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Dossier : le sport, miroir de notre société ?
[Texte]
Haruki Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, trad. Hélène Morita, Belfond, 2009
L’auteur évoque dans cet ouvrage sa passion pour la course. Dans ce passage, il évoque l’expérience vécue au
cours d’une course de 100km.
Je suis parvenu de la sorte, en endurant mille maux, aux alentours du kilomètre 75, et là, c’était comme si
jetais passé à travers quelque chose. Telle a été ma sensation. Je dis « passer à travers » faute d’une
meilleure expression. Comme si mon corps était passé sans dommage au travers d’un mur en pierres. Je ne
me souviens pas exactement à quel moment est intervenue cette traversée. Soudain, j‘ai remarqué que
j’étais déjà de l’autre côté. J'avais compris, sans l'ombre d'un doute que j'étais passé au travers. Je ne
comprenais pas très bien la logique ou la manière dont la chose s’était accomplie – j’étais simplement tout à
fait persuadé de cette réalité : j’étais passé de l'autre côté.
Après quoi, je n’ai plus eu besoin de penser. Ou plus précisément, il n’y avait plus aucune nécessité à ce
que je me force, consciemment à « penser à quelque chose ». Je n’avais qu'à me laisser entraîner par le
courant et à le faire de manière automatique. Si je me laissais aller, quelque chose de puissant me pousserait
vers l’avant, tout naturellement.
Il est évident qu’effectuer une aussi longue course est éprouvant physiquement. Pourtant, à ce moment-là,
l’épuisement n’était plus pour moi le problème majeur. Comme si, peut-être, en moi, il y avait eu une
acceptation naturelle de cet état de fatigue extrême, devenue « normale ». Mes muscles n’étaient plus alors
une assemblée révolutionnaire en pleine effervescence, on aurait dit qu’ils s’étaient adaptés à la situation,
qu’ils avaient renoncé à se plaindre. Plus personne ne tapait sur la table, plus personne ne jetait son verre.
Mes muscles acceptaient en silence l’épuisement, comme une phase historique inévitable, une conséquence
de la révolution. Moi, j’étais transformé en une créature auto-mobile, qui faisait tournoyer ses bras en
rythme, d’avant en arrière, et dont les jambes se propulsaient vers l’avant, un pas après l’autre. Plus d’idées.
Plus de pensées. Je me suis brusquement rendu compte que même la souffrance physique s’était évanouie.
Ou peut-être s’était-elle fourrée dans un coin hors de vue, comme un vieux meuble dont on n’arrive pas à se
débarrasser.
C’est dans cet état, une fois accompli le « je suis passé de l’autre côté », que je me suis mis à dépasser de
nombreux coureurs. Après le contrôle du kilomètre 75 (où il faut parvenir en moins de huit heures et
quarante-cinq minutes sous peine d’être éliminé), un grand nombre d’autres participants, contrairement à
moi, ont commencé à ralentir ou même ont renoncé à courir, se bornant à marcher. Dès lors, et jusqu’à la
ligne d’arrivée. je crois en avoir doublé environ deux cents. Je suis sûr en tout cas d’en avoir dépassé au
moins deux cents. Un ou deux seulement m’ont doublé. Si j’ai pu dénombrer ainsi les coureurs devant qui je
passais, c’est parce que je n’avais rien d’autre à faire. Harassé, épuisé à l’extrême, non seulement j’avais
totalement accepté cette condition, mais la réalité était que je pouvais encore courir, et que pour moi alors,
c’était tout ce que j’avais à espérer du monde.
Comme j’avançais en mode automatique, si l’on m’avait demandé de courir au-delà des cent kilomètres,
j’aurais peut-être pu le faire. Cela semblera étrange, pourtant, vers la fin du parcours, non seulement la
souffrance physique n’existait plus, mais encore les notions de qui j’étais et de ce que je faisais avaient plus
ou moins disparu de ma compréhension. Cette impression aurait pu me sembler tout à fait folle, mais non,
j’étais incapable même d’éprouver comme bizarre cette extrême bizarrerie. Car, en courant, j’avais alors
pénétré sur le territoire de la métaphysique. D’abord, il y avait eu l’acte de courir, et comme un
accompagnement, cet existant qui était « moi ». Je cours, donc je suis.