brève histoire du dialogue social à la française

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brève histoire du dialogue social à la française
dOssier
À Savoir
Brève histoire du dialogue social
à la française
Des corporations au syndicalisme moderne,
le monde du travail a connu différents modes
de régulation. En France, l’État est partie prenante
de l’essor du dialogue social, et au regard de nos
voisins européens il conserve une place centrale.
L
charte établit quelques principes
dont le plus fameux, l’indépendance des organisations syndicales
par rapport aux organisations politiques, ne sera guère respecté.
.10 Les idées en mouvement
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
© Meyer/Tendance Floue
es historiens font souvent
de la loi Le Chapelier de
1791 une date cardinale
dans l’histoire sociale française.
Soucieuse de faire disparaître les
multiples organisations qui régissaient la vie économique, l’Assemblée nationale met officiellement
fin aux corporations : la loi, désormais, est unique et s’applique
à tous de la même façon. En réalité, ce moment est moins décisif
qu’on ne le croit généralement.
Tout d’abord parce que les corporations ont eu vite fait de renaître
de leurs cendres, et qu’aujour­
d’hui encore un certain nombre
de professions réglementées (des
coiffeurs aux médecins) conser­
vent une large autonomie dans la
définition des qualifications, d’un
éventuel numerus clausus, des tarifs. Ensuite parce que la loi de
1791 ne fait qu’anticiper un mouvement qui emporte l’ensemble
du monde du travail avec la révolution industrielle.
Le syndicalisme moderne, défini comme représentant les intérêts non plus d’un métier (employeurs et salariés compris) mais
des seuls salariés, émerge progressivement au XIXe siècle. Ses fonctions sont alors variées, de l’animation des luttes sociales (grèves,
caisses de secours mutuel) à l’organisation des travailleurs d’un secteur (tarif syndical, placement des
ouvriers via une bourse du travail,
dans certains cas contrôle des embauches). Les organisations syndicales sont souvent aux frontières
de la légalité (elles ne sont reconnues officiellement qu’en 1884).
Surtout actives dans les secteurs les
plus durs du monde industriel
(mines, textile, métallurgie), elles
sont parties prenantes du « mouvement ouvrier » et à ce titre très
politisées. La fin du XIXe siècle voit
un mouvement de fédéralisation,
avec l’émergence d’organisations
nationales et notamment de la
Confédération générale du travail
(CGT) créée en 1895. Lors de son
congrès d’Amiens, en 1906, une
Le tournant des deux
guerres
La Première Guerre mondiale
est un tournant qui voit les pouvoirs publics, jusque-là très méfiants vis-à-vis du syndicalisme,
changer d’optique. La concrétisation du risque révolutionnaire en
Russie n’y est pas indifférente,
mais c’est aussi un souci de modernisation du pays qui motive
les premières tentatives d’organiser le « paritarisme », c’est-à-dire
une discussion du Capital et du
Travail. Les exemples de l’Allemagne et du Royaume-Uni, aux
industries plus avancées, servent
de modèle. L’idée est simple : plutôt que d’approfondir la lutte des
classes comme le souhaitent les
marxistes, il faut discuter et négocier. Mais pour négocier, il faut
être deux ! C’est donc sur initiative gouvernementale qu’est créée
en 1919 la Confédération générale de la production française,
ancêtre du MEDEF.
Après 1945, l’émergence de
l’État-providence à la française
(assurance maladie, assurance
vieillesse, branche famille) s’inscrit naturellement dans ce cadre
paritaire. Des comités d’entreprise
sont créés en 1945, qui dès l’année suivante donnent aux représentants des salariés un droit de
regard sur la gestion (obligation
de consulter le CE en matière de
gestion et de marche de l’entreprise, communication des documents remis aux actionnaires, assistance d’un expert-comptable).
L’économie d’après-guerre valorise aussi l’organisation par
branches professionnelles (près
d’un millier), dans lesquelles sont
signées des conventions collectives renouvelées régulièrement.
Les principaux objets de négociation sont les salaires et dans une
moindre mesure le temps de travail. Dans les grandes entreprises
« sociales », comme Renault, des
« avantages sociaux » sont également négociés, touchant à des sujets variés comme les vacances.
La CGT est dans un premier
temps l’acteur essentiel de ce système, à parité avec le Conseil national du patronat français (CNPF). La
scission en 1948 de la CGT-FO (anticommuniste) et la montée en
puissance de la CFTC vont changer
la donne, d’autant qu’à la création
de l’Unédic en 1958 la CGT ne
signe pas le texte : c’est la CGT-FO
qui présidera l’organisme en alternance avec le CNPF. En 1964, la
CFTC (Confédération française
des travailleurs chrétiens) se déconfessionnalise et devient CFDT
(Confédération française démocratique du travail). Une partie de
l’organisation refuse cette évolution et une « CFTC maintenue »
apparaît. Un arrêté de 1966 fige ce
paysage en stipulant la présomption « irréfragable » de représentativité des cinq syndicats d’audience
nationale (CGT, CGT-FO, CFTC,
CFDT, CGE-CGC). D’autres syndicats apparaîtront entre-temps
(SUD, l’UNSA), mais jusqu’à la réforme du 20 août 2008, au niveau
des branches et des entreprises
(mais pas au niveau interprofessionnel), les représentants de ces
syndicats ont le pouvoir de négocier avec le patronat – même si leur
représentativité réelle est très faible.
Ainsi se dessinent les principales caractéristiques du dialogue
social à la française : des partenaires
sociaux divisés, à la représentativité
n° 221
discutable, théoriquement dotés
d’un grand pouvoir aussi bien au
sein des entreprises que dans la gestion du modèle social.
Concurrence
et forte politisation
La division syndicale favorise
un certain pluralisme, mais nourrit aussi une concurrence qui a
pour revers une forte politisation :
le syndicalisme français, plus que
ses homologues européens, est
contaminé par la politique dans
ce qu’elle a de moins constructif :
raidissement idéologique, envolée
rhétorique au détriment des actes,
jeux d’appareils au détriment de
la stratégie, oubli, parfois, du bien
commun. Nul doute que ces postures sont favorisées par les tactiques et stratégies d’un patronat
qui à tendance à voir dans le syndicalisme une source de nuisance
et n’hésite pas à jouer sur la division pour faire prévaloir ses intérêts. Au total, la division favorise
une culture de défiance et de postures politiciennes, qui n’est pas
propice à la tenue d’un dialogue
social de qualité.
Autre travers de ce modèle, l’ins­
titutionnalisation a pour revers une
certaine fragilité. Tout d’abord, tous
les salariés bénéficient des accords
signés, qu’ils soient ou non syndiqués. Cela favorise des comportements relevant de ce que l’économiste Mancur Olson appelait le
« passager clandestin ». Par opposition, dans les pays scandinaves
être syndiqué ouvre des droits sup­
plémentaires à l’assurance chômage, par exemple, ou en matière
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014
de reclassement. En France, le déclin du nombre d’adhérents, passé
de 5 millions en 1945 à moins de
2 millions aujourd’hui, s’ex­­pli­que
en partie par la relativement faible
utilité d’être syndiqué.
De ce fait, les organisations
tendent à se concentrer sur leur appareil militant, au lieu de se tourner
vers les adhérents.
Une loi de 2008 a tenté de corriger les principaux défauts de ce
modèle. Une de ses dispositions est
de mettre fin à la fameuse « présomption irréfragable de représentativité »,
et donc d’ouvrir le jeu. Autre disposition, auparavant un accord d’entreprise était valable s’il était signé
par une organisation syndicale représentative. Ce qui a généré des
comportements de passager clandestin parmi les organisations, tentées de critiquer des accords qu’elles
n’avaient pas besoin de signer
puisqu’il suffisait qu’une autre s’engage. Le Parlement a mis fin à cette
logique, en permettant à une majorité d’opposants de dénoncer un
texte.
La loi de 2008 pourrait permettre une simplification du paysage, avec deux ou trois grandes
organisations au lieu de cinq. On
peut espérer que les acteurs issus
de ce mouvement de consolidation seront moins soumis à la tentation de la chaise vide, et que la
culture de défiance qui marque le
dialogue social à la française, au
profit d’une culture de confiance
et de responsabilité.
●●Richard Robert