Responsabilité contractuelle et responsabilité extracontra

Transcription

Responsabilité contractuelle et responsabilité extracontra
responsabilité civile»2 – a été celle de «consacrer la plupart des solutions qu’a
dégagées la jurisprudence pour compléter les dispositions très elliptiques qui
Responsabilité contractuelle et responsabilité extra-contractuelle:
évolution et crise d’une distinction
Intervention de Francesco D. Busnelli et Francesca Giardina
figuraient dans le code civil» comme le reconnaît Geneviève Viney dans son
exposé des motifs3.
En Allemagne, la discipline du BGB en matière de fait illicite, qui n’a pas été
touchée par la loi de Modernisierung des Schuldrecht, entrée en vigueur le 1er
1. Vers une «modernisation» du droit de la responsabilité civile en Europe.
janvier 2002, a été ensuite simplement «frôlée» par la Zweites Gesetz zur
Notre intervention se propose, tout d’abord, d’analyser les traits les plus
Änderung Schadensersatzrechtlicher Vorschriften du 1er août de la même année
significatifs des récentes initiatives de (re)codification, ainsi que des propositions
(2. SchadRÄndG), qui s’est limité à formuler certaines retouches (même si,
de principes de droit européen de la responsabilité civile, et de le confronter avec
comme on le verra, d’importance «stratégique») sans pour autant érafler le
l’expérience du système italien.
Enumerationsprinzip énoncé par la règle d’ouverture du § 823, Abs. 1, BGB.
Une confrontation mouvant des expériences de «modernisation» des modèles qui
Si l’on s’attache à ce stade de constatations, aucune des deux expériences
ont inspiré le législateur italien de 1942 nous offre, du moins à première vue, une
n’apparaît particulièrement séduisante: ni celle de l’avant-projet français, qui
vision déconcertante.
souffre d’une excessive prolixité; ni celle du 2.SchadRÄndG allemand, à cause de
La France, qui a fondé son modèle sur une clause générale de responsabilité pour
son immobilisme excessif.
faute (l’art. 1382 cc) et sur une prévision apparemment ancillaire (l’art. 1384 cc
Cependant, ces deux expériences aux solutions si différentes laissent entrevoir une
sur la «faute dans la garde») que la jurisprudence a transformé en un système
tendance commune qui mérite pour cela d’être soulignée, d’autant plus que –
parallèle de responsabilité objective du gardien pour le fait de la chose, permettant
comme on le verra – elle se retrouve dans d’autres expériences de
ainsi pendant longtemps de continuer à faire face aux exigences croissantes de la
«modernisation» de la responsabilité civile.
société d’une façon extraordinairement synthétique (seulement cinq articles, dont
Cette tendance consiste dans la recherche d’une nouvelle place à attribuer à la
quatre sont restés inchangés), propose aujourd’hui, avec son avant-projet de
responsabilité extra-contractuelle et dans son détachement progressif de
réforme du droit des obligations1, un nouveau cadre analytique qui n’hésite pas à
l’influence du contrat, et vise ainsi à tracer une nouvelle ligne de distinction entre
bouleverser l’équilibre séculaire de la clause générale de l’article 1382
les deux responsabilités.
(introduisant une nouvelle norme d’ouverture – l’art. 1340 – basée sur la référence
à «tout fait illicite ou anormal») et à répartir le domaine attribué par la
2. La recherche d’une nouvelle place à attribuer à la responsabilité extra-
jurisprudence à l’article 1384 cc en une quinzaine de normes qui distinguent entre
contractuelle.
fait des choses, fait d’autrui, troubles de voisinage, activités dangereuses.
Le modèle traditionnel de la responsabilité extra-contractuelle, tributaire de la
L’intention du «groupe Viney-Durry» – qui, comme le signale Pierre Catala dans
responsabilité contractuelle, qui passa du code Napoléon au codice civile italien
sa «Présentation générale de l’avant-projet», avait pour tâche de «reconstruire la
de 1865 puis, après quelques retouches, au code italien en vigueur, est désormais
1
Avant-projet de réforme du droit des obligations (Articles 1101 à 1386 du Code civil) et du droit
de la prescription (Articles 2234 à 2281 du Code civil). Rapport à Monsieur Pascal Clément,
Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, 22 septembre 2005.
2
P. CATALA, Présentation générale de l’avant-projet, p. 2.
G. VINEY, Sous-titre III – De la responsabilité civile (Articles 1340 à 1386). Exposé des motifs,
p. 143.
3
2
destiné à être dépassé, et à se rapprocher progressivement du modèle du BGB,
venaient à la suite, … à notre époque le rapport s’est inversé: la responsabilité
dans lequel les règles relatives à la réparation, contenues dans la première section
contractuelle est devenue tributaire de la délictuelle»7.
du Livre II dédiée au droit des obligations (rectius, aujourd’hui, après une
En Suisse, l’article 42, reformulé par le projet de révision du code des obligations,
modification
der
prévoit que «les dispositions du présent chapitre [dédié aux «obligations résultant
Schuldverhältnisse»), s’appliquent tant aux «Schuldverhältnisse aus Vertragen»
de faits dommageables»] s’appliquent aussi aux dommages causés en violation
(Section 3) qu’aux «Unerlaubte Handlungen» (Section 8, Titre 27).
d’une obligation contractuelle», mais réserve à ceux-ci des dispositions
Le changement introduit par l’avant-projet à l’égard du code civil, qui a pour
concernant «l’inexécution ou l’exécution tardive de la prestation promise», ainsi
qui
n’a
pas
qu’un
caractère
formelle,
au
«Recht
4
figure centrale le contrat , ne pouvait être plus net. Le Titre III du Livre II parle
que des «règles spécifiques à certaines espèces de contrat»8.
non plus «des contrats ou des obligations conventionnelles en général» (qui sont
En Allemagne, l’orientation vers une idée générale et unitaire de responsabilité
placés dans le nouveau Sous-titre I), mais simplement «des obligations». On y
civile, que l’on peut clairement déduire de la loi de Modernisierung des
trouve aussi un nouveau Sous-titre III dédié à la «responsabilité civile»: sa règle
Schuldrecht, suit dans un certain sens un parcours renversé: la règle exprimant le
d’ouverture – l’article 1340, dont on a déjà parlé – met sur le même plan «tout fait
genus est le nouveau § 280, Abs. 1, qui se réfère explicitement au Schadenersatz
illicite ou anormal» et «toute inexécution d’une obligation contractuelle» ; et s’il
wegen Pflichtverletzung; mais les nouveaux §§ 282 et 241, Abs. 2, permettent
est vrai que les règles qui suivent posent une distinction – quant aux «conditions
d’appliquer cette disposition aux cas de violation de «ähnliche geschäftliche
de la responsabilité» – entre les dispositions «propres à la responsabilité extra-
Kontakte» (§ 311, Abs 2): ce qui équivaut à qualifier implicitement comme
contractuelle» et celles qui sont «propres à la responsabilité contractuelle», en
species les règles résiduelles de réparation qui se réfèrent exclusivement au
revanche, les dispositions relatives aux «effets de la responsabilité» sont
régime (des effets) du fait illicite. La preuve en est donnée par le § 253, Abs. 2,
encadrées par des principes communs et se séparent seulement par rapport aux
qui en absorbant la prévision du § 847, Abs. 1 abrogé, entend manifestement
différentes catégories de dommages. On y cueille, donc, une idée générale et
reconduire au nouveau genus une ancienne règle née comme species relative au
5
unitaire de responsabilité civile, caractérisée par «un objectif indemnitaire» , et
fait illicite. Par ailleurs, une idée générale et unitaire de responsabilité caractérise
qui comprend sans doute, malgré le particularisme de son régime juridique, la
sans doute le nouveau code civile hollandais qui, à l’intérieur du Livre 6 (dédié à
responsabilité contractuelle, car «elle résulte d’une inexécution, c'est-à-dire d’un
la partie générale du droit des obligations), prévoit dans le Titre I («les obligations
6
fait illicite, au sens large» comme l’explique Geneviève Viney.
en général») les règles concernant les obligations légales de réparation du
Cette construction basée sur un rapport entre genus et species n’est ni une
dommage, faisant suivre au Titre III les dispositions en matière de fait illicite et au
nouveauté, ni un cas isolé.
Titre V les dispositions en matière de contrats en général9.
En France, une moitié de siècle s’est déjà écoulé depuis que Jean Carbonnier
observait que, s’il est vrai qu’autrefois «on partait…des contrats, et les délits
4
5
6
G. CORNU, Sources des obligations – Définitions (art. 1101 à 1103), p. 14.
G. VINEY, Exposé des motifs, cit., p. 143.
G. VINEY, Exposé des motifs, loc. ult. cit
3
7
J. CARBONNIER, Droit civil, IV, Les obligations, Paris, 1982, 11ème ed., p. 268. La première
édition remonte à l’année 1956.
8
Le texte du projet (Avant-projet de Loi Fédérale sur la révision et l’unification du droit de la
responsabilité civile (2000), écrit par P. WIDMER et P. WESSNER) est reproduit dans l’Annexe
du volume de F. WERRO, La responsabilité civile, Berne, 2005. L’auteur signale que le projet est
«actuellement mis en veilleuse – à notre avis à tort – par le Département fédéral de justice et
police» (p.7).
9
Cfr. La traduction en anglais et en français des livres 3 à 6, contenant le “droit patrimonial”, a été
faite par P.P.C. HAANAPPEL et E. MACKAAY, Deventer – Boston, 1999, avec l’introduction de
A.S. HARTKAMP, Civil code revision in Netherlands 1947-1992, p. XIII ss.
4
Au niveau des projets, il convient de mentionner le «Proyecto de Codigo Civil»
En doctrine, on cherche d’amoindrir les divergences, ou d’en justifier la présence
argentin, qui dans la disposition d’ouverture du Titre IV du Livre IV, dédiée à la
en raison du particularisme de la responsabilité contractuelle; et on analyse les
responsabilité civile, prévoit que «las disposiciones de este Titulo son aplicables
convergences, pour les souligner ou les dévoiler. Et on procède, classiquement,
cualquiera que sea la fuente del deber juridico de cumplir o de reparar el daño»
selon une liste consolidée d’éléments distinctifs pour approfondir et,
10
(art. 1581) ; et encore le projet de «nouveau code civil de la République
éventuellement, pour critiquer la ratio de la distinction. La nature des droits (ou
Tchèque», selon lequel «chacun est obligé de réparer le dommage qu’il a causé
des intérêts) violés, la distinction entre dol et faute, la distribution de la charge de
par une violation coupable d’obligation légales envers autrui»11.
la preuve, la prévision du dommage, la validité des clauses d’exonérations, la
question de la réparation du dommage non économique, les différences de délais
3.
de la prescription: voilà les thèmes qui permettent – parfois avec des approches
La distinction entre responsabilité contractuelle et responsabilité
différentes selon les opinions – de mieux faire ressortir les divergences et les
extra-contractuelle. La source de responsabilité.
On aurait, donc, l’impression que l’itinéraire tracé par André Tunc vers
12
convergences entre les deux responsabilités. Certaines d’elles concernent les
«l’unification désirable des règles gouvernant les deux responsabilités» ait bien
conditions de la responsabilité, et se prêtent à une certaine flexibilité sur le plan de
progressé. Mais pour que ce désir trouve en Europe l’unanimité, le chemin est
l’interprétation; d’autres se tiennent aux effets de la responsabilité, et apparaissent
encore long et incertain; et la distinction, si elle a perdu son caractère d’opposition
nécessairement plus rigides, bien que susceptibles, elles aussi, de quelque
radicale, elle est tout de même encore présente dans la plus grande partie des
«variation interprétative».
expériences juridiques contemporaines, enracinée dans la tradition et conservée
Cette liste d’éléments distinctifs doit être, à son tour, coordonnée avec une
intacte par le législateur.
distinction de base, qui est traditionnellement fondée sur la différence de source
C’est le cas, par exemple, du système italien. Son analyse peut réserver un certain
de la responsabilité: l’inexécution d’un contrat génère une obligation de réparation
intérêt si l’on pousse notre attention au «droit vivant», et de là on passe à
qui se modèle sur l’obligation préexistante, alors que le fait illicite fait naître ex
confronter l’expérience qui en résulte avec les projets de «modernisation» de la
novo une obligation de réparation. Voilà une différence qui a justifié pendant
responsabilité civile sur une base unitaire.
longtemps le «sens» différent des deux responsabilités: la responsabilité
En effet, la tendance à une atténuation, si ce n’est un véritable abandon, de la
contractuelle protègerait le créancier d’un risque spécifique de dommage; la
distinction entre les deux responsabilités – qui s’efforce de souligner d’une part le
responsabilité extra-contractuelle, en l’absence de risque spécifique, obéirait à des
caractère arbitraire de certaines différences et, d’autre part, l’inconsistance
exigences de conservation de la richesse. C’est une différence qui a perdu,
pratique d’autres différences – se manifeste dans la doctrine et se perçoit dans la
aujourd’hui, son caractère de véritable opposition.
jurisprudence plus récente.
Cependant, une attention à la question des sources des obligations sert à souligner
le seul élément fondamental de distinction entre les deux responsabilités. C’est le
10
Cfr. Le texte du projet dans l’Anexo I du volume contenant les Fundamentos del proyecto
(Buenos Aires, 1999), où il est précisé comme dans les «XII Jornadas Nacionales de Derecho
Civil» (Bariloche, 1989) où fut affirmé le principe selon lequel il y a une «unidad sistematica en
materia de resonsabilidad civil, a partir del dato de concebir al dãno como el centro de gravedad
del sistema». Au niveau de la réforme législative, il a été décidé «d’ajustar el Codigo Civil a esa
corrente doctrinaria. Asi ha sido proyectado» (Fundamentos del proyecto, cit., p. 90 s.).
11
Draft of the New Czech Civil Code, Unofficial translation, Section 2412.
12
A. TUNC, La responsabilité civile, Paris, 1989, p. 44.
5
caractère dérivé ou originaire de l’obligation de réparation: dérivé quand elle naît
6
d’une obligation préexistante, originaire quand elle naît en l’absence d’une
13
4.
Les préjudices réparables dans la responsabilité contractuelle et dans
obligation inexécutée .
la responsabilité extra-contractuelle. Dommage moral et «dommage
A la clarté de la distinction se superpose, toutefois, la tendance à ne pas respecter
purement économique».
la rigueur nécessaire dans l’identification des obligations préexistantes à la
La tendance à amplifier les effets de la responsabilité contractuelle s’est
14
naissance de la responsabilité. L’expérience italienne a «importé»
la catégorie
manifestée au sujet de deux genres de dommage: le dommage moral et le
des obligations de protection – conçues comme des techniques d’attraction au
«dommage purement économique» (pure economic loss). La «contractualisation»
domaine de la responsabilité contractuelle de la protection d’intérêts pour lesquels
des dommages moraux et la «contractualisation» des «dommages purement
on ne pense pas (ou on ne veut pas) qu’ils puissent être protégés par les règles de
économiques» représentent les deux aspects – autonomes et complémentaires –
la responsabilité extra-contractuelle – comme idée de base pour une
d’un même phénomène: l’attraction dans le domaine contractuel de la protection
«reconstruction» dogmatique des frontières entre les deux responsabilités,
du plus grand nombre d’intérêts possible.
idéologiquement orientée à élargir le domaine des conditions de la responsabilité
Quant aux dommages moraux, et plus généralement quant aux préjudices non
contractuelle. Dans cette direction s’est orientée la jurisprudence sur la
économiques, la Cour de cassation vient de résoudre une question auparavant très
«responsabilità da contatto sociale qualificato», qui évoque la théorie d’origine
discutée, en établissant qu’en présence de l’inexécution d’une obligation les
allemande de l’«obligation sans prestation»: une obligation dont on ne pourrait
préjudices conséquents sont réparables sans nécessairement passer à travers
prétendre l’exécution, mais seulement se plaindre de l’inexécution. A cet égard, la
l’application des limites spécifiquement prévus à l’égard de la responsabilité
Cour de cassation a utilisé apertis verbis cette théorie pour qualifier comme
extra-contractuelle par l’article 2059 du codice civile, qui – à l’instar du § 253 du
responsabilité contractuelle la responsabilité du médecin employé dans un
BGB – prévoit une réparation des préjudices non économiques dans «les seuls cas
15
établissement de santé . Cette tendance – qui vient toutefois d’être discutée par
déterminés par la loi». Leur réparation – apparemment sans limites – trouverait un
des récents arrêts16 – ne peut être considérée, à vrai dire, tout à fait cohérente avec
fondement législatif autonome – sur lequel on discute en doctrine – dans la
la théorie qui l’inspire. En effet, on n’a pas manqué d’observer, en doctrine, qu’il
disposition de l’article 1174 cod.civ., qui prévoit que la prestation doit
vaudrait mieux parler, dans ces cas-là, d’une «prestation sans obligation» plutôt
correspondre a «un intérêt, même si non économique», du créancier. La
que d’une «obligation sans prestation»17.
jurisprudence a, d’ailleurs, élaboré une typologie de dommages moraux
spécifiques dans le domaine de la responsabilité contractuelle: il suffit de penser
13
C. A. CANNATA, Le obbligazioni in generale, in Tratt. dir. priv. (sous dir.) Rescigno, vol. IX,
t. 1°, Torino, 1984, p. 5 e, ivi, P. RESCIGNO, Introduzione, p. V; U. BRECCIA, Le obbligazioni,
in Tratt. dir. priv. (sous dir.) G. Iudica e P. Zatti, Milano, 1991, pp. 8, 102, 665.
14
Sur l’expérience française on peut rappeler les réflexions critiques de J. CARBONNIER, Droit
civil, cit., IV, p. 442 et de J. HUET, Responsabilité civile. Considérations générales sur la
distinction des responsabilités contractuelle et délictuelle, in Rev. trim. dr. civ., 1985, pp. 180-181.
Sur l’expérience allemande C. W. CANARIS, Norme di protezione, obblighi del traffico, doveri di
protezione, in Riv. crit. dir. priv., 1983, p. 567 ss. et F. D. BUSNELLI, Itinerari europei nella
“terra di nessuno tra contratto e fatto illecito”: la responsabilità di informazioni inesatte, in
Contratto e impresa, 1991, p. 539.
15
Cass., 22 gennaio 1999, n. 589, in Foro it., 1999, I, c. 2635; Cass., 11 gennaio 2008, n. 577, in
Resp. civ. e prev., 2008, p. 849.
16
Cass., 13 aprile 2007, n. 8826, in Resp. civ. e prev., 2007, p. 1824.
17
F. CAFAGGI, Responsabilità del professionista, in Dig. disc. priv. – Sez. civ., vol. XVII,
Torino, 1998, p. 181.
7
aux «vacances ruinées»18, aux préjudices liés à l’activité médicale19, aux cas
d’harcèlement (mobbing) dans les relations de travail20.
Mais, à vrai dire, une telle conclusion n’est pas correcte: la Cour de cassation n’a
pas entendu «libéraliser» complètement la réparation des dommages moraux dans
18
Cass., 12 novembre 2003, n. 17041, in Danno e resp., 2004, p. 395; Cass., 27 ottobre 2003, n.
16090, in Resp. civ. e prev., 2004, p. 133; C. Giust. CE, 12 marzo 2002, n. C-168/00, in Danno e
resp., 2002, p. 1097. Sur ce sujet L. NOCCO, Il danno da vacanza rovinata, in Danno e resp.,
2007, p. 623.
19
Parmis les autres, Cass., 24 gennaio 2007, n. 1511, in Resp. civ. e prev., 2007, p. 2318.
20
Cass., 24 marzo 2006, n. 6572, in Corriere giur., 2006, p. 787. Pour une définition
d’harcèlement (mobbing) Corte cost., 19 dicembre 2003, n. 359, in Resp. civ. e prev., 2004, p. 420.
8
le domaine de la responsabilité contractuelle. Elle a plutôt visé à unifier les effets
protégé. On a voulu, alors, inventer des nouveaux droits bizarres comme, par
de la responsabilité; elle a établit en matière de responsabilité extra-contractuelle
exemple, le «droit absolu à l’intégrité de son patrimoine» ou le «droit à être
une interprétation extensive de l’art. 2059 en considérant de toute façon réparables
autonome dans la gestion d’un patrimoine». Mais l’escamotage n’a pas
les préjudices non économiques provoqués par l’atteinte à un droit inviolable
fonctionné: la doctrine la plus influente a parlé de «droits inimaginables»24.
protégé par la Constitution21; et elle a, à l’inverse, limité à ce genre de préjudices
Cette catégorie de dommages a apparemment trouvé un meilleur accueil dans le
la règle, par elle-même introduite, de la réparation des dommages moraux dans le
domaine de la responsabilité contractuelle où le filtre de l’«injustice» ne barre pas
domaine de la responsabilité contractuelle. «La lésion d’un droit inviolable de la
leur route.
personne qui a causé un préjudice non économique – vient d’affirmer la Cour de
Mais, à nouveau, une telle conception d’une responsabilité contractuelle pour
Cassation – emporte toujours l’obligation de le réparer, quelque soit la source de
ainsi dire illimitée n’est pas justifié. Une sorte de «filtre» existe là aussi: non pas
la responsabilité»22. Cette solution nous parait orientée dans le même sens – du
au niveau des conditions de la responsabilité, mais au niveau préalable de
moins quant aux dommages corporels – si on la compare avec la prévision de
l’autonomie contractuelle, qui doit poursuivre des «intérêts dignes de protection»,
l’art. 1341, al. 2, de l’avant-projet français qui permet à ce propos – une véritable
selon la règle générale de l’art. 1322 du code civil italien.
nouveauté dans le système français – le choix du régime le plus favorable à la
Encore une fois, on peut remarquer une concordance de résultats avec l’avant-
victime, en introduisant ainsi une dérogation importante à la règle générale du
projet qui dispose, par une règle commune aux responsabilités contractuelle et
non-cumul.
extra-contractuelle (l’article 1343), que le préjudice est réparable a condition qu’il
Pour des raisons bien différentes, les règles de la responsabilité contractuelle ont
y ait eu «la lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extra-patrimonial».
été utilisées pour justifier la réparation des pure economic losses: une formule
Les «dommages purement économiques», si on les conçoit comme préjudices
bien connue dans les milieux de Common Law, qui a été utilisée par les juristes
caractérisés par l’absence d’une atteinte à un intérêt juridiquement protégé, n’ont
continentaux – et italiens, en particulier, qui parlent de danno meramente
pas accès à nos systèmes; et toute tentative de distinguer à ce sujet les deux
economico – pour représenter une catégorie de dommages aux frontières
responsabilités ne mérite pas d’être considérée.
indéfinissables dont le seul critère distinctif semble être l’absence d’une atteinte à
un droit subjectif ou, du moins, à un intérêt juridiquement protégé23. On a cherché
5.
de faire rentrer cette catégorie ambiguë de dommages dans le domaine de la
cessans. Intérêt positif et intérêt négatif.
Préjudices prévisibles et imprévisibles. Damnum emergens et lucrum
responsabilité extra-contractuelle, mais sans succès. La règle générale de l’article
a) En Italie, une véritable différence de régime entre les deux responsabilités est
2043 du code civil italien – qui diffère de l’article 1382 du code civil français en
établie par l’article 2056 du codice civile qui n’étend pas à la responsabilité extra-
spécifiant que le préjudice réparable doit être «injuste» – a toujours été interprétée
contractuelle la disposition de l’article 1225: une disposition, analogue à l’article
comme une sorte de «filtre» qui limite la réparation des préjudices à la condition
1150 du code civil, qui en cas de simple faute du débiteur limite la réparation des
qu’il y ait eu la lésion d’un droit subjectif ou, du moins, d’un intérêt juridiquement
préjudices provoqués par l’inexécution aux seuls préjudices «prévisibles»25. On a
longuement discuté sur la nature du dol du débiteur qui permets d’étendre la
21
Cass., 31 maggio 2003, nn. 8828-8827, et Corte cost., 16 luglio 2003, n. 233, in Foro it., I, 2003,
c. 2201 et 2272.
22
Cass. 11 novembre 2008, n. 26972, in Foro it., 2009, I, c. 39 ss.
23
G. PONZANELLI, Il risarcimento del danno meramente patrimoniale nel diritto italiano, in
Danno e resp., 1998, p. 729.
9
responsabilité au dommage imprévisible: l’interprétation préférable semble être
24
25
R. SACCO, L’ingiustizia del danno di cui all’art. 2043, in Foro pad., 1960, I, c. 1439.
A. GNANI, Sistema di responsabilità e prevedibilità del danno, Torino, 2008.
10
celle selon laquelle un «dol générique» – c’est à dire la conscience de devoir
préjudice dans les deux domaines de responsabilité. Le créancier lésé dans son
fournir une prestation et l’intention de ne pas respecter ce devoir – suffirait. Et
droit, non à cause de l’inexécution du débiteur, mais par le fait illicite d’un tiers,
cela s’explique bien. Autrement, si l’on garantissait la limite du préjudice
sera réparé du préjudice lié à la réalisation de son intérêt positif que l’exécution du
prévisible même dans les cas d’inexécution intentionnelle – avec la seule
débiteur lui aurait consenti.
exception de la fraude – on consentirait au débiteur de choisir de respecter ou non
Il s’agit donc de distinctions destinées à disparaître. L’avant projet en est la
son obligation.
meilleure démonstration: une règle commune aux deux responsabilités (l’article
Cette interprétation extensive du dol va dans le sens d’amoindrir la différence de
1370) établit que «l’allocation de dommages-intérêts doit avoir pour objet de
régime entre les deux responsabilité. L’avant-projet va encore plus loin dans la
replacer la victime autant qu’il est possible dans la situation où elle se serait
même direction, en assimilant au dol la faute lourde du débiteur (article 1366). A
trouvée si le fait dommageable n’avait pas eu lieu».
ce point, on ne pourra plus parler d’une véritable distinction entre les deux
responsabilités, ma il faudra plutôt y voir un aspect spécial de la responsabilité
6.
contractuelle.
Le rôle de la faute dans les deux responsabilités est un thème classique qui depuis
b) La réparation du lucrum cessans, que l’article 1223 du codice civile prévoit en
toujours est au centre des recherches concernant l’inexécution de l’obligation et le
matière de responsabilité contractuelle sans spécifier les critères à adopter pour
fait illicite, considérés séparément ou confrontés l’une à l’autre.
son estimation, est à nouveau prévue en matière de responsabilité extra-
La responsabilité extra-contractuelle, autrefois fondée sur la faute come critère
contractuelle par l’article 2056, qui spécifie le critère équitable que le juge doit
exclusif d’imputation, s’ouvre désormais à des nouveaux critères jusqu’au point
suivre en estimant ce préjudice sur la base «des circonstances du cas concret».
d’admettre des hypothèses de responsabilité de plein droit, à partir des cas de
On a voulu y voir une distinction de ratio: les deux responsabilités exprimeraient
responsabilité du fait d’autrui; mais la «verdeur de la faute» reste quand-même
des mesures de protection différentes, orientées à protéger, respectivement, «ce
intacte dans sa qualité d’élément fondamental du fait illicite.
qui appartient» (responsabilité extra-contractuelle) et «ce qui est dû»
Le code civil italien de 1942 a introduit une disposition «novatrice» – du moins à
(responsabilité contractuelle).
l’époque où elle a été conçue – à propos des activités dangereuses. La disposition
c) Cette distinction serait à relier – même si d’une manière imparfaite – à celle qui
de l’article 2050 du codice civile ne suppose pas une distinction a priori entre les
existe entre l’intérêt négatif (à récupérer la consistance patrimoniale antérieure au
activités anormalement dangereuses – à fin d’établir, dans ces cas, une
fait illicite), qui caractériserait la responsabilité extra-contractuelle, et l’intérêt
responsabilité de plein droit – et celles qui n’ont pas ce caractère anormal (c’est
positif (à réaliser la consistance patrimoniale que l’exécution de l’obligation aurait
la solution proposée par l’avant-projet, ou par les Principles of European Tort
permis), qui caractériserait la responsabilité contractuelle.
Law); elle adopte une formule flexible quant à l’exonération de la responsabilité –
Au-delà de la sensation immédiate que le parallèle entre les deux distinctions est
la preuve «d’avoir adopté toutes les mesures aptes à éviter le dommage» – laissant
faible, si ce n’est occasionnel (l’intérêt positif du créditeur se présente souvent ou
au juge du cas concret la possibilité de choisir la solution appropriée à l’intérieur
du moins en partie comme un damnum emergens plus qu’un lucrum cessans), il
d’un range qui va des hypothèses où il semble raisonnable décider pour une
s’agit en tout cas de distinctions assez douteuses. Une fois admise la
responsabilité subjective avec une inversion de la charge de la preuve de la faute
responsabilité extra-contractuelle d’un tiers pour la violation d’une obligation
aux hypothèses où s’impose une responsabilité de plein droit.
Le rôle de la faute et la distribution de la charge de la preuve.
contractuelle, la protection du créancier présente un problème d’estimation du
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Il s’agit à notre avis d’une solution intéressante, qui sert à rendre moins
l’existence d’un principe plus ou moins implicite et général entrainant la nullité
«dramatique» l’alternative entre responsabilité subjective et responsabilité de
des ces clauses dans le domaine de la responsabilité extra-contractuelle, en raison
plein droit et à rapprocher le domaine de la responsabilité extra-contractuelle au
de la nature soit disant d’«ordre public» de cette responsabilité et de l’absence
domaine de la responsabilité contractuelle dans le but commun de découvrir peu à
d’un rapport préalable entre le victime et l’auteur du dommage qui permette
peu un «flexible droit» de la responsabilité civile.
d’identifier a priori, avec suffisamment de précision, les termes de l’exclusion ou
En effet, la responsabilité contractuelle présente des aspects différents en raison
de la limitation.
de l’incidence plus ou moins décisive de la diligence du débiteur par rapport à
Une telle conclusion a été pratiquement renversée dans les derniers temps surtout
l’inexécution de l’obligation. L’avant-projet traduit en une disposition législative
en raison du détachement progressif de la responsabilité extra-contractuelle du
(l’article 1149) la distinction, bien chère à la tradition française, entre «obligations
critère exclusif de la faute. En Italie, à partir des années 80 la doctrine à démontré
dites de résultat», qui évoquent une responsabilité objective, et «obligations dites
l’inconsistance d’un tel principe28, s’il vient accepté sans considérer
de moyens», où le critère d’imputation ne cesse pas d’être la faute. Cette
préalablement la différente nature des intérêts protégés; et la nouvelle conclusion
distinction a été récemment critiquée comme excessivement rigide, en Italie, par
qui a été proposée considère la nullité d’une clause non pas en raison de la nature
la Cour de Cassation26, qui préfère se remettre à des critères flexibles
extra-contractuelle de la responsabilité, mais plutôt comme mesure de protection
d’imputation de la responsabilité en raison de la nature de la prestation,
des droits inviolables de la personne.
considérée sur la base d’une interprétation de bonne foi du contrat. Mais,
Telle est, par exemple, la ratio de l’article 12 de la Directive 85/374/CEE en
particulièrement en matière de responsabilité médicale, autrefois considérée une
matière de produits défectueux, qui interdit toute clause contractuelle qui exclurait
vraie citadelle des obligations de moyens, on peut observer une progression assez
ou limiterait par avance la responsabilité du producteur: il s’agit là,
nette vers une responsabilité objective.
essentiellement, de garantir au consommateur la réparation des préjudices
consécutifs à la mort ou à l’atteinte à l’intégrité physique de la victime (art. 9, a).
7.
Les différences de régime. La prescription. Les clauses excluant la
Il s’agit donc d’une règle spéciale qui déroge au nouveau principe général, qui ne
réparation.
pose plus de différences entre la responsabilité contractuelle et la responsabilité
a) Une différence de régime, qui a peu ou rien à voir avec les aspects nouveaux
extra-contractuelle à l’égard de la validité des clauses excluant ou limitant la
des deux responsabilités, consiste dans les différents délais de prescription.
réparation et à la nécessité d’établir des limites en raison de la protection des
L’unification des délais, et donc la nouvelle règle de la prescription de l’action de
droits inviolables de la personne.
responsabilité, qui se dégage de la récente réforme française de la prescription, est
Là aussi l’avant-projet propose une solution tout à fait partageable, en affirmant la
27
absolument partageable : quod erat in votis.
règle générale (art. 1382) selon laquelle «les conventions ayant pour objet
b) Une différence de régime qui a été traditionnellement considérée cohérente
d’exclure ou de limiter la réparation sont en principe valables, aussi bien en
avec les différentes conditions des deux responsabilités concerne la question de la
matière contractuelle qu’extra-contractuelle», et en précisant immédiatement
validité des clauses excluant ou limitant la réparation. On a longuement discuté de
après (art. 1382-1) que «nul ne peut exclure ou limiter la réparation d’un
dommage corporel dont il est responsable».
26
Cass., 28 luglio 2005, n. 15781, in Eur. e dir. priv., 2006, p. 781; en matière de responsabilité
médicale Cass., 13 aprile 2007, n. 8826, in Resp. civ. e prev., 2007, p. 1824.
Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.
27
13
28
G. PONZANELLI, Le clausole di esonero dalla responsabilità civile, Milano, 1984.
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8.
Un petit mot de conclusion. La délicieuse image proposée par
Giacomo Venezian.
La grande distinction entre les deux responsabilités a-t-elle encore un sens, face à
la tendance qui consiste à se demander non pas de quel modèle de responsabilité il
s’agit, mais de quelles catégories de dommages et de quels genre de responsables
on parle?
Les exigences de réparation des dommages, économiques et non économiques,
sont en effet de plus en plus à la base de sous-systèmes de responsabilité «de
secteur», où on aperçoit une tendance, très européenne, à se passer de la
distinction classique entre la responsabilité contractuelle et la responsabilité extracontractuelle : l’exemple de la Directive en matière de produits défectueux en est
une preuve éloquente. L’itinéraire parcouru par les grandes «modernisations»
systématiques pour dépasser les dogmes d’une tradition liée à une véritable
opposition entre la responsabilité contractuelle («la sœur ainée») et la
responsabilité extra-contractuelle («la sœur cadette») peut actuellement se dire
une voie européenne vers une idée commune de responsabilité civile.
Quant au juriste italien, une confrontation avec les expériences d’autres pays
européens, et en particulier avec l’expérience française, lui permet de ne pas
limiter sa réflexion à l’exégèse de son code civil; elle lui impose une ouverture à
l’Europe, même si la comparaison n’est pas son métier.
Revient en mémoire la délicieuse image que Giacomo Venezian proposait, il y a à
peu près un siècle, au début de son étude fondamentale sur le «dommage et la
réparation hors des contrats»: «seulement la confrontation fournit la connaissance;
et, comme pour qui ne connaît qu’une seule langue, on peut dire de celui qui ne
connaît qu’un Droit, qu’il n’en connaît aucun»29.
29
G. VENEZIAN, Danno e risarcimento fuori dei contratti, in Opere giuridiche di Giacomo
Venezian a cura della famiglia e della R. Accademia delle scienze di Bologna, I, Studi sulle
obbligazioni. Roma, 1919, p. 2. Comme on peut déduire de la “Prefazione dei Compilatori e degli
Editori” (parmis lesquels on trouve, comme représentant de la famille Venezian, un autre grand
juriste italien,Giuseppe Osti), il s’agit du travail que le jeune juriste et patriote de Trieste (mort sur
le front de la grande guerre) “ideò da studente universitario, ed abbozzò nella sua Dissertazione di
laurea nel 1882 a Bologna”. Les comparatistes d’aujourd’hui, non seulement italiens, devraient lui
ériger un monument!
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