Chaussinand-Nogaret, Guy, Comment peut

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Chaussinand-Nogaret, Guy, Comment peut
&DODVHWO¶(QF\FORSpGLH : le philosophe intellectuel engagé du siècle des L umières
par Thomas Berthod
A propos de Chaussinand-Nogaret, Guy, Comment peut-on être un intellectuel au siècle des
Lumières ?, André Versaille, 2011.
Guy Chaussinand-Nogaret, éminent spécialiste de la seconde modernité nous fait part
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GHVLQWHOOHFWXHOV/HWLWUHSRVHHQHIIHWXQHYUDLHTXHVWLRQG¶KLVWRLUH© comment peut-on être
intellectuel au siècle des Lumières ? ». Pour répondre de manière globale à cette question,
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ODOHFWXUHGHVQHXIFRXUWVFKDSLWUHVTXL FRPSRVHQW OHOLYUHVHXO O¶HVVHQWLHO \ est. Ceci parce
que cet ouvrage est destiné à un très large public. Les professeurs de lycée pourront le
conseiller à leurs élèves les plus motivés et il constitue également une bonne introduction à la
France du XVIIIe siècle pour des étudiants de première année. Ceux qui ont passé ce stade
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thème des philosophes.
Nous disions donc que ce livre contient neuf chapitres, de dix à vingt pages chacun : la
républiTXHGHVOHWWUHVSDUFRXUVG¶pFULYDLQVODIUpQpVLHGXFRPPHUFHG¶LGpHVSRXYRLUHWJHQV
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enjeux des Lumières. Guy Chaussinand-Nogaret nous présente donc le monde des écrivains
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conclure sur la manière dont les Lumières ont marqué le champ de la pensée politique.
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Lettres persanes de Montesquieu et au fameux « comment peut-on être persan ? » mais elle
contient également une notion nouvelle pour O¶pSRTXH PRGHUQH FHOOH G¶LQWHOOHFWXHO 'H
PDQLqUH FODVVLTXH RQ FRQVLGqUH O¶LQWHOOHFWXHO FRPPH pWDQW XQ pFULYDLQ HQJDJp FRQWUH
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grâce à qui Dreyfus a été réhabilité. Cette définition pourrait pourtant tout à fait correspondre
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SUpIqUH SRXU FKDFXQ GHV pFULYDLQV OH WHUPH GH SKLORVRSKH FH TXH Q¶HVW SDV UpHOOHPHQW
Voltaire.
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contemporaine (M. Winock, Le Siècle des intellectuels) et médiévale (J. Le Goff, Les
Intellectuels au Moyen Age) où un XVIIIe siècle engagé contre les abus du pouvoir et une
réflexion approfondie sur la nature des gouvernements fait suite, en France, à un siècle
courtisan.
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véritablement la « IUpQpVLHGXFRPPHUFHG¶LGpHV ªHWTX¶HVWOD© guerre des quarante » ? Dans
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philosophes. Le philosophe des Lumières est avant tout un écrivain, créateur de pièces de
théâtre afin de toucher un public aussi large que possible. La plupart sont largement oubliées
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est idéal afin de connaître quel est le jugement qui a été rendu sur telle pièce. Guy
Chaussinand-Nogaret nous rapporte une anecdote concernant Voltaire à ce propos, reprise des
Mémoires sur Voltaire de Longchamp : « Voltaire voulut connaître plus particulièrement et
par lui-mrPHFHTX¶RQGLVDLWGHELHQRXGHPDOVXUVDWUDJpGLHHWLOFUXWTX¶LOQHSRXUUDLWQXOOH
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VHUHYrWLWG¶XQHVRXWDQHDYHFOHPDQWHDXORQJ ; bas noirs, ceinture, rabat et même le bréviaire,
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bavaroise, un petit pain et la Gazette. Pendant une heure et demie, il eut le courage et la
SDWLHQFHG¶HQWHQGUH UDLVRQQHUHWEDYDUGHU sur Semiramis sans dire un mot ªS /¶DXWUH
type de mondanité à laquelle se plient les philosophes sont les salons, nécessaires et stériles à
la fois.
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lutte contre les esprits plus courtisans. Le résultat est la conquête, difficile, progressive, enfin
LQpOXFWDEOHGHO¶$FDGpPLHIUDQoDLVHFHTXH&KDXVVLQDQG-Nogaret décrit dans « la bataille des
quarante ª/¶$FDGpPLHHVWVRXVOHUqJQHGH/RXLV;9OHVLqJHGHO¶DULVWRcratie courtisane, à
tel point que le duc de Richelieu, élu en 1720, est « incapable de composer lui-même son
discours de réception, il a recours aux services de Campistron, Fontenelle et Destouches ».
(p. &HQ¶HVWTX¶jSDUWLUGHVpOHFWLRQVGH0RQWHVTXieu et surtout de Voltaire en 1746, une
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institution.
La république des lettres, chapitre inaugural présentant les relations entre les
philosophes semble décrire les mêmes réalités que Lucien Febvre notait dans Le Problème de
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les opSRVDQWVOHVDWWDTXHQW,OQ¶\DSDVQRQSOXVGHFKHIFDSDEOHGHJURXSHUWRXVOHVpFULYDLQV
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des lettres ne se limite pas aux seuls philosophes et des esprits ouverts proches du roi peuvent
aider au grand ouvrage du siècle. Ainsi de Malesherbes, censé surveiller les encyclopédistes
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Les philosophes ou intellectuels ont des rapports tendus avec le pouvoir. La première
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Louis ;9 QH SHXW DFFHSWHU FHV DWWDTXHV SDV SOXV TXH O¶(JOLVH HOOH-PrPH FDU V¶LO UpSRQG
positivement aux philosophes, il sent que le sRO SHXW VH GpUREHU VRXV VHV SLHGV '¶R OHV
embastillements plus ou moins doux, les exils en Prusse et en Russie chez les despotes
pFODLUpV R EHDXFRXS V¶HQQXLHQW FHSHQGDQW &KDXVVLQDQG-Nogaret établit une sorte de
programme des Lumières : « Le philosophe Q¶HVWSDVXQUrYHXULQXWLOHTXLORLQGXWXPXOWHGX
PRQGHDYHXJOpSDUOHVIXPpHVGHO¶LQDFFHVVLEOHpODERUHG¶DEVFRQVHVWKpRULHV>«@PDLVLOHVW
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Contre le terrorisme ecclésiastique, il prêche la tolérance. Contre le code criminel et sa
sévérité barbare, il dénonce la disproportion entre le délit et la peine. Il réclame la
UHFRQQDLVVDQFHGXPpULWHFRQWUHOHIDYRULWLVPHHWOHSULYLOqJHHWFRQWUHO¶LQpJDOLWpILVFDOe, il
exige la juste répartition des taxes entre tous les contribuables en fonction de leurs facultés ».
(p. 113) Pourtant, ce programme est « trahi », non pas par 1789, mais par 1793 : « La
UpYROXWLRQ GH Q¶HVW SDV XQ dérapage de la Révolution constitutionnelle. Celle-ci était un
enfant des Lumières ; celle-OjXQHUpVXUJHQFHGHO¶DEVROXWLVPHXQHUpYROXWLRQFOpULFDOHDYHF
VRQPHVVLHVHVDS{WUHVVHVVDLQWVROHVSUrWUHVjODSODFHGXJRXSLOORQHWGHO¶DQDWKqPHRQW
une guillotine à la main. » (p. 126LO¶RQSHXWJOREDOHPHQWDGKpUHUjFHWWHYLVLRQVRXOLJQRQV
TXHO¶DXWHXUDWWDTXHLFLODWKqVHGH)UDQoRLV)XUHWGXGpUDSDJHGHOD5pYROXWLRQHWO¶RQSHXW
soumettre plusieurs éléments à ces idées. Si les idées développées en 89 sont bien celles des
LumiqUHV MDPDLV /RXLV ;9, Q¶DXUDLW SX DFFHSWHU GH YRLU DEDLVVHU DLQVL VRQ WU{QH (QVXLWH
O¶pODQHVWEULVpSDUODWUDKLVRQGH0LUDEHDXYpULWDEOHEDURPqWUHGHOD&RQVWLWXDQWH$TXLVH
ILHUTXDQGOHPDvWUHG¶°XYUHGHODFRQVWLWXWLRQVHYHQGjODPRQDUFKLHHWque le roi est arrêté à
9DUHQQHV DORUV TX¶LO YHXW IXLU ? Est-ce vraiment une victoire des Lumières quand la
Constituante propose la constitution civile du clergé, véritable poison et cercueil de la
Révolution ? Les monarchiens, menés par Mounier, sont les seuls à être véritablement guidés
par ces idées, mais leur parti se disloque dès 1790. Enfin, les actions populaires, telles que le
MXLOOHWRXOHVMRXUQpHVG¶RFWREUHSRXUQHFLWHUTXHFHOOHVGHQHVRQW-elles vraiment que
GHVH[FURLVVDQFHVG¶XQHUpYRlution douce ?
&HOLYUHHVWGRQFXQHV\QWKqVHUpXVVLHGHO¶XQLYHUVGHVSKLORVRSKHVDX;9,,,HVLqFOH,O
est bien cependant une synthèse et le lecteur plus averti peut rester sur sa faim quant aux
SURPHVVHV GX WLWUH /¶DXWHXU Q¶\ UpSRQG SDV GLUHFWHPHQW HQ dehors de deux paragraphes en
guise de conclusions de chapitres. Le thème reste à développer mais Guy ChaussinandNogaret nous offre là des moments de lecture très agréables et profitables.
7KRPDV %HUWKRG HVW DJUpJp G¶KLVWRLUH DOORFDWDLUH-moniteur à Paris-Sorbonne où il
HQVHLJQHO¶KLVWRLUHPRGHUQH
‹/H%ORJGHO¶+LVWRLUH± http://www.passion-histoire.net ± A vril 2010.