Untitled - Jérémie Rentien
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Untitled - Jérémie Rentien
Avant-propos Il y a quelques temps, je me rendis en Italie dans la province piémontaise pour assister à un déjeuner de famille. Aussi, si j’escomptais comme d’habitude un déjeuner en petit comité, quelle ne fut pas ma surprise quand, en entrant dans la grange familiale, je vis installée une longue table d’environ huit à neuf mètres de long autour de laquelle était assis plus d’une trentaine de convives (inconnus au bataillon d’ailleurs). Confus, je m’assis à la table et l’on apporta les plats. Et si j’étais déjà décontenancé, le déjeuner n’aida pas. En effet on nous servit : le pape (un lointain cousin de mon grand-père, « l’ancêtre ») d’abord, les invités étrangers ensuite (dont moi), puis le reste de la famille. Jusque là tout était normal. Mais alors que je m’apprêtais à plonger ma fourchette dans mon assiette, ma voisine me tapota l’épaule et me fit signe de la reposer. Je m’exécutai. Un silence complet envahit les lieux et tous les regards se tournèrent vers le pape assis en bout de table. Celui-ci prit ses couverts avec lenteur et les croisa au-dessus de son assiette. Tous les convives firent de même et moi, absolument perdu, aussi. Le pape garda cette position pendant plusieurs longues secondes 5 Stratégie de table, théâtre de négociations puis, d’un coup sec et sonore, décroisa ses couverts et se mit à manger. Tout le monde l’imita et commença alors à discuter comme si de rien était. Et tout redevint normal. Un déjeuner italien typique où tout le monde parle haut et fort et se passe sans arrêt les nombreux plats en sauce disposés sur la table. Après les plats, on apporta le dessert, que je dégustai avec plaisir jusqu’à ce que sans prévenir, tout le monde se tut de nouveau —le rituel n’était pas terminé. Tous les regards étaient une nouvelle fois tournés vers le pape qui finissait avec le sourire son assiette. Et si la plupart des convives continuaient de manger, elles le regardaient tout de même, l’oeil en coin comme attendant un signal. Et signal il y eut. Quant le pape eut fini son assiette, il reposa avec détachement ses couverts dans celle-ci, croisés. Et dès l’instant où il le fit, tous les convives s’arrêtèrent de manger et posèrent à leur tour leurs couverts. Il y eut un silence bref et tout le monde recommença à discuter. On nous débarrassa et les cafés furent servis. Suite à cette étrange épisode, les déjeuners et diners familiaux redevinrent tout ce qu’il y a de plus banals. Et bien que je puisse questionner plusieurs membres de la famille sur cette curieuse tradition, on me répondit chaque fois que l’on avait toujours fait comme ça. Et je compris vite qu’à leurs yeux il n’y avait pas matière à débattre. Je rentrai donc, et curieux de comprendre ce qu’était cette étrange coutume, j’effectuai quelques recherches sur le sujet. Et si je trouvai l’origine de celle-ci, je découvris un sujet bien plus vaste, bien plus riche que je n’aurais osé le penser. Aussi je continuai mes recherches sans trop me poser de questions. Et bien qu’étant conscient que ce sujet ne rentrait pas —a priori— concrètement dans le cadre 6 Avant-propos du mémoire, je ne pouvais que constater que j’avais trouvé un sujet qui m’intéressait, me passionnait même, et que je n’aurais aucun mal à le traiter. Mais à quoi bon écrire sur un sujet qui m’était si étranger ? Comment celui-ci pouvait-il nourrir mon travail alors qu’il n’entretenait aucun lien apparent avec celui-ci ? En effet, aucun lien « apparent ». Car un lien avec mon travail il y en avait un, et de taille. Si je ne pouvais relier ce sujet avec mes travaux, c’est qu’il n’avait pas de rapport ni visuel ni thématique, mais un rapport de processus. Car en définitive, si les coutumes de table et de réception sont extrêmement rigides et codifiées, mon processus créatif l’est tout autant. En effet, j’impose un cadre extrêmement rigide à mes films. Et si j’aime à contrôler chaque aspect de leur réalisation, la mise en scène apparait pour moi comme un véritable terrain de jeu. Aussi, si je ne pouvais réprimer mon envie de parler de la table et de sa propre mise en scène, c’est qu’elle se trouvait être un cadre dans lequel cette volonté de tout contrôler apparaissait comme à son paroxysme. J’y voyais donc l’opportunité de comprendre un peu plus — en en étudiant une des plus extrêmes formes— pourquoi je tenais tant à tout régir. * J’ai pu noter que l’élaboration d’un diner s’inscrivant dans un cadre bourgeois, cérémonial ou diplomatique s’ordonne toujours comme une véritable pièce de théâtre, en cela qu’il est d’abord écrit, plusieurs fois répété puis enfin joué lors d’une unique représentation. J’ai appréhendé l’écriture de ce mémoire de la même manière. 7 Stratégie de table, théâtre de négociations D’abord l’écriture. L’élaboration de la mise en scène et du décor ou : comment la table met-elle en scène des rapports humains par son cadre ? Puis l’interprétation du texte par le comédien ou : comment le cuisinier travaille-t-il les menus pour mettre en avant dans l’assiette les messages que l’hôte tend à communiquer à son invité ? Et enfin le jeu et le lot d’imprévus inhérent à toute représentation théâtrale ou : comment la table, et par extension la cuisine, peut-elle sortir du cadre des négociations et devenir une arme ? 8 Jérémie Rentien Introduction «Convives, asseyez-vous à table, montez sur les planches.» La table est un théâtre. Un lieu de représentation. Pourtant, à première vue elle n’apparait pas comme telle. C’est un lieu commun, presque quelconque pour l’individu. Outre le fait qu’elle permette de placer son assiette à une hauteur commode à la dégustation, elle ne représente aucun intérêt pour l’individu isolé. Le mangeur solitaire d’ailleurs, qu’il soit sauvage, ermite ou tout simplement un homme contemporain seul, mange-t-il nécessairement à table ? Non. Si l’ermite mange à même le sol, l’homme contemporain ne voit aucun inconvénient à poser son assiette sur ses genoux, les yeux rivés sur sa télévision. Car pour ce mangeur, le fait même de manger ne nécessite aucune forme de mise en scène. Qu’il mange goulûment la viande crue, l’os en main, ou qu’il mange à la grande cuillère son plat surgelé encore dans sa barquette, il exempte son action de toute théâtralité. Et pourquoi ? Tout simplement parce qu’il est seul, et qu’il n’est soumis au regard de personne. La représentation théâtrale ne repose-t-elle pas justement sur ce fondement essentiel qu’est le public ? Arrêtons-nous un instant sur un exemple de mangeur solitaire de haut rang, le Roi Louis XIV. Il mangeait seul certes, mais à table. Celui-ci aurait tout à fait pu manger l’assiette sur les genoux. N’était-il pas roi ? N’avait-il pas tous les pouvoirs ? Alors pourquoi manger à table ? Tout simplement parce qu’il mangeait, seul à sa table certes, 13 Stratégie de table, théâtre de négociations mais en public. Sa table était même juchée sur une estrade. L’image est parlante ! Quand le Roi de France entrait dans la salle à manger, l’intendant frappait le parquet du bout de sa canne pour annoncer à l’assemblée son arrivée . Notre monarque s’asseyait à sa table, mangeait en silence, aux yeux d’une foule de courtisans, puis, son repas terminé, se levait et demeurait debout quelques instants sous les doux applaudissements de son assistance. N’est-ce pas là l’archétype de la représentation théâtrale ? N’y a-t-il pas plus emblématique que l’estrade ? Le brigadier ne frappe-t-il pas trois fois les planches du théâtre pour annoncer le lever de rideau au public ? N’est-il pas coutume de saluer sous les applaudissements de l’assemblée en fin de représentation ? Que le public soit donc à table ou n’agisse qu’en spectateur, du moment que la table se trouve en rapport avec plus d’une personne, celle-ci change de statut. De l’objet purement fonctionnel, elle devient le cadre introductif d’une forme relationnelle. La table de notre Roi par exemple, introduit une distance hiérarchique entre celui-ci et ses courtisans. Par sa forme, sa scénographie et l’ordonnance de son service, elle figure que nul n’est assez pur pour pouvoir s’y asseoir. Et cela s’applique pour tout diner « public ». L’organisation de la table, sa forme, le placement des convives autour de celle-ci, la qualité des mets que l’on y déguste, en bref sa mise en scène, permet au convive de déterminer à quel ordre d’interaction elle appartient. La table est aussi en cela un cadre théâtral, elle offre au convive un espace où composer, en fonction du dispositif, le rôle qu’il lui est attribué. Que le cadre soit formel ou non, qu’il offre une souplesse de jeu ou qu’à l’inverse il soit contraignant, le convive devra le déterminer et en appliquer alors les usages sous peine de se retrouver dans une position très instable. Instable, car cette table « publique » réunit des convives conscients, en cela 14 Introduction qu’ils ne se réunissent pas autour d’une table pour le simple fait de combler ce besoin animal qu’est de manger. Cela ne serait que la réunion absurde de mangeurs solitaires. Non, ce sont des convives conscients d’être convives, conscients de l’autre et de la perception que celui-ci a de sa personne. * Si le convive adapte donc son comportement à la table en fonction de ce que celle-ci figure, le travail de l’hôte réside dans le choix et la mise en scène effective des signes qu’il veut communiquer. Et c’est sur cette « interstice » —le propre et le figuré— que la mise en scène de table joue. Et elle repose sur deux fondements essentiels : le plan de table (ou structuration spatiale du décor) et l’élaboration du décor en tant que tel (objets, service, rituels) qui devront se soumettre à une seule et unique contrainte, seule garantie de la réussite du repas, inhérente à toute forme de commensalité : la convivialité. L’attribution des places autour de la table permettra, dans un premier temps, de donner forme —dans un sens presque sculptural — , de la même manière qu’un moule, à la nature relationnelle du repas. Les convives, plus ou moins contraints de partager cette configuration pendant toute la durée du repas, n’auront pour seul choix que de s’y soumettre. Le dispositif du plan de table permettra donc de passer d’une forme « prétendue » à une forme jouée qui pourra devenir ensuite, suivant le bon déroulement du repas, une forme effective de relations. Aussi, s’il ne s’agit pas seulement de placer ses convives dans un certain ordre pour que la table prenne la forme des relations, il s’agira de travailler au « bon déroulement du repas » qui pourra non pas garantir, mais du moins favoriser la prise effective de la forme relationnelle escomptée. 15 Stratégie de table, théâtre de négociations Si le choix est large et les combinaisons multiples, l’hôte devra cependant considérer que chaque élément se fera, de plus, le miroir du degré d’estime qu’il accorde à ses convives. Le choix des couverts, la qualité des mets, la décoration de la table seront autant d’éléments alors considérés par le convive, qui, en fonction de leur nature, se verra plus ou moins enclin à transformer la relation qu’il entretient avec ses voisins et avec son hôte. Considérons cependant que si la table s’inscrit dans un contexte familial, la difficulté sera moindre. En effet, la proximité des convives n’appellera pas à la création d’un décor complexe et significatif. La relation qu’ils entretiendront à table sera en continuité avec la relation qu’ils entretiennent en dehors de celle-ci. C’est dans un contexte cérémonial ou mondain que la tâche se révèle ardue. En effet, le rapport de convive à convive est moins, si ce n’est pas, défini. Et s’il ne s’agit en rien d’en questionner l’hôte sur sa nature, celui-ci se devra de la figurer, de manière significative par la mise en scène. En conséquence, c’est cette table que nous allons traiter tout au long de notre exposé. Cette table mondaine, non définie, qui n’est autre qu’une page blanche que le metteur en scène, et dans notre cas, l’hôte se doit de remplir. * «La table est une extension figurative qui met en scène des objets et des acteurs, des usages et des rôles.» Jean Jacques Boutaud, Imaginaire de la table. Nous allons le voir, la table est riche de signes, qui, articulés entre eux, créent du sens. Et, s’il se révèle essentiel pour le mondain d’en connaitre la mécanique, la table est pour moi 16 Introduction d’un intérêt autant anthropologique que plastique, analogue à l’étude de toute forme artistique. Car c’est sur la relation entre le spectateur/acteur et la forme que se base l’oeuvre. Aussi s’il est naturel pour l’artiste d’étudier le rapport à cette constante, il s’agit ici d’en discerner les plus complexes combinaisons, à table. Et nous allons le voir tout au long de notre exposé, si celle-ci apparait comme un espace tangible, les rituels qui s’y inscrivent sortent de loin de son simple cadre. La Mafia sicilienne, les Yakuzas japonais et même nos propres hommes politiques usent du pouvoir symbolique et convivial de la table pour y négocier entre eux, avec charme, des accords. Et, nous le verrons, la qualité d’un repas, le bon respect de l’Étiquette, le choix d’un bon ingrédient par le cuisinier pourra décider de la vie ou de la mort de nations toutes entières. Une occasion de comprendre pourquoi, dans la négociation, la symbolique prend le pas sur le discours et par extension pourquoi, en société, l’homme tend à paraitre plus qu’à être. 17 L’écriture La Mafia, de la diplomatie en famille Nous avons évoqué plus tôt la différence de structure relationnelle entre la table familiale et la table mondaine. Ce sont deux cadres radicalement différents. Ceux-ci apparaissent cependant comme se mêler dans l’univers Mafioso —notamment dans la Cosa Nostra sicilienne et sa branche américaine. Aussi, nous allons le voir, si pour l’hôte, mettre en scène la table, en famille ou en société, se révèle déjà une entreprise difficile, il devra ici jouer sur les deux tableaux. On en imagine la complexité. Bien que la Mafia soit une organisation politique et criminelle (mondaine), elle est aussi affaire de famille. Famille au singulier, car si l’Honorable Société est certes constituée de plusieurs clans familiaux, elle tend à s’organiser en apparence comme une seule et grande famille. Mais permettons-nous de souligner cette question de l’apparence. Il faut noter que la Mafia sicilienne met un point d’honneur à respecter ce qu’en Italie on nomme la « Bella figura ». Ce concept repose sur l’idée de donner la meilleure expression de soi-même, que ce soit par son élégance vestimentaire, son aisance dans la conversation, sa politesse etc. Aussi, les bonnes manières, le tact, l’Étiquette sont autant de composants qui définissent la ligne de conduite de la Mafia. Et si celle-ci tient d’ailleurs tant à faire preuve 21 Stratégie de table, théâtre de négociations de « Bella figura », c’est que ce concept est certes très italien et inscrit dans sa culture —n’avons-nous pas tous en tête l’image du jeune homme italien aux cheveux gominés, vêtu d’un costume blanc brillant, portant lunettes de soleil et moustache parfaitement dessinée ?— mais qu’il est directement associé aux notions de fierté et de respect. Aussi, bien que la Mafia se considère comme fière et respectable, elle commet des actes d’une grande cruauté, mais avec élégance . Et c’est d’ailleurs une des raisons qui vaut à la Mafia d’être tant mise en scène au cinéma : deux notions à première vue incompatibles, la violence et l’élégance, qu’elle unit avec ce goût tout à fait latin qui séduit tant le spectateur. En définitive donc, les rapports mafieux se basent sur le « paraître ». Et si, comme dans toute grande famille —que ce soit dans l’intimité ou pour affaires— son activité se vit essentiellement à table, on peut comprendre qu’elle soit pour nous d’un réel intérêt. Mais avant de noter comment la Mafia se comporte à table, il est bon de considérer ce qu’elle y partage. Car si nous étudions la mise en scène de l’union autour d’une table, la cuisine italienne apparait comme autant propice à celle-ci qu’à la discorde. En effet, si la Mafia est une affaire de famille, pour les italiens la cuisine l’est aussi. Et si la Mafia italo-américaine a très vite pris son autonomie par rapport à la Cosa Nostra sicilienne, la cuisine reste en définitive le seul lien —émotionnel j’entends— qui l’unisse encore à cette lointaine Sicile natale. Aussi, bien que bon nombre de ses membres y soient nés, les autres ont, eux, vu le jour sur le sol américain et ne la connaissent, outre les rêveuses descriptions qu’ont pu leur en faire leurs ainés, que par la cuisine. Et si une chose permet d’identifier la Mafia sicilienne de toutes les autres bandes de crime organisé, c’est son rapport à la gastronomie. Aussi on pourrait même aller jusqu’à dire que ce qui l’unit, c’est la sauce tomate. 22 La Mafia, de la diplomatie en famille Certes la formule peut sembler réductrice, mais il n’en est rien. L’importance de cette sauce tomate —et notamment dans les films et autres séries qui mettent en scène l’Honorable Société— est notable. Si l’on se penche par exemple sur les scripts de deux films de Mafia les plus emblématiques : à savoir la trilogie The Godfather (Le Parrain) de Francis Ford Coppola et Goodfellas (Les Affranchis) de Martin Scorsese, on pourra noter que chaque ingrédient qui compose cette traditionnelle sauce tomate italienne —ail, basilic, sel, poivre, huile d’olive et tomates bien entendu— apparait au moins une fois. Le mot tomate, lui, revient même neuf fois dans The Godfather et onze fois dans Goodfellas. Et Martin Scorsese ira même jusqu’à faire apparaitre la recette complète de la sauce tomate dans le générique d’un de ses premiers courts métrages : Italianamerican (1974). Certes cela parait tout à fait étonnant pour des films retraçant la vie d’une organisation ô combien criminelle, mais il faut noter que l’importance de la sauce tomate, et par extension de la famille, est telle pour la Mafia sicilienne —du moins d’origine— qu’elle apparait comme prendre une place égale à celle du crime. On comprendra donc que les films et autres séries de Mafia mette l’accent sur cette notion fondamentale. Dans la série The Sopranos¹ par exemple, presque chaque épisode est construit sur l’alternance entre scènes de repas et activité criminelle. Le chef de famille, Tony Soprano, presque toujours à table avec, soit sa véritable famille, soit sa « family » —les capos de son organisation— dirige en ¹ La série The Sopranos, considérée comme l’une des meilleurs productions télévisuelles des années 2000, cumule à ce jour plus d’une quarantaine de prix pour sa richesse scénaristique et sa très grande justesse, tant dans la transcription d’une société américaine à l’aube du nouveau millénaire que dans la mise en scène fidèle d’une mafia qui a certes évolué avec son temps,mais qui garde ses automatismes et son caractère originel. 23 Stratégie de table, théâtre de négociations parallèle, entre chaque bouchée de spaghettis, les actions sur le terrain. On retiendra d’ailleurs une scène type. D’une dizaine de minutes, celle-ci apparait à la saison trois et met en scène Tony Soprano et son oncle Junior Soprano, parrain de l’organisation, avachis en bons américains devant le journal télévisé. On y annonce la sortie de prison de plusieurs membres de la family dont le journaliste détaille la liste des crimes et des méfaits. Aussi, si cela les intéresse vivement, ils sont constamment —et nous aussi— interrompus par Janice, la soeur de Tony, qui décrit à haute voix la préparation de son ragout, qu’elle tient d’ailleurs absolument à leur faire goûter. On voit ainsi se mêler sans interruption dans cette séquence, des gros plans sur la sauce tomate et des plans de mafieux menottés. Et l’on retrouve un plan très similaire dans le premier The Godfather. Michael Corleone vient de tuer d’une balle dans la tête les deux ennemis de la famille, Sollozzo and McCluskey. Il s’enfuit donc en Sicile pour se faire oublier et pouvoir ainsi revenir à New York une fois l’orage médiatique passé. Aussi, pour mettre en image cette période, Francis Ford Coppola, fait s’alterner en fondus couvertures de journaux, qui dans leurs enchainements montrent l’évolution de l’affaire, scènes de repas et de cuisine. Certes ces séquences « Sauce tomate sur fond de macchabées » apparaissent comme résumer la vie mafieuse avec une poésie toute cinématographique. Elles ne sont cependant pas que symboliques. Le rapport à la cuisine est si fort pour la Mafia que dans certains cas le bon déroulement d’un repas, le bon respect des recettes traditionnelles, peut avoir une incidence réelle sur la vie ou de la mort d’un homme. On citera à ce propos ce déjeuner de 1924 qui fut offert par 24 La Mafia, de la diplomatie en famille le petit chef Mafioso Don Cuscia au grand chef de la Cosa Nostra, Giuseppe Genco Russo. Don Cuscia, chef du village Piana degli Albanesi situé dans la province de Palerme, ayant eu vent du passage du grand Don l’invita à venir déjeuner dans son village. Celui-ci accepta et fit transmettre à Don Cuscia qu’il viendrait déjeuner ce jour-là même, ainsi que tous ses hommes (plus d’une vingtaine). À midi, celui-ci arriva comme prévu et fut accueilli par son hôte. Ils passèrent à table et Don Cuccia fit son discours devant l’assemblée, souhaitant la bienvenue à son chef et l’assurant de sa plus grande fidélité, qu’il conclut, sans lui laisser le temps de répondre, par un vif « Su di esso, buon appetito ! » (« Là-dessus, bon appétit ! ») avant de vider son verre d’un trait suivi en conséquence de tous les autres convives. La première erreur avait été commise. En effet, si dans la logique de table, mafioso ou non, l’hôte doit attendre que l’invité réponde à son toast pour pouvoir boire, ici Don Cuscia avait déshonoré son invité et l’avait contraint à boire sans qu’il l’ait décidé. En effet, il aurait été tout à fait ridicule de prononcer son toast alors que tout le monde avait déjà bu, ou de ne pas boire alors que tous les convives autour de la tablée s’y appliquaient. À l’instant où le toast fut terminé, on apporta sur la table d’énormes plats d’étain dans lesquels étaient entassés en vrac jambons, paupiettes et saucissons, poulets, agneaux et quartiers de boeufs découpés en parts de plus de six cents grammes, ainsi que de larges assiettes creuses remplies à ras bord d’huile d’olive dans lesquels Don Cuscia proposa au Don Russo d’y tremper la viande qu’il lui avait servi de la pointe de son poignard, sans le consulter. C’était trop pour notre Don qui considérait ce grossier service comme une atteinte à sa dignité et à la cuisine sicilienne. Aussi il se promit de se pencher sur le cas de Don Cuscia qui disparut au lendemain du déjeuner et dont le corps fut retrouvé quelques mois après, enterré non loin du village de Piana degli Albanesi, accompagné d’une assiette en étain. 25 Stratégie de table, théâtre de négociations * S’il s’agit donc de ne pas faire de faux pas quand on en vient à la cuisine du pays, le bon déroulement du repas dans toutes ses conventions de table est tout aussi essentiel. Car il ne faut pas oublier que si la Mafia tend à se représenter comme une seule et grande famille, elle est toutefois composée d’une poignée d’hommes à la gâchette facile, dont la portée des négociations qui prennent part à sa table, sortent de loin du simple cadre familial. Aussi, si l’on parle, à la table bourgeoise, de l’importance du respect de l’Étiquette comme garantie d’un repas sans heurts, le mafioso y est tout autant attaché. À une différence près cependant. Si à la table bourgeoise, les convives sont conscients de la hiérarchie et accoutumés à la rigueur sinistre qui découle de celle-ci, le mafioso, lui, doit simuler l’entente et rendre aussi familiale que possible l’atmosphère du repas. Qu’importe la véritable nature des sentiments que chacun de ses chefs cultive envers son prochain, qu’importent les enjeux de leurs conversations, il s’agira de toujours le traiter comme un frère ou dans certains des cas comme un père. Si les mafieux se réunissent donc autour d’une table, ils n’en ignorent pas les usages. On notera au passage un épisode des Sopranos où l’un des chefs, considérant qu’il n’est pas traité comme il le devrait, décide de ne pas payer pour tous au restaurant. Et bien, on ne l’y reprendra plus, car il en ressortira à grands coups de pelle dans le crâne ! Et s’ils n’en ignorent pas les règles, ils en ignorent encore moins la portée qu’elle peut avoir sur le discours. Le plan de table, dans sa géométrie, est donc toujours considéré. En effet, et bien que les tables soient souvent rondes, celles-ci changent de forme suivant le message que l’hôte souhaite faire passer à ses convives. Bien entendu, nous ne sous-entendons 26 La Mafia, de la diplomatie en famille pas que le Mafioso change réellement les tables de son salon suivant les situations. Il est seulement étonnant de noter que, qu’importent nos sources —soient-elles du cinéma de fiction ou des écrits rendant compte fidèlement d’un véritable diner de Mafia¹ — toutes les tables sont en parfaite adéquation avec la situation. Aussi, bien que les exemples soient nombreux, nous n’en exposerons que quatre qui apparaissent comme les plus révélateurs. * Commençons tout d’abord par cette table ronde. Si nous retrouvons le plus souvent cette configuration lors des diners mafioso, c’est que fondamentalement elle s’inscrit comme la plus propice à l’instauration de rapports calmes et justes —et cela est important, sachant que chacun des convives est armé jusqu’aux dents. En effet, suivant la logique de la table ronde du roi Arthur, celle-ci met chaque convive (ou chevalier) sur un même pied d’égalité, car elle place chacun à égale distance de son prochain. Aussi, même si l’un d’eux dirige la conversation, sa place à table ne sous-entend pas une quelconque prise de pouvoir. L’exemple qui suit apparait comme en parfaite adéquation avec cette idée et semble, de plus, en être le paragon tant l’image est parlante. Cet exemple apparait dans la troisième partie du The Godfather. Maintenant chef des cinq familles qui à elles seules dirigent toute l’activité mafieuse de la ville de New York, Michael Corleone décide d’en faire passer les affaires dans la légalité. Et pour ce faire, il décide de se retirer totalement de la Mafia, nouvelle qui ne sera pas du goût de certains. Aussi, il convoque chaque parrain de l’organisation américaine dans ¹ La Mafia se met à table — J.Kermoal, M.Bartolomei — Actes sud 1986. 27 Stratégie de table, théâtre de négociations un de ses casinos d’Atlantic City à venir partager un diner. Et l’on comprendra dans la description qui suit pourquoi il choisira cet endroit et non pas un autre. Aussi si Michael Corleone place ses invités autour de cette table ronde qui figure, ou du moins suscite, l’entente —qui ne sera que brève — , il ne s’arrête pas qu’à celle-ci. En effet, même les murs de la salle forment un cercle. Même le service de table, suivant le même système, se résume à un plateau tournant, situé au centre de la table, duquel les convives peuvent se servir en même temps. On l’aura compris, tout est pensé comme pour pallier un quelconque débordement. Aussi, nous pouvons convenir que si la forme circulaire suscite l’entente, elle abolit en conséquence les hiérarchies et peut être, dans certains cas, une aide supplémentaire à la négociation. ** Dans l’ultime épisode de la saison quatre des Sopranos, Tony Soprano est forcé de prendre une décision vis-à-vis de son cousin Tony Blundetto (interprété par l’excellent Steve Buscemi) dont la bande décime petit à petit sa famille. Ne pouvant cependant se résoudre à tuer un membre de sa propre famille, il en informe son équipe et celle-ci s’avère vivement opposée à sa décision. Aussi, si Tony sent que son équipe met en question son statut de chef, il décide de mettre les choses au clair lors du diner d’anniversaire d’un de ses membres. Et c’est avec brio qu’il use de l’instrument de pouvoir qu’est la table pour ré-asseoir son autorité. Alors que tout le monde est déjà à table, dégustant des antipastis, Tony arrive dans la pièce avec un sourire jovial. Et s’il ne s’excuse pas de son retard, il prend même son temps pour aller s’asseoir à la table, faisant d’abord le tour de celle-ci pour saluer, les uns après les autres, chacun des convives assis. Et c’est là qu’est l’astuce : si les convives 28 La Mafia, de la diplomatie en famille sont déjà assis, lui reste debout. Avec naturel, Tony contraint alors chaque capo à le regarder d’en bas, le cou tordu, établissant d’emblée un rapport de supériorité. Et s’il les domine déjà physiquement, il accentue cette position en les tapotant gentiment sur la tête ou en leur serrant l’épaule. Une fois chaque capo salué, il se dirige ensuite en bout de table où son assiette l’attend, mais reste encore une fois debout. Il s’adresse alors avec poigne à l’assemblée et déclare (en bref) que s’il a été désigné chef de cette famille, il ne s’agirait pas de lui désobéir. Et sans toucher au verre de vin que lui tend fébrilement l’un de ses capos, il conclut en annonçant « I can’t stay. So boys, enjoy your dinner » (« Je ne peux pas rester. Les gars, profitez bien de votre diner »), avant de sortir de la pièce sans se retourner. Cet exemple met en exergue cette notion de famille dont nous parlions plus tôt. En effet, l’image est parlante. Tony Soprano dirige la conversation debout, en bout de table, et domine ses capos assis autour. L’analogie est simple. Tony est à la place du père de famille et ses capos en sont réduits à prendre la place de ses enfants. Même s’il est permis d’en douter, on peut cependant affirmer que Tony a entièrement calculé cette manoeuvre. Et la séquence qui précède ce diner nous en donne déjà une première preuve. Dans celle-ci, alors qu’il est déjà en retard, Tony décide de jouer avec son fils, chose qu’il ne fait jamais, faute de temps dit-il, et qui lui vaut les réprimandes incessantes de sa femme dans de nombreux épisodes. On peut donc soupçonner qu’il choisit délibérément de ne pas être à l’heure. Et si en partant, sa femme lui demande à quelle heure il compte rentrer, celui-ci répond qu’il ne sera pas long. On peut se donc douter qu’il compte bien ne pas s’y éterniser non plus. Mais pourquoi choisit-il donc l’événement du repas pour asseoir son autorité ? Tout simplement parce que c’est un diner de célébration où 29 Stratégie de table, théâtre de négociations chaque convive n’a de rapport avec la table que le confort et la détente. Aussi si Tony fait preuve de fermeté, il apparait en rupture avec ce que celle-ci figure, mettant en valeur la différence de conduite entre chef et capo. Et s’il ne s’assoit pas, ce n’est que pour renforcer ce contraste. *** Nous l’avons vu, la table permet de mettre en scène des rapports. Et si dans la plupart des cas, la géométrie de la table sous-entend au convive quel comportement celui-ci doit adopter, elle apparait dans l’exemple qui suit comme se voulant parfaitement explicite. L’exemple se révèle d’autant plus intéressant qu’il est très cinématographique, mais pourtant issu d’une situation réelle. Un journaliste de l’hebdomadaire milanais Il Giornale eu un jour un entretien avec le chef de tous les chefs et illustre Parrain de la Mafia italo-américaine Lucky Luciano. Il est bon de noter que l’entretien n’était pas un scoop car le Padre invitait souvent des journalistes chez lui pour faire valoir au monde que maintenant sorti de prison, celui-ci était devenu un homme nouveau, légal, en bref, un homme d’affaires comme un autre. Ce qui n’était bien sûr qu’une couverture car il dirigeait depuis sa villa la plus grande organisation de trafic d’héroïne des États-Unis et d’Asie. Aussi, si la presse mettait depuis toujours en doute cette couverture, les journalistes s’efforçaient à lui poser des questions sur ce sujet et Lucky Luciano, bien que refusant de parler de son passé, aimait à jouer avec eux. Il les conviait donc à déjeuner, se montrant comme un hôte accompli, allant jusqu’à cuisiner le menu qu’il leur avait fait transmettre quelques jours avant l’entretien. Et il ne mettait pas les petits plats dans les grands. On retrouvait caviar et saumon fumé à chaque menu. De quoi mettre notre journaliste dans de bonnes dispositions. Mais voilà que, quand celui-ci 30 La Mafia, de la diplomatie en famille fut reçu par le majordome, débarrassé, puis accompagné jusqu’à la salle à manger, il se retrouva confronté à quelque chose qu’il n’aurait pas soupçonné. Au centre de cette immense pièce vitrée, donnant vue sur la baie de Naples, se dressait une table de plus d’une dizaine de mètres de long, au bout de laquelle était assis notre Parrain. Le majordome guida le journaliste jusqu’à sa chaise placée à l’autre extrémité et le diner fut servi. On peut imaginer sans mal l’inconfort de notre journaliste contraint de diner à plus de dix mètres de son hôte. Et si Lucky Luciano faisait d’ailleurs mine de ne pas remarquer la distance qui contraignait le journaliste à presque hurler ses questions, celui-ci répondait avec une douceur toute ironique. Quand le journaliste sortit enfin de cet étrange déjeuner, il ne put que ressentir la honte d’avoir été à ce point humilié. Et s’il ne pouvait déplorer aucune maladresse dans les réponses de notre Don, il en fut d’autant plus déboussolé. Nous pouvons donc constater avec amusement, le pouvoir insoupçonné que peut avoir le simple objet qu’est la table sur les rapports. Par la disposition des convives, elle peut dans certains cas les unir, les réchauffer. Mais dans notre cas, l’éloignement instauré par l’hôte est tel que le convive ne peut qu’en ressortir nettement infériorisé. En effet, bien que chacun soit assis respectivement à la même place, l’hôte a fait la démarche de placer son invité loin de lui. Alors comment cet invité ne pourrait-il pas interpréter ces mètres qui les séparent comme sa place sur l’échelle de l’intérêt que lui accorde son hôte ? **** Dans le premier film de la trilogie The Godfather, Vito Corleone ayant refusé de partager ses appuis politiques avec la Family, 31 Stratégie de table, théâtre de négociations qui compte monter avec l’aide de ceux-ci un gigantesque réseau de trafic de drogue, voit son fils assassiné en représailles par le Don Tattaglia. Si Don Corleone se révèle tout à fait opposé au trafic de drogue, la mort de son fils le contraint cependant à réunir autour d’une table les cinq familles qui dirigent la ville pour tenter de rétablir la paix. Et pour cela il lui faudra négocier, car s’il est idéologiquement opposé à la dangereuse entreprise qu’est le trafic de drogue (qui marque selon lui le début de la fin de l’organisation), les cinq autres grandes familles ne sont pas de cet avis. Une nouvelle fois, nous allons pouvoir noter combien la géométrie de la table entretient un rapport ténu avec la négociation. Contre toute attente, bien que ce soit Don Corleone qui ait organisé cette réunion, qu’il en dirige la conversation, et qu’il soit de loin le Parrain le plus influent de l’organisation, celui-ci n’est pas placé en bout de table. Etonnant ? Non. Il faut convenir que, si le bout de table préfigure une certaine domination, il peut être à l’inverse la place de l’accusé. Deux positions préjudiciables pour le Don dont il se garde sagement. En effet, celui-ci veut engager un processus de négociation. Si celui-ci prenait la place du chef, cela ne ferait qu’envenimer et ainsi bloquer la situation. Et il serait de même tout à fait surprenant que celui-ci prenne à l’inverse la place de l’accusé, alors qu’il est la victime et non le bourreau. Si Don Corleone sait donc qu’il va devoir faire des concessions et céder sur certaines de ses positions, il tient à ce que cela soit au prix d’une paix durable. Aussi sa place à table est choisie avec justesse : celui-ci s’est placé au milieu des convives, face à son ennemi, Don Tattaglia. Don Corleone veut montrer qu’il est quelqu’un de raisonnable, qui tient aux intérêts de la famille. Alors il se mêle aux autres chefs, se montrant comme un parmi les autres. Laissant au 32 La Mafia, de la diplomatie en famille passage, preuve de son respect pour autrui, le bout de table à celui qui l’a aidé à convoquer chacun des chefs de familles, Don Barzini. Il tient cependant à ce que tout le monde comprenne, et en particulier le Don Tattaglia, que ce compromis à un prix : la paix — qui garantira le retour sans heurts de son fils, Michael Corleone jusqu’ici expatrié en Sicile. Placé donc directement en face de Don Tattaglia, il lui déclare les yeux dans les yeux : «If some unlucky accident should befall him, if he should get shot in the head by a police officer, or if he should hang himself in his jail cell, or if he’s struck by a bolt of lightning, then I’m going to blame some of the people in this room. And that, I do not forgive.»¹ La place de Don Corleone est d’autant plus significative qu’elle est centrale et qu’elle met en évidence, aux yeux de tous les autres Parrains, le duel engagé avec Don Tattaglia. Aussi, si Vito Corleone se lève et déclare «But that aside, let me say that I swear on the souls of my grandchildren, that I will not be the one to break the peace that we have made here today.»², il grave comme un symbole, la promesse qu’ils se sont faite. ¹ «S’il devait lui arriver quelque accident, s’il devait recevoir une balle dans la tête par un policier, ou s’il devait se pendre dans sa cellule de prison, ou s’il devait être frappé par la foudre, alors je devrais tenir pour responsable certaine personnes dans cette pièce. Car ça, je ne peux pas pardonner» ² «Cela étant dit, permettez-moi de dire que je jure sur l’âme de mes petits-enfants, que je ne serai pas celui qui rompra la paix que nous avons fait ici aujourd’hui.» 33 « Sauce tomate sur fond de macchabées » - The Godather, première partie 1972 La table ronde - The Godfather, troisième partie 1990 Le diner d’anniversaire des Sopranos - Saison 5, épisode 13 «All due respect» 2004 HBO 2 1 The Godfather, première partie 1972 1. Don Tataglia 2. Don Corleone Théâtralisation du diner diplomatique Convenons de cela. Bien que la Mafia soit une organisation politique et criminelle d’envergure, certes, et qu’elle nous permette d’introduire notre exposé avec concision, elle n’est que la version souterraine presque simplifiée du véritable exemple, le paradigme de la mise en scène de table : la réception diplomatique. Aussi, si la réception diplomatique conserve les mêmes systèmes et stratégies de table que la Mafia, elle les porte cependant à une bien plus grande échelle. La table de dix convives devient une table de deux cents, la maison familiale devient le palais et la portée des négociations ne touche plus seulement le cadre resserré de la Mafia, mais la communauté internationale toute entière. À une seule différence près, et de taille. Bien que ces réceptions grandioses mettent en scène, par leurs rites et leur décorum, cette prétendue fraternité —qui s’inscrit comme l’élément essentiel à la diplomatie— les rapports humains restent, quant à eux, protocolaires. Ils n’ont pas propension à se travestir en quelconque famille. Non. Ils sont faux et ses acteurs le savent. Cela étant établi, la réception diplomatique n’oppose pas de limite à sa mise en scène. Aussi, bien que cette qualité soit commune à toutes les nations, 39 Stratégie de table, théâtre de négociations la France en est son modèle. Celle-ci s’inscrit comme la référence en matière de réception et de haute gastronomie, et si l’on qualifie à l’étranger de « à la française » tout raffinement, c’est qu’elle a toujours porté son excellence au plus haut niveau, et cela, avec constance. Aussi, si la réception d’État se calque à l’étranger, ou du moins en occident, sur le système français, nous pouvons parler de la France pour parler de tous. Il est bon de rappeler que toute réception diplomatique est régie par une quantité astronomique de codes stricts. Les règles de l’Étiquette par exemple s’élèvent au nombre de quarante, les normes des honneurs diplomatiques, au nombre de soixante-dix, auxquelles s’ajoutent, en autres, les règles de table et autres usages de bienséance. Aussi, si la réception diplomatique se qualifie par une absence de désordre, le travail du protocole réside dans la transformation de la rigidité qu’elle engendre, en un mouvement naturel. Il s’agit donc dans un premier temps, d’éliminer tout élément qui viendrait entacher les rapports et qui pourraient, de ce fait, permettre à la véritable nature de ceux-ci de faire surface. Ainsi celle-ci est travaillée et re-travaillée jusque dans ses moindres détails. L’organisation doit être parfaite. Aussi le délai de préparation d’un dîner d’État avoisine généralement une année. Chaque détail de la réception est mis en question pour être en adéquation avec l’invité : quelle couleur utiliser pour les arrangements floraux par exemple ? La fleur blanche représente chez nous la pureté et l’élégance, en Chine elle est couleur de mort. L’incident est vite arrivé. Le protocole construit donc, au gré des ses nombreux voyages de reconnaissance, des dossiers précis recensant pêle-mêle les préférences culinaires de la famille présidentielle, ses goûts musicaux, ses opinions personnelles sur tel ou tel chef d’État etc. On peut y voir inscrit la couleur de la robe que portera 40 Théâtralisation du diner diplomatique la Première dame, celle de la cravate du président : deux chefs d’État portant la même cravate, imaginez ! On calcule les dimensions des podiums pour qu’aucun des deux chefs d’État n’apparaisse l’un plus grand que l’autre ; on fait appel à des interprètes qui, outre une parfaite maitrise de la langue de l’invité, sont aussi spécialistes de ses dialectes locaux, afin de garantir une communication sans heurts. L’invité boit-il de l’alcool ? Si la réponse est négative, sera-t-il offensé si on en consomme devant lui ? L’invité est-il juif pratiquant ? S’il l’est, les cuisines feront appel à un rabbin pour veiller à ce qu’elles soient mise aux normes de la Cacherout. En cela, le protocole se doit de ne rien laisser passer et ne lésine pas sur les moyens pour garantir une représentation sans faille. * Ordonnance de la réception diplomatique Il est bon de noter ici que si ces réceptions ont certes la propension à mettre en scène une entente, elles ne tendent en rien à être joyeuses et détendues. Non, elles gardent leur qualité protocolaire. Et s’il y a donc une recherche de perfection dans l’élaboration —en amont— de la réception, c’est que le moindre faux-pas pourrait corrompre le bon déroulement du protocole ; protocole pensé dans son ordonnance à la minute près et qui s’il se voyait interrompu pour quelque raison, pourrait mettre en péril la négociation qui suivrait. Une réception diplomatique suit donc toujours le même schéma —nous nous attacherons cependant dans notre description au protocole du palais de l’Élysée— et s’articule ainsi : Les invités seront accueillis sur le perron du palais par l’intendant et en fanfare par la garde nationale. Lorsque ceux-ci seront annoncés par le chef de la garde républicaine, l’hôte 41 Stratégie de table, théâtre de négociations et son épouse apparaitront dans le vestibule d’honneur. Le chef du protocole mènera l’invité jusqu’en bas des marches et l’invitera à les monter pendant que, simultanément, son hôte se devra de les descendre. Se rejoignant au milieu, l’hôte souhaitera la bienvenue à son invité et l’invitera à gravir les dernières marches restantes. Arrivés en haut, ils exécuteront un symbolique serrage de main et veilleront à ce que celui-ci soit assez long pour qu’il puisse être immortalisé par le photographe officiel et les différents journalistes de presse présents dans la cour. Ils gagneront ensuite le salon des ambassadeurs où l’apéritif sera servi, servi d’ailleurs à un nombre restreint de quarante personnes. On présentera à l’invité les hautes autorités du pays : entre autres, les présidents de l’assemblée, du conseil constitutionnel, le premier ministre etc. Pendant le quart d’heure de l’apéritif, on dirigera les autres convives dans un salon attenant dans lequel seront distribués les plans de tables. L’apéritif terminé, on présentera les invités à l’hôte et à l’invité d’honneur dans un ordre précis : d’abord les invités étrangers, puis les officiels de l’État par ordre hiérarchique, suivis par les personnalités privées. Les présentations faites, les convives seront invités à passer à table. Suivant sa forme qui s’apparente à un fer à cheval, ils seront placés dans cet ordre : l’hôte au centre, l’invité d’honneur à sa droite. Son épouse sera placée à la gauche de l’hôte tandis l’épouse respective de ce dernier sera placée à la droite de l’invité. On retrouvera ensuite à la droite de l’invité sa propre délégation, suivie de personnalités publiques du pays de l’hôte. Celles-ci se devront de représenter un spectre large de la vie de celui-ci. S’y mêleront, entre autres, forces culturelles, économiques, financières, scientifiques. À la gauche de l’hôte seront placés les officiels de l’État suivis, ici encore, de personnalités publiques. Chacun des convives sera certes 42 Théâtralisation du diner diplomatique placé selon son « grade » hiérarchique, mais suivra aussi des critères d’équilibre : équilibre des sexes, compatibilité des langues, etc. Placés, on leur fera circuler les menus et l’hôte se lèvera pour prendre la parole. Son discours terminé, il devra se rasseoir et laisser l’invité prononcer le sien à son tour. Celui-ci s’exécutera et se devra de conclure son allocution en invitant l’assemblée à lever son verre. En réponse, l’hôte annoncera alors la formule du toast. Une fois bu, l’hôte et son invité d’honneur devront se rasseoir de concert —notons que les discours prononcés auront été écrits et échangés en amont par le convive et son hôte, pour que ceux-ci puissent se répondre. On servira ensuite le repas aux convives, du centre aux extrémités de la table, l’hôte en premier. C’est lui qui dictera le rythme du service, car dès l’instant qu’il aura terminé son assiette, celle-ci sera débarrassée, ainsi que celles de tous les autres convives. Le repas terminé, l’hôte devra se lever et inviter son invité à en faire de même. Tous deux debout, il annoncera ensuite au reste des convives que le café sera servi dans une pièce attentante et qu’il est maintenant l’heure pour son invité et lui-même de se retirer. L’invité se retirera par la gauche et son hôte par la droite. Ils devront en chemin, serrer la main des convives assis à table et signifier ce geste par une formule de politesse. Ceux-ci se rejoindront en bout de table et quitteront la salle, de concert, sans se retourner. * Il est étonnant de noter que cette configuration en fer à cheval —utilisée dans bon nombres de pays— a certes un caractère grandiose qui s’accorde avec la volonté de mettre en scène le dîner, mais est dans sa structure tout à fait incommode pour le service. En effet, le protocole dicte que, dès que l’hôte et 43 Stratégie de table, théâtre de négociations son invité sont servis, ceux-ci n’ont pas à attendre que le reste des convives le soient lui aussi. Sachant que le service s’effectue de dix couverts en dix couverts et qu’un dîner d’État compte en général plus de deux cents personnes, il arrive souvent que les personnes placées en bout de table se fasse servir leurs plats presque dix minutes après que l’hôte ait lui été servi. Aussi, le service s’effectuant en fonction du rythme de l’hôte, il arrive que des convives se fassent débarrasser avant même d’avoir pu toucher à leur assiette. Notons d’ailleurs que le dîner d’État ne peut dépasser les cinquante-cinq minutes. La rapidité de son exécution n’invite donc en rien à la discussion. Et si, souvent, l’on retrouve plus de deux cents personnes autour de la table, on ne pourra entendre qu’un murmure s’élever de la salle à manger. Si le protocole instaure donc une rigueur sans faille dans les rapports diplomatiques c’est aussi que celui-ci entretient un rapport ténu avec le commandement militaire. Il est d’ailleurs en relation directe avec la garde républicaine. Étonnant donc de noter que la réception de l’invité qui, par définition, est reliée à une notion de convivialité, est ordonnancée par un organisme qui ne la considère que pour sa valeur symbolique. Aussi, bien que certaines coutumes puissent s’avérer logiques d’un point de vue protocolaire, elles apparaissent souvent comme dénuées de sentiment. À la limite de l’insolence, elles sont cependant si bien ancrées dans le rituel diplomatique que cet aspect n’est souvent pas perçu. Cette rationalité toute militaire est d’ailleurs souvent moteur de pratiques cocasses, tant elles répondent à une logique implacable, aveugle à toute considération pour l’humain. On trouve un exemple frappant dans la cérémonie de remise des honneurs, effectuée à l’arrivée des invités dans la cour du palais. Pour signifier leur entrée, et en accord avec leur grade hiérarchique, est traditionnellement mis en exposition 44 Théâtralisation du diner diplomatique un nombre précis de cavaliers à cheval —en France, quarante-cinq chevaux pour l’invité d’honneur (président, roi ou reine), trente pour son premier ministre, quinze pour ses ministres, et dix pour le reste de sa délégation. Aussi, suivant cette logique, c’est aux yeux de tous et en fanfare que les cavaliers se soustraient de la formation, se retirant lentement en file indienne, en fonction du nombre de cavaliers que représente la personne. Certes, cela est imprimé dans le rituel diplomatique depuis des siècles, mais d’un point de vue purement extérieur, cela n’apparait-il pas quelque peu (ô si peu !) vexant ? * Ce rapport tout particulier à la représentation diplomatique se rapporte toutefois à un modèle occidental et apparait comme aux antipodes du modèle asiatique. En effet, au Japon ou en Corée du sud par exemple, on ne déguise pas la superficialité des rapports en prétendu fraternité. Celle-ci est acceptée et prise pour ce qu’elle est. Quand on honore un invité, c’est paradoxalement par le silence. De même, il n’est pas question de faire honneur à son convive en ornant sa table de corbeilles de fleurs ou de centres de table ouvragés. Un seul maître-mot : la sobriété. À l’inverse de l’ornement qui dénote d’une intention de l’hôte à séduire et donc d’avoir, lors de la négociation, un ascendant sur son invité, la sobriété s’inscrit comme l’amorce d’une négociation calme et juste. L’ironie cependant est que ce silence est souvent inhabituel pour le diplomate occidental qui se retrouve la plupart du temps désarmé devant tant de sérieux. Le restaurant Sukiyabashi Jiro à Tokyo, trois étoiles au Guide Michelin, apparait comme modèle de ce service. Il est cependant en rupture totale avec les critères auxquels s’attache normalement l’estimé « guide rouge », car de fait, 45 Stratégie de table, théâtre de négociations celui-ci est localisé dans une station de métro. Sous l’égide de son créateur Jiro Ono, cet établissement s’inscrit comme le paroxysme de l’épure nippone. En effet, dans ce restaurant, le décor est absent. C’est un trois étoiles dans lequel on ne retrouve ni nappe blanche ni maître d’hôtel. Y est substitué un unique comptoir faisant face au maître cuisinier. Les dix clients qui auront eu la chance, le délai de réservation avoisinant une année, de pouvoir s’installer sur les dix tabourets qui, à eux seuls, constituent la salle de restaurant, n’auront comme unique choix que de déguster l’un après l’autre chaque sushi, déposé sobrement sur une petite assiette plate par le maître. En effet il n’y a ni boissons, ni desserts chez Jiro. Celui-ci a travaillé, avec obstination, chaque jour durant, négligeant vacances et week-end, pendant plus de quatre-vingts ans, au perfectionnement de sa technique et il serait illogique, selon lui, de voir apparaitre à sa table autre chose que ses sushis. On peut même entendre par son fils dans le documentaire Jiro dreams of sushi de David Gelb, que, jusqu’à ses vingts ans, il croyait n’avoir jamais eu de père, tant celui-ci passait ses journées au restaurant. Si le guide Michelin est donc passé outre les critères qui lui permettent en temps normal d’attribuer ses précieuses étoiles, c’est que la perfection de Jiro Ono est d’un autre ordre. Un dîner dans son restaurant n’est pas pensé comme un moment de convivialité, mais comme une expérience sensorielle. Et si les critiques gastronomiques les plus pointilleux s’accordent à dire qu’un déjeuner chez Jiro peut s’apparenter à une symphonie, c’est que, pendant les trente-quatre minutes qui constituent le service, chaque sushi est pensé comme un enchainement de mouvements, s’accordant entre eux avec grâce et logique. En effet, il n’y a pas de carte. Le menu est adapté chaque jour par le maître suivant les poissons disponibles dans les 46 Théâtralisation du diner diplomatique étals des meilleurs poissonniers de l’île. Chaque tranche, dont la finesse et l’angle de la découpe varie, au millimètre près, suivant le quotient de graisse du filet duquel elle est extraite, est laquée de sauce soja, puis déposée avec méthode sur sa boule de riz vinaigrée et enfin servie suivant le rythme organique de la dégustation. Le choix du poisson quant à lui se fait dans l’enchainement naturel —suivant les mots du maître sushi— des saveurs . Ainsi, le déjeuner filmé dans Jiro dreams of sushi, débute par un service de saumon. Les quatre sushis qui le composent sont ainsi servis dans un ordre qui garantit le ressenti complet de la saveur. Sachant que la partie la plus grasse est la plus forte en goût, elle sera servie en dernier et elle sera tranchée plus finement que la partie la plus maigre. Ainsi le ballet de Jiro est réfléchi dans l’enchaînement croissant des saveurs. Suite au saumon, viennent le thon, puis l’anguille, etc. Le service du sushi, dont la mise en scène est réduite à sa plus simple expression, n’en est cependant pas dénué de signification. Aussi, à l’opposé du service occidental qui respecte dans son ordonnance la hiérarchie, mais qui se retrouve dans son système, standardisé, le service de Jiro prend en compte l’identité du client. Ainsi, avec naturel, Jiro explique que s’il remarque que l’un d’eux est gaucher, il orientera sensiblement le sushi vers la gauche. Si c’est une femme, il découpera le poisson légèrement plus fin que pour un homme et réduira, en proportion, le riz. Le but étant que chaque convive partage en harmonie avec son voisin, sur un tempo commun, la partition culinaire que Jiro aura composé pour eux. Aussi, alors que le service japonais s’attache à l’autre, il reste tout à fait dénué de « spectacle ». À l’inverse, dans certains pays d’Afrique du Nord ou des Emirats Arabes Unis, le service est spectacle. Celui-ci est d’ailleurs presque dansé. Il est souvent composé 47 Stratégie de table, théâtre de négociations de plus d’une dizaine de maîtres d’hôtel, qui, se suivant à une distance toujours égale, forment comme un serpent. Guidés par la musique et le rythme effréné des applaudissements, ceux-ci se déplacent et décrivent avec fluidité arabesques et formes géométriques, jusqu’à former une ligne, face à la tribune d’honneur. Alignés, la position de chacun des plateaux est pensée pour être « lue » de droite à gauche, selon le sens de l’écriture, présentant aux convives comme le scénario du repas qu’il vont ensuite déguster : les mises en bouche, l’entrée, les viandes, les accompagnements et enfin le dessert. * La mise en scène d’un luxe Qu’importe donc le pays, la réception diplomatique est une mise en scène. Et si l’on peut la qualifier de théâtrale, c’est que ses rituels sont orchestrés, répétés et interprétés à l’identique à chaque « représentation ». Qu’importe l’invité, celui-ci aura le droit au même cérémonial. Seules les couleurs que revêt le palais, seuls les symboles ornant les pâtisseries ou les centres de table seront changés en fonction de l’invité. De ce fait, il faut bien comprendre que la réception diplomatique a certes pour ressort de faire honneur à son invité en lui adressant quelques intentions, mais principalement de mettre en scène son propre patrimoine —d’où la présence dans ces dîners de personnalités publiques : écrivains prisés, musiciens célèbres, artistes reconnus — , sa richesse et son raffinement, par la qualité de sa table, sa gastronomie : en bref, de mettre en scène un luxe. « Quel était le rôle des cuisiniers ? Nous préparions le spectacle et même en fournissions la trame, pour ne pas dire le programme. Tout cela pour permettre aux chefs d’état étrangers, ministres, hommes politiques, personnalités du monde du 48 Théâtralisation du diner diplomatique spectacle, des arts, des lettres, de partager la pièce dont la république, par l’intermédiaire du président de la république et de son épouse, était l’auteur et le metteur en scène. Belles fêtes, dans l’éclat des ors, des cristaux, des mets et des vins rares.» Les cuisines de l’Élysée, Francis Loiget. Aussi, bien que les temps aient changé, la réception d’État reste en droite ligne des réceptions des cour royales du XVIIIème et XIXème siècle. La similarité des codes et des pratiques en est frappante. Quand l’invité entre dans la pièce, l’huissier en costume —dont il ne manque que la perruque poudrée — se doit d’ouvrir la porte sans le regarder, taper du talon sur le sol puis annoncer à haute voix son nom et sa qualité. Le dispositif décrit ici s’inscrit comme l’exemple le plus évident de la perpétuation des manières de cour dans nos réceptions, car on peut déjà le retrouver du temps de Louis XIV, et plus tôt encore (dès le XIVème siècle). Entre autres exemples, la table du palais de l’Élysée est presque identique à celles que l’on pouvait voir du temps du roi Louis XVIII ou de l’ultime roi Louis Philippe. De fait, son service de porcelaine, son argenterie et même ses candélabres furent en la possession de ces mêmes rois et sont encore de nos jours, au prix de coûteuses restaurations, dans le même état. Même la décoration du palais de l’Élysée —et ce n’est pas pour rien qu’est employé le terme « palais »— s’apparente étonnamment à celle du Palais du Louvre ou du Château de Versailles. Et si ses illustres locataires ont, chacun leur tour, tenté d’y insuffler un semblant de modernité, en y introduisant un mobilier contemporain ou quelques toiles abstraites, les dorures, les chandeliers de cristal, les tapisseries, etc, ne peuvent tromper. Tout est encore là, en état, invoquant le pouvoir monarchique pourtant révolu. 49 Stratégie de table, théâtre de négociations Le président de la République n’est-il pas d’ailleurs traité comme un monarque ? Il est au centre de la table, dominant l’assemblée. C’est lui que l’on sert en premier et qui impose son rythme aux autres invités. Le président a terminé ? Qu’on débarrasse les autres. Le dîner était exquis ? C’est lui qu’on remercie. S’il est donc de bon ton de symboliser sa considération par la mise en scène d’un luxe, il va de soit que celui-ci se devra d’être retrouvé à table. Aussi l’intendance en charge de ces dîners ne lésine pas sur les moyens. Les produits sont choisis parmi les plus fins et les plus chers qui soient — car il s’agit de montrer. Aussi, qu’importe la nation qui offre le dîner, on verra toujours apparaitre au menu vins de Champagne, truffe, caviar, homard, pomme de terre Bonotte ou safran. En France notamment, presque quatre-vingt pour cent des entrées sont préparées « à la champenoise », c’est à dire avec une sauce au champagne. Cependant, et à l’inverse de certaines coutumes évoquées plus haut, la cuisine d’ambassade a su évoluer avec son temps. Elle a su faire fi des faisans et des cochons de lait présentés entiers et démesurément décorés pour laisser la place à une cuisine plus sobre, plus « moderne ». Elle en garde cependant les automatismes. On retrouvera par-ci par-là, une tête de homard bien rouge et lustrée, pour donner du relief à une mousse de fruits de mer ou quelques plumes en sauce gélifiée pour accompagner une volaille. « Faire sauter le bouchon suffit à évoquer un monde où règne l’élégance, le raffinement et la classe, on peut être certain qu’avec du champagne, les convives se sentiront privilégiés. » écrivait le lexicographe Antoine Furetière. En définitive, si la mise en scène du luxe dans la réception diplomatique est un fondamental, c’est qu’elle permet de 50 Théâtralisation du diner diplomatique faire valoir l’autre en se faisant valoir soi-même. La France préféra même annuler un dîner diplomatique en l’honneur de l’Iran, plutôt que d’être contraint à ne pas servir de vin à table et ainsi de montrer une image biaisée de la gastronomie française. —le protocole iranien souhaitait, soit, de ne pas boire de vin pour des raisons religieuses mais refusait même d’en voir sur la table. * La pâtisserie comme instrument de symbole En définitive, si l’abondance de richesses permet de montrer à son invité qu’il est important à nos yeux et que sa présence mérite le meilleur, il ne faut pas oublier qu’une réception diplomatique est politique, et qu’il ne s’agit pas seulement de le mettre dans de bonnes dispositions, mais aussi de lui communiquer implicitement des messages précis, qui pourront en aval nourrir la négociation. Aussi la pâtisserie s’impose comme l’instrument le plus efficace pour garantir l’intelligibilité de ceux-ci. En effet, bien qu’elle soit élément de gourmandise, elle est par nature indissociable de la sculpture ou du moins de la décoration. Ne retrouve-t-on pas toujours un personnage ou une branche de gui en pâte d’amande sur nos bûches de Noël ? Ou un petit écriteau de chocolat sur lequel est écrit notre nom sur nos gâteaux d’anniversaire ? Aussi, alors qu’elle ne fait qu’accompagner nos desserts, elle permet dans la diplomatie de rendre évidents, de façon emblématique ou symbolique, la considération et les messages que l’on souhaite faire passer au convive. En effet la pâtisserie d’État est une pâtisserie de décorum et de mise en spectacle. « À ce niveau de contrainte, le pâtissier et ses aides ne sont plus seulement des artisans en 51 Stratégie de table, théâtre de négociations gourmandise, mais décorateurs et régisseurs du spectacle » explique à juste titre l’ancien chef pâtissier de l’Élysée, Francis Loiget, avant d’ajouter : « Pour chaque dîner d’État, nous réalisons une pièce de pâtisserie qui symbolise l’union entre les deux pays. Par exemple, nous avons reçu il y quelques années une délégation britannique, et pour l’occasion, nous avions sculpté en sucre les lions britanniques soutenant le globe de l’amitié franco-anglaise {…} c’est vrai que ce n’était pas une pièce entièrement consommable, disons que c’était pour le coup d’oeil ». C’est d’ailleurs l’unique fonction de cette pâtisserie d’État dont le dessert, à proprement parler, à déguster, y est accessoire. En effet, la pâtisserie d’État ne réinvente pas la pâtisserie. Si l’on se penche sur les menus d’État du Palais de l’Élysée ou de la Maison-Blanche, on peut d’ailleurs noter un éventail limité de préparations : desserts glacés, parfaits, reviennent presque une fois sur deux. Ce qui la différencie des autres est la qualité performative de sa présentation. En effet, si l’on peut parler de performance, c’est qu’elle ne retourne pas uniquement de la pâtisserie à proprement parler. Elle emprunte aussi à l’architecture et au modélisme. Aussi, bien que les exemples soit nombreux et tous aussi croustillants les uns que les autres, nous n’en citerons qu’un, qui apparait comme faisant la synthèse de tous. Ce dessert fut créé à l’occasion de la réception à l’Élysée de Romano Prodi, président italien, en 1998. Originaire de Bologne, le pâtissier voulut reproduire pour lui les deux célèbres tours Asinelli qui font sa célébrité. Il « construisit » alors deux hautes tours de chocolat d’une cinquantaine de centimètres, couvertes d’un toit de minuscules tuiles au amandes. À l’intérieur y était placé du parfait aux marrons. Les tours étaient maçonnées si solidement —suivant les mots du pâtissier— 52 Théâtralisation du diner diplomatique que l’on pouvait taper dedans avec sa cuillère pour se servir du parfait, sans que cela risque de faire s’écrouler la tour. Il avait ensuite réalisé, à la base de la tour, un lac où nageaient des cygnes en sucre, sur lesquels étaient posés des petits fours italiens. Chargé me direz-vous, mais ce n’est pas fini ! Le pâtissier avait décidé d’accompagner ce modeste dessert d’une Panna Cotta à l’amaretto individuelle et, pour chacune, avait confectionné un socle de glace en eau vive, dans lequel étaient pris des rubans et fleurs tricolores —aux couleurs de la France et de l’Italie— et sous lequel était placée une petite ampoule. Au moment de servir, on éteignit les lumières de la salle des fêtes et les maîtres d’hôtel firent leur entrée solennelle dans la semi-obscurité. Si bien que l’on put voir une procession de lumières tricolores comme flottant au dessus du sol. Si l’on analyse chaque élément de ce dessert et que l’on en considère les quantités, on peut sans mal imaginer que seule une infime partie en sera dégustée. Après la surprise de cette tour incassable et au vu de la profusion des préparations, il n’aura été dégusté —au maximum— par le convive, que quelques modiques cuillerées de parfait et de sa Panna Cotta et quelques petits fours secs. Resteront sur la table les deux tours éventrées, les cygnes en sucre sur leur lac de pastillage, ainsi que les deux cents socles de glace. En définitive, si nous pouvons laisser de côté la petite scie en chocolat blanc de notre buche de Noël, la pâtisserie d’État, elle, pratique le gaspillage à grande échelle. Mais qu’est-ce que le luxe sinon une profusion telle que l’on peut se permettre de jeter ? Ne présentait-on pas plus d’une centaine de plats à nos rois de France pour leur faire valoir déférence et considération, bien que ceux-ci n’en dégustaient qu’un ou deux ? En effet, et selon la définition du Robert historique, la racine latine de luxe, Luxus ‚signifie le « fait de pousser avec 53 Stratégie de table, théâtre de négociations excès ». Et quels en sont ses synonymes ? « Superflu, raffinement sans vraie nécessité ». Aussi, si la pâtisserie d’État joue sur cette notion, en élaborant des sculptures toujours plus hautes, toujours plus incroyables, pour faire valoir implicitement à ses consommateurs qu’il n’y a pas de luxe trop grand pour eux, nous pouvons y voir toutefois en parallèle, le produit de la nature même de l’homme qui, selon Georges Bataille, est contraint d’éliminer collectivement un excédent d’énergie. En effet, bien qu’il soit question ici du champ réduit de la réception diplomatique, Georges Bataille, dans son ouvrage La part maudite, considère cette notion de superflu comme inhérente à l’homme et le fondement même de toutes ses “activités”.  Il énonce la proposition selon laquelle tout organisme vivant reçoit plus d’énergie que n’en nécessite sa survie. Cette énergie sert à la croissance de l’organisme. Mais, une fois atteintes les limites de la croissance, l’organisme est obligé de perdre sans profit, de consumer en pure perte l’énergie excédentaire. Le jeu, la fête, le sacrifice, l’érotisme, comme la valeur accordée à un bijou, sont des attitudes, des comportements qui, envisagés sous l’angle économique, entrent dans cette catégorie. Le carte du restaurant Spoon de l’illustre chef Alain Ducasse parait d’ailleurs jouer avec sarcasme sur ce rapport pâtisserie-gaspillage. Bien que l’on puisse mettre en question la réelle volonté de son créateur —homme d’affaires avant tout— elle apparait cependant comme être un manifeste de cette notion. En effet, à la carte, on retrouve principalement plats et entrées travaillés à la mode nouvelle cuisine d’inspiration japonaise. C’est à dire, en quelques mots : épure absolue et quantités infimes. Le dessert est cependant extraordinai54 Théâtralisation du diner diplomatique rement copieux. Le classique fromage blanc et son coulis de fruits rouges par exemple consiste en une meringue d’une vingtaine de centimètres de long pour une dizaine d’épaisseur dans laquelle il s’agit de creuser pour y trouver l’intitulé. Aussi, si originellement on décore le fromage blanc par quelques éclats de meringue, ici, sa taille presque décourageante contraint à un gaspillage forcé. Il en va de même pour la Pizza au chocolat qui, respectant la taille et l’apparence d’une pizza traditionnelle, impose en fin de repas une dégustation partielle. En définitive, outre sa fonction de support au symbolisme, si la pâtisserie d’État apporte autant d’importance à l’ornementation de ses desserts, quitte à les charger presque à outrance, c’est aussi qu’elle s’inscrit en droite ligne de la « haute pâtisserie française » dont la qualité, méticuleusement contrôlée d’année en année par les sacro-saints Meilleurs Ouvriers de France, fonde la légitimité de son excellence¹ sur la réalisation de ces sculptures de sucre. * ¹ Chaque année, la quelque dizaine de prétendants qui se voit ouvertes les portes du concours se doit, lors de l’épreuve finale, pour ainsi faire valoir sa perfection technique (car c’est plus ou moins de cela qu’il est question), de réaliser trois pièces de sucre sculpté. La plus importante, nommée « Le chef d’oeuvre » se doit de mesurer au minimum un mètre quarante de hauteur et n’être constituée que de sucre. Ce sucre qui peut être traité soit en pastillage (préparation à base de gomme adragante, d’amidon et de vinaigre qui permet de 55 Stratégie de table, théâtre de négociations lui donner une grande rigidité) soit en sucre soufflé (fondu puis étiré pour pouvoir le souffler à la bouche de la même manière que le verre) doit ensuite être délicatement assemblé pour former une sculpture stable et pérenne et qui ne sera, on le conçoit quand on connait la recette du pastillage, pas dégustée. La bonne réussite de ces sculptures est cependant l’élément principal permettant d’accéder au précieux titre de M.O.F. Il est donc étonnant de noter que ce qui constitue la difficulté de l’épreuve de pâtisserie n’est pas la bonne gestion du goût, mais un travail alliant créativité visuelle et connaissances techniques. En effet, la réalisation des sculptures nécessite, en plus de connaissances poussées en pâtisseries, des notions d’architecture et une grande ingéniosité. Extrêmement fragiles, on vit de nombreux candidats disqualifiés aux portes du concours, car leurs « Chefs d’oeuvre », bien qu’emballés et astucieusement sanglés dans le coffre de leur véhicule, s’étaient, au gré d’un dos d’âne ou d’un nid de poule, fragilisés puis instantanément cassés en mille morceaux. La vulnérabilité du sucre contraint même des pâtissiers à se surpasser pour créer des systèmes anti-chocs et ainsi garantir l’arrivée à bon port de leur sculpture. On pourra ainsi admirer les vérins hydrauliques miniatures ou les petits coussins à air comprimé dissimulés sous les socles que les candidats exhibent avec fierté aux caméras de télévision qui viennent chaque année couvrir l’événement. Bien qu’en véritable rupture avec la pâtisserie à proprement parler, il faut toutefois concevoir que la réalisation du Chef d’oeuvre prend en moyenne une dizaine de jours à un pâtissier professionnel, et que le titre de M.O.F représente souvent l’accomplissement d’une vie pour un celui-ci : alors autant ne pas le casser ! Dans le documentaire Kings of Pastry de C. Hegedus qui retrace la finale 2008 du concours de pâtisserie du Meilleur Ouvrier de France, on peut voir le pâtissier Philippe Rigol56 Théâtralisation du diner diplomatique lot qui, par son professionnalisme et son aplomb, s’était placé comme favori du concours, retoucher, lors de la dernière minute de compétition, le pétale d’une rose en sucre soufflé placé à la base de son Chef d’oeuvre. En quelques secondes, collant délicatement le pétale, le léger tremblement de sa main fit s’écrouler l’édifice jetant aux oubliettes tout espoir de victoire. On peut constater à cet instant précis, dans le regard d’horreur du pâtissier, l’extraordinaire pouvoir de l’organisation des Meilleurs Ouvriers de France et l’importance cruciale du travail de l’ornement dans la “haute pâtisserie”. * Au moyen de préparations que sont le sucre soufflé et le pastillage, les pâtissiers sont donc capable de reproduire à l’identique, pour ainsi dire, toute forme voulue. Mais en définitive, comment représenter l’abstraction qu’évoquent des idées comme le respect d’un invité, d’une culture ou l’amitié ?— qui ne sont souvent que les maigres indications qui leur sont transmises par le protocole. Si l’on parle d’ornementation dans la pâtisserie d’État, c’est qu’elle ne sait répondre à ces questionnements que par la surabondance de symboles. Aussi, plus l’événement sera important, plus le dessert sera inondé d’hommages et de figures reliées entre elles par le simple fait qu’elles sont en sucre. «Nous avions réussi une présentation particulièrement époustouflante : une jonque, un de ces bateaux qu’on voit sur les rivières chinoises, chargée de légumes, de fruits et de poissons. L’arrière était surélevé et portait un arbuste en sucre, haut d’au moins quarante centimètres, sur lequel se tenait l’oiseau phénix. Sa queue venait entourer la coque de 57 Stratégie de table, théâtre de négociations la jonque. Et aux branches de l’arbuste étaient accrochées des fleurs bleues et blanches, accompagnées de feuilles aux formes étranges, typiquement chinoises. Au fond de la jonque, on trouvait un sorbet à la grenade, avec des framboises et des lychees» Mémoires du pâtissier français de la Maison Blanche, Roland Mesnier Le dessert décrit dans cet extrait fut confectionné le 10 janvier 1984 en l’honneur de Li Xiannian, Premier ministre de la République de Chine. Ce dîner, au vu de l’état des relations qui existaient à l’époque entre les États-Unis et la Chine était lourd d’enjeux. Il avait donc été demandé à Roland Mesnier de concevoir un dessert témoignant de la plus grande déférence. On ne trouve malheureusement pas de photographies de cette performance pâtissière, mais l’on peut toutefois imaginer sans mal la finesse baroque de celle-ci. On comprend aisément que le pâtissier, soucieux de bien faire, a tenté d’accumuler tout ce qu’il pouvait connaitre de plus représentatif et de plus glorifiant de la Chine. Bien que celui-ci se gargarise, dans ses mémoires, d’effectuer avant chaque réception diplomatique, des recherches approfondies sur le pays concerné auprès de son ambassade, on peut toutefois noter une approche quelque peu superficielle de l’Empire du milieu. Ici sont amassées pêle-mêle références mythologiques et imagerie occidentalisée et, de fait, si l’on se concentre sur cette vaporeuse description : « Et aux branches de l’arbuste étaient accrochées des fleurs bleues et blanches accompagnées de feuilles aux formes étranges, typiquement chinoises » —celle-ci révèle un profond désintérêt. La grossièreté apparente de cette interprétation se verra cependant, en règle générale, disparaitre aux yeux du convive qui, alors noyé dans l’abondance de formes travaillées à son intention, ne prendra en compte que le message qui lui est destiné. Il faut cependant convenir que si le travail diplomatique 58 Théâtralisation du diner diplomatique est basé sur la mise en scène d’un hommage, celui-ci est rendu par convention et non pas en fonction de l’estime concédée véritablement. En conséquence, on ne peut blâmer le pâtissier de n’explorer que superficiellement la culture de l’invité car, s’il lui rend hommage, c’est en réponse à une commande. * En analysant les productions pâtissières, et de la MaisonBlanche, et du Palais de l’Élysée, on peut confronter avec interêt deux façons de travailler le symbole. Faisant écho à cette culture américaine qui a pour nature l’utilisation perpétuelle et quasi théâtrale du symbole et de la représentation allégorique— la pâtisserie de la MaisonBlanche tend à entremêler dans un même dessert un maximum de motifs issus de l’imagerie culturelle de l’invité. Ces motifs que sélectionne le pâtissier ne sont jamais, sauf exception, des symboles abstraits, mais des éléments concrets ou issus de l’imaginaire collectif. Le dessert est pensé comme plateforme à la mise en scène d’une action figée. Aussi il évoque plus qu’il n’expose les idées dont on souhaite faire l’hommage. Chaque motif qui compose le dessert n’est d’ailleurs pas toujours choisi pour le message qu’il délivre, mais pensé comme composant d’une structure globale, élément d’un récit imaginé par le pâtissier. Ces décors de sucre soufflé prennent ainsi le pas sur le dessert à proprement parlé. Celui-ci n’est pas sculpté, mais est en revanche présenté avec la plus grande simplicité. Si c’est un fruit, il sera découpé en morceaux, disposés en rosace. Si c’est une glace, celle-ci sera disposée dans un bol. Si c’est une tarte, elle sera servie en parts, etc. On pourra donc voir apparaitre lors d’une réception en l’honneur du parti démocrate une glace à l’amaretto logée dans une charrue faite de sucre, elle même tirée par un âne en sucre 59 Stratégie de table, théâtre de négociations soufflé —mascotte des démocrates américains— labourant un champ de maïs réalisé en pastillage. Précisons que ce dessert atteint les un mètre trente de diamètre et que les maîtres d’hôtel, pour servir à l’assiette les invités, durent faire preuve d’une grande vigilance pour extraire de la charrette à l’aide de longues cuillères (près de quarante centimètres) des quenelles de crème glacé. Le fait est qu’à la Maison-Blanche les directives transmises par le protocole aux pâtissiers ne sont pas aussi précises qu’au Palais de l’Élysée. En effet, il n’est transmis —implicitement— que le degré de considération à prendre en compte. Le pâtissier est alors libre d’imaginer le thème de son dessert et c’est en aval, suivant les critiques de la Première dame, qu’il pourra être modifié. «Nous avions préparé un dessert glacé à servir à l’assiette. J’avais choisi d’évoquer les vieux châteaux d’Irlande en construisant des tours en langues de chat, rondes, crénelées, d’une douzaine de centimètres de diamètre et d’une douzaine de hauteur. Elles étaient garnies d’un parfait à la liqueur aux amandes avec, par-dessus, des cerises fraiches dénoyautées.» On voit ici avec clarté qu’à la Maison-Blanche, le dessert d’État est pensé comme un tout et non pas comme un outil permettant la communication de messages précis et calculés. Il est seulement la marque d’un égard global. Du reste, c’est le choix des thèmes qui peut laisser perplexe. * La pâtisserie de l’Élysée quant à elle utilise les symboles pour ce qu’ils sont. Rappelons-nous les deux lions britanniques soutenant le globe de l’amitié franco-anglaise. Ils sont ainsi sélectionnés suivant le message qu’ils transmettent et sont en règle générale placés l’un à côté de l’autre sur un socle 60 Théâtralisation du diner diplomatique de pastillage composant souvent une sorte de patchwork disparate. En effet, à la différence de la pâtisserie de la Maison-Blanche qui fait appel à une certaine poésie, celle de l’Élysée s’exprime avec pragmatisme. Elle ne cherche pas à créer du symbolisme par l’évocation, mais tend à définir clairement ce à quoi elle rend hommage. L’exemple le plus parlant remonte à 2004, quand l’Élysée tint une réception en l’honneur des Émirats Arabes Unis, venus pour négocier l’achat de quatre avions Airbus. Que leur servit-on ? Des avions ! Des avions faits de pâte à chou certes, mais des avions. On retrouve aussi généralement des inscriptions (en chocolat) sur les desserts. Celles-ci viennent parfois rappeler les dates d’un conflit ou de la vie d’un homme ou encore un dicton, les paroles d’une chanson… Ces inscriptions, toujours maladroitement calligraphiées par le pâtissier, exposent ou rappellent donc, avec une gravité toute conventionnelle, les faits immuables auxquels elles rendent hommage. Bien que dans de nombreux cas, la pâtisserie de l’Élysée puisse produire des objets d’un grand charme, —charme tout relatif quand on parle de « haute-pâtisserie »— les desserts, servis lors des dîners commémoratifs ou d’État, renferment tous un caractère sinistre. Le livre ouvert, le tableau sur son chevalet, le cygne, la rose, le fanion, etc, sont autant de motifs qui traduisent la pérennité d’un certain classicisme de cette « haute-pâtisserie » française. En comparaison donc, si le motif encadre le dessert de la Maison-Blanche, à l’Élysée ce même motif est le dessert. La communication de celui-ci est plus directe, car on éventre le livre, on casse le drapeau : en bref, on déguste le symbole. 61 1 2 1. «Rond point du soleil» - Alliage métal & aluminium - Colmar, Haut-Rhin, France 2. Sculpture de pastillage réalisée par Sebastien Canonne, Meilleur Ouvrier de France 2007 1 2 1. Rond point «Haute Saintonge» - Mousse polyuréthane - Jazennes, Charentes-maritimes, France 2. Dessert pâte d’amande & meringue réalisé par Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche 1995 1 2 1. Rond point «Panier fleuri» - Mousse polyuréthane - Issoire, Auvergne, France 2. Pièce montée réalisée par William Yosses, chef pâtissier de la Maison-Blanche 2007 1 2 1. Rond point - verre & fusing - Domancy, Suisse 2. Sculpture en sucre tiré réalisée par Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche 2001 Théâtralisation du diner diplomatique « Identité, Art, Sans entretien » Telle est la devise de l’entreprise Art Giratoires¹ spécialisée dans la sculpture de rond-point. Quel est le rapport avec notre exposé, me direz-vous ? Étonnamment, ses folkloriques créations qui polluent de symbolisme bon marché nos routes de France ressemblent de très près à nos desserts d’État. Certes l’analogie est étonnante, car ces deux sujets apparaissent à mille lieux l’un de l’autre. Alors comment expliquer cette esthétique commune ? Il faut d’abord noter que, s’il est vrai que la cible de ces créations est différente, ces deux sujets partagent néanmoins une même volonté de retranscrire une identité et ont surtout en commun le même dénominateur : l’État. Mais peut-on alors parler d’un style d’État ? Non. Si les formes sont communes à nos deux sujets, c’est simplement qu’elles sont le fruit du travail d’un artisan créatif certes, mais d’un artisan. Et non d’un artiste. Artisan donc qui, par définition, suit et maitrise les règles d’un art établi, qu’il met ensuite au service d’autrui. Ici il est important d’expliciter le terme « artisan » qui peut prêter à confusion, et de faire d’emblée une distinction parmi ceux-ci. En effet, bien qu’ils soient définis par le même ¹ Art Giratoires, s’inscrit comme l’unique entreprise française spécialisée dans la sculpture dite « d’agglomération ». Elle revendique son activité comme l’expression moderne d’une identité littorale en proposant des ronds-points de création uniques et sur mesure, adaptés à tous types de terrains, inscrivant d’une marque forte l’identité d’une ville ou d’une commune. 67 Stratégie de table, théâtre de négociations terme, on peut distinguer deux types d’artisans. L’un travaille à embellir une matière brute ou une matière déjà travaillée pour le simple plaisir « bourgeois » de l’ornement, l’autre la travaille en fonction. Le vitrailliste ou l’ébéniste par exemple font partie du premier groupe. S’ils entretiennent un lien ténu avec les beaux-arts, ils travaillent à embellir le verre ou le bois pour le simple plaisir des yeux, inscrivant leurs productions comme une « valeur ajoutée » à un produit brut et fonctionnel. Le verrier ou le menuisier, quant à eux, appartiennent au second groupe. Le verrier réalise des vitres ou des objets en verre, le menuisier réalise des meubles en bois, travaillant la matière brute en fonction de son utilisation . Aussi, si notre menuisier transforme le bois pour créer l’objet chaise, il travaille sa forme en fonction de l’assise. Et de la même manière, le pâtissier transforme par le mélange, la farine, les oeufs ou le sucre pour créer la pâtisserie, travaillant son goût pour le gourmet. Dans nos deux contextes que sont la sculpture de rond-point et la pâtisserie, notre artisan du deuxième groupe est cependant tenu de faire preuve de créativité « artistique », étrangère à sa pratique et à son enseignement. Il travaillera donc en conséquence la forme par le symbole —qui aura été déterminé par son commanditaire— et l’agrandira, le déformera, le chargera d’ornements ou de matériaux étonnants, pour le rendre à son sens : artistique. Car pour lui, l’art ne représente que la complexification de la forme qu’il a créée¹. Mais cette notion n’est pas valable que pour lui, elle l’est aussi pour un grand nombre de personnes n’ayant pas eu d’enseignement artistique. Et faites-en l’expérience. Demandez à l’une d’elles de vous dessiner la bouteille qu’elle a devant ses yeux. Elle ne la dessinera sûrement pas d’un trait. Elle la travaillera petit à petit, superposant courbes ¹ Ornement et crime, Adolf Loos - Rivages poche 1962 68 Théâtralisation du diner diplomatique sur courbes. Même le simple trait droit, le soit-il à la première tentative, sera tout de même recouvert d’un autre trait, puis d’un troisième, puis d’un quatrième, jusqu’à rendre le dessin assez riche et artistique à ses yeux. Artistique, car ce trait, elle l’a vu sur l’illustration de couverture de notre carton à dessin ou au musée, sur les esquisses de grands maîtres. Ce trait exalté est pour elle la personnification de l’artiste. Et s’il faut en définitive convenir d’une chose, c’est que cette personne, comme l’artisan, ne peut considérer comme artistique que : soit la forme abstraite, complexe dont l’étrangeté est telle qu’elle ne peut être expliquée que par « l’art », soit la copie parfaite, au réalisme saisissant, d’une forme ou d’une scène qu’il connait. Mais en définitive, comprenons que si ces sculptures ornant nos gâteaux ou nos ronds-points apparaissent comme grotesques à nos yeux, ce n’est pas qu’elles soient belles ou laides. Non. C’est qu’elles trônent sur ceux-ci comme un cheveu sur la soupe. À ce sujet, en 1970, l’artiste hongrois Ervin Patkaï mit d’ailleurs en avant lors d’un colloque, l’idée que la conception d’une oeuvre d’art dans le contexte urbain n’est soumise qu’à une seule et unique condition : le développement organique. « J’entends par la greffe, le fait de placer une oeuvre, sculpture ou peinture dans un environnement achevé. L’artiste mis devant un fait accompli, intervient pour soit-disant décorer une architecture qui le satisfait ou non et doit développer avec elle un développement organique. Il y a développement organique, lorsque l’architecture et la sculpture sont pensées conjointement, l’une en fonction de l’autre. Organique par ce que chaque élément en commande un autre et que tout est lié dans une finalité commune.» 69 Stratégie de table, théâtre de négociations Bien que dans certains cas le décor de nos pâtisseries soit pensé en accord plus ou moins formel avec le dessert à déguster, ou nos ronds-points avec leur environnement urbain, ceux-ci sont cependant de nature si contradictoires que leur union ne se fait pas. En effet, difficile de trouver une relation entre un gâteau au chocolat et un régiment de girafes —même en sucre ! Et que penser d’un jeune garçon en slip de bain tirant un ballon d’hélium sur le rond-point grisâtre d’un centre commercial ! Alors pourquoi ne fait-on pas appel à des artistes ? Tout simplement parce que si l’artisan travaille la forme sans la soumettre à aucun questionnement artistique, l’État (son commanditaire) lui même n’accorde aucune importance à ceux-ci, car ils ne présentent pas d’intérêt direct —en terme d’économie— et n’ont donc par extension aucun sens. Et il faut comprendre que si l’État n’a pas de sensibilité artistique, il ne prend conscience, en conséquence, que de la forme primaire (d’où ce symbolisme grossier — à nos yeux), dont il se satisfait amplement. Il faut toutefois convenir d’une chose, l’État est lui-même une mise en scène de symboles. Bien que personnifié par les quelques hommes qui constituent le gouvernement, la notion même d’État, de pouvoir, n’existe dans l’imaginaire du citoyen que par les nombreux mythes qui lui sont donnés à voir. Ce concept récent du storytelling a été énoncé par Christian Salmon dans son essai Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, est ainsi le fondement même de l’État. Celui-ci se base, pour exister, sur le récit. La fête du 14 juillet par exemple célèbre, certes, la prise de la Bastille par le peuple, entrainant la fin de l’absolutisme monarchique et le triomphe de la démocratie, mais dans notre imaginaire, ce fait historique ne se mêle-t-il pas à une sorte de fiction ? 70 Théâtralisation du diner diplomatique En définitive, l’État utilise ces mythes pour coder, organiser ou du moins mettre en image son discours. Il synchronise alors tous les citoyens, associant —dans le cas du 14 juillet— la notion d’état avec celle de peuple, de liberté etc. Et ces ronds points suivent ce même schéma. L’État, et dans notre cas la puissance publique, voit ces espaces vierges, centraux, comme des feuilles blanches sur lesquelles il peut se raconter. Veut-il montrer que sa commune a une histoire ? Il y érigera une sculpture relatant quelque faits historiques. Sa commune s’évertue t-elle à être la plus fleurie de France ? Il y sculptera une femme, un panier de tulipes à la main. Veut-il montrer que sa commune est au fait de son temps ? Il fera trôner au milieu de son rond-point une quelconque sculpture abstraite. Aussi, si l’État aime, jubile même, à se représenter dans le symbolique, il ne fait donc usage de l’art que comme médium à sa représentation, ne considérant ainsi pas sa nature, mais sa fonction. Si l’on se penche sur les quelques vidéos de promotion de notre entreprise Art Giratoires, on peut d’ailleurs facilement confirmer cette notion. Outre les divers portfolios animé de Jean-Luc Plé, son créateur, et les interviews de maires conquis, on peut précisément y voir la façon dont s’effectue la commande d’un de ces ronds –points de création. Aussi, tout passe par une unique réunion lors de laquelle le client, maire ou mairesse, couche à l’écrit des mots-clés faisant à son sens une synthèse de l’activité de son village ou de sa commune. Est alors déterminé lors de ce court entretien ce que la sculpture doit évoquer ou mettre en avant. Il n’y a cependant pas de discussion autour de sa forme, ni sur sa portée et tant qu’objet artistique. On laisse ces questions futiles à « l’artiste ». Prétendu artiste qui, suivant une logique industrielle, fera dans un second temps deux propositions 71 Stratégie de table, théâtre de négociations au client —une sculpture abstraite et une autre figurative dessinée avec fougue au fusain. Le client en choisira une des deux et celle-ci lui sera livrée et installée dans les deux mois. Le cas de nos ronds-points est d’autant plus significatif de cette volonté d’utiliser « l’art » à des fins pratiques, car si l’entreprise Art Giratoires revendique déjà ses productions comme « Sans entretien », elle met l’accent sur l’idée que ses sculptures reviennent à la longue moins cher que l’entretien en eau d’un classique parterre de fleurs. Aussi dans la plupart des cas, si le maire achète une de ces sculptures, ce n’est pas par amour de l’art, non– si c’était le cas, il s’adresserait à un réel sculpteur et non pas à une entreprise– mais par volonté de signifier l’identité de sa commune et cela à faible coût. En définitive, bien que ces productions s’adressent dans un cas aux plus grands de ce monde ou dans l’autre au simple automobiliste, la représentation artistique du symbole y est identique, car l’État garde la même incompréhension face à la forme. Et si les artisans tentent de répondre —certes avec imagination et la meilleure volonté du monde— aux commandes floues qui leur sont transmises, la qualité esthétique de celles-ci garde aux yeux de leur mécène la même valeur qu’un quelconque parterre de fleur. 72 1 2 3 4 5 1. Salle de réception du «Palais» de l’Élysée 2. Couverts en argent du Palais de l’Élysée - toujours en service 3. Déjeuner d’État - Palais de l’Élysée 1975 4. Candélabre «Louis XV athlète» en argent - toujours en service 5. «Surtout Louis XVI», centre de table en argent massif - toujours en service 2 1 3 4 5 6 1. Jules Gouffé - Truite au Madiran, 1872 2. Feuilleté d’Écrevisses aux Morilles Déjeuner du 8 décembre 1998 - Palais de l’Élysée 3. Terrine de poisson Diner du 7 mars 1971 - Palais de l’Élysée 4. Jules Gouffé - Pain de la mer, 1871 5. Rouget à la provençale Diner du 10 février 1976 - Palais de l’Élysée 6. Jules Gouffé - Saumon à la Chambord, 1872 1 2 3 4 5 6 Patisserie de l’Élysée 1. Pièce montée réalisée pour le mariage de la fille ainée du président Valérie Giscard d’Estaing - 1976 2. Service à café en nougatine - 1982 3. Cygnes de meringue sur strucuture métallique remplis de glace au lait d’amande - 1988 4. Dessert réalisé en l’honneur du chef d’orchestre britannique Sir colin davis - 1992 5. Dessert réalisé en l’honneur du bicentenaire de la revolution française - 1989 6. Corbeilles de fleurs en nougatine, quenelles de glace à la framboise et cassis - 1980 8 7 9 10 11 12 13 7. Parfait à la pistache réalisé en l’honneur du corps de la marine nationale - 1993 8. Livre en Fraisier, Crème brulée et Forêt noire - 1991 9. L’arche réalisé en pastillage et feuille d’or par Francis Loiget - 1997 10. Poire réalisée en pâte d’amande - Palais de l’Élysée - 1997 11. Vacherin réalisé lors du sommet franco-allemand de Toulouse - 1999 12. Corbeille de fruits en sucre soufflé - 1981 13. La rivière - Cygne en sucre soufflé sur lac de sucre candy - 2000 2 1 3 4 5 6 7 Patisserie de la Maison-Blanche 1. Pâtisserie réalisée pour la soirée d’investiture du président Georges W. Bush - 2001 (thème cirque) 2. Madame Reagan et Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche 3. «Florabunda» Sorbet au melon et fruits frais réalisé en l’honneur de la délégation espagnole 1995 4. Maison-blanche en pain d’épice et soldats en pâte d’amande - Noël 1981 5. Gateau à la carotte et cheval de pastillage en l’honneur du président italien Sandro Pertini - 1983 6. Girafes en sucre soufflé réalisées en l’honneur de la délégation Kenyane - 2004 7. Maison blanche en chocolat blanc, parfait au cassis - 2011 8 9 11 10 12 13 14 8. Potager en pâte d’amande - 140 x 90 cm - Noël 2011 9. Oeuf de Pâques réalisé dans le cadre de la campagne «Let’s Move !» - 120 x 70 cm - 2012 10. Dessert glacé sauce champagne realisé pour les cinquante ans de l’OTAN - 1999 11. Pièce en pastillage réalisée par Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche - 1979 12. Étagère d’ornements en sucre soufflé, présentée par Roland Mesnier - 2001 13. Gateau de nouvelle année réalisé en l’honneur de Barack Obama par William Yosses - 2013 14. «Champs de blé» réalisé par Roland Mesnier en l’honneur du parti républicain - 1974 L’interprétation Le souper, influence de la gastronomie sur le discours La pièce de théâtre Le souper mise en scène par Jean Claude Brisville en 1989 puis adaptée pour le grand écran par Édouard Molinaro en 1992 s’avère très révélatrice de la fonction de la table dans la négociation politique. Cet échange en huit clos se déroule dans la salle à manger de Talleyrand (interprété au cinéma par Claude Rich), prince de Bénévent et ministre des Affaires Extérieures sous le premier Empire, quelques jours après la défaite de Waterloo. Dans un climat politique tendu, les forces alliées ayant pris le contrôle de Paris, Talleyrand invite à souper Fouché (interprété par Claude Brasseur), duc d’Otrante et ministre de la police, président du gouvernement provisoire, en vue de discuter de la situation politique et de décider de l’avenir du pays. La salle à manger deviendra cependant le lieu d’un véritable duel politique. Talleyrand, riche opportuniste proche de Louis XVI avant la révolution devenant ensuite ministre et confident de Napoléon Bonaparte sous l’Empire, puis l’entremetteur entre les forces alliées ennemies et Louis XVIII lors de la seconde restauration, compte remettre en place une monarchie. Fouché quant à lui est un révolutionnaire convaincu, alors président du gouvernement provisoire ; il compte mettre en place une république dont il serait le président. 83 Stratégie de table, théâtre de négociations Cet affrontement verbal, bien que mettant en jeu l’avenir de la France, met en parallèle deux idéologies et en péril deux personnages qui comptent chacun tirer bénéfice de la situation. Aussi, pour pouvoir faire remonter Louis XVIII sur le trône et en devenir son plus proche ministre, Talleyrand a besoin de l’appui de Fouché car celui-ci, alors chef des polices, contrôle la ville. C’est donc à grand renfort de vins et mets délicats que Talleyrand convaincra le républicain Fouché que le retour du roi est la solution. Dans cette pièce, bien que ce soit principalement la verve du prince de Talleyrand qui sut séduire et se désavouer Fouché, le souper —en tant que tel— est d’une grande influence sur l’opération. En analysant le déroulement de celui-ci, on peut voir que l’enchaînement des plats et des boissons, la qualité symbolique de ceux-ci rythment le dialogue et le font évoluer sans cesse. 84 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours Fois gras truffé du Périgord * Asperges en petits pois Cuit d’artichaut à la ravigotte Saumon à la royale Filet de Perdrix à la financière * Charlotte cerise et vanille de Madagascar Bombe pistaches, lait d’amande et chocolat * Vins de champagne (Cuvée Welligton*) Cognac * Ce fut le duc de Wellington aux commandes de l’armée dite des alliés qui vainquit Napoléon Bonaparte à Waterloo. 85 Stratégie de table, théâtre de négociations Le souper, bien qu’écrit il y a un peu plus de vingt ans est basé sur des documents réels, notamment sur les mémoires de Talleyrand (Mémoires et correspondances du prince de Talleyrand, 1891) qui fut le premier homme politique à considérer l’alliance de la gastronomie et de la négociation. Aussi, chacun des plats cités fut réellement servi lors de cette soirée. Et il est donc intéressant de noter que ce souper, hautement politique et mûrement réfléchi par Talleyrand et son cuisinier, il y a d’ici plus de deux-cent ans, conserve beaucoup de similarités avec les diners d’État d’aujourd’hui. Trois composantes, ficelles de la séduction diplomatique sont mises en oeuvre dans cette pièce : le foie gras truffé, le champagne et l’accompagnement musical. On notera qu’à l’Élysée, chaque diner d’État fut et est toujours accompagné d’un quatuor à cordes interprétant les partitions du répertoire classique français. Cela démontre encore une fois que la table n’a pas pour unique rôle que de mettre à l’aise des convives, mais —en vue de la redondance de ces éléments— est pensée comme une véritable arme de négociation dont chaque composant répond à des actions spécifiques. Pour décrire le déroulement de ce souper, nous nous appuierons sur le premier texte de Jean Claude Brisville ainsi que sur son adaptation cinématographique. Le film, traduisant avec plus de justesse, par sa mise en scène plus fournie (qui ne se cantonne pas à la salle à manger mais aussi à la cuisine) l’influence du repas sur le déroulement de l’action et nous permettra de mettre l’accent sur certains points de notre exposé. En préambule du repas, avant que le souper ne commence, nous pouvons voir le cuisinier plumer ses cailles. 86 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours Un valet rentre, il s’adresse au cuisinier. LE VALET Alors Monsieur Carême, tout est prêt ? LE CUISINIER Il le faut, mon petit. Et toi ? LE VALET Monseigneur nous a prévenu très tard, il y a encore beaucoup de désordre là-haut. * Ce court échange donne une belle introduction à notre propos. En effet, bien que Talleyrand ai depuis plusieurs jours planifié un entretien avec Fouché, ce n’est que quelques heures plus tôt qu’il lui en a fait la demande. Ceux-ci sortent à peine d’une réception chez le duc de Wellington et pourraient se contenter de partager un verre. Cependant, Talleyrand à exigé de son personnel que la réception et le souper soient irréprochables. On pourra donc en juger que la réussite du repas fait partie intégrante de sa stratégie. * Talleyrand et Fouché s’installent à table. Bien entendu, la situation est tendue. Chacun veut imposer à l’autre sa supériorité. Fouché est impassible et prend une posture ironique face à la courtoisie de Talleyrand. 87 Stratégie de table, théâtre de négociations À table TALLEYRAND Depuis combien de temps n’avons nous pas causé dans le particulier ? FOUCHÉ Le temps vous aurait semblé long ? TALLEYRAND Oui ! Vous me manquiez monsieur le duc. FOUCHÉ J’aurais osé l’espérer. On entend la foule républicaine hurler, rassemblée devant l’hôtel particulier. FOUCHÉ Plus les temps sont troublés, plus l’amitié est précieuse. TALLEYRAND Je dirais même nécessaire, entre certaines personnes. FOUCHÉ Les circonstances... Elles rapprochent à de certains moments. TALLEYRAND Alors remercions-les. J’ai toujours pressenti qu’un jour nous aurions ce face-à-face et qu’il nous faudrait décider du cours des choses. FOUCHÉ En somme, nous entretenir à coeur ouvert. 88 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours TALLEYRAND Nous sommes fais pour nous comprendre. FOUCHÉ À demi-mot. TALLEYRAND Ce sera suffisant. FOUCHÉ Nous ne sommes ni des soldats ni des hommes de cour auxquels il faut tout expliquer. TALLEYRAND Nous, nous tirons les fils. À ce jeu là, je suis le maître. FOUCHÉ Pas toujours. (Une pause) Il ne vous semble pas qu’il fait très chaud ? TALLEYRAND J’ai toujours froid, monsieur Fouché, c’est de nature. Et puis, il y a quelque chose en vous d’hivernal. Un long silence. Talleyrand lève son verre de champagne. TALLEYRAND À notre amitié. Ils boivent. FOUCHÉ Elle est proverbiale. 89 Stratégie de table, théâtre de négociations TALLEYRAND (Le sourire aux lèvres, il soulève la cloche) Et je vais vous le prouver ! FOUCHÉ Foie gras truffé ! {…} (En riant) Prince, être traité par vous c’est presque vous appartenir ! Talleyrand se lève de table et soulève les cloches des plats disposés à côté de la table. On voit apparaitre les filets de saumon, la perdrix et les légumes richement décorés. Il en fait le menu. TALLEYRAND Asperges en petits pois, Cuit d’artichauts à la ravigotte, Saumon à la royale, Filets de perdrix à la financière ! FOUCHÉ À votre table on ne peut pas penser à changer de régime ! Et ce champagne ! TALLEYRAND (Le sourire aux lèvres) Cadeau du duc de Wellington ! FOUCHÉ Il a meilleur goût chez vous que chez lui. TALLEYRAND Mais servez-vous, monsieur le sénateur ! FOUCHÉ Servez-vous… Comme cette formule est politique ! Talleyrand se rassoit rapidement, droit dans son siège, il regarde Fouché dans les yeux. 90 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours TALLEYRAND Nous n’avons tous deux qu’une carte à jouer, vous le savez fort bien. * Dans ce court extrait, on peut voir l’influence qu’ont la présentation et la qualité des mets sur la conversation. Les personnages sont tous deux opposés idéologiquement et bien que chacun veuille obtenir de l’autre ce qu’il désire, ils ne peuvent s’empêcher d’aller dans l’autre sens. S’engage un combat de coq à coups de bons mots conduisant la conversation dans une impasse. Fouché, en bon révolutionnaire, ne baisse pas sa garde. Talleyrand, diplomate lance le premier assaut : Le foie gras truffé. La réaction est immédiate. Fouché se détend légèrement et se laisse même aller à la plaisanterie. Talleyrand voyant la brèche s’entrouvrir envoie la seconde salve, plus puissante encore : il énumère les plats, les montre, les explique. Fouché est conquis et s’enfonce dans son fauteuil. Ici, en quelques secondes, l’extrême froideur de l’échange se voit réchauffée et l’épaisse carapace de Fouché à demi retirée. Talleyrand constatant qu’il a fait mouche change toute à coup de comportement et s’adresse avec le plus grand sérieux à Fouché. On pourra constater que Talleyrand use ici avec tactique du pouvoir de la table et que ce n’est pas sans ruse qu’il l’entreprend à ce moment précis de la conversation. * Une analyse du comportement de Talleyrand –si l’on se 91 Stratégie de table, théâtre de négociations réfère à un point de vue purement historique et qui peut être ici subjectif– peut être menée et pourrait expliquer la suite du dialogue. À cette époque subsistait encore le service dit «à la française» –qui sera remplacé plus tard par le «service à la russe»– qui consistait à ce que les convives installés autour de la table n’effectuent jamais eux-mêmes le service. Il était réparti sur la table une multitude de plats et chaque invité devait indiquer à voix basse à son valet ce qu’il désirait manger ou boire. Il n’était pas coutume donc à l’époque de se servir et encore moins d’énumérer à haute voix les plats présents sur la table : c’était la tâche du maître d’hôtel. Dans notre cas, et c’est ici que notre point de vue peut être exhaustif, le souper est politique et tout ce que qui s’y négocie est secret. Les valets ne sont pas autorisés à rentrer dans la salle et c’est donc l’hôte qui doit se charger du service. Talleyrand accomplit ici les taches du maître d’hôtel ce qui, en théorie, l’infériorise par rapport à Fouché. Cependant, cette position qu’il prend semble être toute aussi calculée, car le dialogue qui suit montre un Talleyrand très doux, à l’écoute : une attitude quelque peu démagogique qui vise à montrer à Fouché qu’il est un homme raisonnable et ouvert au dialogue. Talleyrand se penche vers Fouchet TALLEYRAND Mais peut-être auriez-vous également un projet pour la France ? FOUCHÉ J’en ai plusieurs, monsieur l’ancien chef du gouvernement de sa majesté. 92 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours TALLEYRAND Plusieurs ? Racontez-moi ça. Sentant l’ironie, Fouché se vexe On entend un orchestre de cordes dans les étages. FOUCHÉ Qu’est-ce que c’est que ça ? TALLEYRAND Un orchestre que j’ai loué, ils viennent ici répéter toutes les nuits après avoir joué au Citadium. Fouché montre l’heure à Talleyrand TALLEYRAND Minuit ! C’est l’heure où ils arrivent. FOUCHÉ Un orchestre ! TALLEYRAND Je reçois ces jours-ci le Colonel Orloff et le Prince de Metternich. J’ai pensé que s’ils faisaient chez moi leur entrée en musique, en musique de leur pays, cela pouvait les prévenir en faveur de la France. * Ici nous pouvons faire un constat. La musique, au même titre que la table est utilisée comme outil diplomatique. Talleyrand le confirme ici. Et bien qu’expliquant cet orchestre comme un concours de circonstances, on ne peut s’empêcher de soupçonner 93 Stratégie de table, théâtre de négociations –comme Fouché– Talleyrand de l’avoir engagé pour l’occasion et ainsi permettre à la musique d’opérer son charme et de jouer son rôle de liant. Aussi, l’impact de cet accompagnement musical sur l’action de notre souper est notable. Bien que surprenant Fouché au départ, la musique opère comme elle est supposée. Il s’installe et explique distinctement son plan, détendu. Il expose les raisons qui le poussent à établir une république espérée en secret par tous les français et qu’il serait prêt à offrir à Talleyrand le poste de ministre des relations extérieures (poste qu’il à déjà exercé sous le directoire puis sous l’Empire). Talleyrand, lui, pense qu’il faut rétablir la monarchie. En aidant Louis XVIII à remonter sur le trône, celui-ci leur en saurait grès de leur laisser tous deux un poste de choix auprès de lui. FOUCHÉ Il va de soi que je me ferais un devoir de vous confier les relations extérieures, à mon côté, dans mon gouvernement. TALLEYRAND Vous êtes sérieux Fouché ? FOUCHÉ Qu’en pensez-vous ? TALLEYRAND En tous cas, vous ne manquez pas d’imagination. Cette façon de disposer des hommes et des événements sur le papier. Vous êtes un poète. FOUCHÉ (il regarde Talleyrand droit dans les yeux) Et j’ai les moyens de donner vie à mon poème. Il me suffit d’y croire. 94 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours Fouché quitte Talleyrand des yeux et s’approche de la table sur laquelle sont disposés les plats. FOUCHÉ Vous avez bien dit asperges en petits pois ? TALLEYRAND (très enjoué, il se lève et s’approche de la table) Oui ! Une recette que je dois à Monsieur de Cucille. Vous découpez le tendre de l’asperge en forme précisément de petits pois. Vous le lavez, l’ébouillantez, le passez au feu avec un bon morceau de beurre, un peu de sarriette, un clou de girofle et pour finir vous y mettez une liaison de jaunes d’œuf avec un dé de crème fraiche. FOUCHÉ (en riant) Je finirais par croire mes agents qui m’assurent que vous passez une heure par jour dans vos cuisines ! TALLEYRAND Ils vous trompent, monsieur Fouché, j’en passe deux. Quand on nourrit les gens, on les connait. {…} Ils se rassoient à table. On entend le peuple chanter dehors et des coups de feu sont tirés sur les fenêtres, les brisant en mille morceaux. TALLEYRAND À ce train-là, demain matin, je n’aurai plus que mon verre de montre. FOUCHÉ Ça c’est un coup républicain. La marseillaise ! 95 Stratégie de table, théâtre de négociations TALLEYRAND Vos amis jacobins finiront par venir nous tuer dans ce salon monsieur Fouché. FOUCHÉ Vous peut-être, oui. Mais pas moi. Fouché ouvre la bouteille de champagne posée sur la table et se sert un verre. Il le boit d’une gorgée. * Dans cette scène, encore une fois, le repas et plus particulièrement la cuisine opère comme un désamorceur. Fouché, avec un aplomb sans faille et une justesse de propos, laisse Talleyrand sans voix. Conscient de son ascendant et galvanisé par ce silence, Fouché feint de se désintéresser du conflit. À la manière de Talleyrand qui, plus tôt, feignait de s’intéresser aux propositions de Fouché, celui-ci lui demande de lui répéter l’intitulé d’un des plats —conscient bien entendu du malaise social que sous-entend cette action—. Talleyrand, obligé de constater que les arguments de Fouché sont valables, ne peut l’en contredire. Il saute alors sur l’occasion de changer de sujet et se met à exposer dans le détail la préparation des asperges en petits pois. On pourra donc noter ici un autre aspect du repas dans la négociation politique. Outre une certaine séduction de l’invité par la table, la connaissance des mets et la science qui en découle –œnologie, gastronomie, cuisine– est la seule chose qui puisse détourner le dialogue de son intention initiale. Aussi, il est difficile d’aborder un sujet autre que celui pour lequel on est autour de la table, car si l’on négocie, c’est que l’on n’est pas de la même famille —même politique. 96 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours En parallèle, cet extrait met en exergue un point important de notre exposé : Ici, bien que des coups de feu soient tirés sur la demeure faisant éclater les vitres et détruisant une partie du mobilier, Fouché et Talleyrand restent à table. Outre le fait que cette mise en scène mette en évidence l’urgence de la situation et offre au film une image d’une grande force dramatique, il est intéressant de noter que ni Talleyrand ni Fouché n’évoquent la possibilité de continuer leur conversation à l’abri dans une autre pièce. Les deux personnages restent à table, impassibles, et l’on peut en déduire que celle-ci est l’unique lieu de négociation possible. Nous le savons, une des fonctions premières de ces repas politiques est de favoriser, par un plaisir partagé, la communication et la bonne entente entre les convives et d’ainsi entreprendre des négociations avec plus de facilité. Le pouvoir –qui peut sembler subjectif– de la bonne chère sur le convive est explicitement mis en évidence dans l’extrait qui suit. TALLEYRAND Ce que j’ai pu constater en conversant avec sa Majesté, c’est que votre histoire pour lui s’arrête au seize de janvier de dix-sept cent quatre-vingt treize à ce vote fâcheux. FOUCHÉ (La main sur le coeur) J’ai un remords... Mais pour le saumon ! TALLEYRAND Allez mon cher, allez. Et, servez-moi s’il vous plait ! Pendant que vous y êtes. Ce vote désastreux auquel vous avez participé. Le Roi dans sa grande bonté pourrait essayer d’oublier les mariages républicains de Nantes. 97 Stratégie de table, théâtre de négociations FOUCHÉ (Il sert le saumon) Je n’ai fait qu’aider Carrier. TALLEYRAND L’aider à ligoter nus l’un contre l’autre une nonne et un prêtre et les envoyer s’aimer dans les fonds de la Loire. Avouez tout de même. Et à Lyon ! Votre façon de faire votre justice républicaine. Enfin, Fouché. FOUCHÉ Je réprimais un soulèvement royaliste. TALLEYRAND En parquant les suspects par centaines dans un coin de caserne et en faisant tirer dessus au canon. Fouché ! Au canon ! FOUCHÉ (La bouche pleine et levant son verre) Ô oui, ils étaient très nombreux ! TALLEYRAND C’est parce que le canon est moins précis que le fusil que vous lanciez des cavaliers sur les corps pour finir le travail au sabre ? FOUCHÉ (La bouche pleine de saumon, avec une certaine ironie) Non ! Ça c’était parce qu’on était pris dans le feu de l’action ! TALLEYRAND Votre jeunesse jacobine avait de ses inventions ! * La situation qui précède ce court échange est tendue. Fouché apprend à Talleyrand que, chef de la police, il a dans ses tiroirs un dossier complet qui rend compte de ses agissements 98 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours frauduleux et qu’en claquant des doigts il peut le faire emprisonner à vie. Bien que nos deux personnages ne changent pas de sujet et continuent à s’accuser l’un l’autre de tout et de rien, nous pourrons remarquer que le partage du saumon –que Fouché affectionne particulièrement– détend sans rupture la conversation. Les langues se délient au fur et à mesure et c’est avec un total détachement que Fouché explique ses folies sanguinaires qui lui vaudront le surnom de « mitrailleur de Lyon ». Comme énoncé plus haut, la table, ses plats et son service fait partie intégrante de la stratégie politique. Elle peut séduire l’invité, permettre de changer de sujet et de retrouver son avantage. Dans l’extrait suivant, elle est l’unique réponse à une situation bloquée, à un discours qui ne peut pas évoluer dans une salle à manger dont l’unique échappatoire est la négociation. TALLEYRAND Vous aurez besoin du soutien de mon art, Fouché. FOUCHÉ Le soutien de votre art ? TALLEYRAND Oui, pour faire oublier au roi Louis XVIII qu’il y a de cela vingt-deux ans vous avez fait couper en deux morceaux son ainé Louis XVI. FOUCHÉ (Soulevant un tableau) C’est un portrait de famille ? TALLEYRAND On ne les compte plus dans la maison, nous avons des parents sur tous les murs. 99 Stratégie de table, théâtre de négociations FOUCHÉ Et ce jeune homme ? TALLEYRAND Le petit fils du grand Condé. FOUCHÉ Encore un Bourbon, cousin du roi. Enlevé en pays neutre par des cavaliers français sur ordre de Bonaparte, jugé sans avocat, condamné sans la moindre preuve et exécuté la nuit même dans un fossé du château de Vincennes. TALLEYRAND Une tâche de sang sur les aigles. FOUCHÉ À votre avis, Excellence, à quelles motifs a obéi Bonaparte dans cette affaire ? TALLEYRAND La rage ! Une rage effrayante à propos des complots royalistes. FOUCHÉ On aurait pu tenter de lui faire entendre raison. TALLEYRAND Il était enragé, il n’écoutait personne. FOUCHÉ Il n’écoutait personne. En êtes-vous certain ? (Il sort une lettre de sa poche) La copie de votre lettre à Bonaparte. {…} Fouché s’éclaircit la gorge et lit la lettre. Celle-ci prouve 100 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours que Talleyrand a conseillé à Bonaparte de faire assassiner le petit fils du grand Condé. Talleyrand est donc pris au piège. {…} FOUCHÉ Nous voici donc sur le même rang. Le duc d’Otrante a fait guillotiner le frère, on le savait, mais on ignore encore à ce jour que le prince de Bénévent a fait fusiller le cousin. (Il tend à Talleyrand un verre de champagne. Celui-ci ne le prend pas, Fouché esquisse un rictus et fait s’entrechoquer les verres). À nous. Talleyrand reste sans voix, le regard fixe pendant plusieurs secondes. Il se lève enfin, saisit la cloche posée sur le buffet et la fait sonner. Les valets rentrent dans la pièce et c’est sans bruit qu’ils débarrassent puis apportent les deux gâteaux abondamment décorés, ainsi que deux bouteilles de champagne qu’ils posent sur la table de service. TALLEYRAND Duc, nos liens se resserrent. FOUCHÉ Vous pensiez jusqu’à présent me tenir à la gorge, voila que maintenant vous sentez mon poing sur la vôtre. TALLEYRAND (il prend Fouché par l’épaule) Nous pouvons nous serrer le col jusqu’à nous étouffer l’un l’autre ou danser un moment ensemble ! * Nous pouvons voir ici avec distinction qu’encore une fois la situation se voit déverrouillée par le service. Ces quelques 101 Stratégie de table, théâtre de négociations minutes que prennent le débarrassage de la table et l’arrivée des nouveaux plats laissent le temps à Talleyrand de reprendre ses esprits et de trouver une manière de faire évoluer la discussion. Il en retrouve même son ironie « Duc, nos liens se resserrent ». La suite de l’échange montre nos deux personnages convenant que la seule issue possible à ce conflit est d’aller de l’avant dans l’égalité. Bien que tous deux en conviennent, ils ne savent en rien quelle direction prendre, car ni l’un ni l’autre ne veut trahir ses convictions et laisser à l’autre l’avantage. Cet extrait-ci met en évidence l’importance du champagne dans la négociation politique. Bien entendu, la prédominance de ce vin dans tous les diners d’État ne tient pas uniquement à l’image de luxe qu’il renvoie mais aussi à l’alcool qu’il contient. Non pas que l’ivresse puisse aider la négociation, mais cela va de soi que les vertus de l’alcool invite à échanger avec plus d’aisance et peuvent faciliter les concessions. TALLEYRAND Vous savez ce que c’est qu’un mécontent Fouché ? C’est un pauvre qui réfléchit. FOUCHÉ Une bonne police est là pour l’empêcher de réfléchir. TALLEYRAND Sur ce point je vous suis. FOUCHÉ Oui et bien pour ma tranquillité par de trop près ! 102 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours TALLEYRAND Alors nous irons côte-à-côte et si ce n’est dans la fraternité, ce sera dans l’égalité. FOUCHÉ Égaux ? Non ! Égaux par le sang, le sang Bourbon qui nous a baptisé tout les deux. Otrante et Bénévent, égaux dans la trahison et dans l’exécution. Talleyrand est sans voix. TALLEYRAND Nous buvons trop peu de champagne. (il offre un verre à Fouché) Il donne envie d’aimer. Je finirais peut-être par vous aimer mon cher, si j’en écoutais le champagne. Ils boivent FOUCHÉ Moi, plus j’en bois, plus je me méfie de vous. TALLEYRAND Et moi qui allais vous inviter ce soir à vous accompagner chez le roi. FOUCHÉ À Saint-Denis ? TALLEYRAND Oui, c’est là qu’il attend son passeport pour le château des Tuileries. FOUCHÉ Que devrais-je lui dire ? 103 Stratégie de table, théâtre de négociations TALLEYRAND Vous n’aurez qu’à vous mettre à genoux devant lui et à baiser la main qu’il vous tendra. FOUCHÉ Rien que ça ! TALLEYRAND L’émotion fera le reste. * Talleyrand nous offre ici –par une hyperbole d’une grande poésie– une définition très juste de la fonction du champagne dans toute négociation politique : « Le champagne donne envie d’aimer ». Outre le fait qu’il puisse permettre un bref rapprochement entre deux parties, l’alcool favorise souvent la concession en minimisant tout sentiment de remords. On peut voir dans cet extrait que l’effet du champagne sur Fouché est notable, bien que celui-ci soit depuis quelque temps déjà séduit par les propositions alléchantes de Talleyrand et qu’il est sur le point de se désavouer de ses « soi-disant » convictions. Si l’alcool contenu dans le verre de champagne n’est bien entendu pas la raison qui pousse Fouché à ne plus opposer de résistances aux propositions de Talleyrand, on peut tout de même constater que son comportement change après avoir avalé la boisson. La suite de la pièce relate la conciliation de nos deux personnages. À grand renfort de champagne et cognac, étendus sur le sofa, chacun ira jusqu’à la confession. Contant leurs mésaventures enfantines, avouant leurs amours et leurs plus sombres penchants, ils exposent avec fébrilité leurs projets égoïstes pour la France et font de ce dessein l’emblème de leur complicité. 104 Le souper, influence de la gastronomie sur le discours « Vous et moi, vous allez voir, cette restauration va avoir un parfum de régence ! ». C’est sur une touche sucrée que s’achève le duel. Avec astuce Talleyrand à fait réaliser par son pâtissier une Bombe aux pistaches –dessert à la crème glacée– sachant la chaleur de ce mois de Juillet 1815. On notera ici la plume de JeanClaude Brisville. FOUCHÉ Si j’attaquais cette bombe avant qu’elle ne soit en eau ? Je vous sers ? TALLEYRAND Volontiers ! FOUCHÉ Monsieur Carème est toujours à votre service ? TALLEYRAND Oui. En France les régimes passent, mais la cuisine demeure. FOUCHÉ Vous lui ferez mes compliments, ce souper est une merveille. TALLEYRAND Je n’y manquerai pas. * Enfin, c’est une image ô combien symbolique et culturelle, qui selon Daniel Lacotte est la représentation la plus emblématique de l’union, qui vient clôturer la pièce : le toast. 105 Stratégie de table, théâtre de négociations TALLEYRAND À l’immobilité de l’histoire et au mouvement des affaires ! FOUCHÉ Au nouvel ancien régime, fils de Saint-Louis et à notre amitié ! TALLEYRAND Et au néant Otrante, au néant ! Dans l’adaptation cinématographique de la pièce, l’union machiavélique de nos deux tyrans symbolisée par le toast est renforcée par un déchaînement d’éclairs et un vent puissant qui fait s’éteindre les bougies laissant Fouché et Talleyrand seulement éclairés par la lumière de la nuit. Bien que cette mise en scène puisse laisser quelque peu sceptique, elle permet cependant de souligner la valeur symbolique qu’a le toast et de démontrer, en sachant ce qui se passera dans les années qui suivirent ce souper, que les rites qui s’organisent autour de la table —encore aujourd’hui dans nos ambassades et nos palais— sont souvent d’une importance tangible sur la réalité de nos politiques gouvernementales. 106 La cuisine comme outil dans la négociation politique « Une armée est victorieuse si elle cherche à vaincre avant de combattre » Sun Tzu, L’Art de la guerre Nous l’avons vu, la table est un outil de négociation. Mais si celle-ci est un événement sociale, il ne faut pas oublier qu’elle est aussi un événement alimentaire. Aussi, si la table est pensée comme outil, la gastronomie en est considérée comme l’élément le plus effectif de tous ; car elle est directement liée à l’humain. En effet, nous avons pu le voir avec les rites mafioso, la cuisine entretient un lien direct avec notre identité, et si elle nous touche c’est qu’elle fait appel à nos émotions. Aussi, si cette notion est connue de tous, on comprend aisément que tout diplomate en joue pour séduire son interlocuteur. On pourrait toutefois s’interroger et même douter de la véritable portée de la gastronomie dans la négociation notamment si celle-ci est d’une importance politique. En effet, comment le diplomate pourrait-il se laisser amadouer par quelque chose d’aussi primaire que la nourriture ? 109 Stratégie de table, théâtre de négociations Comment certains des principes qu’il avait pour établi avant de se mettre à table pourraient-ils donc se transformer au fur et à mesure dans son esprit par le simple enchainement de plats raffinés ? D’un point de vue purement scientifique, la réponse est simple. Si l’on s’en réfère aux études menées par le professeur en négociation Shirli Kopelman et plus précisément sur son essai Cultural variation in response to strategic display of emotions in negotiations on peut y noter que tout repose sur ce contenu de l’expérience du dîner gastronomique qui met en jeu des dimensions multi-sensorielles. Il y explique que les émotions positives procurées par la nourriture peuvent permettre d’augmenter la capacité à faire des concessions, de stimuler la créativité pour résoudre un problème et d’augmenter les capacités à coopérer ; il rajoute ensuite à la fin de son texte l’intéressant constat que le négociateur invité se retrouve alors toujours dans le contre-don ce qui pourra l’amener à être bienveillant sur la négociation à traiter ensuite. Certes l’analyse parait un peu commune et l’on peut se permettre de penser que si la nourriture à une incidence sur notre comportement, celle-ci ne peut être que minime. Et cela est vrai. Il en reste néanmoins que si la gastronomie ne permet pas de réellement changer un non en oui, elle est un outil de négociation précieux car elle opère de concert, à l’abris des conventions protocolaires, avec le négociateur. Aussi, la gastronomie n’est pas seulement un élément constitutif de la table —et par extension du cadre de la négociation. Elle y prend véritablement part. Et nombreux sont les cuisiniers et pâtissiers d’État qui s’accordent d’ailleurs à dire que la cuisine est politique. Bien que des chefs comme Bernard Vaussion —Chef cuisiner 110 La cuisine comme outil dans la négociation politique du palais de l’Élysée— laisse entendre dans les conférences de presse que tous les menus d’État sont élaborés suivant des recettes strictement françaises, on peut cependant noter, par un examen plus approfondi, que cette prétendu constance n’est pas souvent respectée. Par parcimonie au détour d’une entrée, d’un dessert, apparaissent fréquemment des produits, des aromates ou des préparations propres au pays invité. Du reste, Francis Loiget, ancien Chef pâtissier de l’Élysée, explique : « En ce qui concerne les menus des dîners ou des déjeuners officiels, tout dépend de la personnalité du chef d’État en visite ; il sont modulés avec soin en fonction des goûts qu’on lui connait et des symboles qu’on souhaite mettre en avant, soit qu’on entende faire une délicate allusion aux produits de son pays ou au contraire scénariser la gastronomie française ou marier les deux. » Comprenons que ce qui fait de la cuisine d’État un outil dans la négociation politique n’est pas son excellence. À ce niveau de responsabilité, elle ne peut que l’être. C’est cette scénarisation de la gastronomie qui en fait sa spécificité. Cependant, à la différence de la table, la gastronomie, tient plus d’un plan de bataille que d’une pièce de théâtre. Il est d’ailleurs cocasse de noter que tous les chefs —le mot est choisi— qui précédèrent l’actuel chef des cuisines de l’Élysée furent militaires de formation. Et si les spécialistes politiques s’accordent à dire que la table est un véritable lieux d’affrontement, il faut concevoir que ce ne sont pas que les idées qui prennent part au conflit. Ainsi donc, la table peut être littéralement assimilée, dans sa conception, à un travail de stratège militaire. Et à l’instar donc d’un plan de bataille, le menu est décomposé 111 Stratégie de table, théâtre de négociations en plusieurs mouvements. Chacun d’eux sont pensés dans leur enchaînement et s’articulent en fonction du résultat escompté. Ainsi c’est en anticipant la réaction de l’ennemie —et dans notre cas du convive— à chaque étape que le plan se construit. Bien entendu il ne s’agit pas, pour remporter la victoire, de déclencher un assaut à chaque étape. L’art qu’est la stratégie se base l’alternance entre intensité et accalmie —sur le même modèle d’ailleurs que le scénario de cinéma classique. Et c’est cette construction rythmée qui garantie sa réussite. Selon Sun Tzu, dans son ouvrage L’Art de la guerre, conduire une guerre et la gagner se base sur quatre fondements dont nous retiendrons le suivant : « Savoir employer le peu et le beaucoup suivant les circonstances. » Ainsi donc, suivant les mots du stratège des stratèges, c’est par l’enchaînement mesuré de mouvements anticipés que l’on garantie la réussite d’un plan. * L’analyse stratégique qui va suivre est hypothétique et est basée sur l’examen de systèmes récurrents dans l’ordonnance des menus d’État. Bien que l’on puisse douter de son bienfondé, l’étonnante adéquation avec la situation géopolitique dans lesquels s’inscrivent en règle générale ces diners ne peut cependant, que nous conforter dans la pertinence de notre projection. * Prenons comme exemple un diner pour lequel il aurait été décidé de traduire de la plus grande déférence à l’invité. Plusieurs choix s’offrent à nous. L’idée de réaliser pour chaque « mouvement » un plat traditionnel du pays de l’invité est anti-stratégique —cela serait considéré comme un véritable 112 La cuisine comme outil dans la négociation politique asservissement— et est donc à éliminer d’office. On peut en définitive considérer d’inclure dans chaque préparation un ingrédient propre à sa culture. Cela introduit le symbole fort d’une harmonie totale entre l’hôte et son invité mais peut être teinté —par son systématise— d’une certaine complaisance : aussi cela pourra être perçu comme un manque d’aplomb dans la part de l’hôte. Décidons alors que l’on souhaite incorporer au menu non pas trois mais un plat traditionnel de l’invité. Si l’on accommode pas la recette à « sa sauce », l’intention est forte et montre que l’on est disposé à abandonner un cours instant sa propre identité pour signifier sa prévenance à l’invité. On comprendra aisément que le choix de sa position dans l’ordre du menu ne peut alors être fortuite. Considérons alors que ce plat soit une entrée. La surprise serait éclatante certes ; mais le symbole fort, développé en début de repas se verrait affaibli par la suite, et celle-ci apparaitrai aux invités comme une déception. Si ce plat apparaissait cependant en plat principal, la surprise serait plus grande et la réaction de l’invité décuplée. Il faut cependant nous arrêter un instant sur cette position. Il faut savoir que le diner diplomatique à (comme le scénario de cinéma ou la stratégie militaire) une syntaxe. Aussi, selon une des principales figures des théoriciens de la table, Jean Jacques Boutaud, ce sont les premiers et les derniers plats qui influent sur le ressenti du repas par le convive. En conséquence, la position centrale du plat principal opère souvent comme un pivot, mettant en valeur le plat qui le précède et celui qui le suit. Revenons donc maintenant à notre diner. Si la position de notre plat au centre du menu n’est pas idéale, nous pouvons l’introduire en dessert. Ici, la surprise est absolue. Le reste du diner ayant mis en avant notre culture, le clin d’oeil culinaire à l’invité arrive à point nommé. De plus, le dessert étant le dernier élément du service, c’est celui-ci qui restera en mémoire. L’invité gardera donc princi113 Stratégie de table, théâtre de négociations palement le souvenir de l’extrême déférence dont il aura fait l’objet, sans pour autant que cela remette en cause l’identité et la constance de son hôte. Cette stratégie est récurrente dans l’ordonnance des diners d’État. Mais il est en réalité assez rare de voir apparaitre des plats traditionnels dont l’hôte n’aurait pas détourné sensiblement la recette pour l’allier à sa gastronomie : le message étant dans la plupart des cas de montrer l’alliance entre les deux cultures. On peut néanmoins trouver quelques exemples de cette configuration parmi de nombreux menus d’État. Et nous en citerons un, qui apparait comme le plus emblématique de tous : le dîner de gala offert en 1998 par le Roi Hassan II, roi du Maroc, en l’honneur du gouvernement français sous la présidence de Jacques Chirac. On trouve donc au menu : un Méchoui et une Pastilla au pigeons en entrée, suivit par un Tajine de poulets aux oignons et olives, d’un second à la viande aux petits pois et artichauts ainsi que d’un troisième de poisson aux olives Meslalla et au citron ; le tout servit avec de la semoule de riz à la viande et aux légumes. Le diner est donc jusqu’ici typiquement marocain. Surprise donc quand fut servit en dessert une Charlotte à framboise ! — dessert français par excellence. Ici, l’intention est encore plus forte car les quelques ingrédients qui composent la Charlotte ; notamment les biscuits à-la-cuillère et dans ce cas précis les framboises ; sont très difficiles si ce n’est impossibles à trouver au Magreb : la délégation française n’a pu qu’apprécier cette généreuse intention. En règle générale on ne retrouve dans un diner diplomatique que un, voir deux clins d’oeil culinaires à l’invité. Certes, il est de bon ton de montrer quelques intentions au convive ; de là à inonder son menu de références serait quelque peu déplacé. Cette surcharge relèverait plus de la séduction que de la diplomatie —qui n’est rien d’autre qu’une forme plus 114 La cuisine comme outil dans la négociation politique subtile de séduction. Aussi, si la réussite de notre stratégie gastronomique repose la juste mesure, on peut convenir que la nature de chaque mouvement, aussi discret soit-il, se devra d’être en adéquation précise avec ce que l’on souhaite provoquer chez le convive. « Commencez par vous mettre au fait de tout ce qui concerne les ennemis ; sachez exactement tous les rapports qu’ils peuvent avoir, leurs liaisons et leurs intérêts réciproques ; n’épargnez pas les grandes sommes d’argent ; plus vous dépenserez, plus vous gagnerez ; c’est un argent que vous placez pour en retirer un gros intérêt. » Selon Sun Tzu, dans son chapitre Les principes à respecter, la connaissance totale de son ennemie ; et pas uniquement de ses plans tactiques militaires mais aussi de ses goûts personnels, de ses habitudes etc. ; garantie la victoire absolue. Il rajoute ensuite : « Ils ont tout prévu ; ils sont paré de leur part à toutes les éventualités. Ils savent la situation des ennemis, ils connaissent leurs forces, et n’ignorent point ce qu’ils peuvent faire et jusqu’où ils peuvent aller ; la victoire est une suite naturelle de leur savoir.» Aussi, il s’agit de choisir les ingrédients « clins d’oeil » avec justesse, en anticipant la réaction de notre convive. Veiller par exemple à ce que notre ingrédient ne soit pas trop commun ; l’invité ne relèverait peut-être pas l’intention. Et à l’inverse, faire attention à ce que notre ingrédient ne soit pas trop particulier ; il s’agit qu’il plaise à tout le monde. Il faudra aussi veiller à ce notre ingrédient soit apprécié de tous, sans pour autant qu’il ne discrédite le patrimoine culturel de l’invité. Il ne s’agira donc pas de choisir quelque junkfood typique de son pays. Convenons que nous recevons pour ce diner une délégation Britannique et que nous allons introduire « l’ingrédient » pour notre entrée. Pour que notre invité puisse percevoir la 115 Stratégie de table, théâtre de négociations considération que l’on souhaite lui faire valoir, il s’agira de l’étonner par la qualité de nos recherches sur son patrimoine culinaire. Rappelons qu’en qualité de chef de cuisine de la république, nous avons à notre portée la palette la plus complète d’ingrédients et d’aliments pour réaliser nos plats. Si nous décidons de servir du boeuf de Kobé ou de la Langoustine de Californie, il suffit d’en informer l’intendant et ces denrées se verront livrées dans nos cuisines quelques jours plus tard. Qu’allons nous donc choisir pour notre entrée ? Pour mettre notre invité dans de bonnes dispositions nous pourrions par exemple inclure à notre entrée un ingrédient apprécié par les britanniques mais ô combien incompris dans les autres pays : le condiment Marmite. Ainsi, allié avec discrétion à notre entrée, il véhiculerai l’idée que nous comprenons et apprécions, au-delà des apparences, sa culture. C’est un geste fort certes, et l’invité pourrai trouver l’intention presque touchante car il le sait, et c’est un fait avéré, les français n’aiment pas ça. Notre mouvement se révèle peut-être alors trop risqué et pourrait nous inférioriser légèrement. En conséquence, nous pourrions peut-être alors choisir un ingrédient que nous produisons tous les deux. Ainsi par notre choix, nous pourrions lui signifier que nous sommes prêt à lui servir le meilleur, quitte à mettre notre fierté de côté l’espace d’un instant. Choisissons par exemple une volaille. Au lieu d’utiliser notre classique poulet de Bresse nous pourrions cuisiner un Silver Sussex chicken. Cette volaille élevée sur les sols côtiers du Sud-Ouest de l’Angleterre est réputée pour la grande tendresse de sa chair. L’hommage est parlant. Il est d’ailleurs d’autant plus symbolique que cette volaille est très chère car elle avoisine les trois-cents livres (par oiseau). Notre stratégie est intéressante mais comporte cependant une faille. En effet, il faut concevoir que si l’invité vient diner dans notre pays, il se fait une joie de manger local. 116 La cuisine comme outil dans la négociation politique Aussi, si celui-ci apprécierait le geste, en ressortirait cependant un légère déception. Car si le Silver Sussex chicken est une volaille d’exception, il est bon de se rappeler que notre invité est un chef d’État et qu’en définitive, celui-ci le retrouve déjà surement à sa table. Mettons nous un instant à sa place. Si nous nous retrouvions invité à sa table. Préférerions nous déguster ce Silver Sussex chicken que nous connaissons peu ou une énième volaille de Bresse ? La meilleure solution reste peut être de choisir un ingrédient que l’on ne retrouve pas en France et qui soit assez peu commercialisé dans le monde. En bref, un ingrédient qui montre à notre invité britannique que nous nous intéressons en profondeur à son patrimoine culturel. Pourquoi ne pas inclure alors à notre entrée un Yorkshire pudding par exemple ? Ce petit beignet qui vient agrémenter le Sunday Roast britannique n’est pas, si ce n’est très peu commercialisé. On ne retrouve cependant pas un seul Roast-beef traditionnel sans son Yorkshire Pudding. Alors pourquoi pas ? Notre proposition est d’ailleurs d’autant plus intéressante que nous n’incluons pas cette préparation à notre plat principal (comme il se fait traditionnellement en Grande Bretagne) mais à notre entrée. Aussi, nous sortons l’ingrédient de son contexte et nous nous le ré-approprions. Un clin d’oeil explicite à notre invité, qui nous permet de garder la main. * Il est bon de le rappeler, l’analyse stratégique que nous avons développée est hypothétique. Aussi, pour en confirmer son bien-fondé, il apparait comme nécessaire d’étayer celle-ci par l’analyse de véritables menus d’État. Et nous allons pouvoir le constater, la présence de ces ingrédients « clins-d’oeil » ne peut pas être fortuite tant leur nature et leur incorporation 117 Stratégie de table, théâtre de négociations dans le menu est en adéquation avec la situation géopolitique dans laquelle s’inscrivent ces diners. Il est nécessaire ici de ne pas seulement nous concentrer sur la cuisine de l’Élysée dont l’attachement à la cuisine française —et donc à la référence en matière de grande cuisine gastronomique— est presque évidente. Aussi, pour donner une autre dimension à notre exposé nous nous concentrerons sur une autre cuisine, dont la relation avec un patrimoine culinaire nationale réduit –en comparaison avec la France– l’a amenée à emprunter des techniques et des recettes étrangères pour ensuite les ré-accommoder avec ses produits locaux : La cuisine américaine —nation issue de l’immigration— et plus particulièrement la cuisine de la Maisonblanche. Mais avant de commencer notre exposé, et pour pouvoir nous rendre compte combien la «stratégie gastronomique» peut être un art subtil, il nous faut d’abord évoquer en comparaison l’exemple le plus extrême. Un menu dont la subtilité n’est pas de mise tant les « clins d’oeil » sont exagérés. Ce diner fut offert l’année dernière par le président Obama en l’honneur du premier ministre britannique David Cameron. Ce diner très médiatisé, auxquels quelques critiques culinaires furent même conviées, se vu qualifier de «Diner qui a représenté le meilleur de l’hospitalité américaine et qui su inclure avec justesse quelques références ludiques aux traditions britanniques». Ludique, le mot est juste. En effet, l’on servit en plat principal un Bison Wellington. Le bison remplaçait ici le boeuf du classique Beef Wellington anglais ; Filet mignon de boeuf enrobé de fois-gras, d’une duxelle de champignon et d’une pâte feuilleté ; et faisait donc valoir symboliquement —de façon quelque peu stéréotypée peut-être— l’union des deux nations. 118 La cuisine comme outil dans la négociation politique Dans la même optique, fut servi en dessert une pâtisserie anglaise : Le Steamed lemon Pudding, allié bien entendu à une sauce Hucleberry typique de l’État de l’Idaho. Ce diner est un des exemples les plus frappant d’allusion culinaire. Bien entendu, tout menu a sa cible et celui-ci visait à montrer au monde, sans gène et en grande pompe, l’union du Royaume-uni et des États-unis. En comparaison, les menus qui vont suivre sont d’une subtilité plus relative. 119 DÉJEUNER OFFERT PAR L’ÉLYSÉE EN L’HONNEUR DU PRÉSIDENT DES ETAS-UNIS D’AMÉRIQUE, FRANKLIN D. ROOSEVELT — 1910 Petit Soufflé aux crevettes Diplomate * Barbue à L’Amiral Suprêmes de Gelinote au Porto Carré d’Agneau à la Moderne Foie gras à la Souwaroff Spoom au Cherry Brandy Sorbet au vin de Chypre Pintadons truffés rôtis Pâté de Canard d’Amiens Salade Américaine Petits pois nouveaux à la Française * Glace Ceylan Graves en Carafes Champagne en Carafes Château d’Issan 1893 DIVERSION Whatever !!!!! Stratégie de table, théâtre de négociations Ce premier menu, réalisé il y a plus d’un siècle par les chefs de cuisines de l’Élysée représente avec clarté le repas d’État typique de l’époque. Ici, face à une multitude de préparations ; dont un service de poisson, un service de viande et un service de volaille ; chacun strictement cuisiné à la française, on peut toutefois déceler la présence discrète d’une salade américaine. Celle-ci, plus connue sous le nom de Cobb Salad —un des plats les plus représentatifs de la cuisine américaine— est pourtant traditionnellement constituée d’un ingrédient français : le roquefort, et est assaisonnée, ironie du sort, d’un French dressing ou plus simplement d’une vinaigrette à la française à la Moutarde de Dijon. Cocasse donc de voir apparaitre au menu, non pas un plat inspiré de la cuisine américaine mais une préparation américaine d’inspiration française. On notera qu’en parallèle, à la même époque, les relations politiques et économiques entre les deux pays étaient tendues : en réponse à une insatisfaction grandissante des exportateurs français quand aux décisions douanières américaines, la politique douanière française fut extrêmement défavorables à l’importation de produits américains. Cette mésentente que sur-ligne avec justesse l’historien et analyste français Yves-Henri Nouailhat en écrivant « Voici deux pays qui ont les mêmes valeurs de justice, de liberté et de démocratie, mais qui suivent pour les atteindre des chemins différents, se comprennent rarement et se suspectent sans cesse l’un l’autre. » fait donc curieusement écho au menu servis lors de cette rencontre d’État et laisse planer un certain doute quand au choix de cette salade américaine. 122 DÉJEUNER OFFERT PAR L’ÉLYSÉE EN L’HONNEUR DU ROI HUSSEIN 1er DE JORDANIE ET DE LA REINE NOUR — 1988 Homard breton grillé * Fois gras des landes poêlé aux pommes * Salade Fromages * Glace à la cannelle * Chateau La Lagune 1970 Louise Pommery 1981 ATTAQUE SUR LE FLANC Stratégie de table, théâtre de négociations Dans ce menu, le clin d’oeil est discret et c’est ce qui lui donne son élégance. En effet, se glisse dans ce menu français un ingrédient étranger : la cannelle. Cette épice orientale, dont la Jordanie est d’ailleurs un des plus important producteur et consommateur (on la retrouve dans les six plats jordaniens les plus traditionnels) est ici l’ingrédient principal du dessert. Cette délicate intention traduit bien les rapports qu’entretient la France avec la Jordanie. N’ayant pas de relations politiques ni économiques directes mais partageant une grande proximité de vues sur de nombreux sujets internationaux et régionaux, les deux pays ont entretenu et entretiennent toujours une relation diplomatique respectueuse. 126 DÎNER OFFERT PAR LA FRANCE EN L’HONEUR DE CHEIKH ZAYED BEN SULTAN AL NAHYAN, PRÉSIDENT DE L’ÉTAT DES EMIRATS ARABES UNIS — 1980 Petits pains de veau au fenouil * Filets de dorade aux concombres Noisette d’agneau à la menthe Salade verte * Vacherin glacé * Jus de fruits DÎNER OFFERT PAR LA FRANCE EN L’HONNEUR DE CHEIKH KHALIFA BIN ZAYED AL NAHYAN, COMMANDANT SUPRÊME DES FORCES ARMÉES DES EMIRATS ARABES-UNIS — 1997 Croustillant d’écrevisses aux gésiers confits * Baron d’agneau rôti Provençale Petits légumes Fromages * Nougat glacé au miel * Jus de fruits Saint-Emilion Grand Cru 1985 Champagne Dom Ruinart 1988 Leurre LEURRE Stratégie de table, théâtre de négociations « Il y aura des occasions où vous vous abaisserez, et d’autres où vous affecterez d’avoir peur. Vous feindrez quelquefois d’être faible afin que vos ennemis, ouvrant la porte à la présomption et à l’orgueil, viennent ou vous attaquer mal à propos, ou se laissent surprendre eux-mêmes et tailler en pièces honteusement. » Sun Tzu Les deux menus précédents traduisent avec une grande justesse la relation qu’entretient la France avec les Emirats Arabes Unis. Pays riche, investisseur et acheteur potentiel, les Emirats Arabes Unis garantissent depuis plusieurs décennies un certain équilibre économique à la France. Aussi, celle-ci se doit d’entretenir des liens cordiaux et même amicaux avec son précieux client quitte à faire passer en second plan ce «riche patrimoine culinaire français» dont elle se gargarise pour mettre en avant des goûts et des recettes orientales. Graines de fenouil, concombres en salade, agneau à la menthe, nougat glacé au miel apparaissent sans artifices dans ces deux menus offrant à la délégation des Emirats l’image d’une France les bras grand ouverts à sa culture. En comparaison avec le menu réalisé par la Maison Blanche en honneur de la délégation du Royaume-Uni étudié plus haut, ces deux diners opèrent de façon tout-à-fait différente. Le menu de la Maison-Blanche est certes séducteur. Il est toutefois construit, en accord avec le message qu’il veut faire passer, sur l’échange égal entre les deux cultures et est tant poussé à l’extrême —la préparation du Bison Wellington apparaissant comme un clin-d’oeil presque comique— qu’il en garde une certaine légitimité. Ici, nos deux diners paraissent cependant effectuer une véritable courbette aux Emirats Arabes Unis. Il n’est pas question d’allier les deux cultures, les allusions sont trop flagrantes, trop nombreuses. La France apparaît comme un pays docile et fait valoir à son invité une 130 La cuisine comme outil dans la négociation politique image d’amitié fraternelle qui en fait le partenaire commercial idéal. On notera l’exact même processus dans le menu élaboré en l’honneur de la délégation de l’Arabie Saoudite qui, au même titre que les Emirats Arabes Unis, est un puissance commerciale. La redondance de l’agneau, l’utilisation de la glace au lait d’amande, du lait de coco nous démontre ici que ce système est tout-à-fait pensé. Cette souplesse que laisse apparaitre la France et la mise-en-valeur quelque peu excessive de l’invité prend part à une stratégie politique qui a fait ses preuves et qui est donc réitérée. DÎNER OFFERT PAR L’ÉLYSÉE EN L’HONNEUR DE PRINCE ABDULLAH BIN ABDULAZIZ AL SAOUD, PRINCE HÉRITIER DU ROYAUME D’ARABIE SAOUDITE — 2005 Filets de rouget grillés au lait de coco et salade de roquette tiède * Rosette d’agneau en croûte d’herbes Galettes Vonnassiennes et pointes d’asperges Barigoule d’artichauts * Fromages * Glace au lait d’amande Petits fours * Jus de fruits Champagne Billecard « Cuvée Nicolas François » 1990 131 DINER OFFERT PAR LA MAISON BLANCHE EN L’HONNEUR DE LA DÉLÉGATION DE CORÉE DU SUD — 2011 Bisque de courge Butternut, Canneberges pochées au miel, Pralines de pépins de citrouille, Jambon cru de Virginie, crème fraiche * Jeunes pousses de laitue et Carpaccio de radis blanc Daïkon, Perles de riz croustillantes au Masago, Vinaigrette de vinaigre de vin de riz. * Filet de Boeuf Texan Wagyu, Fondue d’oranges au gingembre, Sauté de chou, Potiron Kabocha rôti * Mille-feuilles Chocolat du diable, Poires & Crumble d’amandes * Vins Américains DINER OFFERT PAR LA MAISON BLANCHE EN L’HONNEUR DU PREMIER MINISTRE INDIEN MANMOHAN SINGH — 2005 Salade de pommes de terre et aubergines, roquette des jardins de la Maison-Blanche et Vinaigrette de graines d’oignons * Soupe de lentilles rouges et fromage frais Pois-chiches et Gombo Curry vert de Crevettes et ses Salsifis caramélisés, Chou Cavalier fumé et Riz Basmati à la noix de coco * Tatin de Poires Tourte à la Citrouille Crème fouettée et Sauce au Caramel Petits fours Gelées de Vanille et de Fruit de la passion Pralines de Noix de Pécan * Riesling Brooks “Ara” Wilamette Valley Oregon 2006 Sparkling Chardonnay Thibaut Janisson Brut, Monticello, Virginie ENCERCLEMENT - MOUVEMENT PINCER La cuisine comme outil dans la négociation politique Les deux menus précédents s’inscrivent dans la lignée des diners d’État qu’offrit le président Barack Obama à cinq grandes nations lors de son premier mandat. Chaque diner avait pour vocation de faire valoir publiquement l’ouverture des États-Unis sur le monde. Chacun fut extrêmement médiatisé. On vit apparaitre au fil des jours la liste privilégiée des convives (Personnalités politiques, musiciens reconnus, écrivains, présentateurs de talk-shows et autres personnalités de la culture populaire américaine), les menus ainsi que le déroulement minuté des réceptions. Aussi, de nombreuses vidéos furent diffusées à la télévision explicitant la démarche du gouvernement, la récolte des salades et autres légumes par de jeunes enfants dans les potagers de la Maison-Blanche, les clins d’oeil culinaires au pays invité etc. Il est intéressant de noter que cette volonté d’ouverture devint le mot-clé dans l’élaboration de ces deux menus. «Nous avons choisit un ingrédient de saison qui est populaire autant en Corée qu’aux États-Unis : la poire. Nous avons aussi choisit un autre ingrédient universel qui est le chocolat que nous avons superposé à une couche de mousse de lait malté pour donner au dessert un côté sucré réellement américain.» explique William Yosses (Chef Pâtissier) dans le court documentaire réalisé pour l’occasion par la Maison-Blanche. Cet exposé hasardeux atteste de la volonté des États-Unis de renouer —par des réceptions riches en symboles —avec des pays comme entre-autre le Royaume-Uni (que nous avons étudié plus tôt), le Japon, l’Inde, la Corée du sud et l’Allemagne. Et nul besoin de chercher une symbolique cachée dans la composition de ces menus. Vinaigre de riz, miel, Daïkon, sauce Masago, Boeuf Wagyun et gingembre pour la Corée ; Soupe de lentille, Gombo, Curry vert, Riz Basmati à la noix de coco pour l’Inde. Tout est dit et rien n’est dissimulé. Chaque plat allie à part égale le patrimoine culinaire américain et celui de l’invité et met-en-scène sans simagrées (à l’américaine) la démarche du gouvernement. 135 DÉJEUNER OFFERT PAR L’AMBASSADE DE FRANCE DE MOSCOU EN L’HONNEUR DE LÉONID BREJNEV, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’UNION SOVIÉTIQUE — JUIN 1966 Saumon à la champenoise * Paupiettes de veau en brochette Mousseline de petits pois Chou à la Russe Belles d’Argenteuil * Fromages * Fraisier * Domaine de Chevalier 1961 Nuits Saint-Georges 1957 Laurent Perrier Grand Siècle PÉNÉTRATION CUSTER Pénétration Ce dernier menu s’inscrit dans un contexte tout-à-fait significatif. En effet, ce déjeuner fut le cadre d’un accord de coopération, signé par la France et l’URSS, pour l’exploration pacifique de l’espace, ou plus précisément du domaine de l’Univers et de l’exploration du système solaire. Aussi, symboliquement, la France offrit un déjeuner à son homologue russe dans sa propre ambassade (mais toutefois sur le sol russe) et articula son menu pour signifier leur union et leur future collaboration. On peut donc voir apparaitre en guise de plat principal un Chou à la Russe. Même si cette préparation n’est en réalité qu’un chou cuit à la vapeur puis arrosé d’une sauce à la crème, l’hommage est significatif. Mais ce n’est pas tout. En effet, et c’est une première, se glisse dans ce menu des paupiettes de veau —classique me direz vous— mais en brochette. On peut donc y voir un clin d’oeil manifeste au Chachlyk russe qui est une préparation à base de viande marinée et grillée sur broche, et qui s’est inscrit depuis le XIXème siècle comme un des plus grande spécialité culinaire Russe. Aussi, l’hommage n’est pas déguisé. Et s’il est parfaitement explicité, dans un des cas, par son intitulé, il l’est tout autant dans l’utilisation de la brochette, tout-à-fait étrangère à la gastronomie française classique. On pourrait cependant noter que ce menu ne respecte pas la «syntaxe gastronomique» que nous avions énoncée plus tôt. Mais cela n’est pas fortuit. En effet, à l’inverse des cas précédents, la France ne veut pas « séduire » son convive soviétique, car ce n’est pas une faveur qu’elle demande. Elle veut tout simplement montrer à son futur collaborateur qu’elle est une nation à part entière et de confiance. Aussi, si les deux tiers du menu sont bien français, elle symbolise son union avec l’URSS sans pirouettes. Le clin d’oeil (si l’on peut encore parler de clin d’oeil) est au centre du menu, bien en vue. La représentation La table comme lieu d’affrontement Hiérarchie, contrôle du temps, planification de l’espace, conventions vestimentaires, stratégie, protocole. Toutes ces notions ont été évoquées dans les deux chapitres précédents. N’est-il pas étonnant de voir apparaître autant de notions guerrières dans un exposé traitant de la table et du repas ? En définitive non, car nous allons le voir, la table est indissociable de la notion de violence. Aussi, si nous avons pu noter que la table, dans toutes ses conventions, met en scène une entente, c’est qu’elle répond directement à celle-ci. Toutes ces précautions ne laissent-elles pas entendre qu’il y a là un grand risque d’affrontement ? Tout convive ne s’excuse-t-il pas à plates coutures quand il s’assoit malencontreusement à la place d’un autre, même en famille ? Ne s’excuse-t-il pas de même quand il doit attraper la corbeille de pain placée devant l’assiette de son voisin ? Et si celui-ci fait tomber sa fourchette par terre, tous les convives ne s’arrêtent-ils pas tout à coup de discuter pour se tourner vers le fautif ? Ne s’excusera-t-il pas d’ailleurs avec gêne pour le bruit que sa fourchette a fait en tombant sur le parquet ? Et si celui-ci se rend compte qu’il a commencé à manger avant que la maitresse de maison n’ait été servie, ne sera-t-il pas contraint à avaler très vite sa bouchée et de faire semblant qu’il n’a rien fait ? Si celui-ci n’aime pas le 143 Stratégie de table, théâtre de négociations dessert, ne devra-t-il pas feindre que cela lui plait ? Ne devrat-il pas, par politesse, répondre de plus par la positive quand la maitresse de maison lui proposera de le resservir ? N’est-il pas tout à fait mal vu de sortir de table —pour quelque raison que ce soit— avant que le repas soit terminé ? Mais que pouvons-nous donc craindre de cet espace où ne se rencontrent que des convives ? Si l’on ne peut en déterminer précisément les risques, il nous faut admettre que la table entretient un rapport tout aussi équivalent à la convivialité qu’à la violence. Ne retrouve-t-on pas d’ailleurs le fusil, le couperet, le hachoir, le mortier, la douille ou le fouet dans une batterie de cuisine ? Et de fait, la table est historiquement un lieu militaire. Au Moyen-Âge, il était d’ailleurs de coutume de manger armé. Et si loin du chevalier était l’idée de se défaire de sa lame quand il passait à table, il attrapait aussi sa viande à l’épée, la tranchait de son coutelas ou la perçait du bout de sa dague. Et cette coutume de croiser ses couverts que nous évoquions dans notre à-propos, quelle est son origine ? Militaire aussi ! Les cavallo italiens du Moyen-Âge avait pour rituel de table de croiser le fer en début et en fin de repas. Le seigneur et son vassal, assis en bout de table, symbolisaient leur union militaire en croisant (symbolisme religieux, on l’aura compris) leurs épées au dessus de la table, comme pour unir sous le sceau seigneurial la nourriture qu’ils allaient ensuite partager. Puis ils décroisaient les fers dans un grand bruit métallique, rappelant à tous que leur serment était guerrier. * À ce stade de notre exposé, il apparait important de citer le cas chinois, dont la table et les rituels contemporains ont tous pour origine une réelle volonté de désamorcer la violence. 144 La table comme lieu d’affrontement La table chinoise est une table ronde. Et souvent on y trouve un grand plateau tournant sur lequel sont disposés tous les éléments du repas, chacun dans son bol respectif. Cette conception de la table s’inscrit dans notre imaginaire comme l’image typique de la convivialité familiale chinoise, et bien son origine en soit le parfait opposé. En effet, au milieu du Moyen-Âge, l’arme numéro un passa de la dague au poison. Aussi, si plus tôt on mourrait au champ d’honneur, la table devint le nouveau champ de bataille. Car en définitive, quel était l’intérêt de lancer une armée sur son ennemi, si l’on pouvait en venir à bout, sagement, grâce à quelques gouttes de poison ? Ainsi donc, en moins de cinquante ans (pendant la première moitié du IVème siècle), face à une recrudescence des assassinats par empoisonnement, on vit la traditionnelle table rectangulaire chinoise changer de forme pour devenir la table ronde et se renforcer, en conséquence, cette « stratégie de partage » dont nous parlions plus tôt. Comment pouvait–on alors empoisonner son voisin si l’on devait partager le même plat que lui ? Dans le même sens, on notera que même les rituels les plus emblématiques de l’ancienne Chine furent pensés en fonction de ce poison. Le Festin Impérial par exemple : à chaque nouvel an chinois était dressée pour l’empereur une gigantesque table sur laquelle étaient disposés trois cents plats, tous différents, et celui-ci n’en dégustait qu’un seul. L’image est parlante. Quelle représentation symbolique de la puissance ! Et bien détrompons-nous. Si la table était si fournie, c’est qu’elle était pensée pour prévenir un éventuel risque d’empoisonnement. En effet, si l’Empereur ne dégustait qu’un seul plat —différent chaque année — , il était en conséquence impossible de distinguer une quelconque préférence alimentaire. Aussi, si l’assassin prévoyait de verser le poison dans un des plats, il avait une chance sur trois cents de viser juste. 145 Stratégie de table, théâtre de négociations Il faut toutefois noter que ce rapport de la table au poison n’est pas exclusivement chinois. Il est d’ailleurs à l’origine d’une de nos plus anciennes manières de table. Dé-clocher un plat dans un restaurant gastronomique est de nos jours symbole de luxe, n’est-ce pas ? Ce mouvement visait cependant à la Renaissance à montrer au convive que le plat n’avait pas été touché (donc pas empoisonné) sur le chemin de la cuisine à la table. En conséquence, quand on retirait la cloche du plat, on pouvait voir, en fonction de la quantité et de l’épaisseur de la vapeur d’eau qui s’en échappait, si celuici avait été ouvert entre-temps. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on parle de nos jours de « couverts », on peut alors comprendre sans mal que c’est la peur de la mort qui soit à l’origine de nos manières de table. «La table a toujours été considérée, que ce soit en Occident ou en Asie, comme le lieu où pourrait être rompue l’harmonie féodale» déclarait à ce propos Norbert Elias dans La civilisation des mœurs. Aussi, bien que les moeurs se soient adoucies de nos jours et que l’on ait remplacé l’épée par le couteau à bout rond, et que l’on ne croise plus sa lame, mais son couteau et sa fourchette, il en reste néanmoins que la table reste un lieu empreint de violence, un lieu qui, contre toutes apparences, n’est pas uniquement alimentaire ou social, mais qui fait appel aux pulsions les plus animales de l’homme —la peur de la mort, la vengeance, la haine etc— tout en les cadrant par sa mise en scène. «Être assis à table, c’est être relié par l’objet table lui-même, dans une tension commune.» écrivait d’ailleurs André Cognard dans son analyse comparative entre la table et le dojo. * 146 La table comme lieu d’affrontement La table, lieu d’affrontement. La formule est forte, certes, mais peut-on réellement parler d’affrontement si, comme nous l’avons vu, la violence n’est que sous-jacente à la négociation ? Et bien nous allons le voir, si tout convive arrive debout à table, il se peut qu’il en ressorte couché. La table peut en effet sortir du simple cadre de la négociation et devenir le théâtre de froides exécutions. La table étant cependant indissociable de sa mise en scène, nous pourrons noter avec intérêt que ces morts, aussi terribles et violentes soit-elles, seront elles aussi toujours mises en scène, car en définitive, si tout convive se doit de respecter les règles de table, le meurtrier aussi. Affrontement de table : quand la cuisine est une arme À l’instar de la Mafia, les Yakuzas japonais négocient à table. À une différence près, si la Mafia ne fait qu’y négocier, les Yakuzas s’y entretuent, littéralement. En effet, quand ses chefs se réunissent autour d’une table, ce n’est pas par la discussion qu’ils exposent leurs points de vue, mais par la cuisine, la coutume étant de recevoir son homologue autour d’un plat : le Fugu. Le Fugu est un célèbre poisson japonais plus connu sous le nom (ô combien évocateur) de « Saveur de la mort ». Pourquoi cette appellation diabolique ? Tout simplement parce que, mal cuisiné, ce poisson peut entraîner une mort brutale et quasi instantanée. En effet, quatre-vingts pour cent de son corps est extrêmement toxique. En comparaison, une goutte de son sang équivaut à cent capsules de cyanure, ce qui contraint d’ailleurs chaque cuisinier à déposer tous les abats dans des récipients cadenassés, qu’ils ouvrent et ferment 147 Stratégie de table, théâtre de négociations entre chaque manipulation et qu’ils transmettent ensuite, chaque soir, aux autorités. Aussi, on le comprendra, son utilisation est extrêmement réglementée¹. Et l’on retrouve toujours d’ailleurs au-dessus de la porte de chaque restaurant de Fugu, les diplômes d’État attestant de la bonne qualification de chacun des cuisiniers. Bien que les grands gourmets s’accordent à dire que l’intérêt du Fugu réside dans la légèreté de sa chair, tout à fait exempte de graisse, il nous est permis de penser que la popularité de ce plat ne se trouve pas dans le goût, mais dans ce que le poisson figure. En effet, bien que tous les chefs soient qualifiés, le convive ne peut pas être à l’abri d’une quelconque erreur. Manger équivaut donc à jouer avec la mort. Chez les Yakuzas cependant, on ne déguste pas le Fugu par goût du risque, non, on le déguste pour signifier sa confiance. En effet, il est de coutume qu’avant d’entreprendre les négociations, les deux chefs de bande s’assoient à table, face à face, et dégustent les yeux dans les yeux leur plat de Fugu. Et on l’aura compris, l’invité devra soutenir le regard de son hôte, impassible, sans savoir si le poisson est empoisonné ou non. Il est bon de noter que cette tradition vise toutefois à garantir la loyauté de chaque chef. Si celui-ci est dans son bon droit, le poisson ne sera pas empoisonné, si celui-ci a cependant failli au code de conduite de l’organisation, si celui-ci a trahi son homologue, ce sera la mort assurée. Aussi, la table devient un lieu d’affrontement moral où l’on détermine, par ses actions, le nature de chaque bouchée. ¹ Tout cuisinier désirant servir du Fugu se doit de nos jours de passer un examen extrêmement laborieux, où chaque détail compte. Avoir oublié de nettoyer un centimètre carré de sa planche à découper avec son chiffon entre deux manipulations, ne pas avoir changé de chiffon entre celles-ci, ne pas avoir placé le bon badge nominatif sur le bon boyau, sont autant de motifs d’échec. Car en définitive, une planche mal nettoyée pourrait corrompre la propreté du filet autant que la mauvaise connaissance de l’anatomie du poisson pourrait permettre à un chef peu scrupuleux de servir un organe tout à fait toxique : tous motifs de mort. 148 La table comme lieu d’affrontement Si ce rituel est toutefois considéré comme « sacré » dans l’organisation Yakuza, à de multiples occasions, la noblesse de celui-ci fut bafouée pour servir des intérêts personnels. Et nous allons le voir, ce sont dans ces cas précis que le terme « lieu d’affrontement » prend tout son sens, car la table ne figure plus un affrontement moral, mais un affrontement physique. À ce sujet, on citera ce dîner de 1937 où Noboru Yamaguchi —chef d’une des plus grandes organisations Yakuza : la Yamaguchi-gumi— fut froidement assassiné au Fugu par son sous-chef Kazuo Toaka. En bref, Kazuo Toaka voulait être calife à la place du calife. Lors d’un de ces dîners de négociation, Noboru Yamaguchi rencontrait son homologue Kakuji Inagawa —chef de l’organisation Inagawa-kaï— en vue de discuter de l’appartenance d’un terrain à l’Est de Tokyo. Aussi, puisque ceux-ci se réunissaient pour discuter, le Fugu n’était, en conséquence, pas empoisonné. Cependant, à l’arrivée de Noboru Yamaguchi et de son équipe, alors que l’on faisait les présentations, Kazuo Toaka se rendit discrètement en cuisine et tendit une épaisse enveloppe au cuisinier pour qu’il fasse preuve de négligence. Celui-ci la prit et l’on servit les deux assiettes. Confiants, les deux chefs dégustèrent sans rechigner leurs assiettes quand soudain, à la surprise de Kakuji Inagawa, le chef de la Yamaguchi-gumi fut prit de convulsions et, en moins d’une minute, s’effondra sur la table, mort. Face à l’incompréhensible, un long silence envahit la pièce. Quelques secondes plus tard, aux yeux de tous, Kazuo Toaka se rendit dans la cuisine où il tua d’une balle dans la tête le cuisinier. Kakuji Inagawa se mit alors à genoux devant Kazuo Toaka, nouveau chef de la Yamaguchi-gumi, en le priant de croire qu’il n’avait rien à voir avec ce malheureux accident. Kazuo Toaka lui répliqua qu’il ne l’avait jamais pensé et que 149 Stratégie de table, théâtre de négociations c’était pour cette raison qu’il avait abattu le cuisinier « assassin ». Il s’en fut et prit les commandes de l’organisation jusqu’à sa mort en 1981. On l’aura compris, pour les Yakuzas, la cuisine est une arme. Et elle est d’autant plus efficace qu’elle opère de manière indirecte et qu’elle n’en a pas l’apparence. Elle respecte donc le cadre fermé de la table, s’immisce dans la mise en scène, y prend part jusqu’à briser, de façon fulgurante, le cadre après dégustation. Et de fait, le Fugu est traditionnellement servi en sashimi, et est souvent disposé sur l’assiette avec une grande poésie. Celui servi pour notre assassinat était ainsi disposé, comme il est traditionnel, en fleur de lotus. Mais on peut le retrouver dans bon nombre d’autres formes toutes plus ravissantes les unes que les autres : une cigogne perchée sur sa branche, une geisha, un cerisier etc. Mais retrouve-t-on cette poésie visuelle dans tous les plats de sashimi japonais ? Non. Seuls les plats de Fugu sont travaillés ainsi. Certes, on peut retrouver une forme simili-florale dans les chirachis, où chaque morceau de poisson cru est disposé en rosace, mais cela est l’unique exemple. Au Japon, la présentation et l’ornement sont un trop et considérés comme nuisibles au goût. Alors pourquoi disposer le Fugu de manière figurative ? Cela ne va-t-il pas à l’encontre de la règle ? Tout simplement, parce que le goût du Fugu est tout à fait secondaire. C’est son lien à la mort qui en fait sa spécificité. Et la mort à table n’est-elle pas grossière ? En effet, elle n’est pas la finalité d’une action chevaleresque mais d’un besoin animal, dénué de toute forme de charme. Il apparait donc important —au Japon comme en Occident — d’y introduire de la beauté. Et c’est sur cette notion que va s’articuler notre second sous-chapitre. 150 La table comme lieu d’affrontement Cacher la mort à table, avec charme Débutons notre exposé par l’analyse culinaire d’une oeuvre cinématographique : La Grande Bouffe de Marco Ferreri. Dans ce film, les quatre protagonistes, Marcello, Philippe, Michel et Ugo, organisent un suicide collectif sous forme de « séminaire gastronomique ». Bien que chacun des personnages se tue par une goinfrerie tout à fait répugnante (sauf Marcello qui meure d’hypothermie), il en reste qu’ils ne font pas l’impasse sur la présentation des plats. Mais pourquoi donc travailler la présentation des plats, si l’unique finalité de ceux-ci est de tuer ? Car, de plus, à l’inverse du Fugu, il ne s’agit pas de cacher le caractère létal du plat au convive. Ceux-ci sont tout à fait au fait de cela. Alors pourquoi ? Tout simplement parce que chacun des personnages a peur de la mort. La présentation de la nourriture s’inscrit alors comme pour désamorcer cette peur. Et l’on pourra d’ailleurs le noter, plus le film avance, plus les personnages se rapprochent de la mort, plus la présentation des plats se fait majestueuse. En effet, lors des premiers repas et donc de la première heure du film, les aliments sont présentés, certes avec raffinement, mais dans leur plus simple appareil. On retrouve donc des huitres —dans leurs coquilles — , des cailles et des coquelets sur broches, un porc laqué entier, de la purée —en tas sur un plateau— etc. Et c’est à partir du moment où les premiers effets de cette goinfrerie se font ressentir, quand Michel se retrouve allongé sur son lit, « congestionné » (pour ne pas entrer dans les détails) que la qualité de la présentation va crescendo. Il était convenu au départ par nos protagonistes, de manger jusqu’à en mourir. L’idée était séduisante certes, car elle apparaissait comme une façon de mourir de plaisir. «L’idéal serait de pouvoir continuer à manger comme ça, indéfi151 Stratégie de table, théâtre de négociations niment» dit à ce propos Philippe en prenant à pleines mains un coquelet. Alors qu’ils concevaient que la chose allait être douloureuse, ils n’en soupçonnaient pas la réelle difficulté. Quand ceux-ci se voient alors face à la mort, l’estomac gonflé, ils ne peuvent plus se résoudre à la regarder en face. Il faut noter une chose : si le suicide par balle est un des procédés les plus communs, c’est qu’il est instantané. Il suffit de presser la gâchette pour que tout soit terminé. Dans le cas de nos personnages, la chose est bien plus difficile : il leur faut manger, qu’importe qu’ils en aient envie ou non, jusqu’à l’étouffement. C’est donc un suicide physique, mais d’autant plus mental. Et en conséquence, il ne s’agit pour eux, pas seulement de manger, mais de vaincre leur peur de la mort, peur qui tend d’ailleurs à leur faire oublier les véritables raisons qui les poussent à s’ôter la vie. La présentation des plats se voit alors transformée pour cacher la réelle nature de la nourriture. On ne retrouve en conséquence plus rien d’entier. L’aliment pur qui est le visage même de la mort se voit transformé en une substance alimentaire et l’on ne retrouve alors à table, plus que mousses et pâtés. On pensera au dernier plat du chef cuisinier de la bande, Ugo, qui n’est qu’une préparation, mipâté de foie, mi-brioche, déguisée sous une épaisse couche de glaçage au vin. La présentation, quant à elle, suit cette même notion en substituant l’iconographie classique de la nourriture de banquet à une imagerie symbolique qui vient, outre sublimer les derniers repas de nos suicidaires, prendre une forme salvatrice. Ugo, se tue en avalant sa plus belle pièce : la basilique Saint-Pierre, figure évidement religieuse. Et Philippe, en constante recherche de l’amour maternel, déguste à en mourir les seins d’une femme. 152 La table comme lieu d’affrontement * La peur de la mort est ce qui dicte la forme des plats « mortels » de nos protagonistes. Mais cette notion n’est-elle valable que dans ce contexte-ci ? Est-elle seulement cinématographique ? Nous avons pu noter dans notre chapitre Théâtralisation du dîner diplomatique, que du faisan présenté en entier, nous sommes passés à l’escalope rectangulaire avec deux petites plumes en gelée. Cela n’est-il qu’une question d’esthétique ? Cela est-il fortuit ? Loin de là. Si cuisiner est l’art même de tuer le vivant, manger revient donc à déguster un organisme mort. Et l’homme contemporain aime à l’oublier. Aussi il déguise, cache derrière de nouvelles formes la réelle nature des aliments. Et l’on peut d’ailleurs noter que, plus les conditions de mort de l’aliment sont obscures, plus l’homme tend à les cacher. L’exemple le plus parlant n’est-il pas le fast-food ? En effet, dans ces restaurants, toutes les viandes sont tout à fait désanimalisées. Le boeuf du hamburger ne forme plus qu’un rond parfait, plat, caché sous son pain brillant. Le poisson pané prend quant à lui une forme rectangulaire, et le poulet pané, ou nugget, devient alors comme son nom l’indique : une pépite, forme volontairement indéfinie. Même les noms de ces sandwiches à la viande participent à la duperie : on retrouve çà et là Giants, Kings, Hamburgers, Super Sunny burger etc. Tout élément qui pourrait rappeler au mangeur la véritable nature de la viande est mis à l’écart. En mangeant de la viande, «nous digérons des agonies» écrivait d’ailleurs Marguerite Yourcenar. Oui, la viande rappelle à l’homme qu’il est irrémédiablement carnassier. Et de fait, les Pygmées anthropophages déguisent-ils leur nourriture ? Non. Au contraire, les Pygmées embrassent la 153 Stratégie de table, théâtre de négociations mort de l’aliment. Outre le fait de subvenir à leurs besoins physiques, ils considèrent l’acte de manger comme un acte guerrier, un acte noble. Le fait même de manger leur adversaire cru, sur son lieu de mort, sans une quelconque préparation, revient à assimiler sa force guerrière. «Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le coeur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend, s’assimile la force taurine.» Le Bifteck et les frites, Mythologies - Roland Barthes L’exemple du bifteck est tout aussi manifeste qu’il est un geste conscient, un de ces derniers gestes qui ramène l’homme à sa véritable nature de carnivore. Et c’est ce qui lui vaut, d’ailleurs, d’être de plus en plus critiqué de nos jours. Il ne cache pas sa relation à la mort par sa forme. Il est présenté au mangeur dans son plus simple appareil, forme même du muscle de l’animal. Et même si celui-ci se trouve être taillé, le sang qui s’en échappe alors à chaque découpe n’est, pour le mangeur, qu’un témoignage de plus de sa véritable nature. Mais que dire de ce « de plus », non, le bifteck est l’ultime témoignage ! De fait, le fast-food, qui est l’exemple même du rejet occidental vis-à-vis de sa propre nature, rend la viande presque carnavalesque par sa forme certes, mais il s’exempte, de plus, de toute culpabilité en dépossédant la viande de sa nature profonde : le sang. Avez-vous déjà croqué dans un de ces sandwichs ? Il n’y a pas de sang. La viande est certes juteuse, mais ce n’est pas du sang. Celui-ci, le fast-food l’a remplacé par un avatar bien plus kitch : le ketchup. Aussi, avec l’évolution des consciences, l’acte guerrier, l’acte de chasser sa propre nourriture, a perdu de sa noblesse. Tous les rites sacrificiels sont aujourd’hui interdits, ou du moins cachés. Les abattoirs sont aujourd’hui en périphérie 154 La table comme lieu d’affrontement des villes, cloisonnés, les boucheries et les poissonneries de plus en plus laissées à l’abandon, et l’on ne retrouve plus dans nos supermarchés que des morceaux « désincarnés », où l’animal et par extension la mort sont niés. De nos jours, n’appelle-t-on pas, ironiquement d’ailleurs, une personne qui mange goulûment la viande, l’os en main, un « sauvage » ? * Si les manières de table s’inscrivent donc comme pour désamorcer la violence, ce n’est pas uniquement parce que la table suggère celle-ci à ses convives : l’acte même de manger est un acte violent. Au fur et à mesure de sa civilisation, l’homme contemporain a tenté d’opérer une scission de plus en plus nette entre lui-même et ses instincts, jusqu’à laisser croire que dans certains domaines, il en était tout à fait débarrassé. Il reste qu’à table ceux-ci sont toujours bien présents. Et si le convive en est conscient, il s’applique depuis des siècles à toujours mieux les camoufler, les déguiser jusqu’à se mettre en scène lui-même dans le théâtre qu’est la table. 155 1 3 2 4 5 6 7 Fugu 1. Enterrement de Noboru Yamaguchi le 7 septembre 1937 2. Certificat garantissant la bonne compétence du cuisinier Fugu 3. Sashimi de Fugu - cygogne 4. Sashimi de Fugu - lotus 5. Épreuve de préparation du Fugu - reconnaissance des abats 6. Idéogramme de la Yamaguchi-gumi 7. Kazuo Toaka - l’homme au manteau blanc 1 2 3 4 5 «La grande Bouffe» 1. La Basilique Saint-Pierre, le dernier plat d’Ugo 2. Coquelets et cailles sur broche 3. Préparation du gateau, confection de la farce à dinde 4. Ugo orne sa basilique de rondelles d’œuf : «symbole de mort» 5. Philippe déguste son dernier dessert, une crème de fraise moulée en forme de poitrine Diner de Gala du MOCA - Marina Abramovic - Novembre 2011 En conclusion Tous les convives sont assis autour de la table. Ils discutent, leur verre de champagne à la main. La conversation s’engage sur la soupe. «Je te dis que c’est une soupe de homard !» «Mais non, c’est une soupe de saumon !» «De saumon ? Le goût me fait pourtant penser à du homard.» «Elle est délicieuse.» «Oui, quelle soupe de tomate !» «Non, ce n’est définitivement pas une soupe à la tomate, c’est une soupe de homard.» «Oui, ça c’est une soupe de homard.» Christian se lève puis fait sonner son verre du bout de son couteau. Tous les regards se tournent vers lui. Il s’éclaircit la gorge et prend la parole. «C’est à moi de faire le premier toast, sachant que je suis l’aîné, n’est-ce pas ? Mais tout d’abord, un discours. J’en ai écrit deux, père. L’un est vert, l’autre est jaune, c’est toi qui choisis.» L’assemblée ricane. «Je choisis le vert.» «Le vert est un choix intéressant, c’est un secret familial ! Je l’ai appelé, « Quand papa a pris son bain » {…} Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais papa prenait toujours des bains. Il nous appelait toujours, ma soeur et moi, il fermait la porte à clé et baissait les stores, il enlevait sa chemise et son pantalon et nous faisait faire de même. Il nous allongeait sur le canapé vert et nous abusait sexuellement.» {…} «Je me suis dit que j’allais partager ça avec le reste de la famille ! Mais vous n’êtes pas venus pour m’écouter. Vous êtes là pour célébrer le soixantième anniversaire de mon père, alors allons-y. Merci pour ces merveilleuse années, joyeux anniversaire. Skål !» 159 Stratégie de table, théâtre de négociations Christian lève son verre, le boit et se rassoit. Un convive applaudit. Les autres recommencent à manger. Le père «Je n’ai plus rien à boire. Remplissez nos verres !». On apporte du Schnapps. Extrait du film Festen de Thomas Vinterberg Nous l’avons vu, la table figure un cadre relationnel. La nature de celle-ci indique alors au convive comment celui-ci doit se comporter et interagir avec les autres. En théorie, tout convive pourrait alors, s’il le voulait, rompre cet engagement implicite en adoptant un comportement différent, quitte à se mettre dans une position instable. Christian, debout, le verre levé, révèle son terrible secret. Celui-ci respecte le cadre mondain de la table, il attend son tour pour parler, se met debout et lève son verre comme il est traditionnel de le faire quand on porte un toast. L’image est forte : se plier aux règles pour mieux pouvoir les rompre. Mais l’harmonie de la table ne se rompt pas. Son geste est ignoré et les acteurs se remettent en place, reprenant leur comédie là où ils l’avait laissée. «Il existe une connivence tacite, non voulue, mais réelle entre ceux qui ont peur.» Les travailleurs de la mer - Victor Hugo La bourgeoisie est, par définition, une classe sociale. Aussi, si celle-ci est une « classe », elle appelle directement à la notion de hiérarchie. En conséquence, pour l’homme bourgeois, il ne s’agit donc pas d’être en société, tout simplement, mais de jouer, d’être, le rôle qui lui est attribué. Et c’est une constante dans son comportement qu’il ne s’agit pas de briser, tant la représentation garantit son bon équilibre et social et économique. À notre table donc, Christian fait voler les conventions en 160 En conclusion éclat. Chaque convive pourrait alors, soit abonder dans son sens, soit dans celui du père. Mais il n’en est rien : prendre part au conflit briserait l’harmonie hiérarchique. Chaque convive se cache alors dans sa propre représentation, dans le cadre rassurant de la table, où toute violence domestique est, par la nature même de celle-ci, étouffée. * Le partage de l’aliment renvoie l’homme à la part symbolique de l’échange. Il crée du lien en introduisant la forme dans le partage. Et le partage, tout comme la négociation, se base sur une entente qui, dans la plupart des cas, est factice et se doit alors d’être prétendue. La table se trouve être alors le dispositif idéal à la bonne mise en scène de cette entente . Son décor et ses conventions appellent le convive à se représenter et l’écran qu’elle forme permet à la part intime, où se cachent les réelles convictions de l’homme, d’y être dissimulée. Et ceci est la raison qui porte toutes les négociations —du déjeuner d’affaire à la conférence de Yalta— à prendre place à table. 161 TABLE DES MATIÈRES Avant-propos ...................................................................... 5 Stratégie de table, théâtre de négociations Jérémie Rentien Introduction ...................................................................... 13 L’écriture La Mafia, de la diplomatie en famille ................................ 21 Théâtralisation du diner diplomatique .............................. 35 Ordonnance de la réception diplomatique ........................ 37 La mise en scène d’un luxe ................................................ 44 La pâtisserie comme instrument de symbole ..................... 47 Art Giratoires .................................................................... 59 L’interprétation Le souper, influence de la gastronomie sur le discours ...... 69 La cuisine comme outil dans la négociation politique ....... 95 La représentation La table comme lieu d’affrontement ................................ 129 Affrontement de table : quand la cuisine est une arme .... 133 Cacher la mort à table, avec charme ............................... 137 En conclusion .................................................................. 143 BIBLIOGRAPHIE Sources écrites La Mafia se met à table - J.Kermoal, M.Bartolomei - Actes sud 1986 Les Cuisines de l’Élysée - Francis Loiget - Pygmalion 2007 Sucré d’État, mémoires du pâtissier de la Maison Blanche - R.Mesnier, C.Malard - Flammarion 2006 L’art de la guerre - Sun Tzu - Flammarion 1987 L’art de bien traiter - L.S.R - J. Du Puis 1674 Du style - Joan DeJean - Grasset 2006 La table du Titanic, 40 recette avant l’iceberg - Xavier Manente - Alma Éditeur 2012 Sémiotique et communication, du signe au sens - J.J Boutaud - L’harmattan 1999 L’imaginaire de la table: Convivialité, commensalité et communication J.J Boutaud - L’harmattan 2004 Les cinéastes et la table - Sous la direction de T.Bolter - Éditions Corlet / CinémAction n.108 2003 Tables d’hier, tables d’ailleurs - J.L Flandrin, J.Cobbi - Odile Jacob 1999 La civilisation des moeurs - Norbert Elias - Pocket 1974 La part maudite - Georges Bataille - Minuit 2011 France et États-Unis - Yves-Henri Nouailhat - Publications de la Sorbonne 2001 Maître en Arts martiaux et arts de la table - André Cognard - L’harmattan 2004 Les travailleurs de la mer - Victor Hugo - Gallimard 1980 Ornement et crime - Adolf Loos - Rivages poche 1962 Sources audio Histoire du repas - La Fabrique de l’Histoire (cycle) - France Culture Oct. 2009 On va déguster - France Inter Mémoire de 152 pages Typographie de titrage — Cooper Std Black Typographie de lecture — Times Regular Photographie de couverture - Bombe réalisée par Francis Loiget, chef pâtisser de l’Élysée pour le sommet franco-allemand de Toulouse 1995 Dir. de mémoire — Olivier Peyricot Jérémie Rentien 22 square Alboni 75016 Paris www.jeremierentien.com www.audouin-rentien.fr