La constitution de partie civile relève de la

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La constitution de partie civile relève de la
Version pré-print – pour citer cet article :
E. Vergès, « La constitution de partie civile relève de la « matière civile » au sens
de l’art. 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme », obs sous CEDH
12 fév. 2004, Perez c/ France, Revue pénitentiaire et de droit pénal, mars 2005, p. 227
La constitution de partie civile relève de la « matière civile » au sens de
l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme (CSDH)
CEDH, 12 fév. 2004, Perez c. France, Requête no 47287/99 (grande chambre)
Bien qu’il ait déjà fait l’objet d’importants commentaires (not. F. Massias, RSC
2004, p.698 et D. Roets, D. 2004, chr., p. 2943) il n’est pas inutile de revenir sur cet
arrêt de revirement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) au
début de l’année 2004. En l’espèce, la requérante s’était constituée partie civile pour des
violences commises sur elle par ses enfants qui lui avaient injecté de force un produit à
l’aide d’une seringue. Pourtant, à l’issue de l’instruction, le juge rendit une ordonnance
de non-lieu en invoquant le fait que l’auteur supposé de l’injection avait quitté le
territoire français pour rejoindre son cabinet dentaire au Gabon et que son audition,
faute d’éléments précis sur son domicile, paraissait illusoire compte tenu des modalités
d'exécution d'une éventuelle commission rogatoire au Gabon. La victime forma un
appel, qui fut rejeté, puis un pourvoi en cassation fondé notamment sur un vice de
motivation (refus de se prononcer sur la demande d’une partie, CPP art 593). La Cour
de cassation rejeta le pourvoi en des termes laconiques et ne répondit pas au moyen tiré
de la violation de l’article 593. La requérante forma alors un recours devant la Cour
européenne des droits de l’homme en invoquant une violation de l’article 6§ 1 de la
CSDH. À la lecture de cette stipulation, le principe de la motivation des décisions de
justice n’apparaît pas. Toutefois, la CEDH a affirmé à plusieurs reprises que l'article 6
implique notamment l’obligation faite aux tribunaux de motiver leurs décisions (not.
Van de Hurk c. Pays-Bas, arrêt du 19 avril 1994, série A no 288, p. 19, § 59 et 61). C’est
donc sur le respect de l’obligation de motivation de la juridiction interne que devait se
prononcer la Cour ; laquelle fut saisie au préalable d’une exception préliminaire relative
à l’applicabilité de l’article 6 de la CSDH à la constitution de partie civile.
Afin de pouvoir prétendre bénéficier des droits protégés par l’article 6 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme, le requérant doit démontrer que le
litige qui l’oppose à l’Etat défendeur relève d’une « contestation sur ses droits et obligations de
caractère civil » ou sur le « bien-fondé (d’une) accusation en matière pénale ». Dans l’affaire Perez,
le gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la CEDH, alléguait le fait que la
constitution de partie civile ne relevait pas, en l’espèce, de la « matière civile ». Selon
cette thèse, l’article 6 CSDH n’est applicable que dans l’hypothèse où la victime assortit
son action d’une demande en réparation du préjudice directement causé par l’infraction
(ce qui n’était pas le cas en l’espèce). Pour répondre à ce moyen, la CEDH va d’abord
rappeler sa position de principe élaborée progressivement depuis l’arrêt Tomasi c. France,
(27 août 1992, série A n°241-A). Selon cette jurisprudence, la constitution de partie
civile relève de la « matière civile » lorsque l’issue de la procédure engagée devant les
juridictions pénales est directement déterminante sur les droits de la victime. À titre
d’exemple, lorsque la juridiction pénale retient la légitime défense, fait justificatif qui fait
obstacle au droit d’obtenir des dommages-intérêts sur le fondement de la responsabilité
civile, l’issue de la procédure pénale est directement déterminante sur le droit à
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réparation de la victime (CEDH, 21 nov. 1995, Acquaviva c. France, série A no 333-A,
§ 45). C’est sur ce critère de « l’influence déterminante » que revient la Cour européenne
dans l’arrêt commenté. La juridiction strasbourgeoise souligne ainsi les difficultés
d’application d’un tel critère notamment lorsqu’elle est saisie d’une requête, alors même
que la procédure interne n’est pas achevée (§ 55, notamment lorsque l’affaire est
achevée au pénal, mais que la juridiction civile n’a pas encore pris de décision sur
l’action civile. La CEDH ne peut alors évaluer l’incidence de la décision pénale sur le
résultat de l’instance civile). Pour simplifier la résolution des litiges qui portent sur
l’applicabilité de l’article 6 à la constitution de partie civile, la Cour propose une
nouvelle approche.
Selon la juridiction européenne, « il ne fait donc aucun doute qu'une plainte avec
constitution de partie civile constitue, en droit français, une action civile tendant à la réparation d'un
préjudice résultant d'une infraction. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas, a priori, de raison de
l'appréhender autrement au regard des dispositions de l'article 6§1 de la Convention ». Cette
assimilation de la constitution de partie civile à l’action civile permet d’intégrer, de
façon générale, toute constitution de partie civile dans le champ d’application de la
« matière civile ». D’un point de vue théorique, cette confusion est contestable, et le
gouvernement l’a souligné en distinguant la constitution de partie civile (l’intervention
dans le procès) et l’action civile (la demande en réparation). La réalité d’une telle
distinction a été démontrée en doctrine par le Professeur Bonfils dans sa thèse de
doctorat (L’action civile, PUAM, 2000, n°229 et suiv.). Selon cet auteur, la constitution de
partie civile (comme la citation directe) concrétise la participation de la victime au
procès pénal. L’action civile, quant à elle, est une action en responsabilité civile qui peut
être exercée devant la juridiction pénale ou civile. Cette distinction repose sur une
jurisprudence bien établie et l’auteur cite plusieurs arrêts de la Cour de cassation qui
affirment clairement que « la constitution de partie civile, (…) a pour objet essentiel la mise en
mouvement de l’action publique et (…) de ce fait, ne se confond pas avec l’action publique… » (cass.
crim. 19 oct. 1982, bull, n°222). La CEDH n’est pas sensible à l’argument tiré de cette
distinction qui, selon elle, « ne contredit pas l'applicabilité de l'article 6, bien au contraire, puisque
toute partie civile constituée est de plein droit, d'une part, partie à la procédure pour la défense de ses
intérêts civils et, d'autre part, fondée à demander réparation à tout moment de cette procédure ».
Procédant à une analyse partielle de ces mécanismes, la juridiction strasbourgeoise
poursuit en affirmant que « le droit français n'oppose pas nécessairement la constitution de partie
civile à l'action civile. La constitution de partie civile n'est en réalité qu'une modalité de l'action civile ».
Ici encore, la Cour se trompe dans la mesure où il est possible de se constituer partie
civile devant la juridiction pénale sans demander de dommages-intérêts (la demande de
réparation n’est qu’une faculté pour la partie civile, CPP art 418 al. 3). Il est encore
possible d’exercer l’action civile devant le juge civil sans participer au procès pénal (c’est
le principe de l’option, CPP art 3 et 4). En définitive, si la constitution de partie civile et
l’action civile peuvent être exercées concomitamment ; il ne s’agit que d’une possibilité
parmi d’autres.
Le raisonnement que tient la Cour européenne lui permet d’affirmer en
conclusion que « l'article 6 est applicable aux procédures relatives aux plaintes avec constitution de
partie civile et ce, y compris durant la phase de l'instruction prise isolément ». Si le syllogisme pour
parvenir à une telle conclusion est contestable, l’intention exprimée par la juridiction
européenne semble au contraire devoir être approuvée. En effet, à la lecture de l’arrêt,
on a plutôt le sentiment que la Cour s’est fondée sur un critère finaliste, qui est celui de
la protection de la victime. Ainsi affirme-t-elle que la solution adoptée « coïncide avec la
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nécessité de préserver les droits des victimes et la place qui leur revient dans le cadre des procédures
pénales » (§ 72). Et pour renforcer la pertinence de son propos, elle se réfère au principe
de la garantie des droits des victimes consacré par l’article préliminaire du code de
procédure pénale.
Malgré le vice de raisonnement qui a été souligné plus haut, il apparaît que le
bien-fondé de la solution posée par la CEDH n’est pas contestable. On voit mal, en
effet, pourquoi la victime serait exclue du bénéfice de l’article 6§1 lorsqu’elle est partie
au procès pénal, alors qu’elle peut se prévaloir de cette stipulation lorsqu’elle agit devant
les juridictions civiles. De même, il n’apparaît pas opportun de distinguer selon que la
victime demande ou non des dommages-intérêts à la juridiction pénale, pour que cette
dernière possède, au cours du procès pénal, le droit à un procès équitable. Dès lors, il
reste à savoir où se trouve la contradiction qui conduit la Cour à adopter une solution
juste au moyen d’un raisonnement vicié. La faille semble se trouver dans l’article 6§1
lui-même. En effet, si l’on reprend le raisonnement de façon rigoureuse ; l’action civile
ayant pour objet une demande de réparation, elle relève sans aucun doute de la
« matière civile » (selon le critère de la patrimonialité retenu traditionnellement par la
Cour). En revanche, la constitution de partie civile, qui permet à la victime de participer
au procès pénal, est une action autonome. Elle a pour objet, selon les cas, de mettre en
mouvement l’action publique (plainte avec constitution de partie civile par voie d’action
ou citation directe) ou de devenir partie à un procès pénal déjà engagé. Cette « action
innomée », comme la désigne le Professeur Bonfils (La participation de la victime au
procès pénal, une action innommée, à paraître), a pour objet la punition de l’auteur de
l’infraction. Au regard de l’article 6§1, elle relève de la « matière pénale ». Pourtant, c’est
sur ce point que la rédaction de la Convention présente une imperfection. Lorsqu’une
contestation entre dans le champ de la matière pénale, seule la personne poursuivie
bénéficie du droit au procès équitable (l’article 6 s’applique uniquement à la personne
contre qui est dirigée l’accusation). C’est cette lacune de la Convention que tente de
combler la Cour européenne en estimant que la constitution de partie civile entre dans
le champ de la « matière civile » en déformant l’objet de cette action.
Un tel raisonnement montre ses limites puisque la CEDH est contrainte
d’exclure du champ d’application de l’article 6 la constitution de partie civile qui ne
présente aucune potentialité d’aboutir à une demande de dommages-intérêts. Elle
considère ainsi que lorsque la constitution de partie civile est exercée à des fins
purement répressives, « l'applicabilité de l'article 6 atteint ses limites » car « la Convention ne
garantit ni le droit, revendiqué par la requérante, à la « vengeance privée », ni l'actio popularis »
(§69-70). Ainsi, l’action de la victime dans le seul but de poursuivre ou faire condamner
un tiers n’est pas protégée en tant que telle par l’article 6. La victime bénéficie d’un
droit au procès équitable dans la seule hypothèse où elle exerce, dans le même temps,
son droit d’obtenir réparation du préjudice subi. Elle peut d’ailleurs exercer ce droit en
sollicitant une réparation, même symbolique ou encore, en agissant pour protéger un
droit à caractère civil tel que celui de jouir d’une bonne réputation. C’est peut-être sur
ce dernier point que l’arrêt est le plus intéressant. La Cour rejette implicitement le
modèle français de la participation de la victime au procès pénal qui n’aurait d’autre but
que de contribuer à la condamnation de l’auteur des faits. Dans une telle hypothèse, la
victime ne peut prétendre au droit à un procès équitable.
Étienne VERGES
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