RV6 Deleuze - Recto/Verso

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RV6 Deleuze - Recto/Verso
Revue Recto/Verso
N°6 – Septembre 2010
©Guillaume BELLON
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N°6 – Septembre 2010
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finir une phrase, c’est en tuer l’idée même » 5. Et c’est bien comme conversation que se présentent les
différentes entrées de l’Abécédaire.
POUR UNE GENÈSE PARLÉE DE LA PENSÉE
L’Abécédaire de Gilles Deleuze
par Guillaume Bellon
Écouter une parole qui se cherche et, dans le temps même de son dire, éprouve son rapport à la
langue : c’est là sans doute une expérience en bien des points similaire à la lecture d’un manuscrit
portant la trace de l’inscription incertaine d’une pensée sur la page. Une telle parenté entre la parole
s’improvisant et l’écriture en chemin des manuscrits faisait l’objet d’une remarque de Monique
Krötsch, à la fin d’un article consacré à la grammaire de la transcription :
Seul le manuscrit peut nous donner une image non pas du résultat de l’énonciation (= l’énoncé
écrit, achevé, imprimé) mais du travail qui le fait, peu à peu, exister. L’utilisation de l’espace
scriptural, les ratures et les corrections dont nous surchargeons le moindre de nos brouillons
dès que nous avons un crayon à la main, montre que l’écrit en train de se faire « avance » par
des procédés étrangement proches de ceux qu’il nous est donné d’observé dans l’analyse du
parlé1.
Claire Blanche-Benveniste suggère quant à elle la voie d’un passage identique, en indiquant
une possible passerelle de l’un à l’autre : « la seule comparaison légitime entre écrit et oral serait une
comparaison entre cet oral en "brouillon" et les brouillons de l’écrit » 2. C’est bien le parti pris que
voudrait suivre le présent article, consacré à la voix de Gilles Deleuze dans l’Abécédaire, cet étrange
testament filmique légué par le philosophe à la postérité3. S’intéresser à Deleuze, encore, dans le cadre
du deuxième numéro de Recto/Verso consacré à la « Genèse de la pensée » ne constitue pas une
redite ; c’est manifester l’importance, chez lui, de ce qu’il nomme « l’image de la pensée » :
Hume, Bergson, Proust m’intéressent tant parce qu’il y a chez eux de profonds éléments pour
une nouvelle image de la pensée. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans la manière dont ils
nous disent : penser ne signifie pas ce que vous croyez4.
Soit l’Abécédaire comme image – et image sans doute piégée – de la pensée. Pensée écrite ou
pensée parlée ? Peut-être la distinction ici n’a-t-elle pas lieu d’être. On citera en effet l’avertissement,
par Deleuze, sur lequel s’ouvre le film : « Alors, tu comprends, je me sens déjà réduit à l’état de pure
archive de Pierre-André Boutang, de feuille de papier ». Considérons donc l’enregistrement vidéo
publié aux Éditions Montparnasse comme « feuille de papier » où se lirait le cheminement d’une
pensée. Car les quelques vingt-cinq entrées de l’Abécédaire (de « A comme Animal » à « Z comme
Zigzag »), proposent bien une image de la pensée en train de se faire : Claire Parnet n’a transmis à
Deleuze que la liste de mots qu’elle avait établie, et celui-ci improvise donc un discours qui se pense à
voix haute, accepte le risque de l’incomplétude et de la bifurcation soudaine. Barthes rappelait à ce
titre que l’oral méconnaît la clôture syntaxique définitoire de la phrase. Dans une chronique du Nouvel
Observateur, au titre significatif : « Tant que la langue vivra », il s’interroge : « Est-ce que nous
parlons par phrase ? ». « Rien n’est moins sûr », confirme-t-il. Et de poursuivre : « Ecoutez une
conversation : ça commence, ça bifurque, ça se perd, ça se chevauche, bref, ça ne finit pas, et ne pas
Il faut encore choisir une entrée : « B comme Boisson », en la tenant pour représentative d’un
fonctionnement illustré par l’ensemble des huit heures d’enregistrement, qu’on ne peut évidemment
parcourir intégralement dans le cadre de cet article. C’est circonscrire là un corpus d’images et de voix
enregistrées ou captées qui n’est pas celui habituellement retenu par les études génétiques. Et se
confronter à un principe délicat, celui de la transcription, qui demande d’accepter notamment la
ponctuation, et de figer le flux de parole. Il ne s’agit pas seulement, en outre, de s’entendre sur les
principes à même de rendre au plus juste le souffle du dit dans l’écrit. La question est bien celle d’une
linéarisation de la parole, qui serait son écrasement : lorsque les voix de Deleuze et Claire Parnet se
chevauchent ; lorsque le discours s’interrompt et reprend sur une autre tonalité6 – tous ces effets
musicaux pour lesquels les compétences nous manquent. Plus modestement donc, on indiquera une
dernière réserve quant à ce passage de la parole dans l’écrit, qu’on pourrait formuler en reprenant les
mots mêmes de Deleuze : « On en vient à se dire : est-ce que c’est un discours ? Donnez-moi un
corps » 7. Ce corps au lieu du discours, avant lui et au-delà de lui, c’est bien le grain de la voix, la
présence du corps, par lequel passe quelque chose que sans doute on ne peut chercher à rendre : on ne
peut en effet réduire l’Abécédaire à la seule « voix de Gilles Deleuze » (nom du site internet recensant
les archives sonores des cours du philosophe à Vincennes)8 ; il faudrait également mentionner le jeu
des mains, les gestes par lesquels se trahit parfois l’embarras – sans parler de ce qui peut simplement
faire écran à l’audition ou la vision du film : les fameux ongles de Deleuze, punctum déstabilisant au
sein d’une image centrée, chose étrange, sur la voix9. S’arrêter à ces détails n’est pas protester d’un
seul souci documentaire (ou testimonial) ; que faire de ces bredouillements, enrayages du discours que
Paul Cappeau nomme « bribes » et définit comme « scorie de la production orale » 10 ? Ces raclements
de gorges, ces « euh », ces « rrrh » dont seul Deleuze a le secret, sont d’abord les chevilles d’une
parole : ils présentent, au long de la parole, autant de point de bascule ou d’appui d’une pensée qui
pivote à leur articulation – non plus phonique, mais sémantique ou discursive. La transcription que
nous proposerons des archives vidéos de Deleuze n’a dès lors pas cherché à en proposer une version
qui souscrive à l’idéal grammatical de la phrase et de la complétude syntaxique du discours. En restant
au plus près, dans le rendu de la parole, des aléas et des bifurcations du dire, on a voulu mettre en
lumière ce devenir-autre d’une pensée, marqué par la distance comme la méfiance – figures que l’on
se propose de déplier.
Un discours qui accepte la contradiction
5
M. Krötsch, « Les ruptures syntaxique en français parlé : "erreurs" de planification ou gestion réussie du
discours ? », in Le Français parlé. Variété et discours, J.-M. Barbéris (éd.), Praxiling, Université Paul Valéry,
1999, p. 204.
2
Cl. Blanche-Benveniste, Le Français parlé. Études grammaticales, Paris, Éditions du CNRS, 1990, p. 17.
3
Les huit heures d’entretiens de G. Deleuze et Cl. Parnet, enregistrées en 1988 par Pierre-André Boutang et
Michel Parnart, ont été commercialisées par les éditions Montparnasse en 1996, et sont depuis lors régulièrement
rééditées.
4
G. Deleuze, L’Île déserte et autres textes, D. Lapoujade (éd.), Paris, Minuit, 2002, p. 193.
R. Barthes, « Tant que la langue vivra », article repris dans les Chroniques, in Œuvres complètes, É. Marty
(éd.), Paris, Seuil, 2002, t. V, p. 643.
6
Ces pauses élocutives sont à distinguer de celles techniques, lorsque la bobine s’interrompt, parfois en coupant
le propos de Deleuze – emportant un effet de suspens propre à une telle captation de l’oral.
7
Se reporter à la séance du 30 octobre 1984 du cours « Cinéma et image de la pensée », disponible à l’adresse
suivante : http://www.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=4
8
Sur cet important corpus, encore largement inexploité, voir : http://www.univ-paris8.fr/deleuze, qui réunit pour
six années de cours l’intégralité des enregistrements sonores disponibles, souvent accompagnés d’une
transcription (non surveillée) de la parole de Deleuze. Je me permets, en outre, de renvoyer ici même à l’article
« La lutte avec l’ombre » : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article163
9
Deleuze a répondu à Michel Cressole, qui le premier a voulu faire de ce détail physique anecdotique un mode
d’accès à la pensée du philosophe : « toi, tu choisis l’interprétation la plus moche : il veut se singulariser, faire sa
Greta Garbo. En tout cas c’est curieux que, de tous mes amis, aucun n’a jamais remarqué mes ongles, les
trouvant tout à fait naturels, plantés là au hasard comme par le vent qui apporte des graines et ne fait parler
personne », G. Deleuze, « Lettre à un critique sévère », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1980, p. 14.
10
P. Cappeau, « Quelques mots sur quelques bribes liées au genre », in Analyse linguistique et approches de
l’oral, M. Bilger, K. van den Eynde et Fr. Gadet (éds.), Leuven/Paris, Peeters, 1998, p. 301-311. Comme le
précise l’auteur : « [i]l existe manifestement des effets de seuil, de fréquence, qui font basculer vers une
impression de "bégaiement", mais les connaissances, sur ce point, restent encore peu précises » (ibid., p. 301).
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« Le dernier verre », « l’avant-dernier », puis à nouveau « le dernier » : le discours de Deleuze
oscille entre plusieurs définitions de l’alcoolique, comme « celui qui cherche le dernier verre » ou
encore « celui qui cherche l’avant-dernier verre ». S’intéresser à cet effet remarquable, ne revient pas à
traquer l’inconséquence du propos, son manque de sérieux, mais bien plutôt à surprendre les scansions
d’une pensée en pleine élaboration.
Du dernier verre… au dernier verre
La pensée quant à la boisson s’appuie sur ce premier axiome : un alcoolique « ne cesse pas
d’en être au dernier verre ». Premier axiome vite caduc, puisqu’au fil de l’échange, le point de vue de
Deleuze se modifie :
Il évalue donc le dernier verre et puis tous les autres ça va être sa manière de passer et
d’atteindre à ce dernier. Et le dernier, ça veut dire quoi ? Ça veut dire : il ne peut pas
supporter d’en boire plus ce jour-là. C’est le dernier qui lui permettrait, qui lui
permettra, de recommencer le lendemain.
À considérer la correction immédiate quant au mode verbal, on cerne le moment d’une sorte
de « rature par anticipation » (pour l’écrit), qui constituerait ce pli dans la pensée, ce point à partir
duquel elle modifie son cours. L’hésitation : « lui permettrait/lui permettra » donne à entendre Deleuze
comme pris au piège d’une langue qui trahirait la bifurcation de la pensée. À partir de là, en effet, le
propos se modifie :
Parce que si il va jusqu’au dernier, au contraire, qui excède son pouvoir, c’est le dernier dans
son pouvoir. Si il dépasse le dernier dans son pouvoir pour arriver au dernier qui excède son
pouvoir, il s’écroule, à ce moment-là il est foutu […]. Il faut qu’il change d’agencement. Si
bien que quand il dit « le dernier verre », c’est pas le dernier, c’est l’avant-dernier. Il est à la
recherche de l’avant-dernier.
C’est ici lui-même que le philosophe contredit dans « c’est pas le dernier, c’est l’avantdernier ». La pensée aura ainsi manifesté les détours par lesquels elle s’est élaborée. Mais ce n’est là,
une fois de plus, qu’un point d’arrivée provisoire. Et c’est bien en cela que la pensée de Deleuze, telle
qu’elle trouve à se parler dans l’Abécédaire, se révèle fascinante. Partie du « dernier verre » pour
atteindre à l’idée de « l’avant-dernier verre », elle retrouvera in fine son premier postulat. Citons un
extrait du dialogue qui s’instaure entre Deleuze (GD), et Claire Parnet, son interlocutrice (CP) :
GD – … il ne cherche pas le dernier verre, il cherche le pénultième.
CP – Jamais l’ultime…
GD – Jamais l’ultime, parce que l’ultime le mettrait hors de son arrangement. Et le pénultième,
c’est le dernier avant le recommencement le lendemain.
La fin de ce développement démontre bien qu’il n’y a pas eu retournement de la pensée, du
« dernier » à l’« avant-dernier » verre, comme un repentir ou un correctif soudain, mais tout un trajet
nécessaire pour formuler dans sa plus juste expression ce qu’est le dernier verre. Ce que formule ainsi
Deleuze : « le dernier, c’est l’avant-dernier » – l’équivalence invitant à dépasser la logique de la noncontradiction pour penser au-delà.
Un « troisième tour d’écrou donné au langage » ?
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Je m’explique : une parabole Zen dit, dans un premier temps : les montagnes sont des
montagnes ; deuxième moment (disons d’initiation) : les montagnes ne sont plus des
montagnes ; troisième moment : les montagnes redeviennent des montagnes11.
Sans prétendre voir dans les hésitations du philosophe les traces d’un apologue, on conviendra
de cette torsion d’une pensée qui retrouve, depuis un autre point, ses prémisses. « C’est malin, c’est
rusé un alcoolique », lance Deleuze : c’est tout aussi malin ou rusé, un Deleuze affinant sa pensée au
fil de son discours, et ce serait sans doute faire montre de précipitation que de condamner les
contradictions logiques apparaissant a priori à qui voudrait tenir ensemble les deux bouts de son
argumentation.
Penser avec ou contre l’autre, avec ou contre soi
Reste que cette parole, qu’on confronte ici à elle-même, ne se formule pas seule : on ne saurait
oublier la dimension fondatrice de l’échange au sein duquel elle prend place. Que faire de cette
« conversation », de ce dialogue ? Du côté de la philosophie comme de la littérature (et plus
précisément de la linguistique), les traditions ne manquent pas, se réclamant de Platon ou de Bakhtine,
pour prendre en charge ce ressort premier d’un discours nourri de l’autre. Tenir ensemble les figures
de l’autre et de soi mises en jeu dans l’échange permet d’observer le jeu de distance mis en œuvre par
cette pensée au travail.
Le contrepoint ?
« Deleuze ne voulait pas d’un film sur lui, mais avait accepté l’idée d’un film avec lui et avec
Claire Parnet, qui fut son élève », peut-on lire sur la quatrième de couverture du coffret DVD. Si l’idée
de collaboration prévaut sur celle d’un simple échange, l’indication de l’ancienne relation
pédagogique pourrait enfermer le dialogue dans des rôles assignés : à Deleuze reviendrait le discours
de savoir, et à Claire Parnet, la seule fonction d’une sorte de contrepoint12. Cette dernière, comme
première destinataire du discours, en assure une réception immédiate, et fait jouer une reprise du
discours qui oblige Deleuze à préciser, dans l’opposition, sa pensée. Encore qu’il faille s’entendre sur
cette distribution de la parole, et sur le rôle de l’interlocuteur, sa fonction dans le discours de Deleuze :
il n’est pas sûr, en effet, que l’idée d’une place assignée entre celui qui parle et celui qui écoute ne soit
pas trop rigide. À tenir pareille conception de l’échange, on risque de passer à côté d’une fusion
énonciative sans doute perceptible seulement à l’écoute. Sans doute faudrait-il recourir à l’image de
lignes mélodiques qui se rejoignent et se mêlent, comme lorsque Claire Parnet fait entendre sa voix
par-dessus celle de Deleuze citant la formule de Péguy : « c’est pas le dernier nymphéa qui répète le
premier, c’est le premier qui répète le dernier et tous les autres ». Outre les « ah oui » par lesquels
Claire Parnet fait entendre son accord, il faudrait mentionner cette reprise, non plus polémique cette
fois-ci, mais sans doute musicale, au sens où elle récite alors en même temps que Deleuze la phrase
bien connue (d’eux sans doute, mais aussi d’un plus grand nombre) du poète.
Dès lors, ce que met en jeu l’échange, la conversation entre Deleuze et Claire Parnet, ce n’est
pas seulement la qualité d’une écoute (celle de l’ancienne étudiante face au maître) ; la circulation de
la parole, loin de toute hiérarchie, illustre le fondement dialogique du discours, et partant de la
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dans La Préparation du roman, lorsqu’il évoque – c’est là le point qui nous intéresse – ce « troisième
tour d’écrou donné au langage » :
Il faut peut-être, afin de saisir la logique singulière de cette pensée qui se cherche à mesure
qu’elle trouve ses mots propres, se raccrocher à ce que dit Deleuze sur l’addiction : « Là aussi c’est
une crête – quand je disais la crête entre le langage et le silence ou le langage et l’animalité – c’est une
crête, c’est un mince défilé ». Le discours, mi-pensé mi-improvisé (nous reviendrons sur cette
question), évolue lui aussi à la crête de la pensée, au point préciser où elle s’ouvre à la nuance – dans
ce mince défilé, donc. On pourrait dès lors envisager cette boucle du discours sur lui-même (du dernier
verre… au dernier verre) selon le motif de la spirale. Citons cette petite fable zen que procure Barthes
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R. Barthes, La Préparation du roman, N. Léger (éd.), Paris, Seuil/Imec, 2003, p. 126.
On peut en donner un exemple simple : à Cl. Parnet demandant « Et c’est toujours la limite ? », Deleuze
répond : « Est-ce que c’est la limite ? C’est compliqué, parce que laisse-moi te dire : en d’autres termes, un
alcoolique, c’est quelqu’un qui ne cesse pas d’arrêter de boire ». Si la question ici pointe un des lieux de
difficulté du discours, et oblige Deleuze à avancer avec précaution, elle peut également là ouvrir à une réfutation
plus marquée : Cl. Parnet avançant que l’alcoolique « est celui qui dit aussi : "j’arrête demain" », Deleuze
corrige : « "J’arrête demain" ? Non, il dit pas : "j’arrête demain". Il dit : "j’arrête aujourd’hui pour pouvoir
recommencer demain" ».
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pensée13. Claire Parnet donne ainsi sa voix à cette autre voix (celle de la doxa, du cliché ou du prêt-àpenser) contre laquelle doit se débattre toute prise de parole – qu’elle adhère ou non à son propos,
d’ailleurs. Plus encore, dans « F comme Fidélité », Deleuze fait appel à la notion de « prélangage
commun » comme fondement même de l’amitié. C’est dès lors dans cette complicité qu’on se propose
de situer le rapport entre Deleuze et son interlocutrice – loin des modèles socratiques ou
pédagogiques, et de la distance qu’ils instituent ou reconduisent14.
Partir de soi, y revenir
S’il est bien une distance à trouver au sein de cette parole qui se pense à voix haute, il semble
qu’elle ne soit pas tant entre soi-même et l’autre, mais comme « juste distance » de soi à soi : les
mouvements ou trajets contradictoires de la pensée peuvent en effet être interprétés comme autant de
sortie hors de ou de retour à soi.
Claire Parnet inscrit d’emblée la question dans la sphère de l’expérience personnelle : « alors
tu as bu, puis arrêté de boire », et tout le développement sur la Boisson naît de cet aveu : « ah oui, j’ai
beaucoup bu, ça ! ». Non qu’il s’agisse d’une confession : la dimension intime disparaît vite, au profit
de ce premier souci : « il faudrait interroger d’autres gens qui ont bu, il faudrait interroger des
alcooliques », puis de ce second : « je crois que tous les gens qui boivent comprennent ça », signe d’un
élargissement, de la capacité d’une parole personnelle – manifestée par le je crois – à envelopper un
discours plus général, sorti des limites d’une expérience privée exsangue. À l’opposé, lorsque Deleuze
recourt à Michaux pour appuyer l’homologie entre drogue et alcool, puis passe par « la grande lignée
des Américains, des Américains alcooliques » (de Fitzgerald à Wolfe), il revient à une parole plus
intime :
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Il faudrait étudier son ingénuité : notamment lorsqu’elle proteste elle-même, un peu plus loin dans
l’Abécédaire, se faire l’avocat du diable. Et Deleuze de lui répondre : « c’est un jeu dangereux, là ».
14
La question d’une distance pédagogique impossible à résorber entre maître et élève est au cœur de l’ouvrage
de J. Rancière, Le Maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (Paris, Fayard, 1987), et se
trouve reprise dans nombre des entretiens récemment réunis sous le beau titre Et tant pis pour les gens fatigués
(Paris, La Découverte, 2009).
15
« Se déprendre de soi-même » est posé comme but même de la pensée par M. Foucault dans l’introduction à
Histoire de la sexualité, II. L’Usage des plaisirs (Paris, Gallimard, 1984, p. 16).
16
Dans l’entrée « C comme Culture », Deleuze revient sur ce qui fut son souci constant : « sortir de la
philosophie par la philosophie ». À partir de l’anecdote de l’association des plieurs de papier, qui a salué
l’ouvrage publié sur Leibniz et le pli, il définit cette nécessité de « se tenir aux aguets » pour laisser un tableau,
un film ou un livre (et son travail l’a bien démontré, de l’ouvrage consacré à Proust à l’étude sur Bacon) vous
« trouble[r] » et vous permettre d’avoir des idées.
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rendre compte d’un devenir qui fait éclater les limites du corps ou de l’idée pour se retrouver ailleurs
et « penser autrement », dirait encore Foucault17.
« Se méfier même de l’ami »
S’il est bien alors question du devenir de la pensée, de son devenir-autre, il faut enfin se
montrer attentif, au dernier lieu de cette étude, à ce devenir-mot d’une pensée qui dévoile aussi son
élaboration stylistique. Ainsi de l’apparition du mot pénultième, lorsque Deleuze passe de l’idée du
« dernier verre » à celle de l’« avant-dernier » : « En d’autres termes, il y a un mot merveilleux pour
dire l’avant-dernier, je crois, c’est pénultième ». Si l’on fait retour à cette articulation déjà étudiée,
c’est bien parce qu’au travers du choix du lexique pourrait bien se donner à entendre la « ruse » de
Deleuze. On est ici, en effet, face à un indécidable : soit le mot est véritablement apparu, comme une
fulgurance soudaine, un éclair du lexique ; soit il signale la théâtralisation, toute pédagogique, de sa
survenue dans les mots mêmes de la pensée. Or, cet indécidable nous intéresse – parce qu’il pointe
justement le risque d’une naïveté face à la lecture même des manuscrits : on le sait, l’inscription de la
note pour valoir première matérialisation d’une pensée18, ne dit rien du trajet intérieur au terme duquel
elle se trouve formulée. Si chaque manuscrit vaut bien comme séquence temporelle, il ne faut pas
oublier que le scripteur peut avoir toujours un mot d’avance, et en faire ce que Foucault nommerait sa
« petite provision d’écureuil » 19 – ne l’inscrire qu’au terme d’un développement, par effet de mise en
scène, alors qu’il l’a sur le bout de la langue ou à la pointe de la plume dès le début du développement.
Il s’agit de ne pas taire cette ultime difficulté, quant à savoir s’il s’agit bien là d’une parole
improvisée. Le court avertissement sur lequel s’ouvrent les huit heures d’enregistrement pose le
principe qui a été celui de ces rencontres. Deleuze s’adresse à Claire Parnet :
… moi j’ai eu le sentiment que ça m’aidait à faire des concepts, c’est bizarre ça. À faire des
concepts philosophiques, ben oui, ben ça m’aidait et puis je me suis aperçu que ça ne m’aidait
plus ou que ça me mettait en danger ou que j’avais plus envie de travailler si j’avais bu. À ce
moment-là, il faut renoncer, c’est tout simple quoi.
L’important, dans cet extrait, n’est pas tant l’inscription de soi dans le discours : c’est le jeu
d’éloignement et de proximité avec le soi et son expérience qu’il faut saisir dans son rythme propre.
Ce que manifeste l’entrée « B comme Boisson » considérée dans son entièreté, c’est précisément ce
double mouvement d’un penseur qui chercherait à la fois à se déprendre de soi-même (selon le vœu
énoncé par Foucault lui-même dans l’introduction à l’Histoire de la sexualité, lorsqu’il cherchait à
caractériser l’expérience de la pensée)15, mais voudrait aussi savoir y faire retour. Or, Deleuze définit,
un peu plus loin dans l’Abécédaire, ce mouvement de sortie provisoire comme aux fondements même
de la philosophie, notamment lorsque Claire Parnet l’invite à parler de son rapport au cinéma ou à
l’art16. Sortir de la philosophie, sortir de soi pour y mieux revenir : c’est là, sans doute, l’oscillation de
toute tentative de pensée, qu’illustrent ainsi, à un autre niveau, les quelques propos de l’auteur de
Mille Plateaux. Titre qui n’est pas avancé sans raison : le mot de « déterritorialisation » – mot qui se
doit d’être barbare, explique Deleuze –, avancé à l’occasion de ce livre écrit avec Guattari, pourrait
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Tu as choisi un abécédaire, tu m’as prévenu des thèmes et là je sais pas exactement les
questions, si bien que moi j’ai pu réfléchir un peu aux thèmes. Répondre à une question sans
avoir un peu réfléchi c’est pour moi quelque chose d’inconcevable.
Y réfléchir un peu, ce peut être également, comme dans « E comme Enfance », prélever dans
la bibliothèque de ses lectures du moment un texte du poète russe Ossip Mandelstam dont Deleuze
donne à entendre un extrait qui le bouleverse – preuve s’il en fallait d’une « préparation » minimale
des entretiens. N’est-ce pas Deleuze lui-même qui, dans l’Abécédaire, se plaît à rappeler ce vers d’un
poète allemand qu’il cite, sans guillemet, au tout début de Qu’est-ce que la philosophie : « l’heure à
laquelle il faut se méfier même de l’ami » ? Se méfier de Deleuze, se méfier de soi-même également
comme interprétant, revient à ne jamais sous-estimer la part de jeu – au sens théâtral, presque – dans
toute archive d’une pensée qui semble s’élaborer à mesure qu’elle se donne à lire ou entendre, sans
jamais qu’on puisse s’assurer de trouver là sa toute première formulation. Sans trancher dans le nœud
de cette difficulté, on se contentera de pointer qu’on peut avantageusement la retourner en principe de
lucidité face à la lecture de tout manuscrit… Lucidité qui serait donc aussi méfiance.
Conclusion : « c’est un peu sommaire »
Au terme de ce parcours, reste une question redoutable, que l’attention portée ici à la genèse
en acte de la pensée ne doit pas oblitérer : cette pensée, que vaut-elle ? L’évaluation pourrait en effet
se révéler bien délicate. Qu’apprend-on de Deleuze quant à la boisson ? Peu de choses, somme toute :
des bribes de discours, des appels vers d’autres questions – celle de la littérature et de la vision,
exemplairement, ou encore du travail et du sacrifice… Sans doute, lorsque Deleuze s’exclame, à la
toute fin de l’article : « B, on a fini avec B ? Dis donc, qu’est-ce qu’on va vite ! », pointe-t-il une
déception qui cherche à anticiper celle du spectateur, et qui dirait quelque chose de la sienne propre,
17
Voir l’introduction déjà citée à L’Usage des plaisirs de Foucault.
Je me permets de renvoyer, ici même, à l’article de S. Hébert, « Ce que la pensée doit au carnet », disponible à
l’adresse suivante : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article162
19
M. Foucault, Le Courage de la vérité, Fr. Gros (éd.), Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 68.
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quant à un développement arrêté en plein cours. Non qu’il n’ait évalué d’emblée ce risque possible
d’une parole prise de court ou tout simplement un peu courte. Qu’on se reporte au prologue, et à cet
avertissement sur lequel s’ouvrent les huit heures et quelques du film :
…et presque à l’état de pur esprit, je parle après ma mort. Et l’on sait bien qu’un pur esprit, il
suffit d’avoir fait tourner les tables pour savoir qu’un pur esprit, c’est pas quelqu’un qui donne
des réponses très très profondes et tellement intelligentes, c’est un peu sommaire.
C’est un peu sommaire, pour sûr, mais surtout pour ceux qui chercheraient dans le libre propos
de Deleuze une réponse, même provisoire, quant à l’alcool et son étrange fascination toute tissée de
discours ou d’images. Pour ceux, au contraire, qui acceptent de suivre une pensée le long des
méandres de son dire, la réponse de Deleuze vaut comme chance : celle de retourner la genèse parlée
d’une pensée en possibilité de penser à son tour. Il n’est pas, sans doute, de responsabilité plus grande
– qu’il faille, ou non, s’en remettre à la boisson pour l’assumer.
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