Le Retour au désert ou Le non-dit

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Le Retour au désert ou Le non-dit
Le Retour au désert
ou
Le non-dit
Didier AYRES, écrivain
Dégager une problématique dans Le Retour au désert, de Bernard-Marie
Koltès, est ensemble difficile et aisé, car, la pièce passe les genres stricts du
théâtre – à la fois bouffonnerie, drame petit-bourgeois et tragédie, pièce baroque –, offrant de multiples prises (c'est sans doute là en partie le génie de ce
théâtre). Pour ce qui nous concerne, après l'avoir étudiée longuement il y a
quelques années, nous ne pouvons conclure sur un choix définitif tant Le Retour n'épuise pas le discours critique. Ainsi, un Retour non épuisé, non clos
par un encadrement théorique, mais encore vif, jeune, et plein de surprises intellectuelles, neuf. De là l'appétence, le goût de construire un discours d'escorte, et non sans un certain risque pour les catégories rigoureuses de l'étude
académique – règles que nous avons un peu détournées, et nous allons nous en
expliquer. En effet, pour ne pas figer cet effet de surprise que nous a fait à nouveau ressentir Le Retour, après plusieurs années d'écart, nous avons pensé empêcher la pétrification du sens, en donnant à voir comment cette impression
neuve venait dans le courant des lectures de notre appareil critique. Car il fallait accompagner, pour ce voyage, Mathilde Serpenoise au sein de ses terres
provinciales – et on peut sans doute sans trop d'erreur dire ses terres messines – ce qui nécessitait un allant particulier que nous allons essayer de rendre.
Tout d'abord, regardons d'un seul tenant la pièce pour y voir la totalité du
projet . Il nous semble tenir à cette simple formule, que la pièce est un discours dramatique basé sur le non-dit, et conséquemment, comme prétérition,
elle passe sous silence, en obligeant cependant à ne comprendre que cela, les
tragiques événements qui lient la famille Serpenoise aux affaires de la guerre
d'Algérie. Cette ambiguïté est bel et bien une ressource critique, car l'étude
que nous proposons aujourd'hui, est faite de deux natures très différentes et
cependant complémentaires.
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DIDIER AYRES
Ainsi, pour expliquer à quoi correspondait la sorte de disparition/apparition de l'Algérie, nous avons puisé à des sources d'une grande variété. Voici,
en désordre, quelques mots sur les sables de Jacques Derrida, la perte dans
une préface de Rilke pour des eaux-fortes de Balthus, le regard de la psychanalyse en évoquant Lacan, la question du je pense d'Emmanuel Lévinas, la
fraternité chez Paul Ricœur, le destin commun dans les Ecrits politiques de
Maurice Blanchot et pour conclure, une citation de la Poétique de l'espace de
Gaston Bachelard. Vous découvrez combien notre proposition emprunte à différentes vigies, et fait un arrière-plan, un background comme disent les anglais, qui permet une grande liberté d'interprétation et d'analyse. C'était, nous
semble-t-il, une façon de ne pas laisser le texte sous la contrainte, de lui redonner son entière force, en permettant à la fois de mieux le comprendre, et de
voir que marcher l'amble avec ce texte, comportait une vraie richesse et de
grands dons – en des compagnies aussi variées que celles de Lacan ou de
Rilke, lesquels, par exemple, nous ont permis d'entrer encore une fois dans la
pièce.
D'autre part, Le Retour n'est pas exactement une pièce d'une grande orthodoxie dramaturgique, offrant en cette mesure diverses possibilités qu'il s'agit
de ne pas brimer. Et, ce qui nous intéresse ici particulièrement, c'est
d'observer comment la pensée s'attarde, s'attache ou se territorialise, ou comment elle dérive au contraire, vague ou divague.
Cela étant, il nous reste à présenter le corps de notre analyse, après en avoir
expliqué l'escorte. Nous avons dit : le non-dit. Pardonnez la facilité de la formule, mais il s'agit en quelque sorte d'un « retour » du refoulé. Oui, la chose
perdue revient en scène, et Mathilde fait son entrée. Et c'est de toute évidence,
la guerre d'Algérie qui fait irruption dans le milieu clos et feutré de la famille
Serpenoise, pour tout le moins, une certaine idée de la guerre. Est-ce le fracas
des armes qu'aurait entendu Bernard-Marie Koltès à Metz, dans les
années 60 ? Ce qui est certain, c'est que cette guerre était d'actualité à Metz à
l'époque incriminée. C'est pour cela que le recours aux propos politiques de
Blanchot, signataire du manifeste des 121, établit avec certitude que l'actualité de la guerre n'était pas un vain mot. Il se peut d'ailleurs, et nous nous éloignons quelques instants de notre propos, que le travail du refoulé, de toute une
génération de soldats et de leurs enfants, voire de leurs petits-enfants, que ce
travail n'est pas effectué dans la mémoire collective des Français. Cela dit,
Blanchot parle d'une communauté de destins entre les jeunes français (de
l'époque), et le peuple algérien. Or donc, la pièce est capitale pour passer le
fossé, pour enjamber ces deux destins « communs », qui sont une affaire de
dialogue et de lutte. Du conflit algérien, Mathilde apporte la division. C'est en
un sens un réflexe judéo-chrétien qui prouve que Mathilde est d'une nature
ambiguë, mixte, poreuse, précisément par sa naissance dans l'Est de la France
(un demi mystère puisqu'il est avéré ou presque que tout cela concerne Metz)
et la « communauté de destins » qui la lie au pays qu'elle a quitté, pour un autre, l'Algérie, quittant celui-ci de nouveau, pour revenir enfin sur ses terres (et
sans doute partir encore).
On réalise donc aisément comment l'on peut pénétrer cette « communauté

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