La seconde révolution automobile et ses contours

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La seconde révolution automobile et ses contours
Automobile
La seconde révolution
automobile et ses contours
bernard JullIen
Professeur à l’Université Montesquieu (Bordeaux)
chercheur au Gerpisa
Les travaux du GERPISA1 sur le développement durable de l’industrie automobile
conduisent à former un diagnostic au terme duquel les ferments d’une seconde
révolution automobile sont réunis.
U
ne évolution inéluctable de l’industrie automobile se précise mois après
mois même si beaucoup des acteurs majeurs de la vie de cette industrie restent convaincus du contraire. Pour essayer de s’en convaincre
et commencer d’en cerner les contours, on peut examiner tour à tour
quatre questions clés posées de manière récurrente : la première est celle de la place
des grands pays automobiles dans le paysage mondial, la deuxième, celle de la place
des constructeurs dans les systèmes automobiles, la troisième, celle de la solvabilité
de la demande et du « consentement à payer » pour l’automobile et la dernière, celle
du partage des rôles entre pouvoirs publics et entreprises dans les recompositions des
systèmes automobiles.
1. Le GERPISA est le Groupe d’Etudes et de Recherches Permanent sur l’Industrie et les Salariés de l’Automobile.
C’est un centre de recherche rattaché à l’Université d’Evry.
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Recomposition du paysage mondial et
place des grands pays automobiles
La crise a en 2009 mis les constructeurs américains au bord de la faillite. Elle a largement fragilisé les constructeurs japonais très engagés aux Etats-Unis et exposés à
une crise profonde au Japon. Elle a, par effet de contraste, été plus clémente avec les
six grands constructeurs européens ainsi qu’avec le coréen Hyundai-Kia. En 2010,
la plupart des grands constructeurs, dont General Motors, semblent néanmoins
en mesure de profiter de la croissance des marchés émergents pour retrouver des
situations plus enviables. Cela ne saurait toutefois être interprété comme un simple
retour au statu quo ante pour deux raisons.
D’abord, en terme de production, non seulement aux Etats-Unis mais en Europe
et au Japon également, les baisses constatées de production et les fermetures de site
qui les ont accompagnées (dans le cas américain surtout) sont irréversibles. Elles
correspondent dans les configurations américaines, européennes et japonaises respectivement à des surcapacités nées d’une surestimation des marchés, à des délocalisations des productions vers les pays à bas coûts
dont les conséquences n’ont pas été tirées ensuite et à
Partout dans
l’entretien de capacités exportatrices fortes peu soutele monde, les
nables à l’avenir pour des raisons de change en particufermetures de
sites liées à
lier. Elles contrastent avec l’expansion des productions
la crise sont
dans les pays émergents – en Chine et au Brésil en parirréversibles.
ticulier – qui ont toutes les raisons de se confirmer. A
cela s’ajoute le fait que les dits émergents voient leurs
marchés mûrir et cultiver leurs spécificités et leurs exigences propres. Ces éléments
conduisent à une montée en puissance de la conception dans les pays émergents
où les coûts de l’ingénierie sont faibles et où les capacités de saisir les opportunités
et contraintes liées à ces nouveaux contextes commerciaux et industriels sont non
délocalisables vers les vieux pays automobiles. Ce sont dès lors les constructeurs euxmêmes qui par leurs stratégies de redéploiement dessinent une nouvelle géographie
de l’automobile.
En outre, en Inde et en Chine, on voit apparaître des acteurs locaux qui, pour certains, rachètent des constructeurs occidentaux. En 2010, le rachat de Volvo à Ford
par le chinois Geely a symbolisé cette tendance. Quelques années auparavant, l’indien Tata avait déjà mis la main sur Jaguar et Land-Rover, rachetés au même Ford.
Ces nouveaux acteurs, souvent alliés à des constructeurs traditionnels, ont vocation
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à contester l’ordre international et à favoriser des changements dans la conception
des véhicules et des marchés beaucoup plus amples que ce que peuvent souhaiter
les constructeurs en place. La Nano de Tata ou les véhicules électriques de BYD
incarneront bientôt ce second ferment de ruptures. Les constructeurs traditionnels
peuvent alors chercher à se développer à côté de ces nouveaux acteurs en essayant de
convaincre les clients et les autorités qu’ils sont détenteurs d’une expérience et d’un
savoir faire irrattrapables et c’est ce que, en majorité, ils choisissent de faire. Ils peuvent également s’allier avec eux comme l’a fait Fiat avec Tata ou Renault avec Bajaj.
Ils peuvent enfin tenter de devenir des acteurs locaux en entrant dans le capital ou
en prenant le contrôle des acteurs majeurs comme le fait Renault avec AvtoVAZ en
Russie ou Volkswagen avec Marutti-Suzuki en Inde.
Tout ceci dessine une marginalisation relative, sinon des constructeurs traditionnels
du moins de leurs sites de production historiques. Celle-ci vient démentir le credo
qui dominait dans l’OCDE dans les années 1990 et 2000 et promettait aux grands
pays le maintien de leur hégémonie à condition qu’ils sachent rester au cœur de
l’économie de la connaissance. Incarnée en Europe par la Stratégie de Lisbonne,
cette conception hégémonique qui prévaut encore chez
beaucoup de dirigeants de l’automobile est démentie
Les constructeurs
par les faits. Tout laisse à penser que l’avenir sourira
traditionnels
davantage à ceux qui s’en déferont rapidement pour
seront
marginalisés s’ils
concevoir des stratégies fondées sur une parité plus
ne s’engagent pas
grande en matière de répartition des pouvoirs dans le
rapidement dans
système automobile mondial.
une stratégie
fondée sur
une nouvelle
répartition
des pouvoirs
La place des constructeurs
dans le système
automobile
dans les systèmes automobiles
mondial.
Outre la remarquable stabilité de la population des
constructeurs automobiles dans l’oligopole de plus en plus restreint qui structure l’industrie, le paradigme automobile dominant est associé à l’hégémonie des
constructeurs dans les systèmes automobiles. De ce point de vue, on a constaté que le
mouvement d’externalisation par les constructeurs de fonctions entières en matière
industrielle et de conception n’a en rien démenti cette hégémonie : même si les équipementiers sont couramment responsables de 60 à 80 % de la valeur d’un véhicule,
ladite valeur reste déterminée par le constructeur, capitaine incontesté pour l’instant
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de la chaîne de valeur. La quête de motorisations alternatives, la renégociation de la
place de l’automobile dans les « chaînes de mobilité » et la structure des budgets des
ménages et des nations interrogent cette hiérarchie en faisant émerger de multiples
contestations productives et politiques de ce capitanat des constructeurs.
Pour prendre deux exemples emblématiques, on peut se référer au cas du nouveau
constructeur chinois BYD et à la composition de la Commission Legrand qui a en
France été chargée d’élaborer le plan « véhicule décarboné » en 2009. BYD, engagé
dans l’automobile en 2003, est d’abord un fabricant de batteries pour téléphones
portables (n° 2 mondial depuis 2003). BYD a vendu en 2009 450 000 véhicules et en
vendra probablement plus de 600 000 en 2010. Quant
à la Commission Legrand, elle associait aux construcDans ce
teurs, pour examiner les conditions de développement
nouveau contexte,
d’une diffusion massive du véhicule électrique des équila politique de
capitanat des
pementiers et fabricants de batterie (Valéo, Michelin,
constructeurs
SAFT), des entreprises de BTP (Vinci), des opérateurs
à l’égard des
de transports en commun (Véolia), des énergéticiens
équipementiers
(EDF, GdF-SUEZ, AREVA), des grands loueurs et
pourrait être
remise en
gestionnaires de flotte (ARVAL) ou de grands utiquestion.
lisateurs de véhicules (La Poste). Se trouvaient ainsi
synthétisées la complexité du jeu d’acteurs à structurer
pour repositionner l’automobile et ses usages et la nécessité liée pour les constructeurs de renégocier leur place dans les systèmes productifs et de consommation.
En matière de véhicule électrique, en amont, les constructeurs doivent gérer leur
dépendance technologique vis-à-vis des fabricants de batterie et de moteurs électriques. C’est en effet de ceux-ci que le coût, le poids, l’autonomie et donc la crédibilité
commerciale des offres qu’ils commencent à concevoir dépendent. En 2010, pour une
autonomie comprise entre 150 et 200 kms, les batteries Lithium-Ion représentent
la moitié du coût des véhicules et il convient que les prix ne baissent pas trop vite
car les industriels concernés, principalement asiatiques, doivent pouvoir continuer de
développer la R&D nécessaire à l’amélioration des caractéristiques desdites batteries.
Étant donné l’importance des batteries dans l’équation économique et le changement
des caractéristiques fonctionnelles des véhicules, il est opportun de repositionner les
véhicules concernés dans des chaînes de mobilité qui couvrent le mieux possible les
besoins des usagers à un coût économique acceptable pour un impact sur l’environnement minimal. Dès lors, les voies de développement durable pour la mobilité automobile d’ores et déjà explorées et appelées à prendre une importance croissante consistent
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à concevoir des offres de mobilité multimodales et facturer le service rendu plutôt
que les véhicules. Pour gérer et « tracer » ces déplacements, le recours aux NTIC 2 est
incontournable et ajoute, à la liste des candidats au capitanat des chaînes de valeur à
composer, les opérateurs de téléphonie mobile. Dans tous les cas, les constructeurs
auront fort à faire pour conserver une place centrale ou hégémonique.
Solvabilité de la demande et
consentement à payer pour l’automobile
Par comparaison à ces perspectives, la vision traditionnelle est marquée aujourd’hui
par une forme « d’épuisement de paradigme commercial » prévalant dans l’industrie.
On peut en mesurer la prégnance en constatant la difficulté croissante qu’ont eue les
constructeurs depuis les années 80 à vendre des véhicules neufs aux ménages. Elle a
impliqué une marginalisation des dépenses « d’acquisition » dans les budgets automobiles au profit des dépenses d’usage et a conduit à ce que, dans les dépenses d’acquisition, les véhicules d’occasion pèsent de plus en plus lourd au détriment des
véhicules neufs. Etant donné le poids des dépenses
« contraintes » et en particulier des dépenses de logeCompte tenu
ment dans les budgets des ménages et la très inégale
de l’importance
faculté de ceux-ci à y faire face, les débouchés commerdes batteries
ciaux des constructeurs se sont progressivement resdans l’équation
économique, c’est
treints aux ménages les plus riches et les plus âgés.
le service plus que
le véhicule qui
Sans y parvenir, les constructeurs ont répondu à cette
sera désormais
facturé.
difficulté en cherchant à accélérer le rythme de renouvellement du parc. Ils se sont évertués à diversifier et à
renouveler leur offre plus intensément pour tenter de
coller à une demande considérée comme de plus en plus exigeante mais qui ne l’était
en fait que parce qu’elle était de plus en plus limitée et concentrée sur des ménages déjà
bien équipés. Cherchant à « faire boire des ânes qui n’avaient guère soif », les constructeurs ont ainsi généré une « surqualité » dès lors que les qualités dont ils dotaient leurs
véhicules de génération en génération n’importaient pas suffisamment aux clients pour
qu’ils consentent à payer pour elles. Il fallait dès lors les offrir gratuitement pour rester
dans le marché et faire pression sur l’ensemble de la filière pour que cela soit possible
2. Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication.
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sans dérive des prix relatifs. Dans cette dynamique, avant la crise, trois éléments sont
venus donner à l’industrie qu’asphyxiait cette difficulté à trouver une demande solvable
un peu d’oxygène. Le premier est venu des opportunités de baisses des coûts offertes
par le recours aux fabrications dans les pays cherchant, au sein ou aux marches de l’UE,
à développer une industrie automobile. Le second est venu du crédit facile et, singulièrement du crédit hypothécaire qui, en Espagne et au Royaume-Uni, a « solvabilisé » la
demande en permettant aux banques de distribuer le pouvoir d’achat que les revenus
du travail n’assuraient plus. Le troisième est venu de la
dynamique de répartition des revenus qui, en favorisant
Avec la crise,
la montée en puissance de la richesse des ménages les
le marché s’est
retourné au
plus riches, a permis aux segments « premium » de
profit des petits
connaître dans les années 1990 et 2000 un dynamisme
véhicules peu
extraordinaire.
chers et a révélé
l’étroitesse
de la fenêtre de
Avec la crise les deux derniers éléments se sont retournés
tir commerciale
et le marché s’est contracté et restructuré au profit des
des constructeurs.
petits véhicules peu chers favorisés à la fois par l’évolution des revenus, les mesures pour favoriser l’achat de
véhicules moins nuisibles en termes d’émissions et les primes à la casse. Alors a été
révélée avec netteté l’étroitesse structurelle de la « fenêtre de tir commerciale » des
constructeurs. Interprétée volontiers comme liée à une demande de véhicules moins
puissants et moins polluants et/ou comme un équipement en véhicules plus ajustés à
des usages urbains, elle renvoie surtout à la problématique fondamentale de l’adéquation des politiques « produits » des constructeurs aux dynamiques des revenus et de
leur répartition. En 2010, les perspectives ouvertes par la crise laissent penser que la
construction automobile aura dans les 10 ans à venir à accoucher de solutions écologiquement et économiquement soutenables sans pouvoir espérer faire croître son chiffre
d’affaires. Dans ce contexte, les formes de soutien public à la demande, à l’offre et à
l’innovation auront à jouer un rôle fondamental.
Rôles du politique et des entreprises
dans la recomposition des systèmes automobiles
Dès la fin 2008 et durant toute l’année 2009, la crise a exhibé le lien extrêmement fort
qui unit les Etats aux industries et marchés automobiles : là où les années passées
avaient accrédité l’idée que le sort de l’automobile était pensable sur la base du lien
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entre constructeurs/consommateurs, les dossiers GM et Chrysler aux Etats-Unis,
Opel en Allemagne, Volvo et Saab en Suède et, plus généralement, l’appel des industriels aux Etats et la qualité de l’écoute qu’ils ont reçue d’eux sont venus rappeler que
l’automobile, comme marché et comme industrie, fait systématiquement intervenir le
politique pour se structurer et se restructurer. La qualité et les structures d’offre de
l’industrie équipementière et de la construction automobile renvoient à des politiques
économiques, fiscales, scientifiques et de formation qui constituent des éléments clés
de la compétitivité des nations automobile. Les contours des marchés et la capacité des
constructeurs nationaux à y acquérir et y maintenir des positions dominantes pour
disposer des bases nationales nécessaires à la construction de leurs stratégies internationales doivent beaucoup aux Etats et aux dispositifs fiscaux et réglementaires qu’ils
conçoivent. Ce qui est vrai mais volontiers oublié ou passé sous silence dans les phases
routinières de la vie de l’industrie ne peut plus l’être lorsque surviennent les crises ou
lorsqu’il s’agit d’organiser la mutation de systèmes automobiles entiers. Ainsi, dans les
années 2008 à 2010, les Etats ont été omniprésents pour sauver, renflouer ou maintenir
à flot les constructeurs et certains équipementiers ou sous-traitants. Ils ont aussi et
surtout soutenu les marchés en se lançant à peu près partout des plans de soutien à la
demande coûteux mais assez efficaces via des primes à la casse.
L’intervention des Etats dans une perspective de sauvegarde des actifs industriels s’est montrée relativement
efficace. La contrepartie est que les questions structurelles sont pour l’essentiel restées béantes et que le besoin
d’Etat persiste. En témoigne, l’activisme qui se généralise autour du dossier électrique pour lequel les constructeurs ont assez clairement un marketing qui est d’abord
tourné vers la puissance publique et ensuite seulement
vers les consommateurs. En effet, outre l’ampleur des
coûts irrecouvrables qui doivent être acquittés à la fois
pour construire les infrastructures et continuer de doter les technologies de la crédibilité nécessaire, la nature systémique de la mutation à entreprendre appelle une coordination et des engagements nécessaires pour lever les incertitudes que seuls les Etats
peuvent apporter. Au niveau de la demande en particulier, il ne s’agit pas seulement
d’obtenir des Etats qu’ils consentent à subventionner massivement et durablement
l’acquisition des véhicules concernés et qu’ils renoncent à collecter les taxes sur les carburants, il s’agit également de repositionner l’automobile dans les chaînes de mobilité
en lien avec les autorités locales et les gestionnaires d’infrastructures urbaines et de
transport.
Les Etats
auront un rôle
fondamental
à jouer pour
accompagner cette
mutation dans
une phase très
politique de la
vie de l’industrie
automobile.
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Dans cette phase très politique de la vie de l’industrie, les opérateurs industriels
vont devoir accepter dans le new deal automobile un repositionnement d’ensemble
de leurs places dans les systèmes productifs et dans les dépenses des ménages et des
Etats. Les capacités des nations à inventer les formes institutionnelles adaptées à
la gestion – démocratique ou non – de ces problématiques seront déterminantes et
dessineront in fine les recompositions du paysage mondial. La capacité des entreprises à rentrer dans ce jeu stratégique aux ressorts spécifiques sera de même déterminante à la fois dans les nouvelles hiérarchies qui s’établiront entre constructeurs
et dans la définition de la place qu’occuperont ceux-ci dans les nouvelles chaînes de
valeur appelées à se former.
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