Le spectateur qui en savait trop

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Le spectateur qui en savait trop
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Mark Rappaport
Le spectateur
qui en savait trop
Traduit de l’américain
par Jean-Luc Mengus
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
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Je voudrais remercier tout particulièrement Raymond Bellour, qui, à l’origine
en m’invitant à écrire pour Trafic, puis simplement en publiant mes textes sans me
poser de questions, m’a encouragé à continuer d’écrire quel que soit le mode dont je
faisais le choix. J’aimerais pareillement remercier Bernard Eisenschitz, du désormais défunt Cinéma, qui sera amèrement regretté, et Adrian Martin, anciennement
de Senses of Cinema et à présent de Rouge, pour l’intérêt soutenu qu’ils ont apporté
à mes écrits et à ce que j’avais à dire. Et Jean-Luc Mengus, qui très vite a émis
l’idée de rassembler ces textes sous la forme d’un livre. Je voudrais aussi remercier,
pour leurs diverses marques d’enthousiasme et d’encouragement, Paul Cullum,
Milton Moses Ginsberg, Jonathan Rosenbaum, Lorenzo Mans et Penny Allen. Et
bien sûr, toujours, toujours – John Finlay.
Ouvrage traduit avec le concours du
Centre national du Livre
© P.O.L éditeur, 2008
ISBN : 978-2-84682-255-8
www.pol-editeur.fr
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INTRODUCTION
Jamais, au grand jamais, je ne m’étais attendu à ça – un recueil de mes écrits.
Jamais cela n’a fait partie d’un plus vaste dessein, semblé un rêve non encore
réalisé, ou correspondu à un espoir. Et jamais, en tout cas, cela n’a relevé d’aucun
plan établi en mon for intérieur. Non que je me plaigne, mais en fait je ne m’étais
jamais envisagé écrivain. J’étais cinéaste et j’écrivais des scénarios, mais à aucun
moment je n’ai perçu ces efforts en tant qu’« écriture ». Mon « devenir-écrivain »,
en toute conscience et par distinction avec le statut de cinéaste, est probablement
apparu en 1992, en réalisant mon premier film-essai, Rock Hudson’s Home Movies.
Dans celui-ci, Rock Hudson, qui à l’époque était pourtant mort depuis environ cinq
ans, est incarné par un jeune comédien en parfaite santé qui médite sur sa vie au
cinéma et présente des extraits de divers films dans lesquels il a joué pour montrer
de quelle manière, si l’on regardait attentivement ceux-ci au moment de leur réalisation, on pouvait y déceler un assez large faisceau d’indices et de signes révélant
son homosexualité. Pour un catalogue de festival de cinéma, j’ai dû rédiger des
notes décrivant mon film. C’est là l’une de ces corvées peu enviables auxquelles on
demande toujours aux prétendus cinéastes indépendants de se plier – expliquer ce
que leur film veut dire, de quoi il parle, et tout d’abord en quoi vous, le public visé,
êtes censés avoir envie de voir ce foutu film. Autrement dit, vous devez vous expliquer, vous justifier, tout en essayant de donner l’impression que votre film est tout
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sauf affreusement rasoir. Comme si vous n’aviez pas déjà suffisamment travaillé en
le réalisant. Donc, dans un de ces résumés rédigés à la hâte pour s’autojustifier, j’ai
dépeint mon film comme étant une « autobiographie fictive ». Une autobiographie
fictive, hein ? Il y a contradiction entre les termes ; énigme rigolote peut-être, mais
en tout cas impossibilité flagrante, à l’exception de l’Autobiographie d’Alice B.
Toklas de Gertrude Stein. Au mieux un néologisme, au pire un sophisme. Oui,
mais voilà. C’était une autobiographie fictive, narrée à la première personne, dont
quelques éléments étaient véridiques, et beaucoup d’autres hypothétiques. J’y
assumais la voix de Rock Hudson, tout comme je l’ai fait pour Jean Seberg dans un
film réalisé en 1995, From the Journals of Jean Seberg. Il raconte son histoire, tout
y est vrai, mais réfracté et coloré via ma perception de l’actrice, de sa vie et de son
temps. J’ai écrit son autobiographie selon une trame un peu lâche, fondée sur
quelques faits, mais peu nombreux – surtout des conjectures, suppositions, songeries hypothétiques, et des conclusions auxquelles elle-même aurait pu parvenir
quant à elle et à sa vie si elle avait vécu plus longtemps. Ou pas du tout, probablement. J’ai en fait écrit, disons, une « fantaisie » autour de Seberg, vaguement
étayée par quelques faits, anecdotes médiatiques, commérages, et des inventions
de mon cru. Il ne s’agissait ni de ventriloquisme ni de liaison avec l’au-delà, mais,
j’imagine, de fiction.
On pourrait argumenter : que signifie le terme « fiction », et qu’est-ce qui
véritablement en constitue une, mais je me dis qu’il est un peu tard pour ce faire.
Tout comme il l’est aussi pour donner une définition tirée au cordeau de ce que
devrait être un film documentaire pour être en toute légitimité étiqueté « documentaire ». Ou une définition béton de ce qu’une biographie doit ou devrait être. Le
temps de ces règles strictes et incontournables est loin derrière nous, du moins je
l’espère. Convenons tous qu’à partir de maintenant nous n’aurons plus affaire qu’à
des hybrides. Donc, si ces textes ne sont pas exactement des fictions, on ne peut dire
non plus que dans l’absolu ils n’en sont pas. Et certains en fait sont des fictions,
mais une fois de plus, je serais le premier à les qualifier ainsi avec hésitation :
« Bon, d’accord, mais ce n’est pas vraiment non plus de la fiction… »
Au début, l’écriture est devenue un moyen de m’amuser en déversant une
grande quantité d’informations inutiles que j’avais accumulées sur les films et qui
encombraient mon cerveau – des choses qui en fait m’intéressaient – dans une
sorte d’exutoire : le potin cinématographique, qui a fait quoi à qui, mêlé à de vagues
et inégales connaissances de l’histoire du cinéma et parfois à une évaluation des
films, critique mais, il faut en convenir, toujours très personnelle. D’une certaine
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façon, me faire la voix d’une autre personne, homme ou femme, qui prétend donner
son opinion sur son œuvre et divers aspects liés à son travail m’est venu très naturellement. Après tout, ce n’est pas si différent que cela de l’écriture de dialogues, à
laquelle je m’étais livré pendant plusieurs décennies pour mes propres films et au
moins une douzaine de scénarios non tournés – excellents pour la plupart, autant
le dire moi-même. Mais c’est de la prose, et ça, c’est différent. Tel le bourgeois
gentilhomme de Molière j’étais incroyablement content de moi lorsque j’ai découvert
que je m’exprimais – en fait que j’écrivais, dans mon cas – en prose. Appelez cela
de la fiction si vous voulez, même si elle n’est peut-être pas du genre auquel tout
auteur de nouvelles, romancier ou critique prétendrait s’intéresser personnellement.
Au mieux, c’est une sorte de changelin – qui rêvasse aux films, à des souvenirs et
anecdotes (concernant en général mais pas toujours le cinéma), à des descriptions
d’images extraites de films – quelque part dans le no man’s land entre fiction, essai,
développement de théories du complot, détails sur les us et coutumes du monde
du cinéma, divagations, rêveries fantasques, conjectures sur le mode « et si… ».
À votre choix.
Quoi qu’il en soit, le voici – un recueil de fictions sur d’autres fictions, des
films et des sujets ayant trait au cinéma qui, pour des raisons variées ou aucune
en particulier, me captivent tout comme, je le soupçonne, ils captivent certains
d’entre vous. C’est une approche de l’écriture sur le cinéma par la petite porte
– ni critique, ni compte rendu, ni estimation, ni vue d’ensemble sociologique, ni
descriptif. Mais comportant malgré tout des éléments de chacun, versés ensuite
dans une nouvelle bouteille, peut-être afin de suggérer, mais sans oser vraiment le
déclarer comme tel, qu’il pourrait au fond s’agir d’un tout autre cru.
Octobre 2007
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LE FILS DE MADAME DE…
Lorsque, vers la fin des années soixante, j’ai enfin vu The Earrings of
Madame de…* de Max Ophuls, projeté en 16 mm dans une petite salle de cours de
New York University, j’y ai tout de suite reconnu, même dans ces conditions de
vision loin d’être idéales, l’un des films les plus importants et transfigurateurs de
ma vie. Et il l’est resté. Je l’ai revu bien des fois par la suite – en 16 mm, en 35 mm,
en vidéo, en laser-disc. J’ai emmené des amis et envoyé des gens le voir. D’une
certaine manière, il est devenu comme une épreuve décisive : si la personne avec
qui je le vois réagit de façon inadéquate, eh bien, j’en sais dès lors plus sur elle que
je ne tiens à en savoir. Je considère aujourd’hui encore ce film comme l’un des plus
bouleversants que je connaisse, et il ne manque jamais de me faire pleurer. Et
presque tout du long, bien que je le trouve d’une incroyable beauté, il me laisse
avec un serrement de cœur comme un seul autre film peut en provoquer – Au
hasard Balthazar de Bresson.
Vous connaissez l’histoire ? Une riche et très belle femme du monde parisienne, séductrice et apparemment écervelée, doit céder certains de ses bijoux ou
de ses fourrures pour rembourser les dettes qu’elle a contractées. Sans l’ombre
* « Les boucles d’oreille de Madame de… ». C’est sous ce titre que Madame de… est
sorti aux États-Unis en 1954. (N.d.T.)
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d’un sentiment, elle décide de vendre une paire de boucles d’oreille en diamant que
son époux, un général, lui a offertes en cadeau de mariage. Elle est sûre de pouvoir
le persuader qu’elle les a perdues. Ainsi dit, ainsi fait. Elle les apporte au joaillier
avec qui elle est de longue date en relations d’affaires. Il les lui rachète à contrecœur, sachant pertinemment que son mari les a jadis achetées chez lui. Par tact et
par intérêt, le joaillier rapporte les bijoux à l’officier, qui comprend évidemment
que sa femme lui a menti. Il accepte de les racheter et les donne en guise de cadeau
d’adieu à sa maîtresse, qui part pour Constantinople entamer une nouvelle vie.
Ayant accumulé de lourdes pertes aux tables de jeu, la maîtresse échange les
boucles d’oreille contre des jetons dans un casino. Pendant ce temps, Madame de…
rencontre par hasard un diplomate italien. Ils sont immédiatement attirés l’un
par l’autre. Mais cette rencontre fortuite était superflue, car ils sont peu après
officiellement présentés l’un à l’autre lors d’une grande réception, ce qui à la fois
dépasse et renforce le facteur chance, la coïncidence, qui les avait fait se rencontrer.
L’officier, accoutumé aux innombrables flirts de sa femme, tolère cette nouvelle
aventure car il sait que comme les autres elle finira bientôt. Le général ayant dû
quitter Paris pour partir en manœuvres, pendant ce temps Madame de… et le
diplomate, bien que n’ayant jamais consommé cet amour, tombent éperdument
amoureux l’un de l’autre. Ce dernier lui fait présent de bijoux achetés au cours de
ses voyages. Ce sont justement les mêmes boucles d’oreille. Les voilà soudain, pour
elle, dotées d’une nouvelle signification sentimentale. Elle s’en pare amoureusement. Mais, bien sûr, elle ne peut les exhiber en public. Pourtant, son amour pour
Donati est si fort qu’elle lui promet d’inventer le moyen de les porter. Elle prétend
face à son mari les avoir retrouvées dissimulées dans une paire de gants, et elle
s’en pare pour sortir. Le mari, naturellement, sait que c’est impossible. Madame
de… raconte au diplomate avoir dit à son mari qu’un de ses cousins, à qui celui-ci
n’a jamais l’occasion de parler, lui avait offert les boucles d’oreille. Le mari est
déconcerté mais déterminé à percer le mystère de la réapparition de ces bijoux qui
refusent de se perdre. Il questionne le diplomate, qui lui déclare les avoir achetées
dans un mont-de-piété à Constantinople mais ne pas connaître leur précédent
détenteur. Le mari lui explique qu’elles avaient en fait été son cadeau de mariage
à sa femme des années auparavant. Lorsque le diplomate la confronte à ses mensonges, Madame de… ment encore davantage pour brouiller les pistes. Il est exaspéré par son attitude et perd rapidement tout intérêt pour une liaison qui désormais s’enlise. Le mari, se rendant compte que cette fois-ci sa femme est réellement
tombée amoureuse, exige qu’elle lui remette les boucles d’oreille. Elle les lui rend à
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contrecœur, mais lui jure qu’elle ne lui pardonnera jamais. Il les offre avec ostentation à une de ses nièces pour la naissance de son enfant. Mais la nièce et son mari
n’ont que faire de bijoux et les revendent au joaillier, qui une fois de plus les propose
au général. Ce coup-ci le général refuse la transaction, mais quand Madame de…
en a vent et rachète ces boucles d’oreille représentant tout ce qui lui reste de son
amour pour le diplomate, son mari, fou furieux, provoque ce dernier en duel. Alors
qu’elle se rend sur le champ d’honneur pour tenter d’empêcher ce duel, Madame
de…, femme au cœur fragile, au sens propre comme au sens figuré, entend un coup
de feu. En l’absence de riposte, elle comprend que son mari, excellent tireur, vient
de tuer l’amour de sa vie. Elle a une attaque. Le dernier plan du film montre les
boucles d’oreille, reposant dans une église sur un petit autel, données en souvenir
de Madame de… Et voilà ! Je suis au bord des larmes en écrivant ces mots.
Des années plus tard, ma mère, devenue veuve à soixante ans et quelques,
s’est soudain montrée étrangement en veine de confidences sur certains aspects de
sa vie. J’aurais beaucoup aimé entendre des histoires sur son enfance à Vienne au
début du XXe siècle, au moment où Freud, Schnitzler, Richard Strauss, Klimt et
Schiele formaient ce noyau d’effervescence qui fit de la Vienne d’avant la Première
Guerre mondiale la ville la plus passionnante d’Europe. C’eût été trop beau. On
devait se contenter des histoires offertes, et non de celles qu’on rêvait d’entendre.
Lorsque j’étais plus jeune, mes parents avaient un médecin de famille, le
Dr Kramer, qui tout comme ma mère était originaire de Vienne. Il n’avait pas de
prénom. Ou, s’il en avait un, je ne l’ai jamais entendu prononcer. Il était le Dr Kramer. Il a avant tout soigné mon père au fur et à mesure de ses crises cardiaques
répétées, et il était en même temps notre médecin de famille. Sa femme, une émigrée berlinoise, Sabine Hochweiss, était aussi médecin. Eux deux et mes parents
jouaient ensemble à la canasta. Ma mère adorait les jeux de cartes, et elle jouait
très bien. Il s’est avéré plus tard, après la mort de mon père – et ma mère m’a de
nombreuses fois raconté cette histoire –, que le Dr Kramer était très amoureux
d’elle et aurait voulu qu’ils s’enfuient tous les deux. Il était également prêt à
s’occuper de ma sœur aînée et de moi. Mais bien que ma mère ait été tentée, elle
n’était pas ce genre de fille. C’était à une autre époque. Que se serait-il passé si
elle l’avait pris au mot ? À quel point cela aurait-il aussi changé ma vie ? Qui
serais-je devenu ? Nous ne le saurons jamais, et cela ne sert pas à grand-chose de
se perdre en conjectures. Je le revois effectivement en train de flirter, ou bien
plaisantait-il, avec ma sœur, qui était déjà une adolescente aux formes généreuses,
et peut-être était-ce là un signe. Ou peut-être n’étais-je pas capable, à l’époque, de
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comprendre quoi que ce soit. Quel âge avais-je ? Huit ans ? Neuf ? Dix ? Pour une
raison quelconque, tout s’est interrompu : les parties de cartes, les visites du
Dr Kramer, sa présence sous notre toit. Apparemment, mon père avait désobéi à
ses consignes et fait des choses qu’il n’aurait pas dû faire, ou consulté un autre
médecin. Je n’ai jamais saisi le fond de l’histoire. Ou bien il s’est lassé de cette
situation à laquelle il ne pouvait rien changer. Le Dr Kramer avait un humour
caustique et glacial, allant de pair avec un âpre accent viennois. Mon premier
contact avec l’ironie. Je pensais que Vienne et l’ironie étaient en quelque sorte
indissociables, et cela longtemps avant d’entendre parler de Schnitzler. C’était
aussi un aquarelliste très doué. Sur le moment, je ne me rendais pas compte à
quel point il était inhabituel pour les docteurs de s’investir dans autre chose que
leurs recherches médicales. Encore une fois, c’était une autre époque. Peut-être
les médecins de famille d’alors disposaient-ils de davantage de temps que les
spécialistes surmenés d’aujourd’hui.
Un jour, bien des années après la mort de mon père, et celles du Dr Kramer et
du Dr Hochweiss, ma mère et moi sommes assis à sa table de cuisine, et elle me
raconte une fois de plus comment le Dr Kramer l’aimait et lui avait offert l’opportunité de s’enfuir avec lui. Mais les gens ne faisaient pas ce genre de chose à l’époque.
Enfin, si, certains l’ont fait, mais pas eux. Puis elle me raconte qu’il lui avait acheté
une broche de grande valeur, que bien sûr elle ne pouvait pas porter. Elle l’avait
cachée parmi ses vêtements, dans l’un de ses tiroirs, et dès que la voie était libre
elle la sortait et la serrait entre ses mains. Exactement comme Danielle Darrieux
dans Madame de…, quand elle caresse ses boucles d’oreille dès qu’elle se trouve
seule. Puis elle la remettait en place. Elle a fini par lui rendre ce bijou qui, s’il avait
été découvert, l’aurait compromise. Ma mère n’avait jamais vu ou entendu parler de
Madame de… Elle n’avait pas non plus lu Le Bon Soldat de Ford Madox Ford, l’un
de mes livres préférés, dans lequel deux couples, apparemment amis, jouent
ensemble aux cartes, alors que l’un des époux et l’une des épouses trompent leur
conjoint l’un avec l’autre. Tout cela sous couvert des bonnes manières et d’une anodine soirée de distraction. Mais ma mère et le Dr Kramer n’ont bien sûr jamais été
infidèles. Tout comme Madame de… et Donati. Ils n’étaient infidèles qu’en pensée.
Peut-être devrais-je préciser ici, entre parenthèses – mais tout est entre parenthèses, n’est-ce pas ? –, que ma tante, la sœur de ma mère, ressemblait beaucoup à
Danielle Darrieux. Comme elle est arrivée en Amérique après la Seconde Guerre
mondiale, alors qu’elle approchait la cinquantaine, je ne l’ai jamais connue que mûre,
puis vieillissante. C’était longtemps avant que j’entende seulement parler de Danielle
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Darrieux. Mais ma tante, en vieillissant, a davantage ressemblé à l’apparence que
Darrieux aurait dû avoir quand elle a pris de l’âge. En devenant une vieille dame,
ma tante a conservé une beauté Danielle Darrieux que Darrieux a perdue.
Mais comment Madame de… en est-il venu à avoir sur moi un si grand
impact émotionnel et esthétique ? Pourrais-je avoir été génétiquement prédisposé
à l’aimer, même avant ma naissance ? Ou cette histoire est-elle si familière qu’elle
se produit partout et de tout temps en miniature ? Ça, je ne me sens pas disposé à
le croire. Ces grands drames ironiques chargés de passion doivent être préservés
pour l’écran, presque comme s’ils étaient les reflets de nos pauvres passions dérisoires dans les miroirs déformants d’une fête foraine. Je m’en tiendrai donc à
l’hypothèse d’une perception extrasensorielle.
À la mort de ma mère, je suis revenu une dernière fois dans sa maison, pour
récupérer des photos de famille, des tableaux qu’elle avait peints sur ses vieux
jours, et quelques rares souvenirs de cette maison où j’avais grandi et où je ne
retournerais jamais. J’avais eu l’intention d’emporter une aquarelle du Dr Kramer
qui était négligemment suspendue un peu au hasard dans un sombre couloir, où
personne ne lui prêtait ni n’eût pu lui prêter attention. Mais toute cette expérience
était si éprouvante qu’il m’a fallu sortir de là au plus vite. Je regrette de ne pas
l’avoir décrochée de son mur, mais je ne sais pas vraiment pourquoi je la voulais.
Ce que je sais, c’est qu’elle a probablement fini dans une benne à ordures à l’instant
même où la maison a été vendue. Peut-être est-ce pour cela que je la voulais – pour
m’assurer qu’elle continuerait à exister un peu plus longtemps.
Au fur et à mesure que je vieillis, mes cheveux ressemblent de plus en plus à
ceux du Dr Kramer, si ce n’est que les siens étaient plus blancs que les miens – qui
sont d’un gris terne, comme la neige une fois attaquée par la pollution urbaine et
la saleté. J’ai le front dégarni jusqu’au sommet du crâne, et quand mes cheveux
sont courts cela forme une espèce de carré sur le dessus de ma tête. Tout comme
lui. Non, je ne suis pas en train d’insinuer qu’il était mon vrai père. Je ne pense ni
ne fantasme que je suis son fils. Mais je me demande parfois ce que cela aurait pu
donner, même si je suis bien sûr plus vieux aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque
de cette histoire. Et je me demande aussi comment la résonance en moi de
Madame de… s’est trouvée correspondre à une situation dans ma vie familiale
dont je n’aurais jamais été capable d’avoir l’intuition, mais dont, chose étrange,
j’ai effectivement eu l’intuition malgré tout.
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MOI, JEAN SEBERG
« Vous aimez les potins ? Les ragots sur des personnes mortes
vous intéressent ? Et ceux sur des personnes qui sont mortes
mais ont un jour été célèbres ? Alors ceci est pour vous. »
Extrait de notes de From the Journals of Jean Seberg
non retenues dans le montage final
« La partie la plus importante et la plus intéressante de l’histoire
du cinéma est constituée de potins : qui a failli jouer dans quel
film, quel film se serait fait si untel avait joué dedans, et surtout
qui a couché avec qui. L’histoire du cinéma est une interminable
colonne d’échotier. »
From the Journals of Jean Seberg
Vers 1996, Raymond Bellour, l’un des membres du comité de rédaction de
Trafic, me proposa d’écrire un article sur Jean Seberg ou sur mon film de 1995,
From the Journals of Jean Seberg. Divers projets en cours ou des scénarios sur
lesquels je travaillais m’en empêchèrent. Avant de commencer ce film, j’avais écrit
des pages et des pages de notes concernant divers sujets dont je savais qu’il devrait
traiter : Jeanne d’Arc, Jane Fonda, Clint Eastwood. C’étaient des divagations au
fil de mes pensées, trop longues pour que je les utilise dans le film lorsque j’en ai
vraiment entrepris le montage ; des micro-essais qu’il faudrait couper, raccourcir et
réorganiser si je voulais en faire des entrées dans le « journal » de Jean Seberg.
Pour l’article, j’avais suggéré d’utiliser certaines des notes non abrégées qui
s’étaient frayé un chemin dans le scénario, allant et venant comme en un très
pervers jeu de questions et réponses, face à un déluge d’extraits de films. Les
« essais » sont pratiquement restés tels que je les avais écrits avant de commencer
le montage du film, sans coupes et avec très peu de modifications. Il me semble que
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les « notes de Jean Seberg » sont suffisamment différentes de la version définitive
du film pour ne pas paraître redondantes. Une partie, consacrée à Letter to Jane
de Godard et Gorin, n’a pas du tout été utilisée dans le film.
*
NOTES SUR JANE
Dans Barbarella, Jane effectue le premier strip-tease dans l’espace, reproduit
dans Playboy pour les mortels Terriens. Elle interprète la première nymphette intergalactique, qui s’envoie en l’air avec toutes sortes de créatures et d’objets. Vadim la
fait parader dans toute une série de tenues SM évoquant une gamme étendue de
débordements fétichistes, pour le plus grand plaisir d’un public exclusivement
masculin censé baver d’envie. On dirait Perils of Pauline dans l’espace, chaque
planète étape représentant un nouveau danger sexuel qui se transforme invariablement en source de plaisir pour notre indomptable Jane. Vadim, l’auteur de Et Dieu
créa la femme, qui fit pratiquement du jour au lendemain une vedette mondiale de
sa femme de l’époque, Brigitte Bardot, aimait visiblement déployer les charmes de
ses épouses et petites amies pour un public de masse rêvant, en tant que spectateur,
d’occuper bientôt la place qui lui revenait habituellement. Lorsque Jane se lança
dans une carrière d’actrice sérieuse, rien de cela ne fut retenu contre elle, mais il est
aussi vrai qu’elle fut seulement reconnue en tant que telle après avoir interprété une
prostituée – en jouant sur les deux tableaux. Alors qu’elle s’est excusée publiquement
d’avoir défendu la cause des Nord-Vietnamiens, elle n’a jamais exprimé de regrets
pour avoir joué les bimbos. Comment se fait-il qu’on lui ait reproché Hanoi, et pas
Barbarella quand elle devint féministe ? J’imagine que l’engagement politique est
considéré comme une activité liée au monde réel, alors qu’un rôle dans un film relève
d’une nécessité économique – un boulot comme un autre, qu’il faut bien accepter.
Tout le monde doit gagner de quoi vivre, même les stars de cinéma.
*
En 1992, j’ai terminé mon film Rock Hudson’s Home Movies, que j’ai qualifié
d’« autobiographie fictive ». Hudson, revenu d’entre les morts, interprété par un
acteur, a retrouvé sa jeunesse et commente divers aspects de sa carrière et de sa
sexualité cachée, ainsi que les recoupements entre les deux. Tout en repiquant des
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séquences avec Rock Hudson sur des cassettes vidéo, j’ai aussi engrangé des heures
de matériau sur la représentation de l’art et des artistes dans les films américains.
Je projetais de faire un film de montage sur la manière dont Hollywood, tout en
prétendant adorer l’art et les artistes, s’ingénie en réalité à les rabaisser, souvent
dans le même discours. Il s’appellerait « Art Is Just a Guy’s Name », d’après une
réplique de Rock Hudson dans Le Secret magnifique, lorsqu’il déclare fièrement
son mépris pour tout ce qui concerne l’art. « En ce qui me concerne, fanfaronne-t-il,
Art n’est que le diminutif d’Arthur. » J’avais rassemblé un assortiment de véritables pépites, comme Joan Bennett dans La Rue rouge, ordonnant à Edward G.
Robinson, vu qu’il est peintre, de lui vernir les ongles. Elle lui jette sardoniquement, avec cette voix gouailleuse dont elle seule est capable, que « ce seront des
chefs-d’œuvre ». Il y a aussi Deborah Kerr dans Elle et lui, victime d’un accident et
définitivement paralysée, roucoulant joyeusement – sans la moindre trace d’ironie –
face à Cary Grant (qui a toujours rêvé d’être peintre) : « Si tu peux peindre, je peux
marcher ! » Dans la première version d’Elle et lui de 1939, également mise en scène
par Leo McCarey, lorsque Irene Dunne dit la même chose à Charles Boyer, celui-ci
marque un temps d’arrêt et la regarde comme si elle plaisantait. J’ai monté environ
quinze minutes de ce matériau que je trouvais intéressant et drôle, et j’ai réalisé
qu’une dizaine de personnes seulement dans le monde entier prêteraient attention
à cet examen des relations profondément conflictuelles de Hollywood avec tout ce
qui touche à la culture. Vu la somme de travail restant à accomplir pour faire de
cette ébauche le long métrage que j’envisageais, j’ai donc décidé que cela n’en
valait pas la peine, et j’ai tout abandonné.
À peu près à la même époque, j’ai lu que Jodie Foster projetait de faire un film
sur la vie de Jean Seberg, dans lequel elle jouerait elle-même le rôle de l’actrice.
Ça m’a vraiment foutu les boules. Que peut-elle bien savoir de Jean Seberg ? me
suis-je demandé. Pour elle, il s’agissait seulement d’une anecdote historique, alors
que c’était une figure très importante dans ma vie de cinéphile. J’étais encore
enfant quand Otto Preminger a annoncé qu’il parcourait le monde entier à la
recherche d’une actrice inconnue pour interpréter Jeanne d’Arc. Même si je n’ai
pas vu le film à sa sortie, je me souviens très nettement du tintouin entourant
cette quête très médiatisée d’un nouveau visage. À bout de souffle est sorti alors
que j’étais adolescent, et je n’en ai pas vraiment saisi la portée (je trouvais que
Hiroshima, mon amour, sorti la même année, était un film réellement important,
alors qu’À bout de souffle… Que dire de plus ? J’étais un adolescent très sérieux…).
J’ai en tout cas bien capté Seberg et Belmondo, même si j’étais probablement trop
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jeune pour adhérer au film quand je l’ai vu pour la première fois. Le simple fait
d’avoir étudié le français à Yale ne donne pas le droit à Foster de s’approprier la
vie de Seberg. Cette vie et la mienne – en tant que spectateur – se sont trop entrecroisées à divers égards pour que je l’abandonne sans livrer bataille. Ce n’est
peut-être pas la meilleure motivation pour faire un film – baiser par vengeance –,
mais enfin, ça a marché. J’allais battre Foster à son propre jeu et faire mon film le
premier. Et c’est ce que j’ai fait.
Un ami cinéaste, qui avait réalisé un documentaire très bien accueilli mais
que personne n’était allé voir, avait une idée excellente à me suggérer après avoir
vu mon film. Sur les placards publicitaires pour Jean Seberg, me dit-il, il devait se
proclamer fièrement, sous le titre, « Un essai ». Qu’est-ce qui rebute davantage les
gens que les documentaires ? Les essais. Je n’ai pas suivi son généreux conseil,
mais je ne pense pas non plus que quiconque ait été dupe.
*
NOTES SUR JEANNE
Jeanne d’Arc est au cinéma ce que Macbeth est au théâtre. Une malédiction la
poursuit. Traditionnellement, les choses tournent mal pour toute production scénique
de Macbeth. On doit même parler seulement de « la pièce écossaise » pour conjurer
le sort, afin que les dieux n’y prêtent pas attention. C’est pour cette raison que la
pièce est si rarement montée. Quant à Jeanne d’Arc, il n’arrive rien de bon à quiconque interprète sainte Jeanne à l’écran. Falconetti, la vedette de La Passion de
Jeanne d’Arc de Dreyer, n’a jamais joué dans un autre film. Elle était associée à ce
rôle de manière si indélébile qu’elle a brûlé sa propre image dans le film de Dreyer.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, elle émigra à Buenos Aires. Pendant un
temps, elle s’imposa un régime si strict qu’il menaça sa santé. On lui conseilla de
consulter un docteur qui l’aiderait à se réalimenter, mais progressivement. Elle alla
dans un restaurant et commanda un plat de raviolis. Puis un autre. Elle mourut
d’indigestion. D’aucuns dirent que les raviolis étaient avariés, mais quoi qu’il en
soit elle mourut. Son petit-fils, Gérard Falconetti, fut l’une des premières personnes
en France à avoir le sida, et il se suicida en 1984. Et Ingrid Bergman ? Au sommet
de sa popularité en Amérique, après avoir interprété Jeanne d’Arc sur scène et à
l’écran, elle eut une liaison avec Roberto Rossellini alors qu’elle était encore mariée.
Elle quitta son mari et sa fille en bas âge pour vivre avec Rossellini. Ajoutons
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qu’elle tomba enceinte de lui avant leur mariage et alors que lui était encore marié
avec une autre femme. Ces transgressions, après avoir joué Jeanne et une religieuse
dans Les Cloches de Sainte-Marie, mirent un terme à sa carrière outre-Atlantique
pendant presque une décennie. Elle fut calomniée dans la presse, en chaire, et pratiquement excommuniée des salles de cinéma américaines. La seconde fois qu’elle
incarna Jeanne, ce fut dans Jeanne au bûcher de Rossellini d’après Honegger, vers
la fin de leur relation. Cela ne leur réussit guère, à l’un comme à l’autre. Ce fut le
dernier des cinq films et demi qu’ils firent ensemble, sur une période où elle ne
tourna avec personne d’autre parce qu’il le lui interdisait. Je me demande si elle a
jamais regretté de ne pas avoir joué face à Marlon Brando dans Senso de Visconti.
Quel film cela aurait pu être !
La malédiction de Jeanne d’Arc s’étend même au-delà de l’actrice qui l’interprète à l’écran. On pourrait ajouter une sous-catégorie : celle des actrices qui jouent
Jeanne d’Arc pour le film dans le film où elles apparaissent. Lucia Bosè, dans La
Dame sans camélias d’Antonioni, rôle à l’origine destiné à Gina Lollobrigida, joue
une ancienne vendeuse qui grâce à sa beauté devient une vedette en vogue au
cinéma, de la variété sexe et scandale. Elle se laisse convaincre par son mari, pour
s’assurer une crédibilité artistique, de tourner dans un film d’art et essai – la vie de
Jeanne d’Arc –, qui aura pour effet la ruine de son mariage et de sa carrière. Elle
reviendra à l’écran rangée et plus avisée, dans un nouveau péplum, où elle sera
tout à fait à sa place. Dans Le Miracle des cloches d’Irving Pichel, Alida Valli
(également connue comme Valli tout court quand on la façonnait pour des rôles
glamoureux à la Garbo) interprète une actrice débutante à qui échoit le rôle de
Jeanne d’Arc. Bien qu’elle s’y soit révélée formidable, elle meurt avant la sortie du
film. Le producteur veut annuler cette dernière, qui pourrait faire de l’actrice une
star posthume, même si ce n’est guère probable. Sa mort est plutôt un sinistre présage, et c’est mauvais pour le box-office. Qui veut voir une future vedette morte ? Il
faut le miracle du titre pour lui faire changer d’avis. Bref, jouer Jeanne n’est pas
bon pour votre santé.
Et puis, bien sûr, il y a ma propre histoire, à moi qui avais tout au monde
– le rôle à l’écran le plus convoité dont une fille ait pu rêver, la célébrité et le succès
instantanés, et, un an plus tard, le fiasco international, l’échec sous les yeux du
public à la sortie du film. Je me retrouvai sur le bûcher quand les critiques parurent.
Après, je réussis à m’en remettre et je vécus ma vie comme les autres gens, j’imagine,
avec le lot habituel de hauts et de bas – jusqu’à ce que j’atteigne trente ans et que les
bas prennent le dessus. La malédiction de Jeanne s’empara de moi jusqu’à ce que
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je me suicide, dix ans plus tard. Alors, soyez gentils, ne me demandez pas d’être
l’invitée d’honneur d’un festival de cinéma consacré à Jeanne d’Arc.
*
Je faisais la queue à la caisse de l’épicerie, si on peut appeler épicerie une
boutique d’alimentation snob et hors de prix. Une femme qui s’y trouvait devant
moi dit qu’après avoir vu le film elle s’était fait couper les cheveux à la Jean
Seberg. Une personne avec qui j’ai été ami m’a dit exactement la même chose. Je
n’en ai pas pensé grand-chose, mais j’imagine que c’était flatteur, même si cela
n’avait vraiment rien à voir avec moi.
*
Je venais juste de terminer la mise en place et le montage du bout à bout en
vidéo. Tous les endroits où l’actrice devait apparaître étaient réservés, avec le texte
dit par moi là où sa voix interviendrait. Tant que cette version n’était pas achevée,
il était pratiquement inutile d’essayer de trouver une actrice – parce qu’il n’y aurait
rien à lui montrer. J’avais vu quelques années auparavant une comédienne de
théâtre expérimental qui ressemblait effectivement à Jean Seberg. Et elle était formidable dans le spectacle qu’elle avait écrit avec sa partenaire. Par l’intermédiaire
d’un ami, j’ai réussi à retrouver sa trace là où elle vivait, à Londres. Pendant un an
et demi j’avais rêvé de cette actrice comme étant ma Jean Seberg idéale. Elle est
revenue brièvement en Amérique parce que sa mère était malade, et nous nous
sommes rencontrés. Bien qu’elle ait le physique du rôle, comme une Jean Seberg
qui aurait pris un peu de poids et quelques années, dès les premiers mots qu’elle a
prononcés j’ai su que ça ne collerait pas. Tout ce qu’elle disait paraissait plat et
sans intérêt, comme lorsqu’un acteur qui ne convient pas lit votre texte.
Ma directrice de casting me promettait sans cesse des candidates, mais elle
n’organisait jamais de rendez-vous. J’ai bien rencontré une jeune actrice qui est
par la suite devenue assez connue (peut-être l’est-elle encore davantage à l’heure
où paraissent ces lignes), mais j’ai réalisé que le film perdrait une bonne partie de
sa force avec une interprète de son âge. Je voulais une actrice d’âge mûr, qui puisse
continuer le processus de vieillissement de Seberg après sa mort. Cela ajouterait,
pensais-je, un côté poignant et mordant à ce qu’elle dirait. Une jeune femme méditant sur les divers désastres de sa vie, et ceux qui se dessinaient encore au-devant
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d’elle, cela n’avait guère de sens. Il ne restait plus que quatre semaines avant la
date où je devais tourner – le film inachevé ayant été sélectionné par un festival de
cinéma, les délais dont je disposais étaient très serrés –, et il y avait une grande
quantité de texte à mémoriser pour l’actrice. Assez bizarrement, cette recherche
d’une interprète ne m’angoissait pas le moins du monde, bien qu’il restât peu de
temps. Quoi qu’il en soit, après avoir terminé le bout à bout, je sortis et, d’humeur
à fêter ça, achetai un paquet de cookies. Bien que je ne sois pas censé manger ce
genre de trucs (mais qui l’est, passé vingt ans ?), je dévorai tout le paquet. Comme
je m’y attendais – en personne qui souffre d’hypoglycémie et essaye, même si pas
toujours avec succès, d’éviter les sucreries –, je me sentis vite somnolent et j’eus
envie de faire une sieste. En me réveillant, la première chose que je fis fut de me
précipiter sur un ouvrage de référence concernant le cinéma et d’y chercher Mary
Beth Hurt. En rêve ou au réveil, son nom m’était venu à l’esprit et je m’étais dit
qu’elle serait la personne idéale pour jouer une Jean Seberg vieillissante. Si je
raconte cette histoire, ce n’est pas uniquement pour dire que les sucreries, même si
elles sont mauvaises pour votre santé, peuvent aussi avoir des effets secondaires
positifs, ou que les meilleures idées de casting vous viennent en étant inconscient,
non, la raison est autre. Dans l’ouvrage de référence, il était dit que Mary Beth
Hurt était née à Marshalltown, Iowa – la ville natale de Jean Seberg. Bingo !
J’étais persuadé qu’elle allait accepter le rôle. Il s’avéra que Seberg avait été la
baby-sitter de Hurt, et que cette dernière se souvenait d’avoir assisté à la parade
en son honneur lorsqu’elle était revenue à Marshalltown pour une projection de
Sainte Jeanne.
Au Festival du film de Toronto, quand j’ai raconté cette histoire lors de la
conférence de presse après la projection, je me souviens qu’Atom Egoyan m’a
demandé quelle marque de cookies j’avais achetée. C’était des Hit. Je n’en ai plus
jamais acheté. Et je n’ai pas non plus réessayé par la suite de trouver l’inspiration qui autrement me faisait défaut grâce à une orgie de sucré. En tout état de
cause, il ne faut jamais espérer, rechercher ou invoquer ce genre de chose, que
vous appeliez ça hasard, chance, synchronisme ou autre. Cela se produit ou pas.
Il ne faut pas courir après, cela vous tombera dessus. Quand j’y pense, je ne sais
vraiment pas ce que j’aurais fait si Mary Beth Hurt n’avait pas accepté de jouer
le rôle.
*
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