre 2003,
http://70s-children.livejournal.com/4215.html?page=1#comments. D’autres réactions, minoritaires, vont de l’incrédulité
face à l’affaire, qui serait inventée de toutes pièces (voir l’opinion de « Marcia »), à de la jalousie, du moins au début.
(3) Voir la réponse de « Tatianka », http://phorum.artek.org/
showthread.php3?s=&threadid=2893.
(4) Thèse en contradiction avec celle selon laquelle Samantha a été envoyée par les services de renseignements américains à des fins de propagande (http://phorum.artek.org/
index.php3?s=). Voir entre autres l’opinion de « Marcia » (http:/
/70s-children.livejournal.com/4215.html?page=1#comments).
(5) Voir le témoignage de Tatiana Mironova, supra. Consulter aussi les réactions de contemporains de Samantha (http://
www.samanthasmith.info/testimonials.htm) : Lena Nelson parle
de son « esprit courageux, de sa contagieuse énergie et de
son sourire éclatant » qui ont été déterminants dans son adhésion à la cause de la paix en 1983, adhésion apolitique devenue
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ANDREÏ KOZOVOÏ
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pérer à son compte la popularité posthume de
Samantha Smith, décide d’envoyer en 1986 aux
États-Unis Katia Lytcheva, reçue, elle, par
Reagan. Pour la plupart des jeunes, la pionnière-modèle au sourire figé n’est cependant
qu’une pâle copie de l’original et Lytcheva
sombre dans l’oubli encore plus rapidement
que son aînée 1.
Le retour progressif à un climat de détente
entre les deux puissances à partir de 1986 fait
oublier le degré de tensions atteint en 1983 2,
et la visite de Samantha Smith devient apparemment un lieu de mémoire relativement
important en Russie, bien plus qu’aux ÉtatsUnis 3. Son extrême popularité en 1983-1985
révèle le caractère dramatique de l’isolement
dans lequel vit alors la population soviétique.
On a vu que le passage de l’Américaine, aussi
bref qu’intense, est finalement peu profitable
pour le régime sur la longue durée : une partie
de la jeunesse, la plus réceptive à la propagande, n’a pas le temps d’exploiter son envie de
participer aux campagnes de désarmement, en
raison du bouleversement rapide du cours politique après 1985 – lorsque le « désarmement »
ne devient plus un objet de chantage, mais de
négociation concrète au sommet.
Surtout, les contradictions de la machine de
propagande empêchent le succès complet de
l’opération. Celui-ci dépend du profil exceptionnel de la protagoniste, profil qui, simultanément, renforce l’américanophilie d’une bonne
partie de la jeunesse, et affaiblit dès lors la portée politique que le pouvoir veut conférer au
message. En avalisant de manière officielle et
médiatisée le droit, pour de simples enfants, de
voyager d’un pays à un autre, tout en refusant
officieusement la sortie à ceux qui en font la
demande, le régime totalitaire ouvre la boîte de
Pandore : les Soviétiques qui demeurent dans
leur immense majorité isolés du monde, ne
peuvent comprendre ces situations contradictoires. Si la visite de Samantha Smith représente l’un des derniers instants de répit où le
pouvoir soviétique réussit à se rapprocher de sa
jeunesse, la perestroïka ne lui laisse pas le
temps d’en engranger les bénéfices.
Andreï Kozovoï est l’auteur d’une thèse d’histoire intitulée
« Présences des États-Unis en URSS, 1975-1985 : le grand
public soviétique et les pratiques péri-américaines des
pouvoirs », dirigée par Marie-Pierre Rey. ([email protected])
plus engagée lorsqu’elle a 12 ans. Aleksandr Khodakov, qui a
douze ans en 1983, est également conquis par le charme de
l’Américaine, ce qui le pousse à regarder le bulletin d’informations Vremia pendant sa visite – un exploit pour un enfant de
cet âge, vu le caractère soporifique de l’émission.
(1) Voir les témoignages de « Suzjavochka » et d’« Anya_g »,
29 septembre 2003 (http://70s-children.livejournal.com/
4215.html?page=1#comments).
(2) Voir, entre autres, le témoignage de « Checat »,
30 septembre 2003 (http://70s-children.livejournal.com/
4215.html?page=1#comments).
(3) La mort de Samantha et le voyage de Lytcheva relancent
le phénomène de la « child diplomacy » (diplomatie enfantine),
si l’on en juge par les traces au cinéma. En 1987, au moins deux
longs métrages américains exploitent cette thématique : The
Quest for Peace, réalisé par Sidney J. Furie, et Amazing Grace
and Chuck (La Force du silence), réalisé par Mike Newell.
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L’ENFANCE AU SERVICE DE LA GUERRE FROIDE