Éros et les romanciers des années trente - E-rea

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Éros et les romanciers des années trente - E-rea
Éros et les romanciers des années trente
Nicole GUÉTIN
Si l'on tient compte des facteurs historiques et sociologiques qui ont marqué la civilisation
américaine, l'expression “Éros en Amérique” semble articuler deux concepts anthétiques. Témoin ce
titre dans une revue grand public (Match), le 15 février dernier : “No sex please, on est en
Amérique !” L'article, à propos du film Too Much Flesh joue sur ce contraste : Éros ou l'exaltation de
l'amour charnel et l'Amérique ou le sépulcre jalousement gardé. Ainsi le thème en lui-même fait appel
à l'imaginaire et évoque les tensions conflictuelles d'une nation à l'identité protéiforme.
Cette antinomie conceptuelle est sans doute réductrice et les représentations sommaires du
dieu grec, symbolisant les pulsions sexuelles et le dérèglement des passions, et de l'Amérique comme
lieu de bienséance et de l'ordre, génèrent un questionnement plus profond sur leurs liens respectifs.
Ainsi, après avoir perçu cette première opposition qui vient d'emblée à l'esprit, on peut se demander
quand et comment la figure d'Éros a pu franchir les frontières de l'espace américain et s'introduire
dans les arcanes de la littérature américaine. Il semble que, de l'époque coloniale aux “Années Folles”,
le thème de l'érotisme ait été rarement abordé dans le roman américain.
C'est surtout après la Seconde Guerre Mondiale que certains écrivains américains ont revendiqué le droit de s'affranchir de codes qui avaient, d'après eux, grandement nui à l'épanouissement de
l'individu. Ils ont exprimé les différents aspects de cette contestation à travers des écritures qui
mettent en relief la force d'une onde de choc. Ainsi, les projets littéraires, incluant des motifs liés au
désir sexuel prennent-t-ils des formes diverses qui agressent et violentent les structures institutionnelles et les modes de pensée d'une Amérique jusqu'alors assez prude (soulignons que nombreuses
furent les œuvres de cette époque à être publiées en France, avant de paraître aux États-Unis).
Cependant, il ne s'agit pas ici de décrypter l'origine complexe de ces conflits, mais d'analyser
comment ils s'inscrivent dans la création littéraire en s'appuyant sur les grandes orientations de cette
période au plan biologique, psychologique, social et esthétique. Éros va alors prendre des masques
différents non seulement à travers la personnalité des auteurs, irrités par les contraintes de l'éthique
puritaine, mais à travers les nouvelles aspirations collectives. Ainsi, chez un Steinbeck, les manifestations de l'amour sensuel seront souvent marquées par le rôle de l'instinct en tant que force vitale,
mettant en évidence le déterminisme biologique issu des théories darwiniennes. Chez un William
Faulkner, les métaphores du désir évoqueront les procédés de l'automation dans une société
mécanisée. Enfin, les manifestations intempestives et provocantes du dieu grec génèreront chez
Henry Miller une réflexion esthétique, voire philosophique.
Éros, ou la force génésique (Steinbeck)
Dans l'une de ses premières représentations, Éros évoque l'attirance sexuelle dans sa
dimension biologique. Et cet aspect organique lié à la procréation, la fécondité et la fertilité est
clairement exemplifié dans The Wayward Bus de Steinbeck. L'auteur, on le sait, fut très influencé par
l'émergence des théories évolutionnistes et behavioristes (Watson comparait le rythme des
battements de son cœur dans ses rapports avec se première et sa deuxième femme !). Sa fiction
traduit souvent un souci éthologique et son écriture, toujours en quête de quelque découverte
physiologique susceptible d'éclairer le domaine des affects, s'inscrit dans une perspective
d'investigation scientifique. Témoin cette réflexion : “Man is a double thing, a group animal and at the
same time an individual. And it occurs to me that he cannot successfully be the second until he has
fulfilled the first” (Jain, Preface).
À travers une approche d'un réalisme factuel, Steinbeck s'attache donc à étudier les fonctions
organiques qui déterminent un comportement sexuel et il n'hésite pas à évoquer les manifestations
physiologiques du désir. Par un recours à une terminologie spécifique, le texte du roman signale le
processus chimique et hormonal qui conditionne la pulsion charnelle. Alors que Mildred ne fait
qu'anticiper l'ébauche d'un jeu sexuel avec Juan dans un fantasme érotique, le narrateur nous informe
que son corps “tingled with desire... itched with a pure sexual longing” (Steinbeck 86).
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Dans The Wayward Bus, courte odyssée qui met en scène un groupe de personnes au cours
d'un trajet, l'auteur focalise notre attention sur l'aspect irrésistible et pulsionnel de la sexualité. Sa
technique littéraire s'applique alors à faire surgir çà et là des motifs liés à la fonction reproductrice de
l'homme. Ainsi, les affiches ornant les murs d'une cafétéria évoquent-t-elles une certaine corrélation
entre la sexualité féminine et le rôle nourricier qui incombe à la femme :
... showing bright improbable girls with pumped-up breasts and no hips—blondes, brunettes
and redheads—but always with this bust development, so that a visitor of another species
might judge from the preoccupation of artist or audience that the seat of procreation lay in
the mammaries. (5)
Le thème de la fertilité est évoqué par le biais d'une image évocatrice : Pimples, le jeune
adolescent boutonneux est “loaded with the concupiscent juices of adolescence” (223). Le désir sexuel
est comparable ici à la sève généreuse qui féconde la nature. Notons que le registre lexical employé à
cet effet pour explorer l'espace génésique de la reproduction englobe aussi tout concept lié au cycle
vital de l'espèce humaine. Dans cette perspective, on peut alors évoquer le passage de The Grapes of
Wrath, fort contesté par la presse américaine de l'époque, concernant le dernier tableau de cette
fresque littéraire sur la misère humaine : Rose of Sharon donnant le sein à un homme affamé en train
d'agoniser.
Cependant, malgré le caractère équivoque d'une scène qui touche à la fois à la dimension
émotionnelle et sexuelle de l'expérience humaine, l'univers de Steinbeck est souvent peuplé d'hommes
et de femmes dont les rapports semblent mus par des tendances impulsives et spontanées de
l'instinct sexuel. Afin d'exalter tout le sens de ces forces primitives, Steinbeck a recours à un réseau
d'images se rapportant à la sphère animalière. Si, comme il le souligne, le monde est semblable à une
“énorme bête rampante”, les personnages de The Wayward Bus corroborent cette remarque et sont la
plupart du temps métaphorisés sous l'apparence d'animaux tels que chiots, chenilles ou cochons :
His face was sharp, like a puppy's face. A small, carefully trimmed moustache rode his upper
lip like a caterpillar.
“Where's the pig going?” demanded Louie
“Pig?”
“Yeah. The Broad. The Blonde” (37)
La réflexion de Mildred la séductrice à Juan “you smell like a goat” évoque toute la symbolique
du désir animal avant l'acte d'accouplement. La remarque de Mr. Pritchard “I am tired of being treated
like a cat ” (WB 288) réitère ce phénomène d'identification au règne des quadrupèdes. Enfin, pour
traduire l'agressivité de Norma vis-à-vis du jeune Pimples sous l'emprise d'un impérieux afflux
hormonal, le répertoire lexical et zoologique du narrateur s'élargit : “she was spitting at him... you
skunk! Oh you dirty litlle skunk” (301).
Compte tenu de ces motifs récurrents liés au monde animal et au déterminisme biologique qui
en découle, l'écriture de Steinbeck semble bien s'inscrire dans une mouvance évolutionniste, comme
nous l'avons signalé plus haut. Et le champ sémantique qui sous-tend le langage ouvre une piste de
réflexion débouchant sur une figure d'Éros en tant que force instinctive et génésique dans la mesure
où le désire qu'il incarne est le principe actif qui “rapproche et engendre les mondes” (Schmidt 117)
Éros et les pulsions obscures (Faulkner)
Cependant dans sa dimension polysémique, le terme d'Éros évoque d'autres particularités
déterminantes. En effet, outre la force pulsionnelle qui assure la reproduction des espèces, la divinité
s'est vu attribuer, au fil du temps, une autre spécificité. Arthur Cotterell dans The Pimlico Dictionary of
Classical Mythologies nous dit :
Homer, in the ninth century BC, does not refer to Eros as a deity: he uses the word Eros to
mean violent love. Later... the love god never quite lost this sense of danger... He is said to
come suddenly like a wind, shaking his victims with confusion and frenzy. (86)
Cette représentation d'Éros, en tant que figure brutale et imprévisible, William Faulkner a su la
faire surgir avec force dans son univers fictionnel. La sexualité y est abordée par le biais d'un récit qui
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met en scène les forces compulsives du désir. L'auteur a recours à des images qui évoquent
l'irrésistible attraction qu'exercent les corps mus par les exigences d'une libido impérieuse.
Mais contrairement à Steinbeck, ces pulsions sont avant tout identifiées à des pulsions de
mort et non à des pulsions de vie et c'est en cela qu'elles déterminent la figure d'Éros. Éros, dont les
attributs nous sont présentés à travers une écriture qui met en lumière la stérilité mortifère du désir.
Ainsi en est-il dans Sanctuary. Lorsque Temple semble consentir aux avances de Popeye, le contact
glacé des mains de celui-ci, “nasty little cold hands”, est à la fois plaisir et présage de mort : “I wasn't
breathing them. I hadn't breathed in a long time. So I thought I was dead. Then I did a funny thing. I
could see myself in the coffin” (229-30).
De même plus tard, victime de sa passion pour Red, se sent-elle entraînée dans la spirale d'un
désir qui la rend livide et la plonge dans un état d'inconscience : “she felt long shuddering waves of
physical desire going over her, draining the color from her mouth back into her skull in a shuddering
swoon” (251)
Ici, le texte faulknérien semble basculer dans l'univers de la perversion et de l'horreur. La
sexualité se double d'une dimension terrifiante qui s'exprime à travers des mots dont la charge
sémiologique renforce encore l'intensité. Temple parle “in an expiring voice”, son corps s'arc-boute
sous l'emprise d'une “exquisite torture” (252). Par ce recours à l'oxymore, les spasmes du désir sexuel
s'identifient aux spasmes de la douleur et le côté sadique de l'expérience est mis en surface.
Cette violence intrinsèque au désir sexuel réapparaît dans Light in August avec autant de
force mais dénuée d'un cadre diégétique propice aux motifs diurnes du roman gothique. Dans cette
œuvre, l'antagonisme des rapports sexuels se base davantage sur les mystérieux rouages de
l'inconscient plutôt que sur le jeu pervers des relations sexuelles. Témoin des ébats amoureux d'un
interne et d'une infirmière qui lui imposera de garder le secret, le jeune Joe Christmas se verra
marqué par un traumatisme affectif qui fournira un champ exploratoire au récit. Le mot “sexe” étant
étroitement associé au mot “secret”, le couple Miss Burden/Joe Christmas évolue dans un univers clos,
confiné, caché aux yeux du monde et le désir est exacerbé par la disparition ou l'absence de l'être
convoité. Ainsi, Miss Burden, pour rattraper et compenser un passé chargé de pulsions refoulées va
chercher à “dilater” le temps en prolongeant l'attente du désir : “[Christmas] would have to seek her
about in the dark house until he found her, hidden, in closets, in empty rooms, waiting, panting, her
eyes in the dark glowing like the eyes of a cat” (260).
Pour Miss Burden, en proie au délire sauvage de la nymphomanie, ces années irrévocables de
frustrations semblent être oblitérées, occultées comme si le temps pouvait être racheté par
l'accélération frénétique du désir. La même urgence du désir envahit Joe Christmas dont les gestes
brutaux intensifient le décalage entre la vieille fille nymphomane et le métis vengeur. Miss Burden
incarne l'hypocrisie puritaine qui, sous des vêtements austères, dissimule sa déchéance physique
“ready to flow into putrefaction at a touch, like something growing in a swamp...” (226). Les deux
protagonistes apparaissent alors comme les victimes d'une histoire sanglante qui semble se perpétuer
à travers leur passé respectif. Les résurgences ataviques qui assaillent leur inconscient par le biais
d'une sexualité agressive font référence aux théories psychanalytiques selon lesquelles les spoliations
du passé peuvent parfois activer la jouissance du présent.
Impuissance d'Éros devant les forces collectives (Dos Passos)
Mais si “l'étirement” ou la contraction du Temps dans l'écriture faulknérienne marque le récit
pour prolonger l'attente du désir ou alourdir les moments présents, le Temps ne semble réguler, chez
Dos Passos, que des séquences d'instants, rythmant les vies de cadences mécaniques, et les
manifestations de la sexualité n'échappent pas à son emprise. Comme le souligne Simone de Beauvoir
dans Le Deuxième Sexe : “... il y a dans l'érotisme une révolte de l'instant contre le temps, de
l'individu contre l'universel” (104). C'est l'effet que produit la trilogie U.S.A. où l'auteur met en scène,
par l'intermédiaire d'un dispositif narratif complexe, l'évolution des rapports sociaux dans l'Amérique
de l'entre-deux-guerres. Et ces rapports entre les individus en général, entre les sexes en particulier,
véhiculent tout un processus relationnel dont l'aboutissement se solde souvent par des phénomènes
de désintégration, de dislocation, d'écrasement.
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Le thème de la frustration sexuelle parcourt toute la Trilogie et paraît lié au dédoublement du
moi individuel et du moi social qui dramatise les tensions dans la plupart des liaisons amoureuses.
Lorsque dans Nineteen Nineteen, Evelin Hutchins cède au désir du peintre O'Riely, elle s'interroge :
“Evelin was terrified to find that she'd lost control of her own self... But she felt none of the ecstasy
she had expected in his arm” (143).
Que ce soit dans une course à l'idéologie ou à l'affairisme qui constitue la diégèse de la
Trilogie, les vies sont brisées, broyées par des comportements compulsifs de personnages dont les
gestes et paroles se calquent sur la marche inéluctable d'une société mécanisée. Pratiquement tous
les individus ont un double social auquel ils ne peuvent se soustraire et qui constitue la cause de leurs
défaillances relationnelles et sexuelles. Ainsi le comportement de Dick Savage est très révélateur : ne
pouvant épouser, pour des raisons professionnelles, la jeune fille qu'il a mise enceinte, il répond à son
interpellation : “you mean you don't love me anymore” par “Of course I do, I don't know what love
is... I suppose I love any lovely girl...” Le narrateur ajoute : “Dick heard his own voice, like somebody's else's voice in his ears” (385).
Chez Dos Passos, les expériences sexuelles ne sont jamais gratifiantes et n'atteignent guère
l'harmonie ou la plénitude des corps. Lorsque Evelin rencontre Don, les gestes de son partenaire
s'identifient à ceux de l'homme d'affaires pressé par le temps : “when he started to make love to her
again in a business way, she, laughing and blushing, let him take off her clothes. It was three o'clock
when, feeling weak and guilty and bedraggled, she got back to her room” (149).
Notons aussi dans cette thématique de la sexualité, la tonalité lexicale qui illustre la sombre
réalité et l'exaspération des personnages. Ainsi, dans The Big Money, Margo Dowling se plaint de
Frank “always waiting to make a pass at her” restant la plupart du temps “in the horrid stuffy little
room with furry green wallpaper and unwashed windows”, Margo dont les pensées lugubres nous sont
véhiculées par la voix du narrateur : “sordid was a word she'd just picked up. It was in her mind all
the time, sordid, sordid” (279).
Pour illustrer davantage les frustrations du désir amoureux dans un monde matérialiste, Dos
Passos a recours à un style satirique qui cristallise le pouvoir subversif de l'argent. Dans The 42d
parallel, l'histoire de Mac, l'ouvrier imprimeur qui passe de bar en bar à la recherche d'Éros, met en
lumière cetet approche caricaturale : “things happened fast. They went to a restaurant and had wine
with a big feed and afterwards they went to a beergarden where there was a band...”. Après un
incident avec sa partenaire : “He woke up his head like a split millstone. There was vomit on his shirt
and a rip on his pant. He went over all his pockets and couldn't find his pocketbook” (9). Ici, l'écriture
naturaliste de Dos Passos semble tracer la courbe du désir. Dans un premier temps, c'est la
dynamique du plaisir qui anime le texte par le biais de représentations métaphoriques : le vin,
l'abondante nourriture, le jardin, la musique. Puis, c'est le réveil cauchemardesque où salissure,
déchirure, spoliation ne sont que l'expression d'une réalité dégradante.
Dans U.S.A., tous les personnages se heurtent à l'échec, l'incompréhension, la déception.
Comme des êtres écervelés, ils sont agis par des “impulsions internes (celles du désir), ou par des
impulsions externes (celles de la collectivité qui les commande)” (Santraud 76). Éros ne peut, à lui
seul, meubler l'espace qui les sépare du véritable épanouissement auquel ils aspirent tous inconsciemment. Dans Ninenteen Nineteen, toute les liaisons verront leur terme marqué par un sceau tragique :
l'histoire d'Evelin, abandonnée par son mari et son amant, se soldera par un suicide aux barbituriques.
Ann Trent, durement traitée par Dick Savage, verra sa vie brisée après trois ruptures et deux
avortements, et Moorehouse finira sa vie seul et rempli d'amertume. Les protagonistes sont ainsi
destinés à l'échec ou à la mort prématurée et Éros joue le rôle d'un catalyseur précipitant les êtres
vers leur destin.
La trilogie de Dos Passos a souvent été considérée comme une œuvre remplie de désespoir et
sa structure même qui allie parties narratives, passages lyriques, d'actualités et biographies
participent de cette stratégie visant à donner de l'Amérique une vision de décadence déjà entrevue
par Thomas Cole dans le dernier tableau de la série intitulée The Course of Empire. À l'époque, Alfred
Kazin fit référence à l'ouvrage comme “l'un des plus froids et des plus mécaniques de tous les romans
tragiques” (Morel 79).
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Éros, énergie créatrice (Henry Miller)
Ces références constantes au monde mécanisé comme indice d'un appauvrissement de
l'humain trouvent un écho chez Henri Miller dont l'écriture laisse percevoir, à travers un style
provocateur, l'écrasement qui en découle. Abordant le thème du monde urbain dans Tropic of Cancer,
il évoque “the world of men and women whose last drop of juice has been squeezed out by the
machine—the martyrs of modern progress” qu'il identifie à “this mass of bones and collar buttons”
(166-7) laissant affleurer dans le texte toute la force contradictoire qui oppose la vie à la mort.
Chez Henry Miller, la rhétorique tend à focaliser autour de la sexualité les forces vitales de
l'espèce humaine devenue exsangue par le jeu d'une idéologie desséchante. Dans Tropic of Cancer,
qui explore avec minutie les multiples méandres de l'érotisme, le récit millérien se déroule sous l'œil
candide et moqueur du narrateur dont la voix chantante — “I am going to sing for you” (10) dit-il au
début du roman — ne cesse d'interpeller, d'ébranler, de choquer le lecteur. Mais par delà les
péripéties sordides et le tumulte voluptueux du texte, perce une intention qui, au fil des pages,
apparaît comme un principe transcendant, atténuant le dégoût provoqué par des images
obsessionnelles et répugnantes. Car pour Miller, l'instinct sexuel ne se réduit pas toujours au
fonctionnement mécanique d'un engrenage, même lorsqu'il s'agit de la prostitution :
As we stepped out of the hotel I looked her over in the harsh light of day and I saw clearly
what a whore she was—the gold teeth, the geranium in her hat, the run-down heels etc., etc.,
even the fact that she wormed a dinner out of me and cigarettes and taxi hadn't the least
disturbing effect upon me. I encouraged it, in fact. I liked her so well that after dinner we
went back to the hotel and took another shot at it. “For love,” this time. (50)
Cette citation met en lumière l'idée-force de Miller selon laquelle la sincérité de
l'instinct sexuel permet parfois d'appréhender un monde supérieur. Comme l'a souligné Norman
Mailer, “Lust takes over the instinct to create life and converts it to a force” (Lewis 85).
Et pour ancrer Tropic of Cancer dans ce registre plus philosophique, le narrateur s'efforce de
transcender son érotisme licencieux à travers une poésie surréaliste. En effet, le livre, véritable
explosion de la sexualité, décrite dans une langue quelque peu salace, n'en est pas moins l'expression
d'une esthétique. Esthétique qui surgit de l'obscénité, certes, mais dont la valeur peut être estimée
par le biais d'un réseau d'images saisissantes. Ainsi Paris, symbole de la déchéance morale, apparaît-il
“like a whore” qui déambule “in the blue of an electric dawn” où seules quelques “syphilitic mermaids”
traînent parmi les ordures. Il y règne “a deathlike calm” tandis que “the trees begin to screech” et que
le jour se glisse furtivement “like a leper” (165).
Mais pour Miller la dégénérescence d'un univers souillé n'est qu'un douloureux prélude à la
naissance d'un monde nouveau car la terre n'est pas un plateau aride mais “a great sprawling
female... that swells and heaves with ocean billows... naked and sexed, she rolls among the clouds in
the violet light of the stars. All of her, from her generous breasts to her gleaming thighs, blazes with
furious ardour” (251). À travers cet hymne à la sexualité, cosmique et primitive, Miller fait apparaître
un autre visage d'Éros en tant que force créatrice et salvatrice. Comme le note Frédérique Jacques
Temple, Miller est “un poète dionysiaque surgi de l'Antiquité... affirmant les puissances du sexe... et
s'érigeant lui-même en héros... et en clown conscient de la tragi-comédie humaine... il veut exorciser
la culture américaine... il est convaincu qu'en dessous de la mélasse tout est merveilleux, il le sent et
c'est cela qu'il veut exprimer” (38).
Ainsi, ces écrivains américains de l'entre-deux-guerres, tels des topographes explorant la terre
vierge américaine, ont tracé des voies pour baliser la sphère de l'érotisme sexuel et permettre aux
aventuriers de se repérer. Chacun d'entre eux a donné une vision différente du dieu grec en le
définissant comme une force génésique, pulsionnelle, déterministe, et créatrice et c'est à travers des
écritures perméables à l'expression de toutes ces forces qu'ils ont su faire jaillir les énergies du désir.
L'audace et la témérité de leur démarche artistique pour exprimer le langage du corps, dans
une société encore bridée par un legs puritain, a sans doute ouvert une brèche importante dans la
conscience collective américaine. Même si la figure d'Éros est mise à nue sous un jour souvent
effrayant, la tentative d'élucidation d'un mythe a sans doute permis aux narrateurs d'exorciser les
peurs et les angoisses d'une nouvelle génération d'Américains.
Guétin, Nicole. “Éros et les romanciers des années trente”. EREA 1.1 (hiver 2003): 46-51. <www.e-rea.org>
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Ouvrages cités
Beauvoir, Simone de. Le Deuxième Sexe I. 1949. Paris : Gallimard, 1976.
Cotterell, Arthur. The Pimlico Dictionary of Classical Mythologies. London: Pimlico, 2000.
Dos Passos, John. Nineteen, Nineteen. 1932. New York: Signet, 1979.
—. The 42d Parallel. 1930. New York: Signet, 1979.
—. The Big Money. 1933. New York: Signet, 1979.
Faulkner, William. Light in August. 1932. New York: Vintage, 1985.
—. Sancturay. 1931. New York: Vintage, 1987.
Jain, Sumita. Concept of Man. New Dehli: New Stateman Publishing Company, 1979.
Lewis, Léon. Henry Miller, The Major Writings. New York: Schocken Books, 1986.
Miller, Henry. Tropic of Cancer. 1934. London: Grafton, 1987.
Morel, Jean-Pierre. John Dos Passos. Paris : Belin, 1998.
Santraud, Jean-Marie. Americana. Paris : Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1989.
Schmidt, Joël. Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris : Larousse, 1986.
Steinbeck, John. The Wayward Bus. New York: The Vicking Press, 1947.
Temple, Frédéric Jacques. H. Miller. Paris : Éditions Lejas, 1985.
Guétin, Nicole. “Éros et les romanciers des années trente”. EREA 1.1 (hiver 2003): 46-51. <www.e-rea.org>
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