1 Richard Sennett: Ensemble. Pour une éthique de la coopération

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1 Richard Sennett: Ensemble. Pour une éthique de la coopération
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Richard Sennett: Ensemble. Pour une éthique de la coopération (Albin Michel,
2014) (ouvrage lu dans l’édition américaine : Together: The Rituals, Pleasures and Politics of
Cooperation, 2013, Kindle edition)
Le sociologue américain Richard Sennett accorde beaucoup d’intérêt aux compétences
techniques des individus (dans et hors travail) parce que selon lui notre société ôte aux individus
à la fois les compétences techniques et les compétences nécessaires à la conduite de sa vie (6267). Nous avons beaucoup plus de machines que nos ancêtres, mais outre le fait que nous ne
connaissons pas vraiment leur fonctionnement, nous n’avons que très peu d’idées sur la manière
de bien les utiliser (62-67), de mener une vie bonne avec ces techniques. Notre réflexion sur la
manière de bien communiquer, par exemple, est rudimentaire, malgré tous les moyens de
communiquer que nous avons à notre disposition.
Cette perte des compétences (de-skilling, en anglais) est liée pour Sennett au fait que la
coopération dans le travail a considérablement reculé avec la mise en place d’une nouvelle
forme du capitalisme, à partir des années 80 du XXe siècle.
Les pages que Sennet consacre à la coopération sont très stimulantes. Il montre que la
coopération n’est pas simplement un rapport de l’individu à l’outil ou à la machine (qu’on
comprend et utilise mieux quand on les utilise en commun avec les autres), mais que c’est un
rapport des individus entre eux. Dans la coopération, les individus ne sont pas simplement liés
par la division du travail et le marché (la division du travail sépare, mais le marché réunit : vous
vendez ce que vous produisez et dont vous n’avez pas besoin à quelqu’un qui en a besoin et qui
lui-même produit ce dont vous avez besoin) ; ils sont unis dans le processus de travail lui-même
(au niveau de l’équipe de travail dans une entreprise, par exemple, mais pas seulement, car il
peut y avoir aussi coopération entre l’entprerise et sa banque, un centre de recherche, d’autres
entreprises, ses consommateurs, etc.).
Aux pages 137-139, Sennet décrit précisément ce rapport des individus qui coopèrent :
coopérer c’est « mettre en rapport des individus qui ont des intérêts différents, voire
contradictoires, qui ne se sentent pas dans de bonnes dispositions les uns envers les autres, qui
sont dans une relation d’inégalité, ou qui simplement ne se comprennent pas les uns les
autres ». Cette phrase est essentielle : la coopération n’est pas l’amitié, ce n’est pas une relation
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harmonieuse, c’est une relation visant à rapprocher des hommes différents pour à la fois
produire (faire une action efficace) et souder la communauté (modifier le rapport des hommes
entre eux). C’est par la coopération que la société se maintient unie (d’une unité qui n’est pas
celle de l’amitié, qui n’est pas harmonie idyllique, qui comporte des tensions, parfois très
fortes), qu’elle se maintient unie malgré les coups durs du sort (crises, guerres, etc.). Dans la
coopération, les individus ne sont pas altruistes, mais ils ne sont pas égoïstes non plus : ils
cherchent à satisfaire leurs intérêts, bien sûr, mais en tenant compte des effets de leur propre
comportement sur les autres (la finance, par exemple, avant la crise de 2008, n’a pas eu une
attitude coopérative, elle s’est développée sans souci des conséquences possibles sur les
entreprises, les travailleurs, et même les travailleurs du système financier).
Sennet insiste beaucoup sur ce point (162-165) : le discours sur la coopération est partout
présent, mais dans la réalité de l’organisation du travail, ce qui règne est une division du travail
non coopérative (ce que certains spécialistes du management nomment « l’effet silo » :
l’isolement des individus, ou des départements à l’intérieur d’une entreprise, des différentes
branches de la production). Le court-termisme, dans l’économie contemporaine, est largement
responsable de ce fait : il a eu pour effets la fin de la « carrière » traditionnelle (qui permettait
d’établir des relations de confiance sur la durée), l’isolement des unités de production, les
inégalités très importantes d’un département à l’autre de l’entreprise, etc. Quand un individu
reste peu de temps dans l’entreprise, sa connaissance de celle-ci reste superficielle, tout comme
son engagement au service de celle-ci (170-173).
La perte de l’esprit de coopération (de-skilling) est pour l’auteur un phénomène qui ne
concerne pas seulement l’économie, c’est une mofication culturelle profonde, l’apparition d’un
nouveau type d’homme (le non-cooperative self), particulièrement enclin à vouloir réduire les
différences. Ce point est paradoxal et très intéressant : la coopération, on l’a vu, se fait entre des
individus différents, et elle nous rend sensibles à la différence. Celui qui travaille isolé, par
contre, aura peur de la différence, il cherchera à réduire l’anxiété qu’elle fait naître (que cette
différence soit politique, raciale, religieuse, ethnique ou sexuelle, 173-178). L’individu
cherchera alors à éviter toute stimulation et remise en cause naissant du constat de profondes
différences : il s’isolera, ou exigera une homogénéisation des goûts (comme on le voit dans
l’architecture moderne, l’habillement, le fast food, la musique populaire ou les hôtels). Le deskilling est donc pour Sennet bien plus que la perte de compétence technique liée à la division
du travail moderne (perte qui s’est accrue avec la robotique), c’est aussi la perte d’une
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compétence humaine, à l’oeuvre dans, mais aussi hors de la sphère du travail : les inégalités de
ressource, par exemple, isolent les individus, font perdre tout esprit de civilité, etc. Quand les
inégalités sont trop fortes, plus personne n’est incité à coopérer, à tisser ces inégalités en une
unité en vue du bien commun : « nous perdons alors la compétence de la coopération nécessaire
au fonctionnement d’une société complexe » (181-188). On connaît les conséquences : se
développent les discours contre ceux qui sont au-dessus de vous (les élites conspirant contre le
peuple), le mépris de ceux qui sont au-dessous (et menacent votre statut), la montée du
ressentiment, de l’envie... (l’ensemble des phénomènes qu’on nomme « populistes », pour aller
vite...). Sennet dit très justement qu’aussi irrationnelle que soit cette attitude (par exemple croire
que les élites conspirent contre le peuple) elle est, pour certains, la seule manière de donner
sens à une situation dans laquelle on se sent privé de toute compétence
(« Irrational it may be, but
conspiracy is one way of making sense on the ground of everyday impotence. Reforms in the name of the people done through
back-room deals translate into conspiracies that deprive ordinary people both of their rights and of their respect”, 820-824;
“Coalitions in political practice, alliances between politics and the media, have opened an ever-widening gap between
leadership and base”, 825-827).
Il y a bien d’autres perspectives très stimulantes, dans ce livre, que je ne peux pas toutes
restituer. Je me contente de signaler celle où l’auteur distingue les formes de langage de la
coopération (ce qu’il appelle le langage dialogique, fait d’écoute de l’autre et de modestie et
retenue dans son propre usage du langage) des formes de l’argumentation dialectique (imposée
à l’autre, de haut en bas). Ou, autre perspective stimulante, l’analyse par Sennet des formes de
comportements entre ceux qui coopèrent (des gestes, souvent sans mots, qui montrent qu’on
tient compte des autres, par exemple) : relations parfois rudes, mais franches, entre dirigeants
et employés (on « s’explique », avec virulence parfois, d’un côté comme de l’autre, ce qui est
la meilleure manière de construire une réelle autorité, une « autorité gagnée ») ; on évoque
ouvertement, entre les employés, les problèmes liés à l’atelier ou à l’usine, on ne les laisse pas
sous le tapis, on partage le savoir sur l’entreprise ; on accepte de prendre sur soi et de travailler
temporairement plus longtemps ou intensément pour venir en aide à quelqu’un de défaillant
(« solidarité ouvrière ») (2472-2477).
Sennett montre aussi qu’il n’y a pas de coopération sans rituels (par exemple les codes
d’honneur des artisans d’autrefois), sans toute une culture faite d’obligations mutuelles, ce que
les Chinois nomment guanxi, ces liens de solidarité qui liaient (car la réalité a bien changé aussi
là-bas !) des familles, des membres d’un village, des Chinois de l’intérieur et de la diaspora,
etc. (le guanxi peut prendre par exemple la forme d’un serment tacite du maître qui prend en
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stage des apprentis et s’engage à bien les traiter, à leur transmettre le métier, etc., 946-941). Ces
rituels peuvent aller jusqu’à des fêtes, qui visent à renforcer la cohésion. Sennett reprend ici des
analyses de Robert Putnam sur l’importance du « capital social » (les relations de confiance,
sur la durée, entre membres d’un même collectif de travail et d’une même société) et,
inversement, sur la montée, dans nos sociétés, de ce qu’il nomme « l’hibernation » des
individus, la participation passive à l’entreprise et à la société en général, la régression des
associations de toutes sortes, syndicats ou églises, la montée de ce que Jeffrey Goldfarb nomme
« la société cynique »... (2217-2227).
Un point très important : Sennett, bien qu’il se réclame de la gauche (américaine), ne veut
pas défendre une théorie « socialiste » du travail et de la société. Il n’oppose pas coopération et
concurrence, il n’entend pas dénoncer l’économie capitaliste, mais ce qui est à ses yeux une
perversion de celle-ci. Il reconnaît les vertus de la concurrence, mais pense qu’elle fonctionne
mieux quand les entreprises sont, chacune, unifiées par une forte coopération (qui ne s’oppose
pas à l’efficacité : au contraire, la coopération est un gage d’efficacité, car elle renforce
l’autorité des dirigeants, la solidarité entre tous les membres de l’entreprise, l’esprit d’équipe,
la productivité, la résolution rapide des conflits, etc.). Et même quand les entreprises et
organisations sont concurrentes, elles tissent entre elles des liens de coopération (une
coopération parfois tendue, mais une coopération quand même). Pour le dire autrement : la
« solidarité » est pour Sennnett une valeur des sociétés libérales et même des économies
capitalistes (Sennett est américain, on l’aura compris, pas français !).