En 1965, Joseph-Désiré Mobutu (5, en 1973), dit le « Léopard
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En 1965, Joseph-Désiré Mobutu (5, en 1973), dit le « Léopard
1 2 En 1965, Joseph-Désiré Mobutu (5, en 1973), dit le « Léopard », prend le pouvoir. Six ans plus tard, il rebaptise « Zaïre » le pays, le fleuve (4) et la monnaie (2). L’année 1996 marque le début de sa chute : une rébellion naît au Kivu. L’est du pays reste encore aujourd’hui une zone sensible (3, en 2008, un militaire des forces gouvernementales au Kivu ; 1, 2007, prière matinale des soldats du Congrès national pour la défense du peuple). 4 5 3 45 Les fantômes du Congo. Guy Tillim/Agence VU. Cédric Gerbehaye/Agence VU (x2). Peter Andrews/Reuters. Finbarr O’Reilly/Reuters. Keystone/Zuma/Leemage Amer anniversaire: il y a tout juste vingt ans, le Zaïre s’embrasait. Débarrassée de Mobutu, la toute nouvelle République démocratique du Congo ne l’était pas de la guerre et de ses atrocités. Pillages, viols, massacres… C’est une histoire meurtrie que raconte “L’homme qui répare les femmes”, en salles le 17 février, au travers du portrait du Dr Denis Mukwege. jean-PhiliPPe rémy un catalogue d’horreurs, mais une longue interrogation humaine et historique dans les plaies existentielles d’un homme, d’une région et d’un pays-continent. En cette fin 1996, le Zaïre, cette invention de Mobutu, n’a que quelques mois à vivre, comme son léopard-président malade. Destins liés. Ricanements de l’histoire et faiblesse de la prostate des hommes, ou l’inverse. Vers septembre, Mobutu espère écraser l’étrange par bouillonnement rebelle signalé dans le Kivu. Cela semble si loin. A bord du Kamanyola, sur son fleuve, il se sent protégé par les milliers de kilomètres de routes infernales et par la forêt. Comme si sa plus grande force résidait dans ses faiblesses. Ce n’est qu’une illusion, mais le Zaïre, pays de richesses minières, d’extravagances et de génie créatif, est aussi un laboratoire de pointe pour les illusions d’Etat, avec Mobutu en patron de l’ingénierie imagiobutu SeSe Seko, le léopard, portait encore Sa emmenant la population hutu comme bou- naire. Ce talent était apparu dès son coup toque. Crânement inclinée, et toujours taillée clier jusqu’au Zaïre, précisément à la frontière. d’Etat, en 1965, annoncé par un discours, dans la peau de son animal totem. Son A présent, ils y préparaient leur revanche mémorable dans le genre, qui commençait par emblème, son gadget, était le signe d’une depuis des camps de réfugiés. C’est là que le ces mots: « Ceci n’est pas un coup d’Etat. » puissance qui l’abandonnait pourtant peu à Rwanda et ses alliés allaient frapper, avant que Avec le temps, il était monté en gamme créapeu. Le maréchal-président de ce pays qu’on miliciens et soldats génocidaires n’aient le tive, comme s’il composait une fiction. Il avait appelait alors Zaïre s’acheminait vers la mort. temps d’attaquer. Une course de vitesse, été Joseph-Désiré Mobutu. Il serait désormais L’effondrement de l’étoile africaine de la jusqu’à la mort. On ignorait que l’une de ses Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, le « guerrier qui va de victoire en vicguerre froide était en cours. Le vieux dictateur victimes en serait le Zaïre. espérait encore dicter sa volonté aux élé- En 1996, la guerre est donc en phase d’allu- toire sans que personne ne puisse l’arrêter ». ments, y compris à ce cancer qui le rongeait.A mage dans la région du Kivu, dans l’est du Ou encore : « Le coq qui saute sur toutes les bord du Kamanyola, son yacht, il fendait les pays. Un jeune chirurgien est aux avant- poules pour les couvrir. » Encore une métaeaux lourdes du fleuve Zaïre pour éviter sa postes. Son nom : Denis Mukwege. Le doc- phore animale. En Chine populaire, on en capitale frondeuse, Kinshasa. Il y conservait teur Mukwege ne s’est pas encore construit sa préférait une autre, pour qualifier cet allié de un stock inépuisable de toques en léopard. Il spécialité. Il deviendra l’un de ceux qui la CIA et du régime d’apartheid sud-africain: les offrait aux visiteurs qu’on déposait par soignent les femmes violées, détruites par Mobutu était le « chien courant de hélicoptère sur cette présidence flottante, déjà leurs agresseurs. Une action qui le rendra l’impérialisme ». Cela faisait rire le maréchal, à la dérive, comme pour distribuer ses der- célèbre. Entre-temps, il est aussi devenu plus de son grand rire triste et un peu sardonique. niers coups de griffe. qu’un chirurgien: un homme confronté à l’en- Il avait tort, bien sûr. Mais comment ne pas C’était l’année 1996. C’était il y a vingt ans, la treprise de démolition des êtres, et pas sim- croire à ses propres mensonges, lorsqu’ils sont fin d’un temps. Au cœur de l’Afrique, dans ce plement des corps, qui opère dans l’est de si grands, si beaux ? Au faîte de sa gloire, en Zaïre, tout était en place pour les premiers l’ex-Zaïre, aujourd’hui République démocra- 1971, le Léopard avait aussi décidé d’inventer coups de feu d’un long conflit qui allait frapper tique du Congo, RDC comme on dit. Le film son propre pays, jusqu’ici nommé Congo, des millions d’hommes et de femmes dans qui lui est consacré, L’homme qui répare les comme le fleuve, comme l’ancienne colonie leur chair, et dans leur âme. Le cataclysme du femmes, sort en salles le 17 février. Ce film, dur belge, aussi. « L’année des 3Z » est décrétée: génocide rwandais avait eu lieu deux ans plus et fort, de Thierry Michel, coécrit avec la jour- fleuve, monnaie, nation, tout devient Zaïre. tôt dans le pays voisin. Les tueurs hutu avaient naliste du quotidien belge Le Soir, Colette Les habitants ? On y réfléchit avec soin. Les massacré 800000 personnes en cent jours, puis Braeckman, il faut un peu de cœur pour le symboles importaient plus que tout. Alors, fui devant la progression de la rébellion tutsi, regarder. Ce n’est pourtant pas, tant s’en faut, comme il ne saurait être question que les ••• 6 février 2016 — M Le magazine du Monde ••• sujets du Léopard passent pour des « riens », mais au contraire se sentent traités comme des « rois », il fut décidé qu’ils seraient Zaïrois, et pas Zaïriens. Mobutu Sese Seko aimait tellement les mots. Il ne résistait jamais au plaisir d’utiliser, sans la lui attribuer, la citation de l’écrivain et psychiatre martiniquais Frantz Fanon, figure du tiers-mondisme : « L’Afrique est un revolver dont le Zaïre est la gâchette. » Avec les chefs d’Etat, cela produisait toujours son petit effet.Allez donc comparer cela avec la France et ses 300 fromages… Il y aurait eu de quoi rire si les temps n’avaient pas été si graves. Mais pendant qu’on jetait des opposants depuis des hélicoptères dans le fleuve, la langue de bois osait tout : « Servir, et non se servir » était l’un des mots d’ordre du temps. Bien sûr, il fallait comprendre l’inverse. C’était au fond le même problème que l’esprit du colonialisme : des Occidentaux avaient envahi, violenté, pillé, soumis, humilié cette partie du monde. Et encore s’acharnaient-ils à répéter que tout cela était pour le bien de l’Afrique, et de sa population. Outrés parfois qu’on ne leur dise pas merci.Au Congo belge, ils avaient fini par partir, laissant derrière eux quelques bâti- Pendant que Mobutu faisait jeter ses opposants dans le fleuve, la langue de bois osait tout : “Servir et non se servir”, disait le mot d’ordre Bien sûr, il fallait comprendre l’inverse. M Le magazine du Monde — 6 février 2016 ments, moins de dix diplômés universitaires dans un pays grand comme l’Europe de l’Ouest, et d’immenses mensonges. Ce qu’on appelle un petit capital pour démarrer. L e Léopard n’était pas qu’un Il était aussi le grand saigneur en chef des ressources nationales, puisant dans les sommes folles du cuivre, du cobalt, des diamants, qui semblaient ne jamais devoir s’épuiser. N’avait-il pas fait construire dans la forêt de l’Equateur, tout au nord du pays, son « Versailles dans la jungle », près du village de Gbadolite ? Piste pour gros-porteurs, enfilade de palais, dépenses somptuaires, courtisans empressés et voraces. Le bateau Zaïre prenait déjà eau de toutes parts, mais l’argent ne pouvait-il pas tout résoudre à la fin? Des gouvernements occidentaux profitaient des largesses de l’allié, chantaient ses louanges. Nicolae Ceausescu, le Conducator roumain qui finirait fusillé, venait s’ébattre dans le grand jacuzzi rouge de ses appartements favoris, à Gbadolite (on me les ferait visiter, plus tard). Et puis le Zaïre s’est dévalué à la vitesse d’une métaphore. En 1993, Mobutu avait fait imprimer des faux billets, puis payé les militaires avec ce papier constellé de chiffres extravagants qui ne valaient rien. De rage, ils avaient pillé Kinshasa. Tout vacillait. La dialectique fantaisiste tournait à vide. La guerre, donc, était sur le point de s’allumer. Fin 1996, des soulèvements commencent dans l’Est lointain. Un conflit régional se prépare, en secret. Sont impliqués, dans une alliance antiMobutu, le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi. Mais aussi l’Angola, la Tanzanie, l’Erythrée. Plus les sympathisants de la cause : la Libye (on trouvera dans les troupes de la coalition quelques Touaregs envoyés par Kadhafi, qui le disputent en étrangeté aux Somaliens venus aussi, attirés par les perspectives de guerre, comme s’il n’y avait pas assez à faire chez eux). La grande guerre commence en sourdine. Des petits incidents ont lieu, difficiles d’abord à décrypter. Le 6 octobre 1996, à Lemera, sur les Moyens Plateaux, en surplomb du lac Tanganyika, une attaque de rebelles a lieu. On massacre les patients de l’hôpital. Les attaquants sont recrutés parmi la population Banyamulenge, des Tutsi ayant migré du Rwanda vers le xviiie siècle dans ces contreforts montagneux. Ils ont aussi l’appui secret du Rwanda, qui a infiltré des hommes et des armes. Depuis quelque temps, le sort des Banyamulenge est intenable. Ils sont devenus les boucs émissaires des errements de la politique zaïroise. On les traite d’étrangers. Demain, on les massacrera peut-être. Mais ce n’est pas tout. Car en bas de leurs Moyens Plateaux, dans le long sillon de la vallée du Rift, s’entassent toujours près de 2 millions de maître en tromperies. réfugiés hutu rwandais. Depuis ces camps, les ex-génocidaires de 1994 préparent, on le sait, l’assaut contre le Rwanda. Et le Rwanda a décidé de frapper au Zaïre. Cette histoire voisine est sur le point de dévorer le pays. On ignore encore aujourd’hui pourquoi les rebelles massacrèrent les malades de l’hôpital de Lemera. Les victimes étaient-elles des rebelles hutu burundais blessés ? Car le Burundi aussi est en guerre ethnique, depuis 1993. Léonard Nyangoma, le chef de la rébellion, est même supposé se trouver dans les parages. Dans ce concentré complexe, mais hautement toxique, le minuscule hôpital est le point où le feu prend. Et le Dr Mukwege assiste au carnage. Il est chirurgien à Lemera, qu’il rejoint à pied toutes les semaines, en provenance de chez lui, à Bukavu. La route ne monte pas jusque-là. Devant ses yeux, on massacre horriblement les patients. Il ne s’en est jamais remis. Et le carnage n’a jamais cessé tout à fait. Ni la guerre. Quelques jours plus tard, la rébellion annonce sa formation dans l’Est, depuis Lemera, justement (en réalité, la réunion a sans doute eu lieu au Rwanda voisin). L’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) vient de naître et compte plusieurs têtes, dont l’une hante la région depuis longtemps : Laurent-Désiré Kabila a commandé jusqu’en 1984 un maquis d’un genre particulier dans le voisinage. Dans son aire d’influence baptisée « zone rouge », le long du lac Tanganyika, on cultivait du manioc, un maoïsme hétérodoxe tout en s’adonnant au trafic de minerai d’or. Laurent-Désiré Kabila aime la Chine populaire, les femmes, le whisky. Il trompe tout le monde, à commencer par Che Guevara, lors de son passage secret et raté dans la région. A présent, c’est son heure: en mai 1997, il sera le tombeur de Mobutu, se couronnant triomphalement à Kinshasa avec l’appui des armées du Rwanda et de l’Ouganda, essentiellement. Avant de les chasser. Ce sera alors la deuxième partie de la guerre, dans laquelle près de dix pays seront impliqués, dans deux vastes coalitions. Un vertige que cette longue trace de feu traversant alors l’Afrique, du centre au sud. Elle y gagnera le surnom de « première guerre mondiale » du continent, un concept absurde, mais saisissant. En cours de route, les masques tombent: il ne s’agit plus de solder les comptes de la guerre froide. Chacun est venu là pour avoir sa part du pillage: bois, diamants, minerais précieux pour les uns (Rwanda, Ouganda), cuivre pour les autres (Zimbabwe). Les plus maladroits (le Tchad) se contentent de café. Tout est bon à prendre. On dépèce à vif le Congo. Dans ••• Cédric Gerbehaye/Agence VU. Pool Old. George Mulala/Reuters. Reuters. Keystone-France. Corinne Dufka/Reuters 46 2 1 3 5 Pendant son règne, Mobutu puise sans compter dans les richesses du pays. Les gouvernements occidentaux profitent de ses largesses (4, en 1977, avec Valéry Giscard d’Estaing). Après le génocide tutsi de 1995, les hutu rwandais se réfugient un temps au Kivu (1, la hutte d’un camp de déplacés ; 6, en 1996, retour de réfugiés hutu au Rwanda). La région devient une poudrière. A la tête d’une rébellion, Laurent-Désiré Kabila (3, en 1997) renverse Mobutu (5, en 1997). Le vieux dictateur s’exilera au Maroc (2, sur le navire sud-africain Utenica, avant les pourparlers de paix menés sous la médiation de Nelson Mandela). 4 6 2 En 1996, Denis Mukwege est chirurgien à l’hôpital de Lemara, au Kivu, lorsqu’il assiste au massacre des patients. Il consacrera la suite de sa carrière à « réparer » les femmes et les enfants violés par les factions armées : 1, le médecin, en 2011, avec deux anciennes patientes ; 2, en 2008, une jeune fille et son bébé né d’un viol ; 3, en 2007, des militaires des Forces armées de la RDC ; 4, une fillette hospitalisée après avoir été violée. 3 4 Torleif Svensson/Notimex. Cédric Gerbehaye/Agence Vu. Robin Hammond/Panos (x2) 1 ••• cet assaut de pirates, les soudards ont-ils des égards pour les femmes? Dans cet effondrement, restait-il de l’espace pour l’humanité? Du côté des populations, incontestablement. Du côté des hommes en armes, les frontières, comme les tabous, n’existent plus. Dans L’homme qui répare les femmes, passent les séquences de cette souffrance. Nonnes enterrées vives, fosses communes. C’est l’univers des populations du Kivu. Le conflit va s’éparpiller, les pays se retirer officiellement, ouvrant la voie à la création de groupes, puis de sous-groupes armés. Des compagnies d’écorcheurs continuent de vivre sur la bête, exploitent les minerais, considérant la population locale comme un bétail de plus. L’échelle des violences sexuelles ne cesse de croître. Dans le film, on découvre ce cheminement, des viols de femmes aux viols d’enfants, cette banalisation. On dira peut-être que Denis Mukwege en fait trop, qu’il tire la couverture à lui, médite d’entrer en politique. Rien de tout cela n’a d’importance. Denis Mukwege a vécu le moment de basculement de tout un pays vers la guerre, et sa façon de détruire les hommes. Cette horreur n’est pas tombée du ciel. L’esprit génocidaire, d’abord, a empesté les esprits. Est-ce dans le Rwanda du génocide que se prit l’habitude, ensuite transmise par-delà la frontière, de meurtrir de façon si délirante le corps des femmes ? Ou est-ce plutôt la collision des abominations du présent et du passé, dans un pays hanté par la douleur depuis sa création sous le joug des sbires de Léopold II, roi des Belges? Ces derniers y commirent au xixe siècle l’une des plus grandes séries d’atrocités de l’histoire moderne pour extraire le caoutchouc de la forêt congolaise. Mains coupées, tortures, atrocités, tout cela pour que coule l’argent du Congo dans les caisses d’un souverain qui, pendant ce temps, faisait du grand-bi à Bruxelles en haut-de-forme. Ce camp de la souffrance avait été baptisé « Etat libre du Congo », et ses soudards, « force publique ». La préfiguration des mensonges mobutistes et de la violence en roue libre. 1996-2016 : après deux décennies, personne n’aura à cœur de songer à cet anniversaire terrible en République démocratique du Congo, surtout dans l’Est, où les groupes armés continuent à se multiplier. Comme dans une chambre d’écho, tous les troubles du payscontinent semblent revenir sans cesse, sous une forme fantôme. En 1999, j’étais à Gbadolite. Le Versailles de Mobutu avait été saccagé par les rebelles et la population, qui aimait tant son Léopard qu’elle avait dû piller ses palais avec un soin particulier. La ville venait d’être reprise par Jean-Pierre Bemba, un nouveau chef rebelle, qui avait l’originalité d’être un enfant du mobutisme, soutenu par l’armée 49 Est-ce dans le Rwanda du génocide que se prit l’habitude, ensuite transmise par-delà la frontière, de meurtrir ainsi le corps des femmes? Ou est-ce la collision des horreurs du présent et du passé colonial? Cette période qui persistait à occuper les esprits allait resurgir un soir, à l’improviste. Jean-Pierre Bemba mangeait des frites, et regardait une petite télévision. Il s’ennuyait. Il avait de l’appétit, malgré son humeur morose. Nous avons regardé, tassés sur un petit canapé défoncé, un film qui passait ce soir-là, étrange coïncidence, sur la chaîne nationale. Il s’agissait justement d’un film de Thierry Michel, Le Cycle du serpent, consacré au Zaïre-Congo. Le meilleur portrait de cette époque. A l’image, on voit tout à coup apparaître le père de « Jean-Pierre », lequel s’était, de saisissement, arrêté de piocher les frites dans l’immense plat. Jeannot Bemba Saolona est interviewé au temps de sa splendeur. Il est à la tête du patronat, très proche du maréchal, fabuleusement riche. Un oligarque du mobutisme, en quelque sorte. Bemba Saolona parle à la caméra. Il a l’air assuré, un peu condescendant, et fait tourner entre ses mains un énorme ballon plein de cognac. Par-delà le temps, les distances, les convulsions, il regarde droit dans les yeux son fils, Jean-Pierre, assis dans une villa vide de Gbadolite. Il y avait comme un avertissement, dans cette assurance, qui sera bientôt brisée par les événements. D eux ans plus tard, je serai à nouveau en compagnie de Jean-Pierre Bemba. Cette fois, comme prisonnier. Ayant décidé que les journalistes étaient des êtres pernicieux – ou m’ayant pris en grippe –, il m’avait fait cueillir vers Butembo, une petite ville de l’est du Congo (RDC), et fait amener sous escorte dans sa base du moment, installée dans une des grandes plantations de son père, à Beni. Tout son « gouvernement » (car sa rébellion, le MLC, avait ses ministres) logeait là. On m’avait placé dans la chambre d’un des ministres en déplacement, José Endundo. ougandaise, hier ennemie de Mobutu. Il n’a J’avais été arrêté alors que je sortais de jamais résolu cette petite contradiction. Il est brousse, où je m’étais rendu dans un maquis aujourd’hui incarcéré à la prison de la Cour de guerriers maï maï. J’étais couvert de boue. pénale internationale (CPI). En 1999, « Jean- Je n’avais plus de vêtements de rechange. On Pierre » entrait donc dans Gbadolite, petite m’avait autorisé à me servir dans la garde-robe île de pierre et de silence, dans l’océan de la du ministre. Il devait faire quatre ou cinq grande forêt équatoriale. Mobutu semblait tailles de plus que moi. J’errais donc dans la flotter parmi les ruines. Un ancien habitué du plantation sous bonne garde, avec des chemipalais, en poussant un soupir, avait tenté de ses gonflées comme des voiles et des pantarésumer l’esprit de sa splendeur envolée : lons que je perdais, roulés aux chevilles, l’air « Quand on voulait changer de télévision ou stupide. On se moquait gentiment de moi. Le acheter des chemises Armani, on partait faire soir, les anciens piliers du mobutisme réunis les courses à Nice. » Le maréchal-président dans cet endroit perdu s’asseyaient autour avait épousé des jumelles. Il avait l’une de d’une table et commençaient le jeu : ils ses résidences sur la Côte d’Azur. Il arrivait mimaient les conseils des ministres de qu’on loue le Concorde pour s’y rendre plus Mobutu, à Gbadolite. Quelqu’un jouait le dicvite. Le Zaïre était un casino dont Gbadolite tateur, les autres avaient tous un rôle précis, était la table de roulette. même moi. Je devais rire quand tout le monde riait, pour éviter les insultes. Quand on se fatiguait de l’exercice, quelqu’un m’apprenait des pas de danse – c’était alors le Ndombolo, une danse inventée à l’origine pour imiter la démarche pesante du tombeur de Mobutu, Laurent-Désiré Kabila. Et puis le matin, mon procès reprenait. Le procureur général du tribunal de Gbadolite avait été amené « par avion spécial » (un Iliouchine-76 affrété pour les trafics). On me reprochait d’avoir accusé les soldats de JeanPierre Bemba d’avoir participé au pillage, quelques mois plus tôt, de Bangui, la capitale centrafricaine, et d’avoir tué, violé (c’était la vérité). On envisageait de me poursuivre pour « diffamation ». Comme si j’avais sali la réputation de ce groupe de pillards. Tandis que le procureur procédait à mon interrogatoire serré sur le sujet, on traficotait devant moi, sans la moindre gêne, le coltan, ce minerai utilisé dans les téléphones portables, par avions entiers… A ce petit jeu, le procureur se fatiguait vite. Consignant mes réponses dans un cahier, il le refermait en milieu d’après-midi avec un claquement et proclamait : « Et si on allait se désaltérer ? » Il me fallait alors le suivre – je n’avais pas le choix –, surveillé par des gardes, dans les différents débits de boisson de la ville où il avait ses habitudes et ses petites amies. J’étais le témoin impuissant et morose de ces aventures dans les nganda (petits bars). Un soir, on avait fini au Club hellénique de Beni. La musique résonnait dans la nuit de la ville, où plus personne n’osait sortir. On essaya de m’obliger à danser avec une certaine AnneMarie, secrétaire de l’un des ministres en goguette. Comme je refusais de me lever de mon siège, le procureur avait éclaté d’une énorme colère, en m’assénant : « Vous, les Blancs, vous avez violé toutes les femmes du Congo et maintenant toi, tu ne veux pas danser avec Anne-Marie. » D’abord, cette phrase m’avait irrité, puis fait rire. Ce n’est qu’une fois libéré de cette fantaisie, après deux bonnes semaines, que j’avais compris qu’on avait touché là, peut-être, l’un des ressorts de la destruction d’un pays, d’un peuple. Cette idée qu’une fois une souillure commise, il n’y avait plus aucune raison de se gêner. 6 février 2016 — M Le magazine du Monde