Jean Claude Brisville, Le souper, 1989

Transcription

Jean Claude Brisville, Le souper, 1989
Jean Claude Brisville, Le souper, 1989
Adapté au cinéma par Édouard Molinaro en 1992 avec Claude Brasseur et Claude Rich.
Six juillet 1815 : Napoléon, défait à Waterloo, est en route pour l'exil. Ses vainqueurs occupent Paris et
souhaitent rétablir la monarchie. Mais l'esprit de la Révolution souffle encore...
Par une nuit d'orage sur la capitale, le prince Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord revient à son hôtel
particulier d'une réception organisée par le duc de Wellington. Il est en compagnie de Joseph Fouché, duc
d'Otrante, ministre de la police et chef du gouvernement provisoire, qu'il a convié à un souper. Le premier
veut le convaincre de faciliter une nouvelle restauration de Louis XVIII, avec lequel il doit s'entretenir le
lendemain à Saint-Denis. D'abord réticent et sûr du pouvoir que lui confère sa position, le second se laisse
convaincre par son interlocuteur. Tous deux usent, néanmoins, d'arguments qui prouvent que rien n'est
possible sans eux, dans un face à face de négociation tour à tour diplomatique et menaçant.
Fouché – Prince, quelle joie d’être reçu chez vous. Je n’avais jamais eu ce privilège !
Talleyrand – Je vous prie d’excuser ce désordre, Monsieur Fouché. Mais j’étais encore à Gand avant
hier. Et les scellés avaient été apposés sur ma porte…
Fouché – Non !
Talleyrand – Mais vous qui savez tout, je ne vous apprends rien !
Fouché – Avez-vous fait bon voyage ?
Talleyrand – Excellent, j’étais avec Sa Majesté…
Fouché – Sans vous, Elle serait encore à Gand.
Talleyrand – Elle est encore à Saint-Denis.
[...]
Talleyrand – À notre amitié !
Fouché – Oui… Elle est proverbiale.
Talleyrand – Je vais vous le prouver.
Fouché - Foie gras truffé ! Prince, vous savez vivre !
Talleyrand - Une habitude, Monsieur Fouché. Savoir vivre et savoir mourir, cela chez nous se sait à la
naissance. Regardez la suite : asperge en petit pois, cul d’artichaut à la ravigote, saumon
à la royale, filet de perdrix à la financière.
Fouché - A votre table on ne peut pas penser à changer de régime.
Talleyrand – Mais servez-vous, Monsieur le Sénateur.
Fouché – Servez-vous… Que cette formule est… politique !
[...]
Talleyrand - Peut-être avez-vous des projets pour la France ?
Fouché – J’en ai plusieurs, Monsieur l’ancien chef du gouvernement de Sa Majesté.
Talleyrand - Plusieurs ? Racontez-moi ça…
Fouché – La situation n’est pas simple. La Chambre a déclaré Napoléon II empereur.
Talleyrand – Le fils de l’Ogre ! Soyons sérieux…
Fouché – Ce saumon est une merveille.
Talleyrand – Il vient du Rhin. Par courrier spécial, de Strasbourg à Paris.
Fouché – Quand je pense que chez les Anglais on mange du bouilli dans de la marmelade… Bien, je
vous accorde que l’Aiglon n’est pas un prétendant très sérieux.
Talleyrand – Voyons plus près.
Fouché – Plus près ?
Talleyrand - Oui, tout près…
Fouché – Le peuple ! Bien sûr ! Le peuple français ! Ah non, non, ne riez pas ! Une république !
Talleyrand – Vous voulez revenir au Directoire, Fouché ! Ce 7 juillet 1815, à minuit, la France est à
qui la voudra et jamais son gouvernement ne fut plus provisoire. Je sais que vous le
présidez, Monsieur Fouché, mais que présidez-vous, en fait ? Un troupeau de
parlementaires hébétés, encore sous le choc de Waterloo…
Fouché – Revenons aux Bourbons. Je crains qu’ils ne soient plus acceptés par le peuple.
Talleyrand – Vous craigniez, vraiment ?
Fouché – Je dis je crains, si je me mets à votre place ! En tranchant sans façon la tête du roi, nous
avons démontré qu’il n’était qu’un homme ordinaire. En effet : le ciel ne nous est pas
tombé sur la tête pour cela ! Alors une restauration dans ce pays, après ce qu’il a vécu
depuis un quart de siècle me paraît pour le moins… Décevante. Et difficile.
Talleyrand – Alors ?
Fouché – Alors la monarchie n’est plus de droit divin. Elle n’est qu’une solution, mais parmi plusieurs.
Une solution fragile et impopulaire. J’ai un projet…
Talleyrand – J’en suis très curieux !
Fouché – Je forme un gouvernement de Salut Public où se retrouvent tous les républicains. Une
république assagie, égalitaire ! Alors, si vous pouvez faire comprendre au gros Bourbon
qu’il est préférable pour lui de repartir en Belgique avec les siens…
Talleyrand – Vous êtes sérieux, Fouché ? En tout cas vous ne manquez pas d’imagination. Vous êtes
un poète… Il faut vous y faire, Fouché : l’avenir est au passé.
Fouché – Alors Louis XVIII !
Talleyrand – Et oui, un homme qui a le soutien des Alliés. Il faudrait ne pas l’oublier, Paris est
occupé. Et l’occupant a son mot à dire. Et il l’a dit ! Vous avez entendu les Anglais ce
soir ? « Louis ! I Love your Louis ! He is the best. »
[...]
Fouché – Que devrais-je faire ?
Talleyrand – Vous n’aurez qu’à vous mettre à genoux devant lui et à baiser la main qu’il vous tendra.
Fouché – Rien que ça…
Talleyrand – Puis-je compter sur vous, ce soir, à Saint-Denis ?
Fouché - Oui… [levant son verre] Au nouvel ancien régime !
[...]
Le lendemain, à Saint-Denis :
Chateaubriand : Tout à coup une porte s'ouvre : entre silencieusement le Vice appuyé sur le bras du
Crime. M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe
lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi
et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mît les mains qui firent tomber
la tête de Louis XVI entre les mains du frère martyr ; l'évêque apostat fut caution du
serment.