Traduire ou ne pas traduire

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Traduire ou ne pas traduire
Traduire ou ne pas traduire
Ça fait maintenant 20 ans. Un jour, il faudra bien que ça cesse, mais pour le moment,
je ne peux rien dire. Plus le temps passe, plus ça devient difficile. C'est peut-être déjà trop
tard. De toute façon, personne ne pourra deviner quoi que ce soit. Personne.
Combien de temps pourrais-je continuer à vivre encore avec ce secret que je nourris
en moi depuis 20 ans déjà? Il a pris de plus en plus de place, comme un enfant qui grandit
dans le ventre de sa mère. Lorsqu'il faudra avouer la vérité, ce sera douloureux comme un
accouchement. Je ne sais pas combien de temps encore je supporterai de faire semblant.
Est-ce que finalement ce secret serait devenu trop lourd à porter pour moi toute seule?
Oui, ça fait maintenant 20 ans que je mens à tout le monde. À ma famille, à mes amis.
Comment leur dire la vérité à présent? Quand trouverai-je la force de leur dire : « Tout n'était
que mensonge. Je vous mens depuis 20 ans. »?
Quand tout a commencé, je n'avais pas conscience de l'importance que ce mensonge
allait prendre dans ma vie. Je n'avais pas assez réfléchi. C'était plus fort que moi.
À l'époque, je faisais des études en traduction. J'aimais passionnément traduire. Je
passais beaucoup de temps sur chacun des travaux que les professeurs nous donnaient.
Chercher « le » mot était un jeu. Créer la phrase qui devait donner exactement le même sens
en français était une réjouissance. Je me sentais comme un compositeur qui cherche « la »
note. J'étais artiste et musicienne de la langue. Je relisais mes œuvres avec délectation.
Hélas, elles n'avaient pas toujours l'heur de plaire à mes professeurs.
Ce furent mes premières déceptions. Lorsqu'un professeur nous rendait notre travail
en écrivant dans la marge : « Travail négligé », « Vous pouvez mieux », « Trop lourd »,
« Avez-vous vraiment lu le texte? », je retenais mes larmes jusqu'à en avoir mal à la tête. Ces
critiques se sont imprégnées dans ma mémoire, moi qui ne rêvais que de traduire et me
sentais incapable de faire autre chose.
J'ai quand même réussi à obtenir mon diplôme de traductrice, malgré des résultats
passables. L'arrivée sur le marché du travail ne m'a pas consolée de mes déceptions
d'étudiante. Mes premiers échecs auprès des agences de traduction ont brisé mes espoirs
dans le métier. On me reprochait toujours d'être trop lente, pas assez performante pour le
marché. Tout se liguait contre moi pour que je perde foi en mes compétences de traductrice.
Un jour, en allant passer un test dans une nouvelle agence, j'ai vu qu'ils cherchaient une
secrétaire. Lorsqu'ils m'ont annoncé que j'avais raté les tests pour le poste de traductrice, je
leur ai proposé mes services pour le poste de secrétaire. Et je l'ai obtenu.
J'ai donc commencé dans mes nouvelles fonctions en ravalant mon amour propre car
non seulement je ne traduisais pas, mais en plus je devais transcrire les textes que mes
« collègues » me dictaient. Combien de fois me suis-je retenue de crier de toutes mes forces
à l'un d'eux « Mais c'est pas bon ça! J'aurais fait beaucoup mieux, moi! »
J'avais confié mes désillusions à Mamita, ma grand-mère d'origine espagnole qui vivait
maintenant près de chez nous. Je lui avait expliqué à quel point je souffrais de ne pas pouvoir
m'épanouir dans un métier que j'aurais adoré. Elle était déjà très âgée et malade, mais les
confidences que je lui avais faites l'avaient émue. Un jour, elle m'avait chuchoté à l'oreille,
pour que personne ne nous entende « Moi aussi, j'ai quelque chose à te confier. »
Aussitôt, je lui avais demandé :
« C'est vrai? Qu'est-ce que c'est?
− Tout en haut de l'armoire de ma chambre, il y a une valise. Tu iras la chercher quand il
n'y aura personne et tu l'emporteras chez toi.
− Mais qu'est-ce qu'il y a dans cette valise, Mamita?
− Des livres. Beaucoup de livres.
− Mais quel genre de livres?
− Des livres que j'ai écrits quand j'étais jeune, pendant la guerre d'Espagne.
− Des livres que tu as écrits? Tu écrivais quand tu étais jeune? Et ils ont été publiés?
− Non, je n'ai jamais été publiée, en fait ce ne sont que des manuscrits.
− Mais je peux les lire? Mais qui les a lus?
− Non, ma petite chérie, personne ne les a jamais lus.
− Mais pourquoi?
− Parce que c'était trop dangereux pendant la guerre d'Espagne; il fallait se cacher pour
écrire. Et après, pendant tout le régime de Franco, c'était encore trop risqué.
− Mais Mamita, Franco est mort depuis...
− Oui, mais je n'ai plus eu le courage de ressortir tous ces souvenirs douloureux.
− Mais moi je peux les lire?
− Oui, mais tu n'en parles à personne. Et puis écoute-moi bien. Je veux que tu les brûles
dès que tu les auras lus.
− Les brûler? Mais pourquoi?
− Parce que je ne veux pas qu'il reste de trace de cette époque. Il faut tout oublier.
Maintenant, avant de prendre la valise, tu dois me promettre que tu les brûleras
aussitôt après les avoir lus.
− Oui, Mamita, si tu veux...
− Promets-le moi!
− Je te le promets. »
Ce soir-là, je suis repartie avec la valise de ma grand-mère sous le bras, fière, fière
d'une telle confiance, et impatiente, incapable d'attendre. Les manuscrits étaient très bien
conservés, tous écrits en espagnol. J'ai commencé à en lire un dans l'autobus qui me
ramenait chez moi.
Dès les premières pages, j'ai été éblouie. J'ai raté ma station. Bouche bée, les yeux
rivés sur les mots de Mamita, sans pouvoir réagir. J'ai raté une deuxième station. Je venais
de recevoir un choc.
En rentrant chez moi, j'ai oublié de cuisiner, oublié de manger, oublié de dormir. Ce
manuscrit valait bien une nuit blanche. Je venais de découvrir un écrivain. Je venais d'avoir
un coup de foudre littéraire comme je n'en avais pas eu depuis longtemps. Mamita avait du
génie à en rendre jaloux bien des auteurs que je connaissais.
Lorsque le jour s'est levé, je venais tout juste de finir la dernière page de ce premier
manuscrit. Je suis repartie au travail encore bouleversée par cette lecture magnifique. Un
événement venait de se produire dans ma vie. Dans ma tête, toute la place était occupée par
le livre de Mamita. Je ne pensais même pas au nouveau texte que je tapais sur mon clavier.
Soudain, ce matin-là, une idée a surgi en moi, une idée folle, illégitime, mais
impossible à chasser de mon esprit. Normalement, j'aurais dû brûler le livre que je venais de
lire. Pourquoi ne l'avais-je pas fait? Je savais que je devrais le faire le soir-même en rentrant.
Je sentais que je n'y arriverai pas.
Au lieu de m'imaginer en train de brûler le livre, je me suis vue en train de le relire de
nouveau. Je me suis interrompue pendant la transcription que j'étais en train de faire, les
doigts en arrêt sur le clavier. La pensée qui venait de me traverser était trop intense pour que
je puisse faire deux choses en même temps.
Au lieu de brûler le livre, j'allais le traduire.
Je ne le dirais à personne pour respecter ma promesse. Je demanderais à Mamita de
me pardonner. Ainsi, je ferais connaître son talent. Ce serait lui rendre hommage. La traduire
ne serait pas la trahir.
J'ai commencé le soir-même. Je retrouvais l'effervescence que j'avais toujours
ressentie en accomplissant cette activité. Le plaisir de chercher le mot idéal et de composer
la phrase parfaite était d'autant plus intense que je le faisais pour ma grand-mère. La joie de
traduire de nouveau m'avait fait oublier tout scrupule. J'étais transportée dans ce projet et
l'excitation de le mener à bout était bien plus forte que la honte, qui, normalement aurait dû
me retenir.
Le lendemain, je suis retournée voir ma grand-mère. Je lui ai dit tout doucement que je
venais de lire un premier manuscrit et que je l'avais trouvé extraordinaire. Elle m'a demandé :
« C'est vrai? Tu as trouvé ça intéressant?
− Bien plus qu'intéressant, Mamita. Passionnant!
− Tant mieux, ma petite chérie, ça me fait plaisir que tu saches un peu tout ce qui s'est
passé à cette époque. Tu as fini de le lire?
− Oui, je l'ai fini ce matin. Je l'ai lu dans la nuit.
− Et tu l'as brûlé après?
− Oui, enfin, pas tout à fait...
− Mais tu vas le faire ce soir en rentrant chez toi?
− Oui, oui, Mamita, ne t'inquiète pas. Je vais le faire. »
En rentrant, j'ai pris le manuscrit contre moi. Je l'ai serré comme un objet précieux dont
on ne peut se séparer. Ce n'était pas possible. Le brûler aurait été un crime. On ne détruit
pas un chef-d'oeuvre. Alors, j'ai continué à le traduire.
Quand j'étais au bureau, je pensais en souriant au travail qui m'attendait le soir.
Intérieurement, j'étais très fière de traduire moi aussi, et de traduire aussi bien ou même
mieux que les autres. Sauf que moi, je traduisais un roman, unique, exceptionnel et non pas
un de ces documents administratifs inutiles que personne ou presque ne lirait de toute façon.
Quelques semaines après, Mamita s'est affaiblie. Elle a perdu conscience et il est
devenu impossible de communiquer avec elle. Elle est morte avant que je n'aie fini de
traduire son roman. Je n'ai donc pas pu lui avouer toute la vérité, mais je lui ai demandé
pardon juste un peu avant de saisir son dernier souffle. Même si elle n'était plus consciente,
je suis sûre qu'elle m'a entendue.
Je me sentais coupable envers elle, mais j'étais fière de mon travail. J'avais réussi une
belle traduction. Je m'étais appliquée à en faire un texte qui n'ait pas l'air d'avoir été traduit,
comme toujours. On aurait pu jurer qu'il avait été écrit directement en français. Je me suis
demandé pendant quelque temps ce que j'allais en faire. Le garder pour moi, égoïstement?
Ou en faire profiter d'autres personnes? Ce roman était trop beau pour retourner dans une
valise ou finir en fumée. Il fallait le faire connaître.
Je l'ai donc envoyé à quelques maisons d'édition.
J'ai simplement omis de dire que c'était une traduction d'un livre de ma grand-mère. Je
ne savais pas non plus si « nous » aurions la chance d'être publiées, alors pour attiser
davantage l'intérêt des comités de lecture, j'ai préféré ne pas dire toute la vérité. Je pensais
qu'une jeune fille attirerait plus l'attention qu'une vieille dame, mais c'était sans vraiment y
croire. Et là, il s'est passé quelque chose d'incroyable.
Quelques jours après, j'ai reçu un coup de téléphone du directeur d'une maison
d'édition. J'ai été saisie de surprise car je ne m'attendais pas à une réponse aussi rapide. Je
pensais plutôt recevoir un courrier de refus comme tant d'écrivains amateurs. Il voulait me
rencontrer.
Je suis allée au rendez-vous encore incrédule et hésitante. Le directeur a dû mettre
mon malaise sur le compte de mon inexpérience. Il n'aurait jamais pu se douter que j'avais
quelque chose d'important à lui avouer, surtout après m'avoir accueillie avec cette phrase :
« Mademoiselle, je dois vous dire tout de suite que votre manuscrit a séduit tous les
membres de notre comité de lecture. Et moi en particulier. »
Comme je ne répondais rien et souriait bêtement, il a ajouté tout de suite :
« Avez-vous envoyé votre manuscrit à d'autres éditeurs? Sommes-nous les premiers à
vous contacter?
− Oui, oui, vous êtes les premiers.
− Parfait, mais peut-être préférez-vous revenir une autre fois et attendre tout d'abord
d'avoir d'autres contacts?
− Non, non. C'est très bien comme ça.
− Alors, tant mieux. Nous allons pouvoir nous entendre. J'ai une proposition à vous faire
et nous allons en discuter. »
Il m'a répété encore que mon manuscrit avait beaucoup plus au comité de lecture, que
mon style original avait conquis tout le monde. Je me suis laissée emporter sans répliquer
dans cette supercherie. Je n'ai pas réussi à dire que je n'avais fait que traduire et non pas
écrire. C'était trop bon. Enfin, des douceurs après les critiques négatives que j'avais si
longtemps entendues! Au fur et à mesure que le directeur me parlait, je sentais qu'il fallait
que je réagisse, que je lui dise : « Non, ce n'est pas moi! Ce n'est pas moi qui ai écrit ce
livre. » Et puis je n'ai pas pu.
L'entendre parler de mon style me réjouissait car finalement je pouvais m'en attribuer
un tout petit peu le mérite. J'avais tout de même laissé mon empreinte dans ce roman. Et puis
je me suis dit que tôt ou tard j'avouerais la vérité. C'était juste une question de temps. Je
n'étais pas complètement malhonnête; je profitais juste un peu d'un engouement qui ne
durerait pas. Du moins, je le pensais.
Ce premier roman d'une jeune écrivain inconnue a obtenu un bon succès dès le départ.
La première édition s'est écoulée au complet. Je n'étais plus qu'une simple secrétaire. Auprès
de ma famille, je me suis sentie davantage reconnue. Je me suis beaucoup amusée quand
un jour mon frère m'a dit : « C'est drôle mais quand je te lis, j'ai l'impression d'entendre
Mamita. Tu as les mêmes expressions qu'elle! »
J'ai continué à lire les autres manuscrits de ma grand-mère en cachette. Ils étaient
tous aussi bons. Je ne pouvais me résoudre à les brûler ou à les laisser enfermés dans une
valise au fond d'un placard. L'appel de la traduction était plus fort que moi.
J'ai annoncé à mon éditeur mon envie d'écrire un deuxième roman. Quand je lui ai dit
de quoi il s'agissait, il m'a même proposé une avance, ce qui m'a permis de prendre un congé
sabbatique de mon bureau. Être payée pour traduire!
Le deuxième manuscrit m'a apporté autant de joie et fierté. Je découvrais peu à peu
ma grand-mère. Il y avait tant à apprendre! Je maîtrisais de mieux en mieux les particularités
de son écriture et je pense que mes traductions ne cessaient de s'améliorer. Je ne pouvais
plus imaginer m'arrêter.
Comme toujours, lorsqu'un écrivain publie un deuxième roman, les critiques et le
public le guettent, surtout si le premier était bon. Pour nous, tout s'est bien passé. Nous
avons même acquis un peu plus de lecteurs. J'ai participé à des émissions littéraires,
répondu à des journalistes, reçu des lettres admiratives. J'ai gagné des concours littéraires.
Chaque hommage rendu me troublait mais me réconfortait en même temps. C'était
merveilleux à vivre malgré la culpabilité que je ressentais. Ma conscience me hantait, mais
j'essayais de la faire taire en lui disant que je ne faisais souffrir personne, que je n'étais pas
vraiment une voleuse, ni une criminelle. Et d'ailleurs, peut-être que je n'étais pas la première
à faire ça. Et si d'autres écrivains édités et connus avaient usé de la même supercherie?
J'aimais ma nouvelle vie d'écrivain-traductrice. J'aimais le succès. Dans le fond, je
permettais au talent de ma grand-mère d'être enfin reconnu, même si c'était indirectement,
même si j'étais la seule à le savoir. L'absurdité de la situation me plaisait : j'étais devenue
célèbre grâce à mes talents cachés de traductrice. Après avoir été longtemps rejetée par les
gens du métier, c'était tout de même un comble.
Dans la valise, il y avait une dizaine de manuscrits. Je les ai tous traduits. Ils ont tous
été publiés.
Il y a quelque temps, j'ai appris que mon éditeur avait reçu d'une maison d'édition de
Madrid un roman d'un jeune auteur très prometteur. Alors que j'étais dans son bureau, je l'ai
entendu dire au téléphone qu'il cherchait un traducteur. Je me suis bien évidemment retenue
de lui proposer mes services, mais au moment où j'allais partir, il m'a demandé :
« Tu as entendu? Madrid nous demande si on connaît un traducteur.
− Oui, j'ai entendu, mais je n'en connais pas.
− Dans ton entourage, tu ne vois personne?
− Non, non, pas du tout.
− Mais au fait, ça ne pourrait pas t'intéresser toi?
− Pourquoi moi?
− Tu es d'origine espagnole, et puis tu as bien fait des études en traduction, toi, non,
quand tu étais à l'université?
− Oui, mais, je ne pratique plus l'espagnol depuis des années.
− Remarque, oui, tu as raison. Il nous faudrait plutôt un traducteur expérimenté. Mais
on ne sait jamais, tu peux bien y réfléchir.
− Oui, oui, je réfléchirai. On s'en reparlera.
Je suis repartie chez moi un peu perturbée. Pourquoi mon éditeur m'a-t-il fait cette
proposition? Se doute-t-il de quelque chose? Je ne me souvenais pas lui avoir dit que j'avais
fait des études en traduction, ça a dû m'échapper un jour. J'aurais dû faire plus attention.
Que vais-je faire maintenant? Si j'accepte trop vite, ça pourrait paraître suspect.
J'aurais peur aussi que mon éditeur perçoive dans ma façon de traduire une ressemblance
avec « mes romans » et fasse le rapprochement. D'un autre côté, si je refuse
catégoriquement, j'ai peur d'éveiller des soupçons chez lui. Et moi qui rêvais tant de devenir
traductrice quand j'étais jeune!
Ce serait quand même trop bête de laisser passer cette chance. Je prouverais ce que
je vaux à tous ceux qui m'ont rejetée autrefois en tant que traductrice. Mais cette fois, il va
falloir tout avouer. Je ne pourrai plus mentir désormais. Le moment est venu. Ce secret est
devenu impossible à porter plus longtemps. Je vais me libérer. Il faut que j'écrive à mon
éditeur. Il le faut.
« Ça fait 20 ans maintenant... »