2007, Le Retour au désert à la Comédie-Française : et la

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2007, Le Retour au désert à la Comédie-Française : et la
2007, Le Retour au désert à la Comédie-Française :
et la mémoire passe à la trappe
Christophe B IDENT
Université de Paris 7
Les grandes scènes françaises n’ont guère brillé par leurs évocations de la
guerre d’Algérie, ou des guerres coloniales en général. Mais si les silences et
les tabous s’imposèrent parmi les choses les mieux partagées de la nation, il
suffit de quelques affaires pour inciter les mémoires et écrire l’histoire au
théâtre : on se souvient des Coréens (Vinaver), des Paravents (Genet) ou de
V comme Viêt-Nam (Gatti). De là, on aurait pu croire que la génération suivante, globalement très politisée, allait s’emparer de ces guerres pour les ré fléchir et les dramatiser, d’autant que, si elle n’était plus contemporaine des
événements , elle accompagnait une politique africaine néo-coloniale à tous
points de vue, politique, diplomatique, économique, commercial et militaire.
Cela resta très relatif. Combat de nègre et de chiens et Le Retour au désert, les
deux pièces de Koltès qui, dans les années quatre-vingt, abordent ces ques tions, restent plutôt isolées dans le paysage théâtral français. C’est aussi
pourquoi Patrice Chéreau choisit de les traiter et même de les créer : en 1983
pour la première, dès sa saison d’ouverture à Nanterre-Amandiers, où la
pièce de Koltès figurait au programme dans un intéressant diptyque avec
celle de Genet ; en 1988 pour la seconde, au Théâtre du Rond-Point, avec des
comédiens, Jacqueline Maillan et Michel Piccoli, qui permirent d’en faire un
vrai succès commercial (cinq mois à l’affiche, 138 représentations et près de
cent mille spectateurs) 1.
On ne saurait pourtant dire que Koltès a décidé d’écrire sur l’Afrique de
l’Ouest et sur l’Afrique du Nord par décision militante. Si l’engagement politique de son œuvre est indubitable, si ses prises de position sur certaines ques1.. Ce texte a été présenté une première fois au colloque « Silences, tabous, mémoires – Les
écrivains français et la guerre d’Algérie », organisé les 25 et 26 septembre 2008 à l’Université
de Lyon 2 par Martine Boyer-Weinmann, Mireille Hilsum et Chantal Michel. Il fut repris
quelques mois plus tard à la demande d’André Petitjean pour une journée d’études consacrée
à Koltès et la guerre d’Algérie, le 25 avril 2009, à l’Université de Metz, dans le cadre de
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CHRISTOPHE BIDENT
tions nationales et internationales sont tout à fait explicites, si le seul parti où
il se soit jamais inscrit fut le parti communiste et s’il l’a quitté rapidement
pour des raisons que l’on imagine, libertaires et anti-totalitaires, par malaise
aussi, par conscience de ne pas appartenir à la classe de ceux qu’il côtoyait,
par mysticisme enfin peut-être, l’activisme politique ne pouvant épuiser en
lui la voie contemplative, Koltès n’a jamais écrit pour des motifs politiques
sans qu’une dimension subjective soit profondément impliquée. Dans l’un et
l’autre cas, les textes s’ancrent dans des souvenirs personnels précis, dont la
violence fait retour dans une esthétique subtile qui sait la mettre à distance, si
bien que la représentation n’apparaît jamais ni comme le support d’un plaidoyer idéologique ni comme l’expression d’une colère effrénée. La part de la
douceur et de l’humour, chaque fois, demeure primordiale. On ne saurait lire
ces pièces et toute la mémoire ou toutes les mémoires qu’elles charrient sans y
entrer par ces affects qui distribuent autrement les énergies, les récits, les regards.
L’action du Retour au désert est située dans « une ville de province, à l’est
de la France, au début des années soixante » 2 . Mathilde Serpenoise fait partie
des Pieds-Noirs qui débarquent en France avant la fin de la guerre d’Algérie.
Elle arrive chez son frère, Adrien, riche patron industriel qui, en son absence,
s’est chargé de gérer l’héritage familial, une usine et une demeure. À dire
vrai, elle revient chez elle, puisque la maison est la part de l’héritage qui lui
fut consentie, alors que l’usine appartient à Adrien. Dès les premiers mots, le
frère et la sœur, que tout semble opposer, s’affrontent. Mathilde est revenue,
comme le chantait Jacques Brel, avec ses deux enfants, Édouard et Fatima,
tous deux de pères inconnus, qui découvrent un cousin avec qui ils n’ont rien
en commun, le fils d’Adrien, Mathieu, très, trop protégé par son père. On apprend assez vite que Mathilde a « couché avec l’ennemi » pendant la Seconde
Guerre Mondiale, qu’elle a été dénoncée à la Libération par son frère à un cer tain Plantières, qui lui a fait raser les cheveux. Depuis, Plantières, toujours
ami d’Adrien, est devenu préfet de police ; tous deux appartiennent à la section locale de l’O.A.S. dont Borny, avocat, et Sablon, préfet du département,
sont les autres figures. Mathilde veut profiter de son retour pour se venger.
Avec l’aide de son fils, elle ne tarde pas à agir, rasant en retour, si je puis dire,
les cheveux de Plantières. Malgré Maame Queuleu, domestique historique de
la famille, qui tente vainement de les réduire, les écarts ne vont cesser de se
creuser entre le monde du frère et celui de la sœur. Mathilde ne supporte pas la
seconde femme de son frère, Marthe, alcoolique, sœur de la première épouse,
Marie, décédée, dont le spectre va apparaître à deux reprises à Fatima. Pour tant les fils, eux, vont se rapprocher. Cloîtré depuis 25 ans dans la demeure,
Mathieu se révolte contre son père. Avec l’aide d’Aziz, « domestique journalier », Édouard emmène Mathieu, encore vierge, au bordel. Le dénouement
« L’année Koltès » conçue par l’association messine « Quai Est ». Que les organisateurs des
deux manifestations soient ici remerciés pour leur accueil et leur générosité.
2. Bernard-Marie KOLTÈS , Le Retour au désert, Minuit, 1988, p. 9. Je me référerai désormais à la pagination de cette édition directement dans le corps du texte, par le numéro de page
mis entre parenthèses.
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est tour à tour catastrophique et hilarant. Aziz meurt et Mathieu et Édouard
sont blessés lors d’un attentat fomenté par l’O.A.S. dans le café Saïfi, un café
arabe de la ville. Après qu’un « grand parachutiste noir » fut littéralement pa rachuté dans la pièce, un petit soliloque et puis s’en va, Fatima accouche de
deux jumeaux noirs qu’elle baptise Rémus et Romulus. Soudainement, sans
raison apparente, Mathilde et Adrien se réconcilient, abandonnent leurs enfants, parlent de vendre la demeure et l’usine pour partir, probablement en semble, sans destination précise.
Le titre, Le Retour au désert, annonce donc d’abord un programme narratif.
Mathilde quitte ce qui fut peut-être le désert algérien pour revenir dans le désert
lorrain, dans le désert d’un pays, d’une province, d’une ville et d’une famille
auxquels elle s’était insoumise et qu’elle avait littéralement désertés. Ces questions majeures que posa la guerre d’Algérie, celles de l’insoumission et de la
désertion, ne sont évoquées qu’indirectement, on l’a vu, par une pièce qui ne se
situe pas au Maghreb et ne s’intéresse ni aux manifestes ni aux valises. En outre, aucun personnage ne peut être considéré comme la voix de Koltès. Le Retour au désert aborde la guerre soit de loin, du côté de personnages peu concernés par l’Histoire, soit à rebours, du côté de personnages impliqués dans le nationalisme extrême et terroriste. Celle qui pour Koltès aurait été la bonne désertion n’est évoquée qu’en creux, par celle qui a pu paraître la trahison, le fricotage avec les Allemands pendant la Seconde Guerre Mondiale. Aucun personnage de la pièce n’est ouvertement et délibérément sympathique. Aucun ne
force à l’identification et n’autorise une résolution cathartique. Mathilde profite des Allemands, puis des Algériens et enfin de son frère. Adrien profite de la
condamnation de sa sœur et de l’héritage familial, et assure les liens du grand
patronat à l’institution républicaine dans le cadre de l’O.A.S. Tous les autres
personnages sont secondaires et presque insignifiants. Seule Fatima, peut-être,
suscite affection, complicité et compassion. Qu’elle accouche de deux enfants
noirs, « tout noirs, et le cheveu crépus » (86), au grand désespoir de la maisonnée, dans une ultime rocambole de la pièce, on sent ici tout l’humour et toute la
douceur de Koltès dont je parlais plus haut.
Le programme narratif annoncé par le titre prend donc, par les paramètres de
l’action et par leur orientation, un sens historique. Mais le titre accomplit également un programme autobiographique. L’onomastique fournit ici des indices
extrêmement lisibles. Koltès n’a pas inventé les noms des trois membres de
l’O.A.S. : Plantières, Borny et Sablon, ce sont trois quartiers de la ville natale
de Koltès, Metz, située, comme l’indiquait plus vaguement la première didascalie du texte, « à l’est de la France ». L’O.A.S. se trouve ainsi littéralement implantée. D’autant qu’il faut rappeler que Mathilde, Édouard et Fatima ne sont
pas revenus seuls d’Alger. Son nom ne figure pas dans la pièce, mais c’est bien
son ombre qui plane sur elle : Jacques Massu, l’ex-putschiste de 1958, démis en
janvier 1960 de son poste de commandant du corps d’armée d’Alger, est nommé l’année suivante gouverneur militaire de Metz, où le « général des parachutistes » semble bien responsable des exactions anti-arabes 3 . Ces exactions, ce
3. En janvier 1961, le général Massu est nommé gouverneur militaire de Metz et commandant de la sixième région militaire française. L’O.A.S. est créée le mois suivant.