amour humain, amour chretien : eros et agape

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amour humain, amour chretien : eros et agape
Regard – Communauté de la Sainte Trinité – juin, juillet, août 2004
AMOUR HUMAIN, AMOUR CHRETIEN : EROS ET AGAPE
De quel amour aimons-nous ?
Commentant le texte de saint Paul "Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je
livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien", saint Augustin
écrit dans son commentaire de la 1ère épître de saint Jean :
Nous ne devons pas aimer les hommes à la façon dont nous entendons dire au gourmand :
« j’aime les grives."
- Pourquoi cela ? demandes-tu.
- Parce qu'il s'agit pour lui de tuer et d'anéantir. Et il dit qu'il aime ! S'il aime les
grives, c'est pour qu'elles n'existent plus. S'il les aime, c'est pour les supprimer. Et tout ce
que nous aimons en vue de nous en nourrir, c'est pour l'anéantir... et nous en refaire.
Serait-ce ainsi qu'il faut aimer les hommes, en vue de les anéantir ?
- Mais il est une façon d'aimer qui consiste à vouloir du bien, à rendre éventuellement
service à ceux que nous aimons.
- Et s'il n'y a pas lieu de leur rendre service?
- Il reste le bon vouloir, qui suffit à qui l'on aime
.
Le terme français amour est extrêmement ambigu, car il peut signifier les réalités les plus
différentes, sinon les plus opposées : la sexualité, même dans ce qu'elle a de plus brutal ou de plus
mercantile, tant hors mariage que dans certains contrats matrimoniaux, et la réalité divine à
laquelle le Créateur fait participer sa créature. La langue grecque est de ce point de vue plus riche :
il y a l'éros qui désigne la réalité spontanée de l'amour humain, mais il y a aussi l'agapè - un terme
propre à la Bible - qui désigne l'amour prévenant de Dieu pour l'homme (c'est le sens originel du
mot "charité").
La distinction entre l'amour de désir et l'amour divin, entre éros et agapè, est capitale. Elle ne
saurait cependant être transformée en une séparation absolue et encore moins en une opposition. Il
importe donc de préciser la relation existant entre ces deux ordres de réalité; car la Bonne
Nouvelle chrétienne touchant l'amour consiste finalement dans un appel à les unir.
Valeur de l'amour de l'homme et de la femme
II faut affirmer l'immense valeur de l'éros, de l'amour, en ce qu'il a de plus profane. Réalité voulue
par Dieu, il est et reste toujours son signe, le langage qui nous permet de l'approcher, de lui être
semblable. Le simple fait qu'un homme et une femme découvrent leur insuffisance radicale,
corporelle, affective, culturelle, spirituelle, à travers la perception de l'autre, contredit déjà la
tendance pécheresse à se complaire en soi-même. Le besoin de l'autre oblige à reconnaître ses
limites, même si, à travers certaines formes de relations sexuelles, on tente de récupérer son
orgueilleuse solitude, face à l'autre. L'éros provoque l'être humain à découvrir qu'il ne peut vivre
pleinement que grâce à un autre, et par là il laisse entrevoir à certains ce que peut être le Tout
autre. Cela, un non-croyant peut l'expérimenter comme un croyant.
Il faut donc dire que l'éros, vécu par n'importe quel être humain, peut impliquer un véritable
dépassement du simple désir et ouvrir à la transcendance divine, alors même que celle-ci n'est pas
explicitement reconnue. Il peut comporter une fidélité profonde, un appel, une invocation secrète,
dont la portée infinie n'apparaît pas nécessairement en toute clarté à celui qui fait cette expérience,
mais qui n'en constitue pas moins un ressort de celle-ci.
Celui qui, par l'amour, vit cette ouverture à l'autre accède à un monde de la communication dont le
chrétien affirme que l'origine est Dieu lui-même. A travers l'éros peut se dévoiler l'agapè. En
vivant en sa plénitude un amour authentique, l'homme renaît déjà de Dieu, même s'il ne reconnaît
pas clairement celui-ci. Il en affirme la réalité par son amour même. Ainsi le Christ pouvait-il dire
d'une pécheresse publique qu'elle était sauvée parce qu'elle avait beaucoup aimé.
Mais l'amour profane, l'éros, ne donne accès à l'agapè que si, de l'intérieur, il est véritablement
transformé, converti. Il lui faut renoncer à tenir sa richesse de lui-même, et consentir à être de
quelque manière reçu, donné, fruit d'une grâce.
L'agapè ne résout pas tous les problèmes de l'éros
La foi chrétienne n'apporte aucune assurance
de réussite temporelle du couple. Elle ne
propose
aucune
réflexion
sexuelle
méthodique qui garantisse l'épanouissement
sexuel ou affectif, aucune psychologie qui
permette d'éviter les conflits du couple. Sur
ce point, l'homme et la femme sont renvoyés
à leur propre responsabilité, c'est-à-dire à leur
réflexion et à leur jugement. Réalisés dans
certaines conditions, nombre de couples
courent à l'échec. La plus haute spiritualité
n'y changera rien. Bien plus, elle peut même
devenir dangereuse, dans la mesure où elle
permettrait de croire qu'on peut se dispenser
de réfléchir sur les problèmes concrets posés par la vie commune et relevant directement de la
raison humaine.
II importe donc d'envisager ce que peuvent être et ce que doivent être les éléments de la réussite
conjugale au niveau de l'éros. Il faut également se soucier de mettre en œuvre une pédagogie
touchant la préparation lointaine ou proche d'un mariage qui veut être autre chose qu'une loterie.
Sur ces points, l'Eglise ne peut que renvoyer à des données naturelles relevant de la réflexion
profane, autrement dit à de bons "conseillers conjugaux".
L'agapè sauve l'éros
En proposant à l'éros une réorientation de son élan, l'agapè le
pénètre d'un dynamisme nouveau qui vient le sauver.
Réalité naturelle liée au désir du corps, aux appels de la sensibilité,
l'éros reste profondément fragile. Ne trouvant sa propre loi qu'en
lui-même, il est incapable de surmonter certaines difficultés.
Devant la maladie, la folie, la névrose, le vieillissement, il semble
"tout naturel" de renoncer à la fidélité, à l'unité du couple.
Mais l'agapè ouvre à l'amour une autre perspective : celle du don
gratuit à l'autre, en réponse au don gratuit de Dieu en Jésus-Christ.
Parce que le croyant se sait aimé par Dieu, il devient capable de
rayonner ce qui le fait lui-même vivre, et cela sans rien attendre en
retour, sinon la joie même de vivre de l'amour.
Nous avons dit la nécessité d'envisager rationnellement certains problèmes psychologiques ou
physiologiques de la vie du couple. Mais les meilleures décisions dans ce domaine ne touchent pas
à la question fondamentale : l'amour peut-il aller jusqu'à renoncer par amour à tenir de l'autre
l'avantage qu'on en attendait ? Est-il capable de s'élever au-dessus de la conception de l'échange ?
C'est sur ce point que l'on peut découvrir toute la richesse de l'appel à Dieu dans une célébration
sacramentelle qui se poursuit par la prière. Car, par cette mise en présence de Dieu, par cet appel
lancé vers lui, l'homme et la femme s'ouvrent à la "grâce". Par celle-ci, ils peuvent saisir mieux
l'ampleur de l'enjeu spirituel de leur couple. Ils peuvent aussi trouver des raisons nouvelles
d'affronter les difficultés de la rencontre, et la force nécessaire pour surmonter les obstacles.
Il faut aller plus loin encore : de soi, l'éros, si riche soit-il, se heurte nécessairement à l'obstacle
suprême, la mort. Mais, par la foi, le croyant découvre que cette mort peut se transformer en
résurrection. Là où disparaît la présence charnelle et affective, il est possible de découvrir une
autre présence. Car l'amour, vécu en Dieu, crée un lien d'éternité. Vérité paradoxale qui est à la
fois crucifiante et source de vie : c'est parfois au moment même où se dénoue le lien érotique que
se révèle soudain ce que peut être la plénitude de la rencontre. L'être qui fait cette expérience peut,
au milieu même de la souffrance, découvrir la réalité spirituelle d'une "nouvelle famille", celle
même du Royaume de Dieu.
Extrait de "Pour vivre le mariage " Jean-Pierre Bagot