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Page 1/8 Payer pour un rapport sexuel. Cinq fois que je passais devant elle en faisant semblant de ne pas la voir. C’était le quartier des travestis. Ils étaient concentrés dans trois rues qui partaient du boulevard pour attaquer la face sud de la butte Montmartre. Je n’avais encore jamais couché avec une fille ni avec un garçon. J’avais embrassé des copines d’un soir ou de quelques jours mais rien de plus. Je crois bien que je n’avais pas envie d’aller plus loin. Peur de ne pas savoir, peur du ridicule, honte d’un corps que je n’aimais pas particulièrement, je n’avais pas de raison objective. À plusieurs reprises, l’occasion s’était présentée. Je n’en avais jamais profité. Je m’étais mis en tête qu’avec une professionnelle, le cap serait moins difficile à franchir. Ça n’était pas engageant puisque je ne la reverrais pas. Et si j’étais mauvais, il paraît qu’on l’est toujours la première fois, et bien personne ne le saurait à part moi. À douze ans, je feuilletais avec délices le catalogue de vente par correspondance. Enfermé dans les toilettes, je tournais sans relâche les pages présentant les sousvêtements féminins. Les dernières étaient les plus osées, trouvait un concentré de ce qui se faisait de mieux en matière de dessous affriolants. Elles dégageaient, pour l’enfant que j’étais, un parfum d’érotisme teinté d’interdit. Je ne sais pas si j’étais un cas unique mais il est aujourd’hui évident que mes premiers émois et mes premiers rêves érotiques furent nourris par le catalogue de vente par correspondance le plus populaire de l’époque. J’habitais alors un petit village de province et l’idée que des femmes puissent porter ce type de sous-vêtements était source d’interrogations. Je sentais qu’il y avait là des plaisirs à découvrir, des plaisirs hors de ma portée parce que trop jeune et peut-être aussi parce que je n’habitais pas au bon endroit. J’imaginais mal les habitantes que j’identifiais principalement aux quelques femmes qui constituaient mon quotidien, femme de ménage, institutrice, épicière, boulangère ou pâtissière, fermière, avoir acheté ce type de dessous, mais peut-être étais-je dans l’erreur. L’hebdomadaire Paris Match était également une source d’inspiration. Je me souviens d’un reportage avec photos en noir et blanc. Une femme vêtue d’une robe de plage attendait debout sur le bord d’une route à quatre voies. Page suivante, elle Page 2/8 était en discussion à côté d’une voiture arrêtée près d’un mur. Derrière le mur, on devinait d’autres voitures lancées à pleine vitesse sur la nationale. En dernière page, une photo d’intérieur, un appartement simple, chichement meublé et empreint de tristesse. Je me souviens du titre : « Des mères de famille se prostituent pendant les vacances ». Rien d’excitant dans les photos. Tout y était gris. On devinait de la poussière, des cailloux, des graffitis sur les murs. Des canettes vides et des sacs en plastique jonchaient le sol. Une scène dure, un instantané de vie, une vie inconnue de l’adolescent en devenir que j’étais. Violence du soleil, du sol, de la terre, du béton, des briques, des gravats, des pierres et des débris de verre posés là, comme pour blesser, entailler, faire couler le sang de corps trop fragiles. En gris toujours, la femme, ses jambes, ses cuisses, ses pieds glissés dans des sandales à talons et sans lanières, lunettes de soleil en guise de serre tête. Je ne pouvais pas regarder ces photos sans être saisi d’un trouble. Rien d’érotique dans ces images. Elles m’excitaient pourtant et j’y revenais souvent pour calmer des ardeurs naissantes. Connaissant l’effet qu’elles avaient sur moi, chaque jour, c’était pendant des vacances d’été, j’ouvrais l’hebdomadaire pour y trouver ma part de jouissance. En couleur, elles auraient eu moins d’effet. Le noir et blanc ajoutait au dénuement, à la misère de l’instant. Aujourd’hui encore, je les vois très clairement. Elles portaient en elles le mirage de tout ce à quoi je n’étais pas préparé. Elles avaient l’attrait de l’interdit, de la zone à franchir pour être enfin troublé, déstabilisé. Elles disaient tout ce dont on ne parlait pas chez moi, le sexe, l’argent, les femmes, les hommes, leurs besoins, leurs envies, leurs interdits, leurs fantasmes. J’effleurais l’idée que le plaisir avait un coût, celui de l’argent, de la culpabilité, de la honte. Il fallait se cacher et payer d’une façon ou d’une autre. Il ne pouvait être que court et triste, pauvre jusque dans sa jouissance. Une double page, dans Paris Match toujours. En couleurs, celle-ci. Une femme, jolie, bronzée, les cheveux châtains mi-longs sur les épaules. Elle est allongée sur le sable contre un rocher. Son corps trempe dans un peu d’eau, quelques algues vertes, du varech sur le haut du rocher. Elle sourit à l’objectif. Maillot de bain deux pièces, le haut est bleu. Elle ne porte pas de bas. À la place, un sexe d’homme. La photo aurait pu être une photo de vacances. Un après-midi à la mer. Difficile d’exprimer le trouble ressenti lorsque j’ai vu cette photo la première fois. Je ne croyais pas ce que je voyais. Je pensais à un montage. Il avait fallu que j’y revienne plusieurs fois pour me convaincre que je n’avais pas rêvé, qu’il ne s’agissait pas d’un objet de fantasme créé pour l’occasion. Je ne me souviens pas de l’en-tête de la page. Il me semble qu’il contenait le mot hermaphrodite. J’ai pensé subtiliser la revue, arracher la double Page 3/8 page. Je ne l’ai pas fait, j’avais bien trop peur que ma grand-mère ne s’en aperçoive. Pendant longtemps je me suis contenté d’aller dans le cagibi sous l’escalier pour extirper du tas de revues stocké là, l’exemplaire en question. Fiévreux, troublé, je regardais la double page, attentif au moindre bruit, soucieux de ne pas me faire surprendre. Je cherchais sur les traits du visage, dans les ombres et les reflets, une tentative d’explication. Je contemplais le haut du corps, le visage, les épaules fines, la poitrine doucement galbée, les bras, les mains fines et élégantes. Je ne négligeais pas le bas non plus. Mon regard s’attardait sur les pieds, les mollets, les cuisses fermes à la douceur mordorée. Je ne m’attardais pas sur le haut des cuisses. Il me suffisait de savoir. Je ne trouvais pas ça beau. Petit garçon, je disais toujours que je trouvais que le zizi n’était pas joli et que j’aurais préféré avoir un zizi de fille. Ainsi, il y avait des hommes, des femmes, des garçons, des filles mais aussi d’autres combinaisons, des mélanges. Cette idée me plaisait. Je ne crois pas avoir cherché dans un dictionnaire l’explication du mot hermaphrodite. Je n’osais pas poser la question à mon père de peur qu’il ne pose des questions embarrassantes. Dans ma tête d’enfant, il s’agissait d’une femme avec un sexe d’homme. J’aimais à penser qu’un jour, moi aussi peut-être j’en croiserais une. Adolescent, mon imagination habillait toutes les femmes de culottes et de soutiensgorges en dentelle, de bas, de porte-jarretelles, de nuisettes, la panoplie complète de ce que je pensais être la base et les outils indispensables de l’érotisme. Je ne pouvais pas demander à une adolescente de se déguiser ainsi pour me séduire. Ma mère ne portait rien de pareil. Je n’avais en tout cas jamais rien vu d’autre sur l’étendoir à linge que des soutien-gorge blanc cassé et de larges culottes de coton ou par exception de satin. Le mercredi soir était le soir réservé à l’accomplissement du devoir conjugal. Ma mère enfilait une chemise de nuit, plus courte, plus légère, plus transparente que celles portées d’habitude. C’était bien loin de ce qui était présenté dans les pages les plus sexy du vénéré catalogue. En contrejour, lorsqu’elle fermait la porte de ma chambre après être venue m’embrasser, il me semblait apercevoir, une zone un peu plus sombre, vaguement triangulaire, source d’interrogations, de curiosité, de doute, d’une vague excitation craintive. Je restais sans bouger, tendant l’oreille, essayant de distinguer des bruits nouveaux. Rien ne transpirait de ce qui se passait derrière la cloison. S’ils faisaient l’amour, c’était en silence. Aujourd’hui, entendre et voir ma partenaire parler, gémir, crier pendant l’amour me gêne. J’y trouve l’expression d’une indécence. Il m’arrive de mettre ma main devant sa bouche pour la museler. Il y a peu, un dimanche matin, en passant Page 4/8 devant un immeuble en revenant du marché, j’entendis une femme qui manifestait son plaisir. Je m’arrêtais. Le bruit venait d’une fenêtre grande ouverte au deuxième étage. Les gémissements étaient simples et naturels. Ils m’intriguaient plus qu’ils ne me dérangeaient. Dans la voix qui s’exprimait ainsi, nulle vulgarité, nul artifice. Je ne me remis en route que quand la voix s’éteignit. Pendant longtemps, j’ai fait l’amour tout seul. Formule tombée laconiquement de la bouche du pompiste, ex-inspecteur Lambert joué par Coluche dans « Tchao Pantin ». Adolescent, j’avais trouvé la remarque d’une justesse admirable. Régulièrement je descendais et remontais la rue Saint-Denis et les rues qui constituent le haut de Pigalle. La rue Saint-Denis pour les femmes, et les hauts de Pigalle pour les travestis. Leur ambiguïté me fascinait. À passer à côté d’eux ou d’elles, je ne savais pas comment les appeler, mon trouble était décuplé. J’avais trouvé en librairie un livre qui racontait l’histoire d’un homme qui tombe amoureux d’un travesti. Au hasard des rues de Pigalle, il finit par monter avec l’un d’entre eux. Pas le plus beau, pas le plus attirant, une corpulence de matrone ou de « Mama » italienne. Il la voit plusieurs fois, s’installe dans un hôtel minable à proximité, passe les dimanche après-midi avec elle, dîne et va prendre le thé chez ses comparses. Rabroué, ignoré, il reste, quémandant un geste, une faveur, une attention, le droit de, la possibilité de… Un jour, la fille disparaît. Il finit par retourner à sa vie d’avant. J’aimais à relire une scène. Dans la rue, au milieu de la nuit, rejeté une fois de plus, il tombe à ses pieds. Sans lui laisser le temps de réagir, il plonge la tête vers son ventre. Du nez, de la bouche, il découvre, hume, sent, caresse ce corps qu’il connaît mal. Il le sent réagir, aime cela, réfugie sa honte en accentuant la caresse. Du fond de son ivresse, monte un vague dégoût qui le colle à cette peau large et odorante dont il ne peut plus se libérer. Il ne sait pas s’il aime mais il reste, il veut satisfaire cette lourde masse de chair qui le domine. * Coucher avec une fille ou une femme revenait à troquer ma main contre une enveloppe certainement plus douce et plus accueillante mais le résultat devait être au fond peu ou prou le même. La chose avait failli se faire lors d’une vague aprèsmidi d’errance. Elle était blonde, la cinquantaine, une coupe au carrée. Je l’avais suivie. Je m’étais engagé dans le couloir étroit ponctué de longues rangées de boîtes aux lettres aux portes tordues. Nous avions fait une dizaine de pas, passant du soleil cru de la rue à l’ombre douceâtre du couloir. Un pas de plus et je ne pourrais plus Page 5/8 revenir en arrière. Derrière moi, des cris, les raclements du métal sur le goudron. Une pelleteuse creusait le bitume, le moteur rugissait, projetant par saccades au rythme de la soupape fixée sur le pot d’échappement aérien, des nuages de gasoil mal brûlé. Le bras hydraulique déchirait la terre mise à nu, les pelles cognaient contre les cailloux, les ouvriers s’interpellaient. Fracas des gravats s’effondrant dans la benne du camion attendant son dû. Entre deux ronflements du moteur, on entendait des cris d’enfants, une école, l’heure de la récréation sans doute. Dans les étages, en haut de l’escalier dont j’apercevais les premières marches grises et sales, creusées en leur centre par de trop nombreux passages, j’imaginais derrière des volets clos, la lumière s’infiltrer. Sous des rais de poussière illuminés de soleil, sur des matelas posés à même sur des planchers douteux, des corps l’un contre l’autre, des chairs l’une sur l’autre. Un s’agite, l’autre attend. Il subit l’événement, peutêtre pense-t-il au repas du soir, aux devoirs qu’il faudra faire réciter, aux trois ou quatre courses à faire avant de rentrer. Ventre contre ventre, les chairs s’étalent. Sous l’effet des mouvements et de la pression, elles tressaillent. Amollies, elles tremblent, elles tressautent, pressées d’en finir. Sous les fenêtres, la machine et le bitume continuent leur combat inégal. La terre éventrée continue à être fouillée, creusée. Un peu plus loin, un peu plus profond. Méthodiquement, le grand et lourd bras achève son travail de sape. À peine si la terre se rebiffe. Elle émet quelques protestations lorsque de trop gros cailloux se refusent à se rendre au premier coup. Les corps se sont séparés. Le premier repartira vite une fois son plaisir évacué. Le deuxième se préparera à reprendre son attente, immobile dans l’encoignure de la porte. Je me vis, les escaliers descendus, émergeant du couloir, presque déjà sur le trottoir. Bouffée de chaleur, vidé de toute énergie, de toute envie, de toute volonté, regrettant aussi, peut-être. Corps et tête avaient déjà oublié les instants à peine achevés. Elle était sur la troisième marche lorsque je m’arrêtais net. Je pensais à Guitry qui avait dit quelque chose comme : « le meilleur moment, c’est quand on monte l’escalier ». J’étais juste avant le meilleur moment, l’instant où la perspective change. Les jambes se dévoilent, elles sont plus hautes, plus fines, le haut des cuisses découvert devient promesse. La première marche passée, la tête s’efface derrière les besoins du corps, le désir devient besoin. Un besoin qu’il faut satisfaire. Il n’est plus question de plaisir. Le corps et la tête ne font plus qu’un, tous les deux réunis et tendus vers la libération à venir. Ne sentant plus ma présence derrière elle, elle se retourna. J’ai dû bredouiller quelque chose. J’ai fui, honteux, libre aussi, peut-être plus que si j’avais satisfait ma première envie. Coucher avec un travesti, c’était autre chose. Je ne visualisais pas totalement la Page 6/8 façon dont cela pouvait se dérouler. Sans qu’elle me plaise particulièrement, la chose me tentait. Les garçons ne m’intéressaient pas. Voir dans la rue, à l’époque c’était assez rare, deux garçons se tenir la main me mettait mal à l’aise. Les imaginer s’embrasser à pleine bouche provoquait en moi des frissons qui s’apparentaient plus à du dégoût qu’à de l’envie. * Au sixième passage, je m’arrêtais. Elle avait de longues jambes fines et était vêtue d’un tailleur gris que n’aurait pas renié une executive woman à l’exception de la jupe qui dévoilait largement plus que ce que la pudeur autorisait. Il me sembla qu’elle avait de la poitrine, mais je n’osais pas baisser le regard vers son décolleté pour m’en assurer. La honte m’avait envahi, la tête me tournait et mon rythme cardiaque s’était emballé. À deux pas d’elle, postées autour de la même porte, d’outrancières caricatures me dévisageaient. Un peu plus bas dans la rue pavée, l’eau de la dernière averse s’était accumulée, formant une mare glauque sur laquelle surnageaient quelques emballages colorés de bonbons. L’un d’eux était posté là-bas, comme puni, contraint de se vendre les pieds dans la boue. Y aurait-il quelqu’un pour aller l’en sortir ? Y aurait-il quelqu’un pour aller se rouler avec lui sur un matelas sordide plein des odeurs qu’il déplaçait avec lui ? Les regards étaient braqués sur moi. Tous, ils étaient tournés vers moi et ils sifflaient comme s’ils avaient, dans une dernière parade, tentés de m’attirer dans leurs filets. L’escalier était sombre, l’éclairage ne fonctionnait pas. Elle me dit de faire attention où je mettais les pieds et de me tenir sur la gauche, à bonne distance du mur. Dans le noir, je percevais des gémissements, des froissements de tissu, des bruits de succion. Des canettes et des bouteilles roulaient sur le bois des marches. Malgré l’obscurité, je distinguais sur ma droite des corps mêlés, j’entendais des soupirs, des voix qui guidaient, semblaient donner des instructions. Dans la pièce, on ne pouvait pas appeler cela une chambre, un matelas posé à même le sol, un lavabo, une chaise et un paravent. Sur le mur, une affiche, une femme en robe blanche. Je donnais la somme convenue et expliquais, la gorge nouée et un peu tremblant ce que je souhaitais. Elle me dit de me déshabiller, je pouvais me mettre nu, le prix était le même. Allongé sur le matelas, j’attendais. Je me sentais ridicule et anxieux. Toute excitation avait disparue. Restait une lucidité froide et inquiète. Je fixais des yeux la femme en blanc, j’attrapais son regard. Nulle honte, nul Page 7/8 remords, à peine une envie, lointaine. J’étais là. C’était tout. Et c’était bien comme ça. Elle sortit de derrière le paravent. Elle avait gardé bas et porte-jarretelles. Entre ses cuisses pendait un objet sombre sur lequel je préférais ne pas m’attarder. Elle s’agenouilla. Sans attendre, je plongeais sur son bas ventre pour dissimuler ma gêne. Un peu plus tard, pour répondre à son interrogation, je choisis de rester sur le dos. Je me sentais bien. Je crois bien que j’étais fier de moi. Par une effraction douce, presque sans que je m’en sois rendu compte, elle était dans la place. Là-bas, au bout de moi, un mouvement curieusement doux me berçait. Pendant qu’elle œuvrait, je gardais les yeux rivés sur l’affiche collée au mur. En bas de l’escalier, les autres lui posèrent des questions dans une langue que je ne connaissais pas. Elle leur répondit, me semble-t-il en souriant. En bas de la rue, des ouvriers armés de pelles et de pioches discutaient autour d’un engin de chantier au repos. Je me retournais vers l’immeuble aux travestis. Elle avait disparu, peut-être déjà remontée avec un autre client. J’enfourchais ma moto et descendis le boulevard, léger, comme débarrassé d’un poids ou d’un doute qui m’aurait pesé pendant trop longtemps. Page 8/8