TA Nice – 3 décembre 2015 – 1504743

Transcription

TA Nice – 3 décembre 2015 – 1504743
TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE NICE
N°1504743
___________
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
M. X.
____________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
M. …
Juge des référés
_______________
Le juge des référés,
Ordonnance du 3 décembre 2015
________________
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 30 novembre 2015 à 21 h 27 sous le n° 1504743,
M. X. représenté par Me Di Mauro, demande au juge des référés saisi au titre de l’article L. 521-2
du code de justice administrative :
- de suspendre l’exécution de l’arrêté préfectoral en date du 24 novembre 2015 portant
interdiction de fréquenter tout lieu de culte, salle de prière ou mosquée situés dans le territoire des
communes de Cannes ou de Grasse ;
- de l’autoriser à publier la décision à intervenir dans les mêmes lieux ;
- de mettre à la charge de l’Etat une somme de 1.500 euros au titre de l’article L. 761-1 du
code de justice administrative.
M. X. soutient que :
Sur l’urgence :
- l’interdiction contestée entraîne des conséquences immédiates sur son activité
professionnelle d’imam de la mosquée de Cannes et a conduit le recteur de la mosquée à fermer
celle-ci.
Sur l’atteinte aux libertés fondamentales :
- la décision attaquée porte atteinte à sa liberté de travailler et d’exercer librement son culte.
Sur l’illégalité manifeste de la décision attaquée :
- la mesure de police contestée est entachée d’erreur de fait dès lors qu’il n’est en rien
membre ou proche de la mouvance salafiste mais au contraire qu’il œuvre pour l’entente entre les
différentes confessions au sein de l’association « Vivre ensemble à Cannes » ; cette orientation est
établie par les très nombreuses attestations de fidèles et de laïques qui sont produites ;
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- le représentant de l’Etat est en l’espèce manipulé, alors que le requérant se trouve au
centre d’une lutte de pouvoir et d’influence au sein de la communauté musulmane.
Par un mémoire en défense, enregistré le 2 décembre 2015 à 13 h 33, le préfet des AlpesMaritimes conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la condition d’urgence n’est pas remplie en l’espèce eu égard à la gravité de la menace
pour les intérêts publics face aux atteintes à la liberté du travail et d’exercice du culte ;
- il n’y a pas d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
- la mesure litigieuse a été prise dans le cadre d’un régime d’exception, celui de l’état
d’urgence, institué par la loi du 3 avril 1955 et déclaré à la suite des attentats du 13 novembre 2015 ;
dans ce cadre le contrôle du juge administratif doit tenir compte de la situation d’urgence et du péril
grave dans laquelle elle est intervenue ; il ne saurait être exigé qu’une mesure prise en application de
l’état d’urgence repose sur des faits matériellement incontestables ; il doit être admis que cette
mesure, qui ne constitue pas une sanction mais une mesure préventive repose sur des faits
suffisamment étayés par les services de renseignement ; il revient au juge administratif de limiter son
contrôle à l’existence d’indices suffisants laissant craindre que la personne visée représente une
menace pour l’ordre public sans exiger de l’administration qu’elle établisse avec certitude l’existence
de cette menace ; un contrôle plus approfondi reviendrait, en effet, à vider de leur substance les
pouvoirs exceptionnels accordés par le législateur à l’autorité de police pour faire face à une période
de crise ; dès lors le contrôle de proportionnalité habituellement exercé en matière de police
administrative doit être écarté au profit d’un contrôle restreint limité à l’erreur manifeste
d’appréciation ; ce point a d’ailleurs déjà été tranché par le Conseil d’Etat pour les mesures prises
dans le cadre de l’état d’urgence ;
- la mesure en litige repose sur des faits suffisamment étayés et transmis au ministre de
l’intérieur par les services de renseignement ; pour établir la réalité des faits il est produit aux débats
une note blanche établie par les services de renseignement ; le Conseil d’Etat admet que les notes
blanches constituent un moyen de preuve admissible devant le juge administratif pourvu qu’elles
soient suffisamment précises et circonstanciées.
Par un mémoire, enregistré le 2 décembre 2015 à 19 h 33, M. X. conclut aux mêmes fins
que la requête par les mêmes moyens.
Par un mémoire enregistré le 3 décembre 2015 à 9 h 48, le préfet des Alpes Maritimes
conclut au rejet de la requête pour les mêmes motifs.
Un mémoire ayant été enregistré le 3 décembre 2015 à 11 h 07 présenté par la ville de
Cannes postérieurement à la clôture de l’instruction.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence ;
Vu la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385
du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions ;
Vu les décrets n°s 2015-1475, 2015-1476 et 2015-1478 du 14 novembre 2015 portant
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application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ;
Vu le code de justice administrative ;
Vu la décision par laquelle le président du tribunal a désigné M. …, vice-président, pour
statuer sur les demandes de référé ;
Après avoir convoqué à une audience publique :
- Me Di Mauro représentant M. X. ;
- le préfet des Alpes-Maritimes.
Après avoir entendu à l’audience publique du 2 décembre 2015 à 15 h 00 prononcé son
rapport et entendu :
- M. Di Mauro pour M. X. ;
- M. Lauch pour le préfet des Alpes-Maritimes.
Après avoir, à l’issue de l’audience, différé la clôture de l’instruction jusqu’au 3 décembre
2015 à 10 h 00.
Considérant ce qui suit :
- Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 521-2 du code de justice
administrative :
1. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une
demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures
nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit
public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans
l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se
prononce dans un délai de quarante-huit heures », et aux termes de l’article L. 522-1 dudit code :
« Le juge des référés statue au terme d’une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu’il lui
est demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d’y
mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l’heure de l’audience publique (….) ».
L’article L. 522-3 du même code dispose : « Lorsque la demande ne présente pas un caractère
d’urgence ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la
compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée, le juge
des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée sans qu’il y ait lieu d’appliquer les deux
premiers alinéas de l’article L. 522-1 ». Enfin aux termes du premier alinéa de l’article R. 522-1
dudit code : « La requête visant au prononcé de meures d’urgence doit (…) justifier de l’urgence de
l’affaire ».
2. Par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 l’état d’urgence institué par la loi n°
55-385 du 3 avril 1955 a été déclaré, à compter du 14 novembre 2015, à zéro heure, sur le territoire
métropolitain et en Corse. En vertu du décret n° 2015-1478 du 14 novembre 2015 « sont applicables
à l’ensemble du territoire métropolitain et de la Corse les mesures mentionnées aux articles 6, 8 et
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au 1° de l’article 11 » de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relatif à l’état d’urgence. Aux termes de
l’article 5 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 dans sa rédaction issue de l’article 4-1 de la loi
n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 : « La déclaration de l’état d’urgence donne pouvoir au préfet
(….) 2° D’interdire la circulation des personnes dans les lieux et aux heures fixés par arrêté »,
l’article 8 du même texte permettant d’interdire « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir
le désordre ».
- Sur l’urgence :
3. Par la décision en litige, M. X. est empêché d’exercer son travail en qualité d’iman salarié
de la mosquée de Cannes et privé ainsi de ses ressources. Il justifie dés lors d’une situation
d’urgence au sens des dispositions précitées du code de justice administrative.
4. Il résulte de l’instruction que la décision interdisant la fréquentation des lieux de culte
musulman sur les communes de Cannes et de Grasse à M. X., repose en premier lieu sur la
circonstance que ce dernier aurait tenté de déstabiliser par des discours intégristes la salle de prière
de Grasse et la mosquée du Puy en Velay. S’agissant de cette dernière, le préfet ne produit qu’une
« note blanche » aux énonciations générales alors que des explications circonstanciées ont été
données à l’audience dont il résulte que des discussions internes à la mosquée et de graves ennuis de
santé de M. X. ont conduit ce dernier à une rupture conventionnelle. De même pour ce qui est du
licenciement de M. X. de son poste d’iman d’une salle de prière de Grasse, il ne ressort pas du
jugement du 27 août 2015 du conseil de prud’hommes de Grasse que cette rupture révèlerait un
indice d’une attitude radicale de M. X. dans sa pratique professionnelle.
5. L’autorité administrative se fonde en second lieu sur la rencontre en août 2015 d’un islam
salafiste avec M. X.. Il résulte de l’instruction que ce dernier n’avait pas été invité par le requérant
mais nouait également contact avec d’autres lieux de culte sur la Côte d’Azur.
6. En troisième lieu, s’il est avéré que M. X. a employé en public après les attentats de
janvier 2015 une formule dont le caractère ambigu est regrettable, il condamne simultanément de
façon claire lesdits attentats.
7. Il résulte de ce qui précède que les faits reprochés à M. X. soit ne sont pas suffisamment
établis au vu du dossier, soit ne peuvent, sans erreur manifeste d’appréciation, constituer l’indice
d’une radicalisation de l’intéressé pouvant laisser craindre une menace pour l’ordre public, alors
d’ailleurs que ce dernier est un membre actif de l’association multiconfessionnelle « Vivre
ensemble » et produit de nombreuses attestations de personnalités de diverses confessions en sa
faveur. L’arrêté susvisé du 24 novembre 2015 est dés lors entaché d’erreur de fait et d’erreur
manifeste d’appréciation.
8. Il s’ensuit que l’exécution de l’arrêté attaqué qui porte gravement atteinte à la liberté
d’aller et de venir de M. X. et de transmettre son culte au lieu où il été nommé, ne peut qu’être
suspendue.
- Sur les conclusions aux fins d’application de l’article L. 761-1 du code de justice
administrative :
9. Il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat, partie perdante, une somme de 1.000 euros
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(mille euros) au titre des frais engagés par M. X. et non compris dans les dépens.
- Sur les conclusions tendant à la publication de l’ordonnance :
10. Il n’appartient pas à la juridiction administrative d’ordonner des mesures spéciales de
publication de ses décisions.
ORDONNE:
Article 1er : L’exécution de l’arrêté du préfet des Alpes-Maritimes du 24 novembre 2015
interdisant la fréquentation d’un lieu de culte à M. X. est suspendue.
Article 2: L’Etat versera à M. X. une somme de 1.000 euros (mille euros) au titre des frais
engagés et non compris dans les dépens.
Article 3: Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à M. X. et au ministre de l’intérieur.
Copie en sera faite au préfet des Alpes-Maritimes, au procureur de la République près le
Tribunal de grande instance de Grasse, à la commune de Cannes et à la commune de Grasse.
Fait à Nice, le 3 décembre 2015.
Le juge des référés,
La greffière,
La République mande et ordonne à Monsieur le ministre de l’intérieur en ce qui le concerne et à
tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties
privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour le greffier en chef,
et par délégation le greffier,