predateurs

Transcription

predateurs
Prédateurs
De toutes les aventures que je vais vous raconter, celle qui m’est arrivée est de loin la plus
terrible. Si j’avais su… J’y ai participé parce que je n’avais plus le choix, qu’il était trop tard
pour faire marche arrière. Désormais, j’étais obligée de me battre, de tuer pour survivre. Et
pour gagner. J’étais assise sur un banc de verre, dans un des longs couloirs menant au champ
de bataille. J’avais attaché mes cheveux en un chignon ultra serré. Je portai un débardeur vert,
un pantalon kaki rappelant ceux des soldats de l’armée de terre et de grosses chaussures en
cuir. Un grand poignard était solidement harnaché à ma cuisse par un bandeau de feutre noir.
Si jamais on en venait au corps à corps… J’avais dix-sept ans et je ressemblais à un soldat.
J’en étais un. Il me faudra être forte, réfléchie, courageuse… Mais aussi froide, cruelle, sans
pitié. C’est comme ça que ça marche dans ce jeu. Car après tout… Ce n’est qu’un jeu… Il me
restait deux minutes. J’agrippai mes pistolets et me levai, les tripes sans dessus dessous.
J’avais brusquement envie de vomir. Les grilles s’ouvrirent et j’avançai dans la lumière. On
me donna un sac contenant de la nourriture, des lunettes à vision nocturne et un k-way très
chaud qui camouflait parfaitement mon corps parmi la végétation. Il s’adaptait au
rayonnement solaire ou à la pluie pour changer de température. Ainsi, je n’aurai ni froid, ni
chaud. En revanche, je n’avais ni gant, ni bonnet. Les portes s’ouvrirent. Je dis au revoir à ma
famille et je partis. Cette fois pour de bon.
Le compte à rebours était enclenché. Les chiffres défilaient sur des écrans numériques géants.
Dans les tribunes, noires de monde, les spectateurs patientaient en silence. L’excitation
illuminait leur regard, affolait leur cœur. Le silence était assourdissant. Dix secondes. Neuf.
Huit. Sept. Mes mains se crispèrent sur mon arc, mes mollets se tendirent, prêts à bondir.
Trois. Je pensais. Deux. Plus qu’à une chose. Un. Survivre. À peine la cloche retentit que je
m’élançai, suivie de près par les autres participants. Nous jaillîmes des blocs avec une vitesse
fulgurante. On aurait dit des fauves, bondissant avec force et souplesse vers leur proie. Je
voyais à peine où j’allais, je sentais déjà ma respiration saccadée brûler ma gorge. Je courais.
C’est tout ce qu’il fallait que je fasse. Ne pas mourir maintenant. Pas dès le début. Gagner les
bois et me cacher. La sécurité se trouvait à quelques mètres. Tenir encore un peu. Mes
pensées se bousculaient, se confondaient dans mon crâne. Plus que deux mètres. Ne pas
trébucher, regarder où je mettais mes pieds. Je plongeais littéralement dans la masse
verdoyante des arbres, protégeant mon visage des branches coupantes avec l’aide de mes deux
bras. Me cacher, maintenant. Tout ira vite. A minuit, un seul d’entre nous aura gagné. Et
donc : aura survécu. Je jetai un rapide coup d’œil à ma montre. Le cardan affichait 10h du
matin. Il me faudrait tenir 14 heures. Je sautais par-dessus une racine gigantesque quand je
reçu un violent coup au visage. Le choc fut brutal, et, projetée en arrière, je retombais
lourdement sur le sol humide. Ma tête heurta la terre froide et dure. Un instant assommée, je
ne réagis pas tout de suite. Le Monde autours de moi se mit à tourner, puis devint flou, puis
gris. Il me fallut quelques secondes pour que reprenne pleinement connaissance. Luttant
contre la torpeur qui m’assaillait, je repérais mon ennemi. Mon assaillant me sauta dessus,
dégainant un poignard. J’agrippai ses poignets in-extremis, coinçai ses jambes avec mes
chevilles. Ainsi, il était pris au piège. Se débattant, en vain, pour se dégager, il s’épuisait. Il
me fallait restée concentrée. Avec la vitesse et la violence d’un boulet de canon, j’envoyai
mon genou dans son estomac. Je projetai mon agresseur sur le côté, bondit vers mon arc,
l’agrippai et décochai une flèche. Elle s’enfonça dans sa poitrine, plus précisément dans le
poumon droit. Le garçon hurla, tomba au sol avec un râle mêlé de rage et de douleur. Son pull
se tachait de sang, une large tache rouge sombre qui s’étendait sur le tissu. Il gouttait sur
l’herbe, tachait son pantalon vert. Un mince filet rouge glissa d’entre ses lèvres tremblantes.
Puis, le râle s’arrêta, son regard s’éteignit, ses membres se détendirent. Il mourut. L’odeur du
sang semblait s’élever du corps. Je me penchais pour récupérer ma flèche, la replaça sur mon
arc. Il me fallait partir. Le cadavre finirait par attirer les animaux. Je ne voulais pas m’ajouter
au diner. Et l’odeur du corps en putréfaction commençait à me donner envie de vomir. Avec
un haut-le-cœur, je continuai mon chemin. Il me restait 12 heures. Et 8 participants à tuer.
Essoufflée, je dus ralentir. Je trottinais parmi les arbres, cachée par les gigantesques fougères.
J’aperçu une silhouette brune à ma droite. J’imitai son allure. Elle courait, je courais. Elle
ralentissait, je ralentissais, espérant que le bruit de mes pieds écrasants les branches sèches
serait inaudible pour ma victime. Je décidai cette fois d’être le prédateur. Il ne me fallait pas
trop réfléchir, je voulais à tout prix éviter d’éprouver de la compassion pour mes adversaires
car cette compassion ne serait pas forcement réciproque. C’était chacun pour soi. Un des
participants n’éprouverait peut être aucune pitié à mon égard s’il décidait de me tuer. Ma
victime ralentit et regarda à droite, puis à gauche. C’était une fille. D’environ 15 ans. Ok.
J’étendis le bras dans mon dos et pris une flèche dans ma housse, la plaçais sur l’arc avec
soin, le plus doucement possible, craignant de faire du bruit. Ma respiration avait ralentie au
point de devenir quasi inaudible. Je tendis la corde, ramenant ma main jusqu’à mon œil droit.
Lâchai. La flèche fila et s’enfonça dans le mollet de la jeune fille. Avec un hurlement, elle
manqua de s’écrouler mais, à ma grande surprise, demeura debout comme elle put. Elle tourna
la tête vers moi, sa longue tresse blonde virevoltant autours de son crâne, ses yeux emplis de
haine, ses lèvres retroussées, tremblantes.
-Salope… Salope ! Siffla-t’elle entre ses dents.
D’une main tremblante, elle tira un pistolet de sa poche, l’arma. Je bondis sur le côté pour
éviter la balle, écrasant mon buste contre le tronc protecteur d’un arbre. La détonation résonna
incroyablement fort dans le bois. Mon cœur battait follement dans ma poitrine. J’attendais une
chose : qu’elle épuise sa réserve. Une fois que la dernière balle fut tirée, je chargeai. Ne lui
laissant pas le temps de prendre une nouvelle arme, je lui sautai dessus, mon arc placé à
l’horizontal devant moi, de façon à la maintenir au sol. Nous tombâmes à terre. Je plaçai mon
arc sur sa gorge et appuyait de toute mes forces. La jeune femme se débattit, son visage
commença à s’empourprer. Cela dura deux minutes. Elle griffait mes bras, plantait ses ongles
dans mes mains. Mais ses gestes étaient de plus en plus lents. Elle n’en avait plus pour
longtemps. Avant qu’elle ne meure, je murmurai :
-Désolée…
Ses jambes battaient follement sur le sable. Son souffle devint râle.
-Mais c’est le jeu.
Elle mourut. Ses jambes arrêtèrent leur danse d’agonie et sa respiration s’éteignit. Je relâchai
son cou blanc où on distinguait maintenant les grandes marques rouges et boursoufflées
causées par la pression de mes mains. J’haletai. Des petits points gris dansèrent follement
devant mes yeux jusqu’à me brouiller totalement la vue. Je plaquai mes deux mains sur mon
visage, prise de vertiges.
-Plus que 7… Plus que 7… murmurai-je.
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Il me restait 8 heures. Je ne voyais personne dans les bois. Le jour commençait à tomber,
l’obscurité gagnait du terrain. J’avais passé mon k-way et mes lunettes. Mon corps était tout
endolori. J’avais des bleus partout, les avant bras couverts de lacérations laissées par la fille
que j’avais tué. <<On se venge comme on peut…>> Pensai-je mélancoliquement en les
observant. Elle ne m’avait pas loupé. Entre temps, j’étais passé devant les cadavres de 4 des
participants. Deux filles, deux garçons. Cela voulait dire… Cela voulait dire que nous n’étions
plus que 3. Et non 7, comme je le croyais. Je pris alors conscience d’une chose. Ma mort se
rapprochait peut être. Maintenant, le jeu allait être très serré. En 8 heures, il me faudrait tuer
mes adversaires mais aussi les éviter, me cacher. Etant donné que nous étions très peu
nombreux, nous allions immanquablement nous rapprocher les uns des autres. L’étau se
resserrait maintenant. Les chances de survies étaient plus minces. J’en prenais brutalement
conscience. Peut être étais-je même déjà dans la ligne de mire de l’un des leur sans le savoir ?
Brusquement parano, je tournai plusieurs fois sur moi-même, scrutant les bois sombres à m’en
crever les yeux, flairant les brefs courants d’air, l’oreille tendue. J’ignorai que l’on me voyait.
Que j’étais repérée. Que j’étais la proie, non plus le prédateur. Je décidai de ne pas trainer.
J’enjambai un mince ruisseau clair, atterris sur un caillou couvert de mousse verte. Et glissai.
<< Non !>> criai-je malgré moi.
Je m’effondrai dans les rochers avec bruit. L’eau était glacée. Je me relevai en tremblant, une
douleur fulgurante m’élançant dans la jambe. Je jetai un coup d’œil à ma cheville. Ma
chaussette se tachait de sang à une vitesse impressionnante. Le liquide écarlate gouttait dans
l’eau que le rapide courant emportait au loin, diluait dans l’onde. Me servant de mes bras, je
me hissais sur la rive boueuse et tentais de me remettre debout. Je tombai à la première
tentative mais y parvins lors de la deuxième. Le sang glissait le long de mon pied et souillait
mes chaussures. Je serrais des dents, gémissais. Des larmes glissaient sur mes joues malgré
moi et tout mon corps tremblait. A cause du choc. Et du froid.
Je marchai pendant quinze bonnes minutes. C’est alors que j’entendis du bruit. Je brandis mon
arc et fut surprise et surtout horrifiée de voir l’effort que cela me demandais. D’une main
tremblante, j’attrapai une flèche que je plaçai tant bien que mal sur l’arc. Et j’attendis. Mon
cœur s’affolait. Je regardais partout autours de moi, en claquant des dents. Mes jambes
s’agitaient convulsivement sous mon poids et je craignais de tomber à terre. Si je tombais, on
me tuerait. Ce serait fini pour moi. J’entendis un oiseau s’envoler au dessus de moi et le
bruissement inattendu de ses ailes me fit sursauter. Je ne parvenais pas à entendre les pas de
mon prédateur. Il pouvait être n’importe où autours de moi. Devant. Derrière. A gauche. A
droite. Il pouvait se cacher dans les arbres, en hauteur, pour fondre sur moi et m’abattre sans
que j’aie le temps de réagir. Mes pensées se bousculaient à nouveau dans mon crâne. Et si…
Il pouvait être n’importe où… Me cacher… Ou fuir ! Oui, fuir s’était bien. Mais fuir où ?!!
Avec ma cheville, je n’irai pas très loin. Et si… Et si… Je devrais pourtant essayer…
Une flèche s’enfonça dans mon abdomen. Le souffle coupé, je n’hurlai pas.
-Ma petite proie… Ma petite proie à moi… chantonna quelqu’un, à ma gauche.
Mais j’avais trop mal, j’étais trop abasourdie pour me retourner. Je chargeai mon pistolet,
pivotai sur ma gauche, tirait. Mais trop tard. Elle me décocha de nouveau une flèche qui vint
finir sa course dans ma poitrine, traversant mon poumon gauche et mon cœur. Un instant, ma
vision se brouilla et je m’effondrai. Je ne sentis pas le choc brutal de mon corps lourd sur la
terre. J’entendais mal, comme si de l’eau se déversait dans mes oreilles. Mon prédateur
s’agenouilla devant moi, de façon à ce que je puisse voir son visage. La jeune fille avait mon
âge, les cheveux roux et bouclés. Elle avait des yeux verts émeraude, de longues mains
fragiles. Tout en elle était beau, angélique. Tout. Elle plongea son regard dans le mien et
sourit. Elle semblait heureuse, soulagée. Son calvaire était terminé. Elle avait gagné. C’est du
moins ce qu’elle m’a dit.
Elle passait doucement ses longs doigts fins dans mes cheveux et murmurait :
-C’est fini… C’est fini…
Je me rendis compte qu’elle pleurait. Elle sourit à travers ses larmes. Et son sourire s’adressait
à moi. Je me sentis partir. Le sol semblait onduler sous mon dos. Dans quelques secondes, se
serait fini. La jeune fille accentua la pression de ma flèche sur ma poitrine. Du sang gicla
d’entre mes lèvres. Je toussai. Je suffoquai. Le monde autours de moi devint noir. Puis, à ma
droite, j’entendis mon bourreau murmurer :
-Je suis tellement… Tellement désolée !
Dans sa voix tremblante, on devinait les larmes qui coulaient maintenant comme des torrents
sur ses joues. J’eu soudain l’impression de basculer brusquement dans le vide. Les couleurs
autours de moi devinrent plus vives et brillantes que jamais. Les sons devinrent plus forts,
plus précis. J’entendais tout. Je voyais bien au-delà que la cime des arbres. Je montai vers les
feuilles vertes qui ondulaient là-haut. Je montai… Mon cœur émit des battements précipités,
irréguliers… Puis se tut. Alors je m’évanouis dans les ténèbres.