Encuentros Iguana roja Entretien avec Issa Makhlouf

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Encuentros Iguana roja Entretien avec Issa Makhlouf
Encuentros
Iguana roja
Entretien avec Issa Makhlouf
Par Rita Bassil
Comment avez-vous vécu votre premier départ du Liban ?
Ce fut comme un déracinement. J’avais dix-neuf ans lorsque la guerre civile
éclata au Liban. Mes parents ont jugé bon de m’envoyer chez un parent au
Venezuela, le temps que la situation se calme. Nous croyions à l’époque que la
guerre allait finir quelques jours ou quelques semaines après son déclenchement.
Elle dura dix-sept ans.
Du plus loin que je me souvienne, je rêvais de voyage. De notre maison d’été
à Ehden, je voyais la mer, et je pensais que, derrière elle se trouvait ce que je
cherchais, et que le voyage était sans doute proche. Mais le départ arriva sans
prévenir, brutalement.
A mon arrivée à Paris, avant de prendre l’avion « Air France » en direction de
Caracas, j’apprends par mes amis qui ont précédé ma fuite que mon avion fut le
dernier à pouvoir quitter Beyrouth. Il y eut une tentative de coup d’état et le
bombardement s’est étendu jusqu’à l’aéroport.
Dans la capitale vénézuélienne, j’ai été complètement coupé de ma famille...
plus aucun moyen de communication possible avec le Liban, que ce soit par
téléphone ou par courrier. Plus rien. Cela dura trois mois, jusqu’à ce qu’on
m’emmène à San Felipe, à trois heures de route de la capitale pour que je puisse
appeler mes parents. Ce fut mon premier contact avec eux après le premier départ.
Mais la guerre que je pensais fuir me poursuivit jusqu’à Caracas, et cela à
travers mon oncle, un des plus riches émigrés arabes là-bas et des plus avares
également. Sa cupidité qui se dévoilait à moi dépassait toute l’âpreté sur laquelle
m’a ouvert les yeux Les Avares de el Jahez. Moi qui fuyais l’agressivité de la guerre,
j’ai senti qu’avec lui je m’entraînais dans une nouvelle violence. Je partis vite, me
retrouvant sans ressources dans une maison vide que m’a laissée un ami avec,
comme unique nourriture, un bol de sucre qui traînait là, et qui m’a permis de
survivre trois jours durant avant de commencer à travailler avec l’un de mes amis,
que j’assistais dans ses voyages à travers les contrées vénézuéliennes, où il exposait
des échantillons de chemises proposées à la vente.
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Sans doute ressentiez-vous de la nostalgie dans cet exil forcé. Sous quelle
forme la ressentiez-vous ?
Je me suis trouvé face à plusieurs types de nostalgie. Lorsque je ressentais
que le retour immédiat était impossible, je rêvais d’entendre la voix de mes parents
et amis. Mais cela était impossible, je pensais alors à la correspondance, elle aussi
impossible. Il m’arrivait de bouger et de circuler sur une très grande étendue
géographique, cependant avec le sentiment d’être prisonnier d’une petite cage. Ceci
me poussait parfois à prendre le volant, et quitter Caracas en direction des
frontières colombiennes, se situant à des centaines de kilomètres, sans jamais les
atteindre, puisque je revenais vers la capitale avec le premier avion en partance. Je
compensais ma nostalgie envers les terres lointaines en une nostalgie que je
sublimais dans mon retour vers la capitale. Le lendemain, je retournais de nouveau
vers l’aéroport duquel j’étais parti, en quête de la voiture que j’avais laissée sur les
lieux.
Je ne me suis pas laissé longtemps dans cet état d’âme. Lorsque je sentis
s’écouler les mois, l’un après l’autre, je décidai de dompter en moi la tristesse et
l’exil. Je ne voyais qu’une issue : me lancer dans l’apprentissage de l’espagnol. La
langue fut pour moi la porte d’entrée dans ce nouveau continent, non seulement
sur le plan littéraire mais aussi sur le plan social, politique et culturel. L’espagnol fut
mon véritable passeport au Venezuela, et puis dans toute l’Amérique latine dont j’ai
parcouru une grande partie.
Je me penchais également sur l’histoire ancienne et contemporaine de ce
continent, et sur les souffrances des Indiens. L’Histoire de l’Amérique se résumait
pour moi à la confrontation des civilisations, confrontation dans le sens
anthropologique du terme et non pas dans le sens contemporain que donnent les
chercheurs tel Samuel Hintington. Me voilà aujourd’hui prenant conscience des
propos de Claude Lévi-Strauss concernant les civilisations contemporaines et leur
incapacité à survivre si elles ne se penchent pas sur certaines valeurs des
civilisations précédentes détruites par elles.
Depuis toujours, je « vis » le continent latin comme étant l’une de mes patries
d’origine, moi qui me sens du Liban et du monde entier à la fois.
Votre relation avec le Venezuela…
Après le malaise des premiers mois, mes yeux se sont ouverts sur une
nouvelle réalité. Je vivais une vraie aventure ; ma première traversée de l’Atlantique.
Ainsi découvrais-je la situation politique en me rendant sur la place Simon Bolivar
et de là, à la bibliothèque nationale où j’apprenais ses aspirations d’unité de certains
pays de l’Amérique Latine. J’observais la mise en place des « ranchos » (les
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bidonvilles) telle une ceinture de misère encerclant la ville, et les autres émigrés qui
avaient traversé les mers non pas pour fuir la guerre comme moi mais en quête de
survie et d’or. A côté de tout cela j’admirais la beauté féminine que je trouvais
singulière et « généreuse ». Tout cela, je l’ai vu à Caracas… Il y avait aussi la haute
région de Colonia Tovar, les plaines et les vallées, les merveilleuses petites îles, vers
lesquelles mon esprit s’échappe, aujourd’hui encore, chaque fois que l’univers se
rétrécit pour moi à Paris.
Je découvrais aussi en quittant la capitale, à l’intérieur de la forêt amazonienne,
là où la Nature est pareille aux préludes de la naissance, une des plus belles contrées
du monde, Canaima. Là-bas, je rencontrai Lydia, une fille d’origine indienne. Elle
vint me faire ses adieux dans cet aéroport étrange et unique. De la fenêtre de
l’avion je continuais à la regarder, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un point dans
cette immensité de vert.
Les livres assez variés que je lisais me rapprochaient de plus en plus de ce
nouveau monde. De mes premières découvertes littéraires, je retiens Casas Muertas
(« Les Maisons Mortes »), de Miguel Otero Silva. Et c’est là-bas aussi que je fis la
connaissance du poète chilien – d’origine libanaise – Mahfûz Massis qui travaillait
pour une radio vénézuélienne.
Et les portes de la langue espagnole ?
Mon apprentissage de la langue espagnole m’ouvrit le continent tout entier. A
travers la langue, et les écrivains, je voyageais jusque dans les pays de l’Amérique du
Sud que je n’avais pas encore eu l’occasion de visiter. J’entrepris de traduire certains
de ces écrivains et poètes en langue arabe, comme Borges, Marquez, Osto Riez,
Rulfo, Cortázar, Fuentes et Paz, ainsi que d’autres. En parallèle de mes lectures,
j’écoutais et dansais sur les airs de salsa…
Mais celui qui m’a le plus marqué à cette époque, et dont la découverte fut
pour moi un émerveillement dans mon expérience littéraire, fut l’écrivain argentin,
Jorge Louis Borges, que j’ai rencontré plus tard plusieurs fois à Paris. Notre
premier rendez-vous se déroula à l’hôtel « L’Hôtel » tout près de la Seine. Il était de
retour d’Italie où on lui avait décerné un prix. Après notre rencontre j’ai été
l’écouter au Collège de France, puis, je lui ai consacré un livre que j’ai intitulé Rêves
d’Orient/ Borges dans les Labyrinthes des Mille et une Nuits. J’ai tenté dans cet essai de
dégager la relation de Borges – cette encyclopédie vivante – avec la vieille culture
arabe et musulmane à travers Les Mille et une Nuits en particulier, et en traduisant
quelques uns de ses textes sur La Quête d’Averroès.
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Seriez-vous parti si la guerre n’avait pas eu lieu ?
Sans doute. Le voyage était pour moi, comme je l’ai déjà évoqué au début de
cet entretien, une sorte de boussole orientant mon esprit et mes pas. Je sens que je
suis né voyageur, et que le voyage est une partie de mon être. Il ne s’agit pas
seulement d’un voyage dans l’espace mais aussi d’un voyage intérieur. Et l’écriture
est une forme primordiale dans cette forme de voyage. La guerre a précipité mon
départ et lui a donné un aspect particulier. Environ deux ans plus tard, je partais
pour Paris afin de poursuivre mes études, et je m’inscrivais à la Sorbonne où j’ai
fini mes études en anthropologie sociale et culturelle. Tout comme je ne coupais
pas le cordon avec le Liban et le monde arabe, je ne rompais pas ma relation avec
le nouveau continent. Je continuais à me rendre là-bas et à suivre les nouvelles
publications. A Paris, je me rendais à la bibliothèque espagnole proche de SaintGermain-des-Prés et je suivais les manifestations culturelles organisées par la
« Maison de l’Amérique Latine » où j’avais rencontré le poète nicaraguayen Ernesto
Cardinal que j’avais croisé à Managua où je me trouvais en tant que journaliste à
l’occasion de la première commémoration de la révolution sandiniste.
Y aurait-il une page dispersée que vous aimeriez ramasser ?
Il ne s’agit pas d’une seule page, mais de mon être dans sa totalité que je tente
quotidiennement de ramasser ici et là… C’est ce qui donnerait le sens à mon
existence.
Poésie et engagement ?
La poésie engagée ne m’intéresse pas. Je préfère le discours politique direct. Je
travestis la poésie révolutionnaire en une poésie porteuse de révolution intérieure
qui va plus loin que les évènements contemporains. Et si j’étais pour un
engagement quelconque je serais pour l’engagement de l’humain et du beau au-delà
des frontières, des langues, des ethnies et des cultures.
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La femme occupe une très grande place dans votre littérature, quelle place
occupe-t-elle dans votre vie ? …Et la femme en vous ?
Il m’est difficile de parler de la femme si rapidement. La femme n’occupe pas
de place dans ma production ou dans ma vie, elle est une partie de moi, non pas
dans le sens androgyne du terme, mais dans le sens complémentaire ; un
complément sur le plan physique et spirituel à la fois. « La femme » n’est-elle pas
« le lieu des passions » selon le grand soufi Ibn ‘Arabî ? L’Homme n’était-il pas un,
avant de se diviser, avant d’être homme et femme tel que l’a exprimé Platon dans
son Banquet?
Je sais que tu attends de moi une autre réponse, pour cela j’ajoute pour toi
cette fois :
Je porte en moi la femme autant qu’elle peut me porter dans son sein. Elle est
ma source et l’eau qui étanche ma soif.
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